Chapitre 2: Entre Douceur et Désespoir
Les jours s'écoulaient, se fondant les uns dans les autres comme les couleurs d'un tableau impressionniste, instaurant une routine à la fois réconfortante et monotone. L'anniversaire de Camélia approchait à grands pas, et Annelise s'était lancée dans une mission qui lui tenait particulièrement à cœur : préparer un gâteau à la myrtille pour sa petite sœur. Malgré les temps troublés et la rareté des ingrédients, elle avait réussi, au prix de plusieurs semaines d'économies et de quelques transactions sur le marché noir, à rassembler tout le nécessaire. Son cœur battait d'excitation à l'idée de voir le visage de Camélia s'illuminer devant cette surprise.
Cependant, Annelise n'avait jamais brillé par ses talents culinaires, encore moins en pâtisserie. Ses doigts habiles pour soigner étaient maladroits face à la délicatesse requise pour la confection d'un gâteau. Lorsqu'elle ouvrit la porte du four, une bouffée de chaleur accompagnée d'une odeur de brûlé l'assaillit. Le gâteau qui en sortit arborait une couleur suspecte, oscillant entre le violet foncé et le marron brûlé. Annelise le fixa avec désespoir, ses yeux d'un brun sombre emplis de déception. Elle ne remarqua pas Camélia qui venait d'entrer silencieusement dans la cuisine, attirée par l'odeur inhabituelle.
Camélia observa la scène un instant, amusée par l'air concentré de sa sœur. Elle toussa légèrement pour signaler sa présence. Surprise, Annelise se retourna brusquement, son corps tendu comme un arc. Dans son élan, son pied glissa sur un morceau d'œuf tombé au sol. Tout se passa en un éclair : Annelise perdit l'équilibre, ses bras battant l'air comme des ailes désordonnées. Le gâteau s'envola, décrivant une courbe parfaite dans les airs. Dans une chute spectaculaire, Annelise atterrit lourdement sur les fesses, le choc résonnant dans toute la pièce. Le gâteau, comme guidé par un destin moqueur, retomba directement sur sa tête, éclaboussant son visage et ses cheveux d'une pluie violette et collante.
Camélia, d'abord stupéfaite, ne put retenir un petit rire cristallin, un son qu'Annelise n'avait pas entendu depuis des mois. Ce rire, comme une mélodie oubliée, fit vibrer quelque chose en Annelise. Puis, comme si la scène n'était pas encore assez cocasse, l'élastique qui retenait son chignon céda sous le poids du gâteau, libérant ses boucles épaisses maintenant couvertes de myrtilles écrasées. Ce qui restait de sérieux se dissipa comme neige au soleil, et le petit rire de Camélia se transforma en un fou rire incontrôlable, emplissant la cuisine d'une joie pure et contagieuse.
Annelise, le visage dégoulinant de gâteau, se redressa tant bien que mal. Malgré sa situation ridicule, un sourire illumina son visage couvert de taches violettes. "Joyeux anniversaire," dit-elle en riant elle aussi, avant de rejoindre sa sœur dans un éclat de rire partagé. C'était un moment de pure légèreté, un souvenir précieux qui marquerait à jamais cet anniversaire si particulier. Les rires résonnaient dans la petite cuisine, chassant momentanément les ombres qui hantaient leur quotidien.
"Ça fait du bien d'entendre ta voix," dit Annelise une fois le fou rire passé, ses yeux brillants de tendresse. Mais soudain, comme si un barrage avait cédé, le rire de Camélia se transforma en sanglots. Annelise, sentant le changement d'humeur, comprit instantanément que Camélia ne pouvait plus retenir les émotions enfouies depuis des mois. Avec la douceur d'une mère, elle guida sa petite sœur vers le divan et la prit dans ses bras, la berçant tendrement, ignorant le gâteau qui maculait encore son visage et ses vêtements.
"Je n'arrivais plus à parler," sanglota Camélia, sa voix étouffée contre l'épaule d'Annelise. "Je m'en veux tellement pour Laure. J'étais pétrifiée, j'aurais pu faire quelque chose, mais je n'ai pas bougé... Ça aurait dû être moi, et maintenant je me sens inutile. Toi, tu es si forte, je ne t'ai jamais vue flancher. Même dans notre situation, tu as toujours trouvé des solutions. Je ne suis pas aussi forte que toi."
