Coucou! Merci à tous de votre lecture et de vos petits messages sur le chapitre précédent. On attaque ici la dernière partie de cette histoire... Reviendra, reviendra pas? ^^ Je vous laisse découvrir la suite ;) Bonne lecture!
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Le printemps s'achève et l'été s'installe, lourd et étouffant de chaleur; le souvenir de Potter s'éloigne au fil des jours et des nuits solitaires. Son lit, lui, ne cesse d'être glacial et il arrive régulièrement que Draco s'endorme sur son canapé, les yeux rivés sur les flammes ou sur le soleil couchant. De temps en temps, il relit le message que lui a laissé Potter avec un regard de plus en plus distant; il se demande s'ils se reverront un jour, il s'interroge sur le sens de cette formule «Prends soin de toi», qui paraît si ironique et improbable venant de Potter, il s'attarde sur son écriture qu'il trouve à chaque fois infiniment plus élégante qu'il ne l'aurait songé. Puis il range la petite feuille de papier dans un tiroir en attendant la prochaine envie – nécessité? – d'ouvrir la boîte de Pandore des souvenirs.
Pourtant il porte régulièrement ce foulard de soie de fée, lors de ses rares sorties, lors de dîners au restaurant… ou lorsqu'il a le moral en berne. Et à chaque fois, la sensation est la même: une sensation de douceur et de calme qui s'empare de lui, une sérénité délicate, ronde et tendre, dans laquelle il se complaît avec bonheur. S'il s'écoutait, il le porterait en permanence, pour ne jamais perdre ce sentiment de quiétude. Mais il sait aussi que tout ça est purement artificiel et il ne veut pas tomber dans l'extrême inverse de la dépendance, même psychologique.
Quelques jours après sa visite avortée par le départ de Potter, il a donné à Emily son livre et le petit mot qu'il lui avait laissé. Elle en a souri, plus amusée que touchée… Étrangement dérangé par sa réaction, Draco a eu du mal à lui confier cette dernière soirée passée avec Potter et le présent qu'il lui a offert. Sans compter qu'elle sait, de toute évidence, tout ce qu'il ne dit pas et auquel il ne veut pas songer. Alors ils n'en parlent pas… Ils continuent à se voir en dehors du travail, pour un café, un musée, une promenade avec le bébé, mais Potter est le sujet tabou. Interdit mais toujours présent, comme un creux, une ombre, un fantôme désincarné. Présent en suspens quand elle le convie à des dîners auxquels il participe à reculons, quand elle lui demande s'il a rencontré quelqu'un, s'il est retourné dans un bar ou un club… De temps en temps, Draco songe au gamin aux yeux verts, à sa candeur naturelle mêlée de franchise et de volonté; il aurait presque envie de le revoir… Mais il y a le gouffre de l'âge, le sentiment que ça n'irait nulle part, et surtout la certitude que ce ne serait qu'un faux-semblant.
Et le temps coule, avec une lenteur étrange, les soirs d'orage s'étirent dans la chaleur de l'été, le soleil brille, farouche, intense, abreuvant les jardins, les plantes et sa propre peau de lumière… Les fenêtres ouvertes ont remplacé les flammes de la cheminée, la lecture dans le parc les siestes sur le canapé. Reviennent aussi le plaisir et le parfum du café, ceux du chocolat, les bienfaits de la salle de sport ou des mains de sa masseuse préférée. Être touché est un bonheur auquel il ne s'habitue pas et qui le laisse dans un état de langueur à chaque fois. Imperceptiblement, il a l'impression de remonter une pente qu'il n'avait pas conscience d'avoir descendue. Il sourit à nouveau, il respire, il a le sentiment d'aller bien.
Mieux…
Même sa mère lui en fait la réflexion.
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C'est encore Potter qui vient tout bouleverser, quelques temps plus tard.
Ce n'est même pas sa présence, au départ; juste son nom, l'évocation de son existence. Ça et la perspective de le revoir…
Ce jour-là, Draco sort tout juste de la chambre d'un patient lorsqu'une infirmière le happe au passage pour lui dire qu'un officiel souhaite le voir. Un officiel de quoi, il n'en sait foutrement rien jusqu'à ce qu'il reconnaisse l'accoutrement du Département des Mystères: une longue robe sombre, avec des fentes d'aisance sous les bras et au niveau des cuisses et dont le plastron noir fait toujours hésiter entre un habit formel et une tenue de combat.
Ce type-là, Draco ne l'a encore jamais croisé mais par principe, il lui est antipathique. S'il vient, c'est que Potter est en cause, et il n'en a ni l'envie, ni la force.
– Est-ce qu'on peut discuter dans un lieu plus privé? demande-t-il après un coup d'œil circulaire sur le poste de soins où vont et viennent les infirmières.
Draco soupire, jette un regard à Emily qui lui confirme d'un hochement de tête qu'il peut s'absenter quelques instants, puis il conduit le type vers son bureau deux étages plus haut. Une fois la porte refermée, il se laisse tomber dans son fauteuil et attrape un stylo pour signer quelques courriers qu'on lui a laissés à parapher et surtout pour s'occuper les mains.
– Je viens pour discuter de Potter, commence l'autre sans tergiverser.
– Qu'est-ce qu'il a encore? soupire Draco en fermant les yeux.
Il savait qu'il s'agissait de lui mais la confirmation n'en est pas moins aiguë et douloureuse.
– Rien. Enfin… physiquement, il va bien. On vient de le récupérer. Il s'est exfiltré tout seul, cette fois-ci! ricane le type odieux avant de redevenir plus sérieux. Bon, je ne vais pas y aller par quatre chemins. Potter a besoin d'être hospitalisé en psychiatrie mais il refuse d'y mettre un pied. Moi, mon job, c'est pas de jouer les nounous mais je suis médecin, comme vous. Il est inapte au terrain et inapte à la vie civile. Je ne peux pas le relâcher dans la nature et il refuse tout ce qu'on lui propose. Le seul compromis que j'ai réussi à trouver avec lui, c'est qu'il soit hospitalisé dans votre service. Je sais que ce n'est pas votre domaine, mais il n'a confiance qu'en vous.
Dès le mot psychiatrie, l'esprit de Draco a vrillé quelque part, dans des confins obscurs de douleur et de tristesse. Un craquement qui a résonné au fond de son cœur, comme un déchirement, et quand le médecin a parlé de le relâcher dans la nature, il a eu l'impression d'entendre parler d'une bête sauvage, d'un monstre, et son cœur s'est fendu un peu plus.
– Qu'est-ce qu'il s'est passé? souffle-t-il douloureusement. Qu'est-ce qu'il a?
– État de choc. Stress aigu… Toute son équipe a été descendue, il est le seul survivant; il a pété un plomb et il a laissé un massacre derrière lui.
Un massacre… Tous morts et lui le seul survivant… Connaissant son sens du devoir et du sacrifice, Draco veut bien croire que Potter a laissé un massacre… Anéanti par le traumatisme. Quel gâchis.
Il se passe une main lasse sur le visage, vidé de toute énergie. Il se sent craquelé de l'intérieur, fissuré, comme si on venait de lui arracher ses sentiments, cet attachement un peu particulier qu'il éprouve pour Potter, et que le fond de son cœur était venu avec. Et il ne reste plus que des lambeaux de chair déchirés et sanglants, et un désespoir acide.
Potter bousillé par la guerre… Oubliés les sourires et les clins d'œil, les allusions libertines et la complicité, les éclats de rire et la douceur de ses regards… Oubliés la vie qui brillait dans ses yeux si verts et l'humour de leurs échanges, sa légèreté et son insouciance… Tout un avenir saccagé. Finalement, il a bien réussi, à force de se blesser et de prendre ça à la légère, à se foutre en l'air pour de bon.
– Alors? Vous acceptez de le prendre? le presse l'autre médecin.
– Bien sûr. On va voir ce qu'on peut faire.
Impossible de refuser. Bonne conscience, sens du devoir ou professionnalisme, peu importe. Il lui doit au moins ça. Il lui doit au moins cette fidélité. Un minimum de loyauté. Inconcevable de laisser Potter n'importe où, livré à lui-même et à ses traumatismes.
– Bien. Très bien. Je dois vous avouer que vous m'enlevez une sacrée épine du pied!… Mais je dois vous prévenir: il peut être dangereux. Même avec les bracelets anti-magie! La dernière fois, il a fallu trois hommes pour le maîtriser, alors qu'il venait d'ingurgiter deux potions calmantes! Je crois que vous ne vous rendez pas compte de quoi il peut être capable… Il ne mettrait pas dix secondes à vous tuer à mains nues. Et je ne parle même pas de ce qu'il peut faire avec une baguette!
Draco élude d'un geste de la main; il a cessé d'écouter à la mention des bracelets anti-magie. Il ignorait même que ce genre d'instruments était encore employé et ça lui paraît un moyen tellement aberrant et anachronique qu'il en est sidéré. Potter est un tueur, ça il l'a bien compris; il est capable d'être dangereux, ok… mais de là à l'être réellement si l'environnement n'est pas hostile?… Ces types du Département des Mystères ont l'air tellement dénués de compassion et d'empathie qu'il a déjà lui-même envie de leur jeter un bon sortilège!
– Bon. Je vous fais parvenir son dossier médical et notre évaluation psychiatrique, et j'organise le transfert pour demain, si ça vous va. En tout cas, merci d'accepter de le prendre. Si vous aviez refusé, je n'avais pas d'autre choix que de l'hospitaliser d'office en psychiatrie et de le bourrer de potions calmantes pour le faire tenir tranquille… Et honnêtement, Potter ne mérite pas ça.
Draco grimace un sourire pitoyable et écœuré tandis que le type se lève et quitte son bureau. C'est sans doute là toute la compassion dont il sait faire preuve.
Une fois la porte refermée, Draco cache son visage entre ses mains et y étouffe un gémissement à la limite du sanglot. Merlin. Il ne l'a pas encore revu et il n'imaginait déjà pas que ce puisse être si dur.
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Le dossier lui parvient deux heures plus tard, sous pli scellé par un complexe sortilège de reconnaissance. Il est plus complet qu'il ne l'aurait pensé, des états de service de Potter à sa dernière évaluation, en passant par les dossiers de Sainte-Mangouste qui avaient disparu après chacune de ses hospitalisations. Il y découvre la longue liste de ses missions d'infiltration, de renseignement, les missions de combat plus ou moins clandestines, le relevé des objectifs qu'il a brillamment remplis, l'estimation des pertes ennemies qu'il a causées, lui ou son unité… Un catalogue glorieux et morbide à la fois.
Draco ne lit son évaluation psychiatrique que dans les grandes lignes, incapable d'accorder beaucoup de crédit à ces brutes du Département des Mystères, tout médecins qu'ils soient. Il signe tous les documents nécessaires, il accède à toutes leurs conditions, il acquiesce à tout sans sourciller. Il veut juste récupérer Potter.
