Chapitre 3: Quand le sang se mêle à la terre
Cela aurait pu être une magnifique fin de journée. Le soleil se couchait doucement derrière les arbres de la forêt où le groupe avait trouvé refuge. L'air était doux, et une brise légère caressait le visage d'Annelise. Autour d'elle, les membres du groupe s'affairaient à monter de petits campements pour passer la nuit. Ils avaient eu de la chance de ne pas croiser de Titan depuis leur sortie, mais malgré cela, l'atmosphère restait tendue. Personne ne s'attendait à dormir cette nuit-là.
Annelise s'installa près de Monsieur Arlert, qui s'était adossé contre un arbre. Elle s'assit face à lui, observant son visage marqué par la fatigue. Bien qu'il n'ait pas eu à courir, l'épuisement se lisait dans ses traits. Annelise fouilla dans son sac et en sortit quelques outils médicaux. Elle approcha son stéthoscope de la poitrine du vieil homme, écoutant attentivement les battements irréguliers de son cœur. Le souffle caractéristique trahissait les turbulences de son écoulement sanguin. Elle leva les yeux et remarqua qu'il peinait à respirer.
«Pour les efforts à éviter, c'est raté,» dit-elle avec un sourire, tentant de détendre l'atmosphère par une pointe d'humour. Monsieur Arlert émit un rire faible, reconnaissant. Annelise avait toujours utilisé l'humour comme une armure, un bouclier face à l'adversité, même dans les situations les plus sombres. Peu de gens comprenaient vraiment ce mécanisme de défense.
«Il va falloir essayer de dormir cette nuit,» ajouta-t-elle doucement. «Votre cœur a besoin de repos.» Il hocha la tête en signe d'accord, mais resta silencieux. «Je vais chercher de quoi manger, je reviens tout de suite.» Annelise se leva et se dirigea vers la file où les soldats distribuaient des rations.
En arrivant près du ravitaillement, elle remarqua une femme portant des lunettes, vraisemblablement une soldate, en train de donner des instructions aux civils. «Nous partirons demain à l'aube vers le nord pour rejoindre une forteresse, à une heure de marche d'ici. Pour information, les soldats du Bataillon d'exploration sont équipés de fusées éclairantes. Chaque couleur a une signification précise,» expliqua-t-elle avant de détailler les codes de couleur. «Dirigez-vous vers le vert si vous vous perdez, c'est le meilleur moyen de vous mettre en sécurité.»
Distraitement, Annelise s'avança dans la file, absorbée par les paroles de la soldate. Elle n'eut pas le temps de réaliser qu'elle était arrivée devant un soldat qui lui tendit brusquement un bol contenant un ragoût à l'odeur douteuse. «Excusez-moi, est-ce que je pourrais avoir une deuxième portion? Mon ami est trop faible pour venir la chercher lui-même et…»
«Écoute, on a tous faim ici, alors épargne-moi tes histoires. Sois déjà contente d'avoir ce que tu as,» la coupa-t-il d'un ton sec, la regardant de haut. Annelise sentit la colère monter en elle. «Venez voir par vous-même,» rétorqua-t-elle, mais le soldat haussa les épaules avec indifférence. «J'ai pas que ça à faire.»
Elle serra le bol entre ses mains, essayant de contenir sa frustration. Ce n'était ni le moment ni l'endroit pour une confrontation. Elle se mordit la lèvre, tourna les talons et repartit vers Monsieur Arlert. Sur le chemin, elle laissa échapper de petites exclamations de colère étouffées, marmonnant des injures contre le soldat et contre cette mission qu'elle considérait comme une véritable mission suicide.
En arrivant devant le vieil homme, elle prit un instant pour chasser les dernières traces de sa colère. Forçant un sourire, elle s'agenouilla à ses côtés, prenant soin de masquer ses émotions. Elle posa le bol devant lui, cherchant à paraître calme et rassurante, même si en elle la tempête ne faisait que se renforcer.
«Tenez,» dit-elle en tendant le bol au vieil homme. Il leva la tête, les yeux fatigués. «Et vous?»