Annelise, émue et soulagée de voir enfin sa sœur s'ouvrir, glissa délicatement une mèche des cheveux de Camélia derrière son oreille, laissant une trace violette sur sa joue. "Chacun réagit différemment face aux épreuves de la vie," murmura-t-elle, sa voix douce comme une caresse. "Montrer ta souffrance ne te rend pas faible. Au contraire, il faut énormément de courage pour révéler sa vulnérabilité. Tu me trouves forte, mais la vérité, c'est que ma force vient des personnes que j'aime. Sans toi, je n'aurais jamais tenu aussi longtemps."
Relevant la tête et croisant enfin le regard de sa sœur, Camélia sentit un poids s'envoler de ses épaules. Dans les yeux d'Annelise, elle vit tout l'amour et la fierté que sa grande sœur ressentait pour elle. Elle comprit qu'elle pouvait enfin se pardonner et tourner la page. Annelise avait toujours été son pilier, son phare dans la tempête, mais en cet instant, Camélia réalisa qu'elle aussi donnait à sa sœur la force de tenir bon. Elle se promit alors de devenir plus forte, non seulement pour elle-même, mais aussi pour soutenir Annelise, comme sa grande sœur l'avait toujours fait pour elle.
Soudain, un bout de gâteau gluant tomba des cheveux d'Annelise, atterrissant avec un "plop" sonore sur le tissu du sofa. "Merde, le sofa," murmura-t-elle en voyant l'état du meuble, ses yeux s'écarquillant comiquement. Cette remarque déclencha un nouvel éclat de rire chez Camélia, un rire libérateur qui dissipa encore un peu plus les ombres de leur quotidien. Annelise se joignit à elle, et bientôt, leurs rires entremêlés emplirent à nouveau la pièce, créant une bulle de bonheur dans leur monde incertain.
Annelise déambulait dans les rues, ses pensées préoccupées par les affiches annonçant le recrutement des civils pour reconquérir le mur. Les messages se collaient un peu partout : "Mobilisation générale – Venez participer à la reconquête du mur Maria !" L'absurdité de la situation lui semblait évidente, et elle en discutait avec Lisa, partageant son indignation face à ce qui lui paraissait être un désespoir désespéré.
De retour chez elle, Annelise trouva Camélia, son visage pâle et figé d'horreur. Au milieu du salon, elle tenait une lettre tremblante dans ses mains, ses yeux noisette emplis d'une inquiétude poignante. "Je crois que tu devrais lire ça," murmura-t-elle, sa voix à peine audible.
Annelise s'approcha, le cœur lourd, et prit la lettre avec une nervosité croissante. D'un geste hésitant, elle déplia l'enveloppe et découvrit le contenu. Les mots imprimés étaient clairs et impitoyables :
Gouvernement de l'Humanité
Bureau de la Conscription Civile Fait à Mitras le 2 mai 846
104, Rue de la Résistance
Objet : Notification de Conscription pour la Reconquête du Mur Maria
À l'attention de Mme Annelise Plom,
Chère Mme Plom,
Par la présente, nous vous informons de votre conscription obligatoire dans le cadre de l'opération de reconquête du Mur Maria. Conformément aux décrets en vigueur et aux besoins urgents de défense de notre territoire, vous êtes appelée à rejoindre les unités civiles mobilisées pour soutenir les efforts de reconquête.
Votre devoir en tant que citoyenne engagée consiste à participer activement aux opérations, selon les directives que vous recevrez de votre poste de conscription. Cette mobilisation est essentielle pour la sécurité de notre nation et pour assurer la survie des districts situés derrière le mur.
Nous vous demandons de vous présenter au centre de recrutement local dans les 48 heures suivant la réception de cette lettre. Veuillez vous préparer à rejoindre les équipes assignées pour la mission. Des instructions détaillées vous seront fournies lors de votre inscription.
Nous comptons sur votre dévouement et votre courage dans ces moments critiques pour notre survie collective.
Veuillez agréer, Mme Plom, l'expression de notre considération distinguée.