Pour éviter une entrée dans son service entre temps, il bloque un lit et avertit ses collègues médecins, puis remplit quelques paperasses indispensables à son admission. Enfin, il en parle à Emily, rapidement, au détour d'un couloir. Draco note bien son regard inquiet mais il ne veut pas s'étendre là-dessus. Il évoque juste une hospitalisation de quelques jours pour un bilan complet, physique et psychologique. Elle ne comprend pas; il n'y a sans doute pas grand-chose à comprendre. Potter ne devrait pas être là mais Draco ne peut pas le laisser tomber.
Potter a confiance en lui et il a confiance en Potter.
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La nuit est rude, courte, blafarde. Les quelques minutes de sommeil grappillées sont peuplées de cauchemars et d'une sensation de malaise, de mal-être, qui le poursuit bien après son réveil.
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L'arrivée de Potter, le lendemain, a lieu alors que Draco est passablement occupé avec un autre patient. Des incantations de soins interminables, éprouvantes, qu'il ne peut abréger et qu'il ne souhaite laisser à personne d'autre. Ou un moyen de retarder l'inéluctable?
Lorsqu'il en finit enfin, il se dirige vers la chambre de Potter avec une boule dans la gorge et un nœud au fond du ventre. L'inéluctable ne peut plus attendre. Autour de la porte, le long des murs, il perçoit les vibrations de magie qui bourdonnent doucement. Le Département des Mystères a posé ses filtres, ses sortilèges de consolidation et de contention; il a posé les siens. Des sortilèges anciens, issus de sa famille, un peu sombres, à la limite de la magie noire. Tant qu'il ne sait pas de quoi Potter est capable, il doit protéger les autres patients. Ce n'est pas seulement une question de confiance; la raison et la prudence ont pris le pas sur son impulsivité. Il s'en veut un peu pour ça, d'ailleurs, mais il se doit d'être responsable.
Draco souffle un bon coup avant d'ouvrir la porte et de passer le filtre de magie. Dans la chambre, la chaleur est étouffante, conséquence de l'été, du soleil qui donne sur la fenêtre une grosse partie de la journée et des sortilèges posés qui réduisent l'efficacité de la ventilation. Et d'emblée, Draco songe que Potter ne peut pas faire de magie pour rafraîchir la pièce. Il ne pourra pas davantage ouvrir la fenêtre puisque celle-ci est condamnée par des sortilèges… Exigence – entre mille autres – du Département des Mystères, qui craint que Potter ne se jette par la fenêtre, ne tente de s'échapper par là ou ne se mette à lancer n'importe quoi pour atteindre les passants. La fenêtre est impossible à ouvrir et incassable.
Potter est d'ailleurs installé là-bas, assis dans le fauteuil des visiteurs qui a été tiré près de la fenêtre, et Draco frémit imperceptiblement. Le revoir fait vibrer quelque chose de douloureux et d'inquiet au fond de son ventre. La crainte de savoir dans quel état psychique il est, l'appréhension de leurs retrouvailles, l'inquiétude d'avoir perdu la complicité qui les unissait… la peur que Potter soit aussi brisé que le suggérait le médecin du Département des Mystères… Et puis, enfoui sous toutes ces craintes, il y a aussi un mince filet d'espoir, celui de reprendre leur relation là où ils s'étaient quittés, après cette conversation amusée autour d'une bière… une conversation un peu libre, un peu tendre, et avec la promesse de se revoir.
Mais aujourd'hui, Potter a l'air distant, les bras croisés l'un sur l'autre, le regard tourné vers l'extérieur, vers le ciel, le soleil, les passants et la vie. Sans doute sa seule source de distraction puisqu'il n'y a strictement rien dans cette chambre, hormis ce fauteuil et un lit. Autre exigence du Département des Mystères. Les rideaux ont été retirés, tout comme l'armoire, la table de chevet ou le miroir de la salle de bains; le lit est scellé au sol, même le cordon de la sonnette pour appeler les infirmières a été enlevé, des fois que Potter ne se décide à étrangler quelqu'un avec. Ou à se pendre.
Et à ses poignets, deux larges anneaux de métal sombre inhibent toute sa magie, le réduisant à l'état de cracmol.
C'est sordide. Le premier mot que Draco a envie de dire, c'est… «Désolé».
– Salut, murmure-t-il.
La réaction de Potter est étrange: il ébauche un sourire triste, résigné, sans même le regarder. Ses yeux restent scrupuleusement rivés sur l'extérieur.
– Salut, murmure-t-il en retour avant d'enchaîner précipitamment. Je suis désolé de… venir m'imposer comme ça… de venir envahir ton service et prendre un lit pour pas grand-chose, mais… la psy, c'était au-dessus de mes forces.
– Je comprends, balbutie Draco. Ce n'est pas… Aucune importance. Tu resteras là le temps qu'il faudra.
C'est peut-être cette promesse inconditionnelle qui fait que Potter tourne la tête vers lui et le regarde enfin. Et c'est un petit séisme dans son esprit, qui lui déchire à nouveau le cœur.
Potter a l'air d'avoir pris vingt ans, son visage est mangé par une barbe trop longue et surtout par de monstrueux cernes violacés, il a l'air maigre, malade, épuisé, et il a surtout l'air de ne pas avoir dormi depuis des jours. Et pire que tout, ses yeux semblent éteints. Hagards. Hantés.
– Tu es revenu quand au juste?
– Il y a trois jours, murmure-t-il. Ils m'ont gardé… je ne sais pas où, au fin fond du Département des Mystères.
Survivant mais prisonnier. Et Merlin seul sait comment ils l'ont traité dans les sous-sols du Ministère.
– Comment… Comment tu vas?
– Ça va, fait Potter d'une voix atone. Je me sens juste… exténué.
– C'est l'impression que tu donnes…
– Mais le sommeil… c'est compliqué.
Draco hoche la tête; c'est quelque chose qu'il comprend. Il n'a pas besoin d'avoir vu ou fait des horreurs pour avoir lui-même des cauchemars et des problèmes de sommeil.
– Je vais… je vais faire tes prescriptions. Pour que tu puisses avoir des potions de sommeil sans rêve pour pouvoir dormir correctement.
– J'aimerais autant éviter les potions, si je peux. Je ne veux pas… de médicaments, de potions, de chimie. Autant que possible, j'aimerais garder ma tête. Ou le peu qu'il en reste. Je dois déjà prendre cette fichue potion pour mon foie…
Une autre douleur insidieuse qui crispe un peu plus son cœur… Le souvenir de cette maladie sexuellement transmissible que Potter a contractée après sa captivité. Après un viol.
– Oui… il faudra qu'on fasse le point là-dessus aussi, prévient Draco. On fera un bilan sanguin dans un jour ou deux mais ça n'a rien d'urgent. Tu as subi d'autres soucis… «de cet ordre-là» depuis la dernière fois?
– Non, fait Potter en étouffant un ricanement amer. Mais j'aurais préféré.
Il tourne brusquement la tête vers la fenêtre, vers l'extérieur, mais la lumière fait seulement ressortir ses yeux trop brillants. Pas de joie, mais plutôt humides de larmes contenues. Et tandis que Potter ferme les yeux pour mieux se reprendre, Draco a tout le loisir de détailler la ligne dure de sa mâchoire et la façon dont ses muscles se contractent alors qu'il serre les dents. Il perçoit toute la tension de sa posture, de sa façon de se tenir, la colère et la violence latente qui font vibrer sa voix, et il a l'impression que Potter pourrait aussi bien se mettre à pleurer qu'à hurler ou mettre un coup de poing dans le mur.
Et c'est… difficile de le voir si atteint, si impacté par ce qu'il a vécu.
– Est-ce que… À part le sommeil, est-ce qu'il y a d'autres problèmes dont tu veux me parler? Des problèmes physiques, des douleurs, des idées obsédantes…?
Potter a l'air sur le point de secouer la tête quand un patronus surgit soudain au beau milieu de la chambre. Le serpent qui s'enroule sur une baguette de laurier – l'emblème de leur service – annone d'une voix impersonnelle «Code rouge, chambre 104. Code rouge, chambre 104…».
Incertain, Draco hésite tandis que Potter désigne d'un signe de tête les volutes de fumée blanchâtre qui achèvent de disparaître.
– Je crois que le devoir t'appelle, lâche-t-il alors que son regard se fait de nouveau lointain, indifférent, presque éteint. Tu sais où me trouver, de toute façon; je ne suis pas près de bouger d'ici!
Draco se mord la lèvre; au-delà de cette ambivalence douloureuse qu'il ressent à revoir Potter, il est touché par la résignation qu'il perçoit dans ses paroles, par ce sentiment à peine voilé d'être enfermé, et qu'au fond, ici ou là, ça ne fait pas grande différence… Et en même temps, c'est le premier moment où il sent poindre quelque chose d'infime de la personnalité de Potter: ces mots, «Tu sais où me trouver», ce sont les derniers mots qu'il lui a adressés la dernière fois qu'ils se sont vus…
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L'urgence de la chambre 104 a duré presque deux heures et Draco a volontairement pris son temps. Pas tant pour fuir Potter et ces retrouvailles difficiles que parce qu'il s'agissait du patient qu'il avait traité avant de se rendre dans sa chambre. La complication semble inattendue mais quelque part, il se demande s'il n'a pas fait les soins un peu vite, s'il n'a pas bâclé le travail ou s'il n'est pas passé à côté de quelque chose. Il n'est sûr de rien mais il doit reconnaître qu'il avait l'esprit ailleurs, préoccupé au point qu'il aurait pu oublier un détail. Alors, par acquis de conscience – et par culpabilité –, il s'attarde et il revérifie tout plusieurs fois.
Lorsqu'il quitte enfin la chambre, le médecin de garde l'attend pour les transmissions du soir. C'est un collègue qu'il n'apprécie pas beaucoup, avec qui il n'a pas de grandes affinités et qui a tendance à toujours railler son dévouement et sa conscience professionnelle. Cette fois ne fait pas exception à la règle et quand Draco mentionne qu'il n'a pas encore eu le temps de faire un bilan complet et de s'entretenir de façon approfondie avec Potter, il se fait plus ou moins poliment chasser du service.
– Allez, je m'occupe de tout ça. Rentre chez toi, tu as largement fait tes heures! À croire que tu n'as pas de vie en dehors du boulot?!
La critique est acide, indélicate au possible, et Draco fulmine en silence. Difficile d'insister ou de rester sans perdre la face et sans prêter à nouveau le flanc aux rumeurs. Il finit par s'en aller, amer, coupable à la fois de céder, et à la fois de trahir Potter en le livrant à ses collègues. Il se dit que la nuit sera vite passée, pour lui comme pour Potter, qu'il a besoin de repos et sans doute d'un peu de recul pour «digérer» ce retour.