Annelise força un sourire, essayant de cacher sa propre faim. «Ne vous inquiétez pas pour moi, j'ai mangé là-bas,» mentit-elle doucement, sachant pertinemment qu'il devinerait la vérité.
Ils passèrent le reste de la soirée et de la nuit dans un silence pesant. Monsieur Arlert finit par sombrer dans le sommeil, adossé à l'arbre, sa respiration rythmée par la fatigue de la journée. Annelise, elle, restait éveillée, les yeux grands ouverts, chaque muscle tendu par la vigilance. Elle ne pouvait pas se permettre de baisser sa garde, pas maintenant. Si une attaque survenait, elle voulait être prête à réagir.
Ses yeux parcouraient la clairière sombre. Les civils s'étaient regroupés en petits cercles, murmurant entre eux, comme pour se rassurer mutuellement. Le murmure de leurs voix, à peine audibles, ajoutait une étrange atmosphère de quiétude à la nuit. Si on fermait les yeux, on pourrait presque oublier que la mort rôdait à chaque instant. Des soldats du Bataillon d'Exploration veillaient, perchés dans les arbres comme des sentinelles silencieuses, tandis que d'autres patrouillaient au sol, se tenant à l'écart des civils. Une barrière invisible semblait les séparer.
Un bruissement léger derrière elle la tira de sa contemplation, suivi d'un bruit de câbles qu'elle connaissait bien. Annelise se retourna vivement, le cœur battant, et aperçut une silhouette qui lui sembla vaguement familière. L'homme qui se tenait là était de petite taille mais dégageait une autorité indéniable. Il avait des cheveux noirs coupés courts et des yeux perçants, presque aussi sombres que la nuit qui les entourait. Il portait l'uniforme du Bataillon d'Exploration, son équipement tridimensionnel accroché à sa taille, prêt à être utilisé à tout moment. Elle avait l'impression de l'avoir déjà vu quelque part, mais elle ne parvenait pas à se souvenir où. Peut-être l'avait-elle croisé lors d'un rassemblement du Bataillon d'Exploration, ou bien aperçu de loin à l'intérieur des murs. Ses traits lui étaient vaguement familiers, comme une silhouette aperçue du coin de l'œil et gravée dans un coin de sa mémoire. Mais malgré ses efforts, le souvenir restait flou, insaisissable.
Sans un mot, il tendit un bol de ragoût vers elle et le déposa à ses pieds. Annelise baissa les yeux vers le bol fumant, surprise, puis releva la tête pour le remercier. Mais l'homme lui avait déjà tourné le dos. En une fraction de seconde, il activa son grappin et s'éleva dans les airs, disparaissant parmi les branches hautes des arbres. Elle resta un instant figée, les yeux rivés vers le ciel sombre, cherchant sa silhouette entre les feuilles.
Son estomac se rappela alors à elle avec un gargouillement sonore. Elle laissa échapper un soupir et s'installa en tailleur. Le bol de ragoût encore chaud entre ses mains, elle prit une première bouchée. L'explosion de saveurs dans sa bouche la ramena à la réalité. Après tout, elle aurait besoin de force elle aussi pour affronter les épreuves à venir.
Cela devait faire trois heures qu'Annelise marchait aux côtés de Monsieur Arlert, ajustant son pas au rythme lent de l'homme âgé. Ils avaient quitté la sécurité relative de la forêt à l'aube, comme prévu, et progressaient maintenant à travers une vaste plaine d'herbes hautes qui s'étendait à perte de vue. Tout le monde avait été réveillé à l'aube, les soldats du Bataillon d'Exploration veillant à ce que les civils restent groupés et en mouvement. Au loin, les fusées éclairantes traçaient dans le ciel des lignes colorées, servant de balises pour guider les groupes dispersés. Pour l'instant, tout était calme, et les signaux verts indiquaient qu'il n'y avait aucun danger imminent. Annelise avait cessé de prêter attention au sifflement régulier des fusées, son esprit engourdi par la fatigue et la monotonie de la marche.