Pour le Gouvernement de l'Humanité,
Service de la Conscription Civile
Directeur Emil Heller
Le message avait le poids de la fatalité, et Annelise sentit un frisson glacé parcourir son échine, remontant le long de sa tresse qui tombait jusqu'au bas de sa taille. Ses yeux brun-noir, habituellement vifs et perçants, cherchèrent désespérément du soutien dans ceux, couleur noisette, de Camélia. La réalité de cette nouvelle menace s'abattait sur elles comme une chape de plomb.
Annelise, terrifiée et horrifiée, se laissa tomber lourdement sur le divan, sa petite stature semblant s'affaisser sous le poids de cette nouvelle. Sa main gauche pendait, toujours agrippée à la lettre comme si elle espérait que les mots changeraient en la relisant. Son angoisse ne venait pas de la perspective de sa propre mort ou des titans, mais de la peur viscérale pour Camélia. Qu'adviendrait-il de sa petite sœur, plus grande qu'elle en taille mais tellement plus vulnérable, après sa disparition ? La certitude de sa mort imminente pesait lourdement sur son esprit, obscurcissant ses pensées habituellement si vives. Camélia n'avait que 16 ans, bien trop jeune pour affronter seule un monde aussi impitoyable. Annelise, la gorge serrée, sentit sa respiration se faire plus saccadée. Elle avait toujours été là pour sa sœur, comme un rempart contre les tempêtes, la protégeant, la guidant avec une force qui n'était pourtant pas la sienne. Annelise n'avait pas été mère, mais elle en avait endossé le rôle bien avant l'heure. Dès son plus jeune âge, elle avait veillé sur ses sœurs, épaulant leur mère, malade et épuisée, incapable de prendre soin d'elles comme elle l'aurait voulu. Et puis, quand la maladie avait fini par emporter leur mère, elles avaient trouvé refuge dans les poings brutaux de leur père, un homme dont la seule présence faisait trembler la maison.
Le souvenir de ces années à Shiganshina se dresse dans son esprit comme un cauchemar. Leur père, un homme aussi dévasté que cruel, ne vivait que pour ses jeux d'argent, déchaînant sur elles la rage qu'il ne pouvait contenir. C'est là, dans cette violence quotidienne, qu'Annelise avait forgé la promesse silencieuse de toujours protéger ses sœurs. Laure était partie, arrachée trop tôt à leur vie, et Annelise n'avait jamais arrêté de sentir cette perte comme une blessure béante. Mais perdre Camélia... C'était inconcevable. Inadmissible.
Le cœur d'Annelise battait si fort qu'elle crut un instant qu'il allait exploser dans sa poitrine. Comment pouvait-elle la laisser seule ? Comment pouvait-elle abandonner cet enfant qui ne savait que son amour, son soutien, sa force ? Le poids de la certitude l'écrasait, et une douleur sourde s'insinuait en elle, comme une lame glacée. Ses sœurs étaient tout ce qui l'avait tenu en vie jusqu'ici, tout ce qui avait empêché ses jambes de céder, son esprit de s'effondrer. Et maintenant, elle devait accepter l'idée que Camélia resterait seule, sans personne pour la protéger.
Annelise sentit des larmes brûler ses yeux. L'idée de laisser Camélia livrée à elle-même dans ce monde cruel, sans personne pour la défendre, lui tordait les entrailles. Elle serra la lettre contre sa poitrine comme pour empêcher son cœur de se briser complètement. Mais c'était inutile. Le monde s'écroulait autour d'elle, et cette fois, elle n'avait aucun moyen de sauver celle qu'elle aimait le plus.
Camélia, consternée, murmura, frémissant légèrement : "Je ne comprends pas... Que peuvent bien faire des civils non entraînés ? Ce sera juste un massacre de plus." Elle s'assit à côté d'Annelise, cherchant du réconfort dans la présence de sa sœur aînée.
Annelise, les paroles de sa sœur résonnant dans son esprit comme un écho sinistre, comprit soudain la vérité cruelle derrière cette conscription. Ses yeux s'élargirent d'horreur, une boucle rebelle tombant sur son front. "C'est le but," réalisa-t-elle, sa voix à peine plus qu'un murmure étranglé.