Au final, sa nuit est longue, toujours aussi amère, et derrière ses paupières closes, il ne cesse de revoir le regard terne et hanté de Potter. Il se demande quelles horreurs il a vues, quelles horreurs il a faites, pour être à ce point éteint, comme si toute la lumière avait quitté ses yeux verts. Ses rides ne révèlent plus que de la fatigue et de l'âge; elles ne sont plus le reflet malicieux de ses sourires… Potter est-il encore capable de sourire sincèrement?
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Au petit matin, après une douche et deux cafés, Draco est le premier de l'équipe de jour, avant même les infirmières. Après un rapide coup d'œil sur le tableau d'occupation des lits – Merlin soit loué, Potter est toujours présent –, il s'empare de son dossier avec un besoin presque impérieux de savoir.
L'observation médicale du médecin de garde est succincte, à peine quelques lignes pour résumer un entretien avec Potter qui n'a pas dû durer plus de quelques minutes. Il mentionne simplement sa fatigue et ses troubles du sommeil, une perte d'appétit et une anxiété modérée. Par ailleurs, Potter a refusé de raconter ce qui s'était passé ou même d'évoquer le contexte de l'évènement traumatisant, de la même façon qu'il refuse de voir un psychiatre ou tout autre thérapeute. Le médecin a conclu son observation par une simple Surveillance/ Réévaluation dans quelques jours/ Sortie envisageable si pas d'auto/hétéro-agression.
Draco fulmine à nouveau et retient péniblement les noms d'oiseaux qui aimeraient franchir ses lèvres. Le dossier ne contient même pas la moindre prescription de potion calmante ou de potion de sommeil sans rêves si Potter en avait fait la demande.
Les transmissions des infirmières sont, elles, plus explicites. Et plus sombres. Potter n'a pas touché à son plateau-repas, il a à peine bu un verre d'eau, il n'a pas bougé de son fauteuil de la nuit, il a sommeillé là, recroquevillé avec les pieds sur le siège et les genoux contre lui, mais à chaque fois que les infirmières sont entrées, elles l'ont trouvé réveillé; il sursaute au moindre bruit, il a paniqué lorsqu'elles ont proposé de jeter un sortilège pour obscurcir la fenêtre, pour qu'il puisse dormir sans être dérangé par les lumières des réverbères, puisqu'il n'y a plus de rideaux. Il est mutique. Il refuse tout. Il ne veut rien si ce n'est pouvoir continuer à regarder par la fenêtre.
Draco ferme les yeux et respire profondément. Le sentiment d'impuissance qui s'abat sur lui est aussi phénoménal que douloureux. Il se sent écrasé par l'injustice de la situation, par la résignation de Potter, par sa souffrance indicible, par sa propre souffrance à le voir comme ça, à lire des mots qui parlent d'un homme qu'il ne reconnaît pas. C'est une tristesse acide, désespérée, qui vient couler le long de son dos, le long de son âme, et qui ronge les espoirs, la joie de le revoir et le simple fait de le savoir vivant.
«Le seul survivant»… Ça aurait aussi pu être pire.
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Draco prend son temps avant d'aller voir Potter. Il ne veut ni bâcler leur entretien ni être interrompu, alors il expédie le staff du matin, il vise tous les autres dossiers, il répond aux sollicitations des infirmières, il règle tous les problèmes en suspens. Hormis le patient de la chambre 104, le service est calme ces jours-ci. Draco aurait aimé échanger quelques mots avec Emily, avoir ses premières impressions sur Potter, elle qui le connaît aussi sur un versant plus privé, mais elle ne sera là que cet après-midi. Il prend un dernier café avec son équipe dans la salle de repos pour s'assurer que tout est sur de bons rails puis il se rend enfin dans la chambre de Potter.
Par habitude et par politesse, il frappe à la porte, bourdonnante de cette magie qui le maintient enfermé. À chaque fois, la culpabilité d'avoir cédé à toutes les exigences du Département des Mystères le tenaille comme un poison insidieux. Il doit s'entretenir avec Potter aussi pour cela: pour évaluer correctement son état et faire cesser ces mesures extrêmes qui n'ont ni queue ni tête.
Quand il pénètre dans la chambre, Potter semble n'avoir pas bougé depuis la veille, toujours assis dans ce fauteuil près de la fenêtre, les jambes croisées et les bras reposant sur son ventre. Un de ses poignets tient l'autre avant-bras, dévoilant, au bord de sa manche légèrement relevée, les larges bracelets de métal qui le privent de sa magie. Sa tête, rejetée en arrière contre le dossier du fauteuil, est tournée vers l'extérieur, vers le ciel parsemé de nuages filandreux, vers la lumière qui creuse des ombres ternes sur son visage. Une statue de cire, figée dans une chambre d'hôpital.
Le seul détail notablement différent que Draco remarque, c'est que le fauteuil est tiré un peu plus en arrière de la fenêtre, pour que Potter puisse embrasser du regard le panorama le plus large possible. Ce n'est sans doute qu'un hasard s'il est également le plus loin possible de la porte et placé de manière à pouvoir surveiller la moindre entrée.
À son arrivée, Potter, malgré son indifférence, tourne tout de même le regard vers lui et le salue d'un hochement de tête.
– Malfoy…
– Salut, souffle Draco, vaguement mal-à-l'aise.
Étonnant comme il se sent, et pour la première fois, dérangé par cette confusion des rôles entre soignant et… quelqu'un d'un peu plus proche que ça. Il ne sait plus comment aborder cet entretien, quoi dire ni comment, ce qui tient de l'interrogatoire médical ou de la conversation inquiète d'un… «ami». Sans doute faut-il juste arrêter de réfléchir et se jeter à l'eau. Et le naturel reviendra avec le reste.
– Comment tu vas? demande-t-il. Tu as dormi un peu cette nuit?
Des questions concrètes, de l'empathie, de la spontanéité… ça, il sait faire. Et Potter qui allait hausser les épaules se contente de grimacer légèrement.
– Un peu… Par moments.
– Pas assez pour te sentir reposé, j'imagine.
Potter esquisse une moue d'évidence puis tourne son visage vers la fenêtre et appuie de nouveau sa tête contre le dossier du fauteuil. Il a l'air si épuisé qu'il donne l'impression de pouvoir s'endormir là, juste en fermant les yeux quelques secondes.
– Qu'est-ce qui te pose le plus de problèmes? L'endormissement? Des réveils multiples? Des cauchemars?
– Tout, Malfoy, soupire-t-il. C'est un tout. Fermer les yeux, c'est revoir des images. Se souvenir. Dormir, c'est ne pas savoir ce qui se passe autour de moi. C'est laisser mon esprit divaguer et ressortir ses plus belles horreurs sous forme de cauchemars…
– Tu en as besoin, pourtant, insiste doucement Draco. Tu as besoin de te reposer correctement; ton cerveau en a besoin. Pour faire son travail de mémoire, pour archiver les souvenirs et les mettre à distance, pour réussir à prendre du recul… Je sais que tu ne tiens pas à prendre trop de potions mais je t'ai prescrit des potions de sommeil sans rêves, si tu le souhaites. Si tes souvenirs négatifs sont trop puissants, je ne te garantis pas que ce sera efficace à cent pour cent, mais ça atténuera beaucoup les cauchemars, au moins pour que tu puisses te reposer un peu. Tu n'es pas obligé de prendre une potion toutes les nuits, ça peut être juste une de temps en temps, ou même dans la journée si tu trouves ça plus sécurisant, mais ton cerveau a besoin de déconnecter un peu…
Dans un premier temps, Potter ne répond pas et Draco se sent un peu gauche. Il se tient là, dans cette chambre, debout, et il a toujours eu horreur de surplomber les patients. Une position d'autorité qui le dérange profondément, même si Potter est assis dans le fauteuil plutôt que couché au fond d'un lit. Il préférerait s'asseoir, mais le lit est trop loin pour mener à bien une conversation comme celle-là et Potter occupe le seul siège de la pièce puisque tous les autres meubles ont été retirés.
– Je verrai, finit-il par répondre, sans doute pour ne pas le vexer.
– Et côté nourriture, tu as pu manger un peu ce matin?
– Je n'ai pas trop d'appétit, fait Potter après un soupir. Et pour tout te dire, la simple vue de la nourriture me rend déjà nauséeux. Mais je sais, je dois manger parce que j'en ai besoin.
La répartie est un peu trop aigre pour que Draco n'y sente pas un soupçon de critique ou de sarcasme mais le simple fait que Potter soit capable de cette réaction le fait, au contraire, largement sourire. Une réaction épidermique, quelle qu'elle soit, reste bien plus encourageante que cette apathie au fond de son fauteuil.
– Bon. Sur le plan cardiaque, pas de soucis à me signaler? Pas de douleur, de palpitations?
Potter a un instant d'hésitation, mais finit par secouer la tête.
– Au niveau respiratoire? Une gêne particulière, un essoufflement, de la toux?
– Non. Rien.
– Sur le plan digestif, à part les nausées, tu as d'autres douleurs? Des vomissements? énumère Draco tandis que Potter secoue la tête à chaque fois. Du sang dans les selles? Troubles du transit…?
Cette fois, la crispation de Potter et son agacement sont évidents.
– Bon sang, Malfoy! On est obligés de faire ça?!
– Oui, on est obligés, répond patiemment Draco en réfrénant un nouveau sourire.
Quelque part, sur un plan pas du tout professionnel et purement privé, cette réaction lui fait du bien: si Potter a ce sursaut de pudeur et d'irritation, c'est qu'il ne le considère plus tout à fait comme n'importe quel médecin. Le lien qu'ils ont développé et leur ancienne complicité font que certaines questions deviennent trop intrusives et il ne peut s'empêcher de s'en réjouir.
– J'ai presque rien bouffé depuis une semaine, je supporte plus la vue de la bouffe, évidemment que j'ai mal et que j'ai le bide en vrac! Mais qu'est-ce qu'on en a à foutre?!
– On doit en passer par là, répète doucement Draco avant de poursuivre: Pas de problèmes urinaires?
– Non, répond Potter d'un ton fermé.
– Des problèmes osseux ou articulaires? Des douleurs qui se seraient réveillées? Des blessures à côté desquelles on serait passés?
– Non.
– Et sur le plan neurologique? fait-il parce qu'il a gardé ça pour la fin. Des céphalées?
– Oui, acquiesce Potter à contrecœur; et parce qu'il sait qu'il ne va pas y couper, il ajoute en maugréant: J'ai tout le temps l'impression d'être dans le brouillard, que ça bourdonne en permanence, et parfois c'est une douleur qui pulse et qui tape dans le crâne comme un marteau…
– Un facteur qui déclenche ces moments plus aigus? Le bruit, la lumière, la faim?
– Je ne sais pas, se renfrogne Potter.
– Est-ce que tu as d'autres symptômes? Des éblouissements ou des flashs? Des hallucinations?
– C'est pas vraiment des hallucinations, mais par moment je revois des scènes, oui. Ça s'impose, c'est là, des images… et puis ça disparaît. Parfois, je me souviens des bruits, aussi… Des cris.