"Quoi ?" demanda Camélia, perplexe, ses yeux noisette s'agrandissant d'incompréhension.
D'un bond, Annelise se leva, le visage déformé par une colère qui semblait jaillir des profondeurs de son être. Les poings serrés et le regard d'acier, elle désigna avec fureur la direction de la capitale où le gouvernement vivait. "Ces enfoirés !" s'écria-t-elle. "Il y a trop de réfugiés. Ça entraîne la misère, le manque de nourriture, la maladie." Elle se posta devant Camélia avec une détermination brûlante dans ses yeux. "Et à ton avis, quel est le meilleur moyen de réduire cette misère ? En diminuant la population."
Camélia, soudain consciente de l'horreur de la situation, resta figée, ses yeux noisette écarquillés d'effroi, incapable de réagir.
Annelise poursuivit avec une intensité palpable : "Ce n'est pas la reconquête du Mur Maria… C'est un meurtre de masse déguisé en mission héroïque." Sa voix était ferme et résolue alors qu'elle tentait d'ancrer cette réalité dans l'esprit de sa sœur.
Camélia, pétrifiée par la peur, baissa la tête, sa voix brisée par l'émotion. "S'il devait t'arriver quelque chose... je n'arriverais pas à avancer." Cette confidence frappa Annelise comme un électrochoc. Elle se pencha immédiatement pour se mettre à la hauteur de sa sœur, cherchant à croiser son regard avec une intensité protectrice.
"Tu dois vivre, peu importe ce qui m'arrive," dit Annelise d'une voix ferme mais douce. "Tu dois vivre en mémoire de maman, en mémoire de Laure... et tu dois vivre pour ma mémoire." Les yeux de Camélia commencèrent à se remplir de larmes alors que son visage trahissait la douleur qu'elle ressentait. "Je n'ai pas ta force..." murmura-t-elle.
Annelise l'interrompit doucement mais avec une conviction profonde qui semblait émaner de chaque fibre de son être. "Rappelle-toi ce que je t'ai dit la dernière fois : ma force c'est toi. Chaque bataille que j'ai menée était pour toi." Elle l'attira dans ses bras avec tendresse teintée d'une détermination inébranlable. "Alors assure-toi que tout cela n'ait pas été en vain."
Elle continua avec ferveur : "Peu importe ce qui arrive, je continuerai de vivre dans tes souvenirs tout comme maman et Laure vivent dans les nôtres. Ce n'est que lorsqu'on est oublié que l'on meurt vraiment."
Les mots d'Annelise résonnèrent dans l'esprit de Camélia avec une clarté poignante qui renforçait le lien indéfectible entre elles.
D'une petite voix tremblante et pleine d'espoir mêlé d'angoisse, Camélia demanda : « Qu'est-ce qu'on fait maintenant, Lise ? » C'était ainsi que seules les personnes les plus proches d'Annelise l'appelaient.
La jeune femme se redressa lentement avec une détermination rassurante qui contrastait avec l'incertitude ambiante : « Pour commencer, je vais devoir me rendre au centre de recrutement dont parle la lettre. » Elle marqua une pause pour peser ses mots avant d'ajouter en se tournant vers sa sœur : « Et toi, tu vas aller à la taverne où travaille Lisa. Demande un emploi pour subvenir à tes besoins pendant mon absence ; Lisa appuiera ta demande. »
Camélia fixa Annelise avec une incompréhension mêlée d'angoisse ; une mèche bouclée s'échappa et tomba sur son visage inquiet. « Comment tu fais… ? » finit-elle par murmurer.
« Comment je fais quoi ? » répondit Annelise en feignant l'ignorance mais déjà consciente du poids des attentes sur ses épaules.
« Pour garder ton sang-froid… avec tout ce qui nous arrive et ce qui t'arrive surtout… » dit Camélia alors que les larmes coulaient toujours sur ses joues.
Ces mots frappèrent Annelise en plein cœur ; elles brisèrent la façade calme qu'elle tentait désespérément de maintenir. Elle se laissa tomber à genoux alors que la lettre glissait hors de ses mains tremblantes pour tomber au sol. Les larmes qu'elle retenait jusque-là se mirent à couler librement ; mélangeant tristesse et colère face à cette réalité insupportable. « Tu ne peux pas savoir à quel point… Je suis terrifiée, Camélia. J'ai tellement peur… C'est la première fois que je me sens totalement impuissante... comme une condamnée à mort... » Sa voix se brisa alors qu'elle révélait enfin toute l'angoisse qui l'habitait à l'idée de mourir et laisser Camélia seule face à ce monde impitoyable.
Le reste de la journée et la nuit qui suivit furent marqués par un lien indéfectible entre elles ; elles restèrent étroitement liées et incapables de se détacher l'une de l'autre. Conscientes que ces instants partagés étaient parmi les derniers moments précieux qu'elles auraient ensemble avant que tout ne change irrémédiablement. La tristesse pesait lourdement dans l'air autour d'elles ; chaque seconde était chargée d'une intensité poignante alors qu'Annelise continuait à réfléchir activement à des moyens pour protéger sa sœur même après sa propre disparition. Sa détermination à assurer la sécurité de Camélia brûlait comme une flamme inextinguible alimentée par un amour plus fort que tout.
Annelise se tenait dans l'entrée du centre de recrutement, une boule nouée dans la gorge, son regard glissant sur les visages des autres conscrits, ces âmes condamnées à mort tout comme elle. Chacun semblait porter un fardeau visible, des visages dévastés par la peur, abattus par le désespoir, mortifiés par l'angoisse. Et puis il y avait ceux dont le regard était vide, résigné, comme déjà éteint avant même que la bataille ne commence. C'est à eux qu'Annelise devait ressembler, se disait-elle, à ces ombres qui avaient déjà fait la paix avec leur destin.
Le centre était bondé, une marée humaine oppressante qui débordait à l'extérieur. Tous les conscrits, tous les condamnés, étaient venus à peu près en même temps après avoir reçu la lettre fatidique. Cela créait un chaos étouffant. "Ils auraient pu au moins s'organiser en ouvrant plusieurs centres ou en attribuant des horaires à chacun", pensa-t-elle, l'amertume perçant son esprit embrouillé.
Elle n'aimait pas les foules. L'oppression qu'elle ressentait dans de telles situations lui donnait l'impression de se noyer, et sa petite taille n'aidait en rien. Elle suffoquait dans cet amas d'humains, l'air devenant plus difficile à respirer, son champ de vision obstrué par les épaules massives qui l'entouraient. On ne la remarquait même pas, sa présence éclipsée par les silhouettes imposantes.
Depuis combien de temps se trouvait-elle là, à attendre ? Deux heures, trois heures? Cela lui semblait interminable. Il ne lui restait que cinq mètres à parcourir, si elle en croyait les rares pieds visibles devant elle, car les épaules massives des personnes qui la précédaient lui obstruaient la vue.
Après ce qui lui sembla être une éternité, Annelise atteignit enfin l'un des nombreux comptoirs. Derrière une vitre épaisse, un agent administratif l'accueillit avec une indifférence glaciale. Sans lever les yeux de ses papiers, il lui demanda son nom, sa date de naissance et son adresse. Annelise répondit d'une voix blanche, comme si elle se trouvait dans un rêve brumeux dont elle ne parvenait pas à s'éveiller.
L'agent griffonna rapidement quelques notes avant de lui tendre un badge sans même un regard. "Le départ aura lieu demain à 18h, dans le district de Krolva", dit-il d'un ton monotone.
Annelise resta plantée là, attendant qu'il lui donne des instructions supplémentaires, peut-être du matériel ou des affaires. Mais il ne fit rien d'autre que de l'observer, un sourcil levé, comme s'il se demandait pourquoi elle restait encore là. Finalement, elle ne put s'empêcher de demander, une pointe d'ironie dans la voix : "C'est tout ? Pas d'affaire pour être à l'aise sur un champ de bataille, pas de matériel pour se défendre ?"
L'agent la fixa avec une expression qui laissait peu de place à l'interprétation : il la trouvait simplement stupide. "Non," répondit-il d'un ton plat, comme si sa question même était absurde.