Draco hoche la tête, légèrement mal-à-l'aise. Il aimerait en savoir davantage mais il craint que Potter ne se referme s'il pose des questions trop directes sur les événements qui l'ont amené là. Pour l'instant, il commence à peine à parler, il ne veut pas le braquer d'emblée.
– Est-ce que tu as des vertiges, des troubles de l'équilibre, des moments où tu te sens confus? Des difficultés à te concentrer?
– Pas de vertiges réellement mais le reste un peu, oui. J'ai l'impression que mes pensées divaguent un peu, tout le temps, elles flottent sans parvenir à se focaliser… Et en même temps, je ne veux surtout pas y penser. La fenêtre, c'est bien; ça m'occupe. Observer dehors, ça me permet de ne pas penser. Ou du moins pas trop.
Draco s'approche un peu et jette un regard par la fenêtre vers un paysage qu'il a souvent observé lui aussi, durant tous ces jours où Potter a déjà été hospitalisé dans cette chambre. L'entrée de l'hôpital, les jardins, quelques bancs et des massifs de fleurs colorés… Et surtout tous ces visiteurs qui vont et qui viennent, qui arrivent ou qui s'en vont, des gens de tout âge, des tenues disparates, des histoires de vie, des couples et des familles… Un spectacle permanent, aussi fascinant qu'un hall de gare et qui pourrait l'absorber lui aussi pendant des heures.
Mais ce qui le préoccupe pour l'instant, c'est davantage Potter et Draco est plutôt satisfait de constater que celui-ci n'a pas bronché lorsqu'il s'est approché. Malgré leur proximité physique, Potter n'a eu ni sursaut d'inquiétude, ni mouvement de recul, ni la moindre lueur de crainte ou de méfiance dans son regard. Un point plutôt positif…
Draco tourne la tête pour le regarder à nouveau mais Potter est déjà absorbé par la contemplation de la fenêtre et son visage est figé dans une expression lointaine et indifférente. Tant pis. Ils peuvent aussi bien se parler sans se regarder, et c'est peut-être même plus facile pour exprimer certaines choses.
– Je te propose qu'on commence par des choses très simples, annonce Draco en croisant les mains dans son dos. Des repas et du sommeil… Une partie des symptômes que tu décris, y compris les désordres intestinaux et la fuite des pensées, peuvent être simplement dus à la faim, l'hypoglycémie ou au manque de sommeil. J'aimerais que tu fasses au moins deux ou trois bons repas avant qu'on reparle de tout ça, et que tu aies au moins quelques heures de vrai sommeil. Je vais te prescrire une potion contre les nausées, une autre pour soulager les maux d'estomac et une contre la douleur en général. Et puis je voudrais que tu prennes une potion de sommeil sans rêves pour pouvoir te reposer vraiment… Au moins une. Elle sera particulièrement concentrée, pour éviter tout risque de résurgence de ton inconscient et de ces images qui te hantent, mais tu as besoin de dormir.
Potter ne le regarde toujours pas, il grimace en écoutant son petit discours, mais il ne dit rien et finit même par acquiescer à contrecœur.
– Le médecin de nuit m'a dit que tu ne voulais rencontrer ni psychiatre, ni psychologue, reprend Draco, et cette fois, en plus de la grimace, Potter secoue la tête de façon véhémente. Est-ce qu'il y a quelqu'un à qui tu accepterais de parler de ce qui s'est passé? Ça t'aiderait à mettre les souvenirs à distance et à prendre du recul… Même si c'est difficile sur le moment, même si ça t'oblige à repenser à ce que tu veux oublier, à terme, ça te fera du bien de poser des mots sur ces images et sur ces événements.
– Même si je voulais en parler, je ne pourrais pas, grince Potter d'un ton amer. Le serment m'empêche de révéler mes activités à quiconque n'est pas déjà au courant.
– Tu m'en as parlé à moi, rétorque Draco.
– C'est différent. Tu étais mon médecin; le Département des Mystères considère que tu es dans la confidence et tenu au secret professionnel.
Un instant, Draco est troublé par ce passé dans la phrase de Potter et par ce qu'il signifie: qu'il ne le considère définitivement plus comme son médecin ou au contraire, comme un peu plus que cela… Mais il refuse de se laisser embarquer dans ces considérations trop personnelles et il poursuit son duel verbal avec Potter.
– Un psychiatre serait aussi ton médecin et tenu au secret professionnel. Ne te réfugie pas derrière cette excuse pour refuser d'en voir un.
Potter grimace de plus belle tandis qu'une ombre de douleur et de détresse traverse fugacement son visage.
– Cette mission était confidentielle et soumise au secret-défense. Je ne peux pas en informer n'importe quel nouveau venu et de toute façon, vu le fiasco que c'était, je ne veux pas en parler.
– Même à moi?
Draco regarde ostensiblement par la fenêtre, indifférent en apparence, et pourtant du coin de l'œil, il surveille la réaction de Potter. Il sait bien qu'il fait peser, de manière tout à fait volontaire, quelque chose de plus personnel dans la balance: la pression d'une certaine complicité, d'une certaine confiance… À vrai dire, il compte un peu là-dessus pour réussir à la faire pencher dans son sens. Et d'ailleurs, la réaction de Potter est édifiante sur le dilemme qui l'habite: il hésite, il ouvre la bouche pour parler puis la referme sans avoir prononcer un seul mot, il fronce les sourcils et Draco sait. Aucun serment n'empêcherait Potter de lui confier ce qu'il s'est passé puisqu'il est déjà informé de son «métier»; il n'est simplement pas prêt à en parler à qui que ce soit… Ceci dit, le fait que ce soit lui, qu'ils se connaissent un peu et qu'ils aient des relations à la frontière de l'amitié, l'a fait hésiter et c'est un premier pas.
– Si tu as besoin d'en parler un jour, je suis là.
Draco ne dit pas «je serais là», ce n'est ni un conditionnel, ni un futur; il est déjà là, aux côtés de Potter, plus tout à fait son médecin ou un quelconque soignant, et il tient à ce qu'il le sache. C'est pour ça qu'il a parlé aussi de besoin de se confier, bien qu'il sache que ce sera indispensable pour que Potter se remette de ce traumatisme. Mais pour l'instant, il veut lui laisser cet espace de liberté, ce choix de parler ou non, comme une preuve de confiance et d'autonomie. Potter est son patient mais il ne peut pas exiger cette parole; la démarche doit venir de lui, de sa volonté propre, et pour cela, Potter doit sentir qu'il est fiable et digne de confiance.
– Est-ce que… je peux faire autre chose pour toi? hésite Draco en se tournant à nouveau vers lui. Quelque chose pour t'occuper? De la lecture, un jeu de cartes, des mots croisés…?
Fébrilement, il cherche d'autres idées, tout en songeant déjà que les stylos et crayons, tout comme la télévision, font partie des restrictions imposées par le Département des Mystères. Rien de pointu, rien qui ne puisse se briser ou s'enfoncer quelque part – à travers la peau ou un quelconque organe… de qui, d'ailleurs? –, rien de dangereux… Ils n'imaginent tout de même pas que Potter puisse égorger quelqu'un avec une carte à jouer, n'est-ce pas?!
– Si tu veux, fait Potter en haussant les épaules avec un air d'indifférence.
Draco patiente quelques secondes sans obtenir davantage de réponse puis jette un regard à sa montre; Potter n'a plus l'air enclin à parler, il ferait mieux d'y aller s'il veut avoir le temps de manger un morceau avant sa réunion…
– En fait, si. Je veux bien que tu me ramènes une balle.
– Une balle? dit-il, surpris.
– Oui, une balle! s'agace Potter, comme si l'effort de préciser sa pensée le contrariait et l'humiliait à la fois. Un petit truc rond, qui tient dans la main et qui rebondit.
– Comme une balle pour les chiens?
Draco n'a pas pensé à mal, il est juste surpris par la demande, un peu désarçonné par l'acidité de Potter, sans saisir immédiatement comment une balle pourrait l'aider à passer le temps. Mais avant même qu'il ne puisse comprendre sa maladresse, Potter murmure avec un air mortifié:
– Oublie.
Draco se tourne brusquement vers lui, plein d'incompréhension, et il reste de longues secondes à contempler ce visage fermé par la honte et qui refuse de le regarder. Puis, peu à peu, il saisit à quel point cette demande peut sembler humiliante pour Potter: ici, il est réduit à rien, enfermé dans cette chambre tapissée de sortilèges, prisonnier, mais aussi privé de sa magie. Cette balle, il aurait pu l'invoquer en d'autres circonstances, être autonome, être un sorcier à part entière, mais aujourd'hui, les larges anneaux de métal à ses poignets le privent de cela également et le réduisent au bon vouloir du Département des Mystères et de quelques médecins. Et cela doit d'autant plus lui coûter que Potter n'a jamais voulu solliciter personne quand il était hospitalisé les fois précédentes, aucun objet pour passer le temps, ni aucun effet personnel ou vêtement, ni même recontacter ses vieux amis. Potter n'est pas du genre à demander de l'aide ou le moindre service, même dans une situation difficile; il a toujours été celui qui offre: ses talents de sorcier pour aller se battre au bout du monde contre l'injustice, une peluche pour le bébé d'Emily dans un tissu d'une valeur inestimable, une bière ou le foulard que Draco aime tant porter quand il est fatigué ou un peu déprimé.
Aujourd'hui, Potter demande et c'est sans doute difficile pour lui…
– Je vais te trouver ça, promet-il.
Une vraie balle et pas une invocation qui disparaîtra au bout de quelques heures. Et Draco se fait la promesse d'y aller dès qu'il sortira de l'hôpital, ce qui sera une très bonne motivation pour partir à l'heure! Dire qu'il a comparé ça à un jouet pour chien… Son indélicatesse le ronge de culpabilité tandis que Potter, lui, semble passer outre. Il soupire, son visage se détend, il se tourne légèrement dans son fauteuil pour faire face à la fenêtre et pose l'arrière de son crâne contre l'appuie-tête. Plus que l'amertume, c'est maintenant une grande lassitude qui apparaît sur son visage, presque de la résignation, et Draco y retrouve cette impression de vulnérabilité qui l'avait tant ému quand il avait vu Potter aux portes du sommeil, des mois plus tôt.
– Je dois y aller; on reparle de tout ça plus tard, d'accord? En attendant, j'aimerais vraiment que tu essaies de manger et de dormir…
Potter esquisse une moue grimaçante en guise de protestation, bien que moins virulente que tout à l'heure. Quelque part, Draco y devine surtout le fait qu'il a cédé à cette idée… ou bien qu'il a renoncé à se battre contre lui. Il lui adresse un dernier sourire confiant puis se dirige vers la porte quand Potter le rappelle brusquement:
– Draco? Je suis désolé, je ne t'ai même pas demandé comment tu vas?!
Draco s'arrête, la main sur la poignée de la porte, et hausse un sourcil surpris et amusé à la fois. C'est toujours au moment de sortir que les patients ont une dernière question à poser ou quelque chose à dire.
– La dernière fois, tu venais de te séparer et…
Le regard de Potter est plein de sollicitude, loin de sa dureté précédente, et mine de rien, ça lui réchauffe le cœur. Comme si Potter était brusquement redevenu celui d'avant, soucieux des autres, attentif, capable d'un intérêt affectueux et pas seulement crispé sur les horreurs qu'il vient de vivre. Un semblant d'ouverture au monde extérieur, et quelque part, Draco est un peu flatté que cet intérêt soit dirigé vers lui.
– Je vais bien, assure-t-il sereinement. Je vais très bien.
– Tu as retrouvé quelqu'un?
– Non, fait-il en secouant doucement la tête avant de ricaner. Pourquoi? La place t'intéresse?
Devant la plaisanterie, le visage de Potter s'éclaire brusquement et c'est le premier sourire sincère que Draco lui voit depuis son retour. Il devine même l'ombre d'une lueur espiègle dans son regard, même si Potter ne réplique pas directement et botte en touche.
– Tu me dois une bière…
Draco sent son cœur palpiter un grand coup et son propre sourire lui semble immense. Cette capacité de Potter à le taquiner, à retrouver la relation qui était la leur avant ce cauchemar, lui fait un bien fou.
– Je te dois une bière, affirme-t-il en osant même le clin d'œil.
Potter sourit un peu plus, son regard semble enfin vivant, puis il se ternit à nouveau en un instant lorsqu'il demande:
– Draco? Emily travaille aujourd'hui?
– Elle est d'après-midi, elle ne devrait pas tarder, répond-il après un coup d'œil à sa montre.
– Est-ce que tu pourras lui demander de passer me voir… s'il-te-plaît?
– Bien sûr.
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La réunion est inintéressante au possible et soporifique à souhait mais en tant que chef de service, Draco se doit d'être là, même si sa présence serait tout à fait dispensable. Pour donner une illusion d'intérêt, il se contente d'opiner de temps en temps, de tourner la tête au fil des intervenants et des prises de paroles et d'empêcher ses paupières de papillonner trop souvent. Entre ses mains, une tasse de thé presque vide achève de tiédir; il remue sur sa chaise, mal installé, tandis que ses pensées, elles, dérivent quelques étages plus bas, vers cette étrange confrontation avec Potter dont il ne sait encore que penser.
Au premier abord, il l'a trouvé plutôt mieux qu'il n'espérait, abordable, capable de communiquer même si l'envie n'était pas flagrante, avec un discours cohérent et raisonné. Les infirmières de nuit avaient dépeint un mutisme quasi-complet et une crise de panique lorsqu'elles avaient proposé de camoufler la fenêtre pour qu'il puisse dormir, et Draco n'a été témoin de rien de tout ça. Potter ne veut pas parler des événements qu'il vient de vivre, bien sûr, mais c'est une chose commune à bien des survivants, pour qui raconter des scènes traumatisantes signifie aussi les revivre en partie, alors qu'ils ne voudraient qu'oublier. Malgré tout, il semble plutôt rationnel et les symptômes qu'il décrit n'ont rien d'extraordinaire dans ces circonstances. Draco a presque l'impression que le médecin du Département des Mystères a exagéré la situation pour se débarrasser de Potter comme d'un problème encombrant dont il ne savait que faire. Il se doute tout de même que Potter ne lui a pas tout dit mais de prime abord, ça a l'air moins pire que ce à quoi il s'attendait.
Malgré tout, il y a ces ombres dans son regard et cette espèce de sidération qui disent qu'il a vécu des horreurs… Une hypervigilance qui refuse de céder malgré l'épuisement, la crainte de perdre le contrôle de la situation durant son sommeil, le besoin de s'absorber dans une activité quasi-hypnotique en ne quittant pas la fenêtre des yeux… Potter aurait besoin de parler et refuse pourtant de le faire; il reste dans une position de défense qui consiste à tout rejeter: le sommeil, la nourriture, la parole, les souvenirs, l'aide… Avec un soupçon d'irritabilité et d'agacement que Draco ne lui avait encore jamais vu.
L'hésitation a tout de même été palpable lorsqu'il a fait peser sa présence dans la balance, mais Potter n'est pas encore prêt. Ils ont sans doute besoin de reconstruire une relation au fil des jours, d'instaurer peu à peu un climat de confiance avant qu'il ne puisse se laisser aller sans trop de réticence. Retrouver une complicité, pouvoir se confier à lui peut-être davantage comme à un ami que comme à un médecin… et peu importe le moyen, cette parole lui fera certainement du bien.
Et puis, il y a ces derniers mots qu'ils ont échangés, ces quelques secondes durant lesquelles Draco a eu l'impression de retrouver le Potter souriant et espiègle des fois précédentes, une petite lueur de malice dans son regard face à sa provocation… Un soupçon de vie en complète opposition avec son attitude fermée quelques minutes plus tôt. Draco ne peut pas nier que ces instants de complicité ont fait vibrer quelque chose au fond de lui, qu'il s'est senti bêtement ému… Bouleversé. Et soulagé aussi. Il a eu le sentiment que tout n'était peut-être pas perdu, que le vrai Potter était là, juste sous la surface, qu'il pourrait ressurgir, qu'il suffisait de gratter une couche de cendres, de sueur et de larmes, qu'il n'était pas complètement fracassé par la guerre. Brusquement, l'espoir est revenu, immense et tumultueux, chaud et rassurant. Un sentiment qui l'a emporté sur un petit nuage quelques instants et qui le fait encore frissonner quand il y repense. Provoquer Potter et obtenir un sourire sincère, lui faire un clin d'œil et percevoir une certaine connivence en retour…
Et pourtant, la mort dans l'âme, Draco s'était préparé au pire. Après le dossier de Potter qu'il a eu sous les yeux, après les mots du médecin du Département des Mystères, après les cauchemars et les angoisses qui ont hanté ses deux dernières nuits, il n'y croyait plus. Il s'était résigné à avoir perdu Potter, à ne plus trouver en lui qu'une victime de plus, un homme perdu dans ses angoisses, un esprit égaré aux confins de l'horreur et de la folie… Et pourtant. Et même si une partie de tout ça est réelle, il a perçu cette once d'humanité et d'empathie qui existe encore chez Potter, aux côtés du souvenir fragile de leur «amitié». La vulnérabilité sous la coquille. La douceur, les regrets et cette envie fugace de revivre.
Il doit une bière à Potter… il se promet de la lui rendre au centuple.
Il aurait dû savoir que les choses n'étaient pas aussi simples.
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Le patronus surgit au beau milieu de la réunion, brume bleutée et scintillante qui traverse la porte fermée pour venir s'immobiliser au dessus de la table de conférence. Dans le silence brusque et massif, tous les regards se tournent vers le petit faucon, puis pivotent lentement vers Draco, puisque le patronus s'est arrêté devant lui et le fixe durement.
«Viens tout de suite».
C'est presque un ordre qui résonne avec la voix d'Emily, et même si personne ne sait véritablement à qui elle appartient, quelques sourires moqueurs font leur apparition sur les visages autour de la table. Ils doivent se demander qui est capable de lui donner des ordres ainsi, une femme? une maîtresse? Certains s'amusent de cette humiliation publique, d'autres doivent spéculer sur le fait qu'il va obéir ou non…
Draco, lui, a considérablement pâli. Il connaît bien Emily à présent, il sait sa conscience professionnelle, ses valeurs, son exemplarité, sa discrétion et pourtant son efficacité; elle n'oserait jamais ça si sa présence n'était pas indispensable immédiatement. Et pourtant il ne s'agit pas d'une urgence vitale sinon elle se serait servi du patronus du service pour alerter l'ensemble des médecins et des infirmières. La seule autre possibilité qu'il envisage, c'est qu'il s'agisse de Potter; un cas qui le concerne de près sans concerner tout le monde, un peu plus qu'un patient et un peu moins qu'un ami… Il ne réfléchit même pas avant de se lever, et pas davantage quand les premiers murmures et ricanements s'élèvent autour de la table. Le faucon s'envole et il se précipite à sa suite; qu'importe les bruits et les rumeurs.
Draco ne se souvient de rien du trajet pour descendre dans son service, à peine qu'il a survolé des marches d'escalier par dizaines. Il n'a même pas réfléchi, il s'est contenté de suivre le petit faucon bleuté sans se poser de questions. Il ne reprend pied que lorsque le patronus parvient devant la chambre de Potter et se désagrège en franchissant les sortilèges qui bourdonnent sur la porte. Là, il se fige un instant. Un nœud au fond du ventre, il redoute ce qu'il va trouver et son imagination trop prolifique lui suggère des horreurs. De la peur, de la violence et des cauchemars devenus réalité. Raisonnablement, il a confiance en Potter mais… il sait aussi qu'on ne connaît jamais véritablement les gens. Et sa propre méfiance le déçoit lui-même.
Lorsque Draco ouvre enfin, il met quelques secondes à comprendre la situation. Par la porte de la salle de bains, il devine bien une silhouette debout au-dessus d'un corps inconscient, mais il s'agit d'Emily qui est debout et de Potter qui est inconscient, étendu sur le carrelage blanc et froid, légèrement recroquevillé sur lui-même. Il est nu également, pour ce que Draco en devine à travers la serviette de toilette jetée sur lui. Emily, elle, le surplombe, baguette en main, et elle achève de murmurer un sortilège qu'il ne reconnaît pas.
– Qu'est-ce qui s'est passé?! s'alarme Draco en les rejoignant.
Les hypothèses cascadent dans son esprit, toutes plus choquantes les unes que les autres, et d'un réflexe, il sort sa baguette à son tour.
– Pousse-toi, assène Emily d'un ton dur tandis que le corps de Potter se soulève doucement pour léviter vers le lit.
Draco la regarde sans la reconnaître; derrière l'inquiétude et le sentiment d'urgence, il perçoit une colère sombre et farouche qui n'est pas dirigée vers lui mais qu'il sent sourdre dans la pièce. Le corps de Potter se pose doucement sur les draps et Emily rabat presque violemment la couette sur lui pour cacher complètement cette nudité à peine voilée.
– Lance-lui un sortilège de diagnostic neurologique complet.
Draco la regarde à nouveau, surpris et désarçonné par son ton vindicatif.
– Pourquoi…
– Il s'est cogné la tête en tombant. Fais-lui un diagnostic neuro.
Il cligne des yeux une seconde avant de se reprendre. Et il comprend soudain la posture figée de Potter et son immobilisme complet. Inquiète des conséquences de sa chute, Emily lui a lancé un dérivé de sortilège de pétrification qui l'enveloppe comme une coquille protectrice en attendant de vérifier qu'il n'a rien.
Sans plus attendre, Draco lève sa baguette et prononce en direction de Potter la longue formule du sortilège de diagnostic. Dans un silence pesant, il achève son murmure et il ne faut que quelques secondes de plus avant qu'ils ne soient parfaitement rassurés.