Annelise sentit une vague d'amertume l'envahir. "Vous pourriez au moins donner l'illusion qu'on ne nous envoie pas à l'échafaud," répliqua-t-elle en levant les yeux au ciel, sa voix teintée de désillusion.
L'agent haussa les épaules avec une indifférence totale, attendant qu'elle prenne enfin la décision de partir. Derrière elle, un homme imposant, visiblement impatient, grogna : "Eh, on n'a pas toute la journée nous !"
Résignée, Annelise se détourna et sortit du centre, son badge serré dans sa main comme un ticket sans retour.
"Consternant, n'est-ce pas ?" La voix faible et usée derrière elle la fit se retourner. "Monsieur Arlert," s'exclama-t-elle, surprise. Le vieil homme semblait épuisé, s'appuyant lourdement sur sa canne. Dans sa main gauche, il tenait un badge d'une couleur identique au sien, et la réalité la frappa de plein fouet. "Ils envoient même des vieillards," murmura-t-elle, abasourdie.
Monsieur Arlert esquissa un sourire rassurant. "Je n'ai plus grand-chose à vivre ni à offrir à ce monde. Ma mort ne causera pas de grands bouleversements..." Mais son expression se fit plus grave. "En revanche, envoyer un médecin et risquer de..." Il s'interrompit, évitant de finir sa phrase. "Cela n'a pas de sens."
Annelise, tentant de cacher les tremblements de ses mains en les enfonçant dans ses poches, répondit d'une voix ferme, bien que teintée de résignation. "Envoyer des centaines de milliers de personnes à la mort pour satisfaire les appétits des plus puissants n'a rien de censé, quel que soit leur âge, leur métier ou leur utilité."
Un silence pesant s'installa entre eux, avant qu'Annelise ne demande doucement, "Qu'adviendra-t-il d'Armin ? Il n'a plus que vous..."
Le vieil homme, une lueur de tristesse dans le regard, répondit avec douceur, "Il s'en sortira. Il n'est pas seul. Mikasa et Eren veillent sur lui. Quand je les vois ensemble, je me dis qu'ils peuvent affronter n'importe quoi, tant qu'ils restent unis."
Annelise hocha la tête, consciente du lien profond qui unissait les trois enfants. Ils n'étaient pas liés par le sang, mais l'affection qui les liait était indéniable. Monsieur Arlert, prudent, demanda à son tour, "Et Camélia ?"
Une pointe d'angoisse traversa Annelise à l'idée de laisser sa sœur seule. "Elle a trouvé un emploi à la taverne Poulio. Une amie très proche veillera sur elle," répondit-elle, sa voix blanche trahissant son inquiétude.
Annelise rentrait chez elle, flânant à travers les rues pavées de la ville fortifiée. Elle savourait le calme relatif et la sécurité illusoire des lieux, laissant ses sens s'imprégner des détails du quotidien avec une intensité nouvelle. L'odeur alléchante du pain fraîchement sorti du four à la boulangerie du coin chatouillait ses narines, évoquant des souvenirs d'une époque plus simple. Le rire rauque des ivrognes au bar d'en face résonnait comme une mélodie discordante mais familière. Le rythme régulier des coups de marteau du forgeron ponctuait ses pas, tandis que les éclats de voix des enfants jouant à la marelle lui rappelaient une innocence qu'elle craignait perdue à jamais. Chaque son, chaque odeur, chaque image semblait prendre une importance nouvelle, comme si son esprit cherchait désespérément à graver ces instants dans sa mémoire.
Perdue dans ses pensées, elle ne remarqua pas l'individu qui arrivait droit sur elle et le heurta de plein fouet à l'épaule. Le choc la ramena brusquement à la réalité. « Par… » commença-t-elle à dire, mais avant qu'elle ne puisse se retourner complètement, l'homme avait déjà disparu dans la foule comme un fantôme. « ...don » acheva-t-elle, réalisant qu'il s'était volatilisé. « Sympa, » marmonna-t-elle, un peu agacée, son irritation masquant momentanément l'angoisse qui ne la quittait plus.
En se frottant la nuque sous sa tresse où se trouvait sa tâche de naissance qui la picotait un peu, comme un rappel constant de sa singularité, elle reprit finalement son chemin. Ses pas la menaient vers chez elle avec la ferme intention de profiter pleinement du temps précieux qui lui restait avec Camélia, chaque seconde devenant un trésor inestimable.