– Il n'a rien, dit-il en levant un regard concerné vers Emily. Pas d'hématome sous-dural, pas d'hémorragie méningée… Juste une grosse bosse et un bon mal de crâne.
Le soulagement d'Emily est flagrant, lourd de noirceur et de culpabilité. Ses épaules se relâchent de manière visible, elle soupire, passe une main lasse sur son visage et remet derrière son oreille une mèche de cheveux échappée de son chignon. À l'aune de ce soulagement, Draco mesure combien cette chute l'a effrayée et à quel point les conséquences auraient pu être plus graves.
Et à son propre soulagement, il mesure combien il était inquiet lui aussi.
– Raconte-moi ce qui s'est passé, demande-t-il doucement.
– Quand tu m'as dit qu'il voulait me voir, commence Emily, je suis venue tout de suite dans sa chambre. En fait, il voulait… il voulait que je l'aide à faire sa toilette.
Confus, Draco fronce brusquement les sourcils. Pourquoi diable Potter aurait-il besoin d'aide pour quelque chose d'aussi simple alors que cette fois, il n'est pas blessé physiquement? L'incompréhension le saisit d'autant plus que la colère brusque et flamboyante d'Emily ressurgit à nouveau.
– Oh bon sang! s'écrie-t-elle. Ne me dis pas que tu ne t'es rendu compte de rien?! Ces putains de bracelets anti-magie ne sont pas que des bracelets anti-magie! Ce sont aussi des putains de menottes!
D'un geste, elle découvre Potter, toujours recroquevillé sur le côté et à moitié enveloppé par une serviette de toilette d'une blancheur immaculée. Maintenant qu'elle le lui a fait remarquer, Draco trouve effectivement que ses bras ont une posture étrange, les deux poignets trop près l'un de l'autre et avec un angle improbable pour que ce soit une attitude naturelle. Et d'ailleurs, en y repensant, il n'a jamais vu Potter dans une autre position qu'assis sur son fauteuil, les jambes croisées et les bras reposant sur son ventre avec les deux poignets – les deux bracelets – toujours en contact.
Bouleversée et agacée, Emily a saisi une des mains de Potter pour la soulever et bien lui montrer que l'autre bras suit le mouvement sous la contrainte des bracelets. Lorsqu'elle la relâche, les deux bras retombent lourdement tandis qu'un des poignets pivote un peu pour atteindre une position moins contraignante. Et lorsque Emily attrape les deux anneaux sombres pour tenter de les éloigner, Draco se rend compte qu'il est impossible de les séparer.
La culpabilité et les regrets lui tombent dessus comme une enclume, et brusquement, pour la première fois depuis bien longtemps, il se sent nul et incompétent. L'impression d'être un imposteur, d'être un mauvais médecin et surtout de ne pas être à la hauteur, fracasse un peu de sa confiance en lui et il se demande à côté de quoi il est encore passé. Bien entendu, Potter a fait en sorte d'être le plus discret possible sur cette humiliation supplémentaire; il s'est tu, il n'a pas protesté, il s'est installé de manière à ce que cette entrave passe la plus inaperçue possible et il n'a plus bougé de son fauteuil. Que ce soit de la honte ou de la pudeur, il n'a rien voulu dire et surtout pas se plaindre.
– Bon sang! s'énerve encore Emily avec un regard noir devant son apathie. Tu vas me faire le plaisir d'aller voir ces connards du Département des Mystères et de leur dire de retirer ces putains de bracelets! C'est un traitement inhumain, merde! Comment ils peuvent faire ça?! Il ne peut même pas manger normalement ou changer de vêtement! Il ne peut même pas se torcher le cul tout seul!
Sonné, Draco ferme les yeux une seconde pour se reprendre. La colère et la vulgarité inédite d'Emily sont aussi choquantes que la situation humiliante de Potter. Douloureusement, il mesure tout ce qui lui a échappé, tout ce qu'il n'a pas vu, tout ce qu'il n'a pas su voir, aveuglé par ses tâtonnements envers Potter et son désir de ne pas le brusquer, tout en renouant des liens timides avec lui. Ses propres insuffisances lui sautent aux yeux, féroces et impitoyables.
Doucement, il lève sa baguette qui pendait au bout de son bras et lance sortilège sur sortilège. Finite ne donne rien, pas plus que les contre-sorts classiques aux maléfices d'entrave. Peu à peu, il tente des sortilèges de plus en plus puissants, de plus en plus sombres, à la limite de la magie noire, jusqu'à ce qu'Emily écarquille brusquement les yeux avec un air alarmé.
– Arrête! s'écrie-t-elle. J'ai l'impression qu'il sent… qu'il a mal.
Effectivement, quand Draco relève les yeux des bracelets intacts vers le visage inconscient de Potter, il voit les traits tirés, la crispation des muscles de la mâchoire, la goutte de sueur qui se forme sur sa tempe… Encore une fois, il s'est fourvoyé; il aurait dû penser que les types du Département des Mystères avaient pourvu les bracelets d'un système de châtiment si Potter essayait de les enlever. En même temps que de l'écœurement, il sent une colère dure, noire et froide serpenter au fond de ses tripes. Il lui faut un seuil de contrariété relativement élevé pour dépasser le stade de l'agacement mais là, il est bien au-delà et cette colère n'est pas prête de retomber.
– Je suppose que tu ne l'as pas examiné non plus? fait Emily d'une voix aigre. Que tu n'as pas vu les hématomes résiduels, les plaies, les cicatrices…
Silencieux, Draco se mord discrètement la lèvre et s'approche de Potter. D'une main délicate, il retire la serviette qui couvre son torse et son entrejambe puis il pousse légèrement son épaule vers l'avant pour apercevoir son dos et ses reins. Il y a là des traces dont il voudrait ne rien deviner et qui déclenchent un frisson douloureux dans ses propres membres. Effectivement, il n'a pas voulu examiner Potter, le forcer à une intimité qui les dérangeait tous les deux, quel que soit le prétexte médical. Poser certaines questions avait déjà profondément gêné Potter, Draco n'avait pas voulu renforcer cela d'une humiliation physique… Et encore une fois, il a laissé parler des considérations personnelles avant les nécessités professionnelles. Il n'est sans doute plus capable d'être le médecin de Potter; trop de choses interfèrent dans sa prise en charge, au point qu'il est passé à côté de ces putains de menottes. Il devrait se retirer de son cas, mais il sait déjà qu'il n'y arrivera pas.
Doucement, il recouvre Potter avec la couette, éloigne une mèche de cheveux qui voile son front puis il s'assoie au pied de son lit avant de se tourner vers Emily.
– Je voudrais que tu me dises tout ce qui s'est passé. Tout ce qu'il t'a dit…
Elle doit voir qu'il est plus atteint, plus bouleversé qu'il ne le dira jamais, et elle s'adoucit elle aussi. Dans un soupir, elle s'assoie également au bord du lit, suffisamment tournée pour lui faire face.
– Je suis allée le voir dès que tu m'as prévenue, commence-t-elle à raconter. Il était dans son fauteuil, il a demandé de mes nouvelles, des nouvelles de la petite, on a discuté quelques minutes… Il était plutôt souriant… Et puis, il m'a demandé de l'aide pour se laver et à partir de là, il n'a plus réussi à me regarder dans les yeux. Il m'a dit qu'il avait eu droit à deux ou trois sortilèges d'hygiène au Département des Mystères mais qu'il avait encore l'impression d'être sale, d'avoir du sang partout et qu'il ne se supportait plus.
Draco hoche vaguement la tête pour inciter Emily à poursuivre mais intérieurement, il serre les dents. Il n'a rien vu, et Potter n'a rien dit. Il est simplement resté là, stoïque, avec ses humiliations et son dégoût de lui-même tandis que Draco essayait de le convaincre de manger et de dormir un peu.
Et pire que tout, quelque part tout au fond de lui, Draco est un peu jaloux. Jaloux que Potter se soit adressé à Emily, jaloux qu'il ne lui ait rien dit, jaloux que ce ne soit pas lui au centre de la vie de Potter. Il a honte de ça, honte de cette réaction puérile, mais c'est plus fort que lui.
– Dans la salle de bains, reprend Emily, je l'ai aidé à se déshabiller et… Merde! Comment tu veux enlever un pull à quelqu'un qui a les poignets attachés?! Il m'a dit de tout découper avec un sortilège, et comme je ne voulais pas parce que je ne pourrais pas le rhabiller, il a dit qu'il s'en foutait, qu'il préférait être nu et avoir froid que de rester une seconde de plus dans ces vêtements qu'il avait portés pendant dix jours! Après… je l'ai aidé à se laver sous la douche; il a fait tout ce qu'il a pu, il s'est contorsionné dans tous les sens, il s'est lavé les cheveux au moins trois fois avant d'accepter que je le touche pour lui laver le dos et… Bon sang, il m'a demandé de mettre des gants tellement il se sentait sale et… J'ai déjà vu des patients dans des états bien pire! Et il m'a demandé de ne pas regarder l'état de son dos…
La voix d'Emily s'étrangle un peu et elle détourne brusquement le regard vers la fenêtre pendant quelques instants. Draco n'est pas étonné outre mesure; il a perçu des sortilèges de soins sur les blessures et les hématomes que Potter a dans le dos, mais ce devait être bien pire avant.
– Il avait l'air de se sentir tellement bien sous la douche… Je crois qu'il aurait pu s'endormir là.
Emily ferme les yeux et soupire, puis elle le regarde à nouveau, dure et déterminée.
– Quand il a fini par en sortir, je l'ai aidé à se sécher. Ça l'a amusé que je me comporte comme une mère avec lui, il était plus détendu, il a même plaisanté… Et puis à un moment, son lavabo est ébréché et en faisant un mouvement, il s'est écorché le bras dessus. Trois fois rien mais… quand il a vu une trace de sang sur la faïence, il s'est figé. Son visage est devenu livide, plein de crainte et de douleur. Il avait les yeux écarquillés, il s'est mis à trembler… Je ne sais pas ce qu'il voyait, il était loin, il ne répondait pas quand je l'appelais. Et quand j'ai voulu le toucher pour qu'il reprenne ses esprits, il a paniqué, il m'a regardé comme si j'étais le diable en personne et en reculant, il a glissé sur le carrelage pour finir par tomber et se cogner la tête par terre.
Draco esquisse un sourire compatissant vers Emily. Malgré sa culpabilité, elle n'y est pour rien dans cette chute, personne n'y est pour rien, ce n'est qu'un mauvais concours de circonstances… Et s'il y a vraiment quelqu'un à blâmer, ça ne peut être que lui, qui est resté aveugle aux bracelets qui n'étaient pas seulement destinés à priver Potter de sa magie, aveugle au ressenti de Potter, à son mal-être soigneusement dissimulé. Il est celui qui n'a pas su lire entre les lignes et qui s'est laissé piéger par son attachement jusqu'à manquer de rigueur dans son travail… Il s'en veut, et c'est terriblement difficile de se dire que sa négligence est la cause de ce fiasco.