« Je suis rentrée, » lança Annelise en poussant la porte, son ton léger contrastant avec la lourdeur de la journée et le poids qui pesait sur son cœur. « Tu ne devineras jamais, » enchaîna-t-elle en se débarrassant de sa veste, ses doigts s'attardant sur le tissu familier, « ils ont enrôlé Monsieur Arlert aussi… » Elle s'interrompit brusquement en découvrant Camélia et Lisa assises à la table de la cuisine, leurs visages trahissant une tristesse évidente qui lui serra la gorge. « Tiens, t'es là toi ? » s'étonna-t-elle, les sourcils haussés, une lueur d'espoir traversant furtivement son regard.
« Bah oui, bourrique, tu croyais que j'allais te laisser vivre ça sans soutien ? » répondit Lisa, les yeux brillants de larmes contenues, sa voix tremblante trahissant l'émotion qu'elle tentait de maîtriser. « Avec Cam', on t'a trouvé un petit cadeau… de… départ, » ajouta-t-elle, hésitant sur les derniers mots, comme si les prononcer rendait la situation plus réelle et douloureuse.
Camélia, quant à elle, leva des yeux rougis par les pleurs et poursuivit doucement, sa voix à peine plus forte qu'un murmure : « Et je me suis dit qu'on pourrait passer cette soirée ensemble, avec Lisa. Je pensais que ça te ferait du bien. » Elle cherchait l'approbation dans le regard de sa sœur, son expression mêlant espoir et appréhension.
Annelise, les yeux embués par l'émotion qui menaçait de déborder, acquiesça en silence, incapable de trouver les mots justes. Elle s'approcha de la table, un léger sourire se dessinant sur ses lèvres, tentant de masquer le tremblement qui les agitait. « Alors, c'est quoi ce fameux cadeau ? » demanda-t-elle en tentant de retrouver un peu de légèreté, sa curiosité piquée malgré la gravité du moment.
Camélia se leva, fouillant sur le plan de travail avant de revenir avec un petit sac en papier, ses gestes empreints d'une solennité touchante. « Tadah ! » s'exclama-t-elle en le tendant à Annelise, une étincelle d'excitation brillant dans ses yeux malgré la tristesse.
Curieuse, Annelise posa le sac sur la table et l'ouvrit doucement, comme si elle craignait de briser quelque chose de précieux. À l'intérieur, elle découvrit une nectarine, parfaitement mûre, sa peau veloutée promettant une douceur qu'elle n'avait pas goûtée depuis longtemps. « Comment vous avez fait ? C'est hors de prix et quasiment impossible à trouver… » murmura-t-elle, stupéfaite par ce trésor inattendu.
« T'occupes, » rétorqua Lisa avec un faible sourire complice, un éclair de fierté traversant son regard.
Annelise sentit une vague de nostalgie l'envahir, menaçant de la submerger. Les nectarines étaient ses fruits préférés, un souvenir doux-amer de son enfance passée à les partager avec sa mère. Cela faisait une éternité qu'elle n'en avait pas goûté, le fruit devenant un luxe rare dans ce monde assiégé. Elle prit une bouchée, fermant les yeux pour mieux savourer l'instant, tandis que les souvenirs affluaient, mêlant douceur et douleur. Le jus sucré explosa dans sa bouche, ravivant des sensations oubliées et des moments précieux qu'elle croyait perdus à jamais.
La soirée fut empreinte d'une douceur mélancolique, chaque instant semblant suspendu entre le présent et un avenir incertain. Les trois femmes se regroupèrent dans le salon, le crépuscule apportant une lumière douce qui baignait la pièce d'une lueur chaleureuse, créant un cocon de sécurité éphémère. Annelise s'installa sur le divan, ses épaules relâchées malgré la lourdeur de la journée, comme si elle puisait une force nouvelle dans la présence de ses proches. Camélia, la tête reposant sur ses genoux, semblait chercher un réconfort silencieux dans la présence de sa sœur, ses doigts s'agrippant légèrement au tissu de la jupe d'Annelise. Lisa, assise en tailleur devant elles, observait avec une tendresse palpable, son regard passant de l'une à l'autre comme pour graver leurs visages dans sa mémoire.