Draco soupire, amèrement désolé, et tourne son regard vers le visage calme de Potter, vers ces cheveux ébouriffés et encore humides, vers cette barbe où il aimerait tant laisser courir ses doigts. Et tout ça est tellement déraisonnable et inapproprié qu'il voudrait se maudire pour de telles pensées. Malgré tout, il a envie, au moins, de prendre Potter dans ses bras, et même de prendre Emily dans ses bras, pour leur faire un câlin, pour les protéger, pour se faire pardonner et c'est une douleur de renoncer à ça… Une douleur presque physique.
Dans le regard lourd d'Emily qu'il sent peser sur lui, se mêlent regrets, reproches et pourtant un soupçon de compréhension. Elle sait tout ce qu'il ne dit pas, elle sait qu'il se blâmera toujours bien plus qu'elle ne le fera jamais… Et pour l'heure, s'il veut regagner un semblant de dignité à ses propres yeux, Draco a une petite visite à rendre au Département des Mystères.
– Il va rester inconscient un petit moment, je pense… il était tellement épuisé, murmure-t-il. Je vais m'absenter; tu garderas un œil sur lui?
Emily hoche simplement la tête et elle se lève pour border Potter comme un enfant.
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Au Ministère, Draco doit passer les formalités de sécurité et il fulmine doucement le temps d'enregistrer sa baguette et de recevoir son badge de visiteur. Il traverse l'atrium sans s'attarder et sans regarder autour de lui; il n'a ici que des souvenirs sombres et difficiles, qui le ramènent des années en arrière, aux temps douloureux de la guerre, des procès ou des petites humiliations mesquines quand il est venu faire enregistrer son diplôme étranger de médicomage. Aujourd'hui, il a assis sa réputation sur son travail et son expertise mais il déteste toujours autant cet endroit.
Pour se rendre au neuvième sous-sol, il entre dans un ascenseur bondé qui se vide au fur et à mesure des étages jusqu'à ce qu'il se retrouve seul. À son tour, les portes s'ouvrent pour le laisser sortir dans un long couloir obscur qu'il remonte à grands pas. La porte tout au fond lui permet de pénétrer dans une pièce circulaire parsemée d'une douzaine d'autres portes, toutes identiques, et il sent brusquement sa colère remonter en flèche. Toute cette mise en scène l'agace au plus haut point et ces connards du Département des Mystères n'ont rien de mieux à faire que de cacher leurs activités souterraines et à la limite de la légalité derrière de pseudo-recherches. Avant de refermer derrière lui et que la salle se mette à tourner sur elle-même, il sort sa baguette et lance une volée de sortilèges sur la porte. De quoi se repérer, tracer un fil d'Ariane vers la sortie et un sortilège de reconnaissance qui lui permettra de l'ouvrir quoi qu'il arrive. Il n'a aucune confiance dans ces types et il sait qu'il a foutrement raison.
Lorsqu'il annonce à voix haute le nom du médecin qui est venu lui demander de prendre Potter dans son service, les portes s'immobilisent et celle qui lui fait face s'entrouvre sur un cliquetis métallique. Il lance un sortilège pour garder une trace de son chemin et entre dans la pièce. Au contraire de ce à quoi il s'attendait, il débouche dans un vaste open-space où l'attend une petite sphère lumineuse qui le conduit vers un bureau privé. Ce même médecin qu'il a vu l'autre jour est là, pas vraiment surpris de le voir, et il se lève pour lui serrer la main avant de l'inviter à s'asseoir.
La conversation est âpre et houleuse; Draco n'a préparé aucun petit discours, ni aucun argumentaire… il laisse simplement parler sa colère et il a de quoi faire! Il s'emporte, il déverse sa fureur, amplifiée par sa propre culpabilité, et il sent sa magie qui bourdonne dans la pièce. Il sait que question magie, il n'est sans doute pas à la hauteur de ce type mais il vient d'une famille sombre, il a été élevé dans la noirceur et les maléfices, et cela lui donne tout de même un peu d'ampleur. Quoi qu'il en soit, ce type-là a l'air un peu plus humain que les autres et dès qu'il comprend que Draco n'est pas là pour se débarrasser de Potter, il se montre plutôt enclin à accepter de lever certaines des restrictions qui entourent son «prisonnier».
Le soulagement de Draco est à la hauteur de celui d'Emily après le sortilège de diagnostic, quand il s'est avéré que Potter n'avait rien de sérieux après sa chute. Cette fois, il ne s'agit pas d'être rassuré sur un problème médical, mais de rendre à Potter un peu de sa liberté et surtout sa dignité d'être humain. Le minimum pour espérer qu'il aille mieux et qu'il puisse se confier sur ce qu'il a vécu.
Lorsqu'il quitte le Ministère un moment plus tard, Draco prend le temps de faire un tour en ville. Il a besoin de souffler, de marcher un peu, de laisser redescendre sa colère et sa rancœur… de mettre Potter et l'hôpital à distance, même s'il ne cesse de penser à lui. Sa discussion houleuse au Département des Mystères passe et repasse en boucle dans son esprit, ce qu'il a dit, ce qu'il aurait dû dire, des morceaux de phrases enchevêtrées, des arguments pleins de fureur, tout son écœurement et toute sa rage, qui finissent par s'épuiser lentement. Il espère que quand il retournera à Sainte-Mangouste, la situation sera réglée, il espère que Potter sera réveillé, qu'il aura mangé un peu, qu'il se sentira mieux… Il a hâte et à la fois absolument pas hâte d'y retourner et de le revoir, il a honte de ce qu'il a manqué, il a encore plus honte que Potter soit conscient de ses défaillances et de ses lacunes, il n'est même pas sûr de pouvoir encore le regarder en face après cet épisode. Pour un peu, il voudrait s'abrutir dans une bouteille d'alcool mais il sait qu'il n'y gagnerait rien d'autre qu'une bonne gueule de bois et un violent mal de crâne. Il se sent pitoyable à un point qu'il n'imaginait plus possible depuis son adolescence. Et ça fait mal.
Il doit y retourner pourtant. Parce qu'il est le médecin référent de Potter… Et parce qu'il ne veut laisser personne d'autre s'occuper de lui.
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L'ambiance est étrange quand Draco arrive dans son service, son sac de courses sous le bras. Ou bien c'est lui qui se sent étrange. Décalé. Pas à sa place. Quelques regards en biais, quelques murmures sur son passage… Pas de quoi fouetter un chat mais il sait qu'il a une fois de plus franchi la limite entre le versant professionnel et le versant personnel, et que les langues vont se délier dans quelques jours. Surtout quand fuitera l'information qu'il a quitté une réunion avec la direction en étant «convoqué» par une femme. Ici, tout le monde connaît sa vie et personne ne supposera qu'il s'agissait de sa maîtresse, mais ils seront certainement plus près de la vérité et ils feront sans problème le rapprochement avec Potter. Tant pis. Il est trop tard pour revenir sur ses actions et ses réactions.
Une fois qu'il a jeté un œil rapide sur le service, il hésite. Il a très envie d'aller voir Potter immédiatement mais il craint aussi cette confrontation et ce qu'il va trouver derrière cette porte. Heureusement, il croise Emily avant d'avoir pris une décision et ils s'isolent quelques minutes dans un recoin pour échanger à voix basse. Rapidement, il y apprend que Potter s'est réveillé avec juste un bon mal de crâne, que le médecin du Département des Mystères est venu, qu'il a modifié le sortilège sur les bracelets anti-magie de manière à ce qu'ils ne soient plus liés, qu'il a allégé les sécurités sur la chambre de Potter et qu'il a même apporté un paquetage de base comprenant quelques vêtements et sous-vêtements, et un nécessaire d'hygiène. Avec ses courses sous le bras, Draco se sent un peu idiot mais ce qui est fait est fait. Il tend le sac à Emily en lui demandant de l'apporter à Potter; sa pitoyable excuse d'avoir une réunion ne prend pas vraiment mais elle se contente d'un regard indulgent qui lui fait presque plus mal que des reproches.
Réfugié dans son bureau, Draco sirote lentement son thé en regardant par la fenêtre le même paysage que Potter deux étages plus bas. Il a bien conscience qu'il ne fait que temporiser, que son comportement est à la limite du ridicule, de l'irrationnel, mais il a besoin d'un peu de temps. Pour un peu, il aimerait rentrer chez lui, se poser dans son canapé devant un bon feu de cheminée et glaner quelques heures de sommeil pour réussir à prendre un peu de recul. Dès qu'il s'agit de Potter, il a l'impression d'être happé par la situation, d'être au cœur d'un maelstrom d'émotions, de perdre toute sa maîtrise et sa capacité de réflexion. Comme s'il n'était plus qu'un fétu de paille balayé d'état d'âme en état d'âme et qu'il n'était plus capable d'être rationnel… Il n'arrive pas à retrouver ne serait-ce qu'un équilibre précaire et cette situation le fatigue.
Mais il ne peut pas y couper: il a accepté de s'occuper de Potter et c'est à lui que son avenir appartient dorénavant. Le médecin du Département des Mystères lui a confié le sortilège qui permet de libérer Potter des bracelets anti-magie, il lui a même confié sa baguette, et à présent Draco est le seul décisionnaire des mesures qui visent à l'enfermer. Avec toute la responsabilité que cela suppose. Potter a été radié, il ne fait plus partie des effectifs, même informels, du Département des Mystères… Quand il sortira de l'hôpital, ce sera pour retourner directement à la vie civile. Ou sur un champ de bataille à ses risques et périls. Et s'il y a le moindre problème, ce sera à lui qu'on viendra demander des comptes.
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Avec un rien d'incertitude, Draco frappe à la porte de la chambre de Potter. L'après-midi touche à sa fin et s'il veut le revoir avant de faire ses transmissions au médecin de nuit, il ne lui reste plus beaucoup de temps. Une façon aussi de s'obliger à faire court, à ne pas s'attarder… Aujourd'hui, Draco aspire vraiment à ce que la journée se termine et à rentrer chez lui.
Lorsqu'il pénètre dans la chambre de Potter, le soleil entre à flots par la fenêtre et éclaire son visage d'une lueur dorée tandis qu'il est assis à sa place habituelle. Ses yeux sont fermés, sa tête appuyée contre le dossier de son fauteuil, mais c'est une simple façon de profiter de la lumière car il ouvre les paupières et tourne la tête vers lui dès qu'il perçoit sa présence.
– Hey! murmure Draco. Comment ça va?
Potter sourit doucement. Malgré les cernes encore présents sous ses yeux, il a l'air plus détendu, son regard est un peu plus serein, ses traits sont plus reposés. Ses cheveux sont propres et souples, avec un ou deux épis çà et là; son sourire a l'air plus franc… Ça ne tient pas à grand-chose mais la différence avec le matin-même est flagrante.
– Ça va… Encore un peu mal au crâne, mais ça va.