Au fur et à mesure que les heures passaient, les souvenirs commencèrent à jaillir comme une rivière tranquille, emportant avec eux des éclats de rire et des moments partagés. Les trois femmes parlèrent de leur passé, des jours heureux et des souvenirs simples qui, maintenant plus que jamais, semblaient empreints d'une beauté poignante. Le divan, le plancher en bois qui craquait doucement sous leurs mouvements, et les faibles rayons du soleil couchant offraient un cadre intime et réconfortant pour ces échanges sincères, chaque détail devenant précieux.
Annelise se remémorait des moments d'insouciance et des éclats de rire passés avec sa sœur, sa voix prenant des inflexions plus douces lorsqu'elle évoquait leur enfance. Lisa se joignait à elles avec des anecdotes amusantes et des souvenirs partagés, son rire contagieux brisant parfois la mélancolie ambiante. Bien que la soirée soit douce et pleine de nostalgie, une amertume persistait, marquant chaque souvenir d'une touche de tristesse face à l'avenir incertain qui les attendait. Les rires étaient empreints d'une mélancolie sous-jacente, comme si chaque sourire était une tentative de lutter contre la réalité imminente, un défi lancé au destin qui menaçait de les séparer.
Dans ce moment suspendu, les trois femmes tissaient un lien invisible, fait de souvenirs, d'amour et d'espoir, qui les unirait au-delà des murs et des épreuves à venir.
Annelise fixait le ministre Aurille, les mâchoires serrées, tandis qu'il martelait son discours sur le devoir de chaque citoyen de reconquérir les terres perdues depuis la chute du Mur Maria, l'année passée. Chaque mot de cet homme, chaque phrase qu'il prononçait, suintait l'hypocrisie. Annelise ne se laissait pas tromper par son apparente ferveur patriotique. Aurille était de taille moyenne, mais sa forte corpulence trahissait une vie de confort et de privilèges. Aucun doute qu'il n'avait jamais manqué de rien, lui. Contrairement à ceux qui l'écoutaient, décharnés par la faim et rongés par le désespoir, il semblait vivre dans un monde où la pénurie n'existait pas.
Autour d'elle, dans le district de Krolva, la foule restait silencieuse, résignée. Annelise se tenait aux côtés de Monsieur Arlert. Tous deux avaient décidé de rester ensemble durant cette épreuve, se soutenant l'un l'autre dans une solidarité muette. En regardant le vieil homme, elle se souvint de l'expression de douleur sur le visage d'Armin lorsque son grand-père lui avait dit au revoir en lui laissant son chapeau. Il était la seule famille qui lui restait. En pensant à ce jeune garçon, un souvenir douloureux refit surface : le visage de sa propre sœur, dévastée à l'idée de son départ. Une boule de tristesse lui serra la gorge. C'était plus que de la peine ; c'était une souffrance sourde qui l'atteignait bien plus que la perspective de sa propre mort imminente. Comment aurait-elle pu survivre, elle qui ne savait ni se battre, ni manier une arme ? Sa petite taille et sa constitution frêle faisaient d'elle une proie facile. Elle n'avait aucune défense. Elle le savait. Tout le monde le savait.
Les mots du ministre s'évanouirent enfin dans le silence pesant. Les soldats du Bataillon d'Exploration, juchés sur leurs chevaux, se mirent en mouvement vers la porte de la ville, maintenant grande ouverte. Les conscrits les suivirent, formant une procession lente, presque funèbre. Les étapes de la mission avaient été clairement expliquées : chaque groupe de civils, divisé par district, devait trouver un lieu sûr pour établir un campement. À partir de là, ils étendraient progressivement les territoires sécurisés, dans l'espoir de reconquérir, petit à petit, les terres volées par les Titans. Annelise avait été assignée au groupe de Krolva. Personne ne savait combien de temps cette reconquête durerait, mais tous partageaient la même certitude : les chances de survie étaient minces, infimes même. L'incertitude régnait, mais une chose était sûre, le chemin qui les attendait serait pavé de pertes et de souffrances.