– Pourquoi tu n'as pas pris une potion contre la douleur? reproche gentiment Draco.
– J'en ai pris!… la moitié, confesse Potter avec un sourire. Tu sais que je n'aime pas bien tous ces trucs-là…
Draco se tient à deux pas du fauteuil, suffisamment près pour discuter sans avoir l'impression de regarder Potter de haut. Celui-ci porte un treillis sombre qui devait faire partie du paquetage ramené par le médecin du Département des Mystères et un tee-shirt kaki dont les manches courtes ne cachent plus rien des bracelets anti-magie. Et d'ailleurs, il lève ses poignets en les écartant pour montrer sa toute nouvelle liberté.
– Merci. Il paraît que je te dois ça…
Draco hoche à peine la tête avec une grimace gênée. Il ne répond rien; il ne mérite sans doute pas cette gratitude et il ne veut pas se répandre en excuses pour autant. Rien de ce que Potter pourrait dire pour le dédouaner de ses responsabilités n'effacera jamais sa culpabilité de ne s'être rendu compte de rien. Il y a des erreurs qu'il faut juste assumer et puis se taire.
– À Emily aussi…, ajoute-t-il cependant.
Un sourire désolé apparaît fugacement sur le visage de Potter tandis qu'il acquiesce.
– Je crois que je lui ai fait peur…
Draco ne veut pas confirmer, ni faire porter la faute sur les épaules de Potter, alors il répond un peu de biais.
– Elle s'est inquiétée… Tu as pu dormir un peu, après? demande-t-il lorsque le silence revient.
– J'imagine, admet Potter, étant donné que je me suis réveillé sur un cauchemar…
– Tu veux en parler?
– Certainement pas.
Même adoucie par le ton conciliant de Potter, c'est une fin de non-recevoir que Draco trouve un peu douloureuse. Il a brusquement l'impression de ne jamais pouvoir être celui qu'il faut pour Potter. Ni celui qu'il appelle pour l'aider à se laver, ni celui à qui il peut se confier, ni un vrai médecin qui saurait respecter la distance nécessaire… C'est amer et frustrant. Un peu humiliant aussi.
– Tu as réussi à manger un peu?
– Chaque chose en son temps, fait Potter avec un demi-sourire. J'ai déjà pris des potions, c'est bien assez nourrissant comme ça!
L'ébauche de plaisanterie devrait lui mettre du baume au cœur, mais Draco n'arrive pas à passer outre cette espèce de découragement qui le mine. Et pourtant, indéniablement, Potter semble bien plus accessible que le matin-même. Plus enclin à parler, à esquisser quelques phrases qui contiennent même un peu d'humour… Rien que son attitude, sa position, sont plus ouvertes; il se tient moins replié sur lui-même, il n'essaie plus – il n'a plus besoin – de cacher la contrainte honteuse que lui font subir les bracelets, il a des gestes naturels et spontanés: se passer la main dans les cheveux, gratter doucement dans sa barbe, au coin de sa mâchoire… des gestes vivants.
Au-delà de sa culpabilité qui ne partira pas de sitôt, ce renouveau de vie le touche. L'émeut. Il ne manque plus que quelques étincelles dans son regard vert, un sourire qui irait jusqu'à plisser les petites rides au coin des yeux de Potter, un soupçon d'ironie et ce serait parfait. Un vœu pieux pour l'instant, mais il serait prêt à prier pour sa réalisation. Ou à vendre son âme au diable.
– Merci pour les vêtements aussi… et pour le reste.
Cette fois, Draco se sent vraiment gêné et il perçoit même l'ébauche de rougeur et de chaleur qui irrigue brusquement son cou. D'un geste vague de la main, il essaie de signifier que ça n'a pas beaucoup d'importance, que c'est parfaitement négligeable, mais le petit sourire de Potter, à la fois tendre et moqueur, ne l'aide pas à reprendre pied.
– Je ne sais pas comment tu t'habilles dans le civil, bredouille Draco. Alors j'ai fait au plus simple.
Deux jeans, trois tee-shirts, deux chemises et un pull, des sous-vêtements… Une paire de baskets blanches et une paire de Converse, des chaussettes… Rien que de très basique, bien qu'il ne soit pas allé dans le premier magasin venu.
– C'est parfait, affirme Potter avec chaleur. J'étais déjà habillé quand Emily m'a apporté ça mais j'apprécie beaucoup. Et à vrai dire, je n'ai pas eu l'occasion d'être en civil depuis bien longtemps!
Les mots de Potter rassurent Draco et font naître en lui un plaisir satisfait. Un instant, en le voyant vêtu de sa tenue presque militaire, il a cru s'être fourvoyé ou en avoir trop fait. Il a cru que Potter n'aimait pas, qu'il trouvait sa démarche ridicule ou inappropriée… il a cru, une fois de plus, avoir fait quelque chose de déplacé.
Étrangement, avec lui, il a toujours l'impression de marcher sur des œufs… Et bien entendu, son jugement compte plus que de raison.
– Ça va me faire drôle de reporter un jean ou une chemise, glousse Potter. Je n'ai plus l'habitude!
À bien y songer, Draco n'a pas l'habitude non plus. Il a plutôt vu Potter nu ou dans ses tee-shirts sombres du Département des Mystères. En blouse d'hôpital aussi, quelquefois, largement échancrée dans le dos… Ou avec le pantalon de pyjama d'Olivier. En y repensant, Draco a un peu honte d'avoir fait ça, même si c'était un vieux pyjama, même si Olivier ne le portait plus… Un mélange des genres, déjà à l'époque, entre la sphère privée et la sphère professionnelle, qui ne faisait que préfigurer la situation d'aujourd'hui dans laquelle il s'est embourbé… Joyeusement embourbé mais embourbé tout de même.
– Et merci pour le reste aussi.
– Je ne savais pas trop quoi prendre, ni ce que tu aimais, alors j'ai fait un peu au hasard, élude Draco.
Rien n'est dû au hasard en réalité, mais c'est plus simple de dire ça. Comme Potter avait semblé apprécier les Hauts de Hurlevent, il lui a acheté Jane Eyre, pour rester dans la même ambiance. Et un pavé historique sur la construction des cathédrales, histoire qu'il ait quelque chose qui l'occupe un bon moment… Et puis un roman à suspense… Rien de sanglant qui puisse lui rappeler la guerre, pas d'enquête policière où abondent les cadavres et les meurtres, mais un livre capable de le captiver si Potter a du mal à se concentrer…
Il lui a pris des magazines aussi, s'il a envie de quelque chose de plus léger. Fuyant les sujets politiques ou d'actualité, Draco a choisi un magazine de quidditch, bien qu'il ne sache pas si Potter s'y intéresse encore, et le dernier numéro du National Geographic. De belles images sur papier glacé, des rêves d'ailleurs lointains et poétiques… Il lui aurait bien pris aussi des mots croisés ou un magazine de jeux mais Potter n'a pas droit aux stylos ou aux crayons. Pour compenser, il a glissé dans le sac un jeu de cartes et des tablettes de chocolat qu'il a été chercher chez un de ses confiseurs préférés. Et puis, les fameuses balles que souhaitait Potter… Une balle de tennis et une petite balle rebondissante comme celles que les enfants aiment tant. Des petites choses qui lui ont fait plaisir en les achetant et qu'il espère que Potter appréciera sans pour autant se sentir redevable.
– Tu as très bien choisi, confirme Potter avec un sourire sincère. Puis il esquisse un rapide clin d'œil en ajoutant: Et le chocolat est délicieux…
Draco étouffe rapidement l'air mièvre qui tente de s'emparer de son visage. Le petit geste de connivence de Potter remue des choses profondes en lui, à la fois pétillantes et obscures. Des sensations rondes, chaudes et puissantes, qui calment un peu ses angoisses refoulées et son sentiment d'échec.
– Mais tu sais que tu ne peux pas te nourrir exclusivement de chocolat, se moque-t-il doucement.
– Quel dommage! Je crois que je pourrais passer ma vie à en croquer!
Des images anciennes sautent dans son esprit, des souvenirs sucrés de Potter en train de se lécher les doigts après avoir mangé un chocolat, et Draco se sent sourire malgré lui.
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Ce soir-là, il rentre chez lui sur une note d'espoir et de légèreté qui lui font un bien fou. Il allume un bon feu dans la cheminée, il se fait couler un bain brûlant et il se sert un verre de vin en attendant que la baignoire se remplisse. L'appartement est petit, bien plus que celui qu'il avait avec Olivier, mais même s'il ne lui faut qu'un pas pour passer de la cuisine au salon, il apprécie cette impression de confort douillet qu'il ressent ici, ce sentiment d'intimité, de cocon, de chaleur… Dans ses bibliothèques, il a pu mettre presque autant de plantes que de livres, alors qu'Olivier détestait ça, quelques objets venus du Manoir qu'il affectionne particulièrement, et des gravures chinées chez les antiquaires autour de chez lui. Le canapé est sans doute un peu fatigué, un peu affaissé par l'usage, mais il accueille à merveille son corps lourd et fourbu après ses longues journées de travail, et le parquet qui grince ici ou là a un son familier et rassurant qui lui permet de se diriger à l'oreille s'il se lève la nuit.
Plongé dans l'eau presque étouffante de son bain, Draco observe les gouttes de condensation qui sillonnent lentement le carrelage des murs de la salle de bains. En buvant une gorgée de vin, il repense à cette journée immense, trop riche, trop longue, trop bouleversante… Des émotions en montagnes russes, de l'angoisse au soulagement, de la colère sombre à cette étincelle de joie sur laquelle il a quitté Potter. L'impression que tout à coup, les choses s'éclairent; un soulagement brusque et effarant qui le laisse démuni, désarmé et épuisé.
Ce soir-là, seul dans son lit trop grand, Draco a presque envie de tendresse... Il a envie d'un corps chaud entre ses bras, d'une peau douce sous la paume de ses mains. Il ne veut pas soulager en solitaire cette envie qu'il n'a pas ressentie depuis longtemps, mais les draps sont délicieusement soyeux contre son ventre ou contre ses fesses, ses rêveries avant de s'endormir sont un peu plus suggestives que d'habitude et il se souvient avec délectation d'une chambre d'hôtel et d'un gamin aux yeux verts qu'il n'a jamais revu.
Cette nuit-là, il dort bien, sans insomnies, sans cauchemars, sans réveils en sursaut. Son sommeil profond n'est troublé par aucun bruit, par aucun mauvais rêve, et lorsqu'il se réveille spontanément au petit matin, il se sent incroyablement reposé, serein et d'humeur souriante.
Encore une fois, il aurait dû se douter que les choses n'étaient pas aussi simples, qu'une éclaircie n'est pas le beau temps, et qu'il y aurait forcément des anicroches, des pièges cachés sur le chemin, des grains de sable capables d'enrayer même les mécanismes les mieux huilés.
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Evidemment! ;)
Merci de votre lecture et à samedi pour la suite!
La vieille aux chats