Puis, quelque chose changea. Une tension palpable s'empara de la foule, un murmure de panique traversa les rangs. D'un coup, tout le monde s'arrêta net. Monsieur Arlert posa sa main tremblante sur le bras d'Annelise, l'incitant à s'immobiliser. Elle suivit son regard et aperçut, à l'horizon, une colonne de fumée rouge s'élever dans le ciel. Un signal d'alerte. Les titans étaient proches. Un soldat à cheval, le visage crispé d'inquiétude, fit passer l'information en lançant lui aussi une fusée rouge, répercutant le signal d'un groupe à l'autre. Le sol commença à trembler sous leurs pieds, et des nuées d'oiseaux s'envolèrent des arbres en bordure de la plaine, battant des ailes dans une fuite affolée.
Annelise, pétrifiée, sentit la main de Monsieur Arlert se crisper sur son bras. Elle tourna la tête et vit, avec horreur, six titans en train de courir droit sur eux. Leurs silhouettes grotesques et démesurées se détachaient sur l'horizon, leur démarche bancale et monstrueuse projetait des ombres inquiétantes sur la mer d'herbes ondulant sous le vent. Les traits déformés de leurs visages reflétaient une absence totale d'humanité. Leurs yeux vides et leurs bouches béantes semaient la terreur.
« Merde… », murmura Annelise, la gorge serrée par l'angoisse.
La panique s'empara des civils. Certains se mirent à crier, d'autres restaient figés, les yeux écarquillés par la terreur. Les soldats hurlaient des ordres, exhortant les civils à se mettre en position, mais la plupart étaient paralysés par la peur. Ils n'étaient pas formés pour affronter des titans, et pire encore, ils n'avaient aucun moyen de se défendre. Annelise jeta un coup d'œil rapide autour d'elle, cherchant un échappatoire. Elle comprit vite que les titans se dirigeraient vers les groupes les plus denses, attirés par la masse de proies. Elle prit une décision en une fraction de seconde.
Attrapant fermement le bras gauche de Monsieur Arlert, elle l'entraîna vers l'opposé de la foule. C'était un pari risqué, mais rester là, au milieu de la panique, signifiait une mort certaine. Ils se mirent à courir, le sol vibrant sous leurs pieds à chaque pas. Annelise jetait des coups d'œil frénétiques derrière elle, surveillant l'avancée des titans et essayant de maintenir Monsieur Arlert debout malgré sa fatigue évidente. Au loin, elle repéra une petite butte qui pourrait servir de cachette temporaire.
« Derrière la butte ! » cria-t-elle par-dessus le vacarme des cris, du grondement des titans et des ordres aboyés par les soldats qui tentaient de se battre. Monsieur Arlert peinait à suivre, ses forces s'amenuisant à chaque pas. « On y est presque, accrochez-vous ! » le pressa-t-elle, serrant sa main dans la sienne.
Leur course effrénée se poursuivit, Annelise ne pensant qu'à une chose : mettre le plus de distance possible entre eux et les créatures cauchemardesques qui se rapprochaient inexorablement.
Ils atteignirent enfin la butte, trébuchant et s'écroulant tous les deux derrière elle. Monsieur Arlert se laissa tomber lourdement contre la terre, son dos appuyé contre la pente abrupte, haletant, le visage rouge et couvert de sueur. Il allongea sa jambe droite devant lui et y posa une main, grimaçant de douleur. Dans leur course éperdue, le vieil homme avait perdu sa canne, et maintenant, chaque souffle lui arrachait un gémissement. Annelise, les genoux enfoncés dans le sol dur, reprenait son souffle, le cœur battant à tout rompre. Elle jeta un coup d'œil prudent par-dessus la butte, priant pour que les titans ne les aient pas remarqués.
Ce qu'elle vit la figea d'horreur. Les titans étaient en pleine frénésie, leurs énormes mains s'abattant sur les civils comme des marteaux, les déchiquetant sans la moindre pitié. Des corps volaient, projetés en l'air comme des poupées de chiffon, avant de retomber lourdement au sol. L'herbe verte de la plaine était maintenant tâchée de sang, de morceaux de chair et de membres arrachés. Annelise sentit son estomac se nouer, la nausée lui montait à la gorge. Ses yeux s'écarquillèrent de terreur lorsqu'elle vit un titan saisir un homme et le porter à sa bouche. En un instant, les mâchoires massives se refermèrent, coupant l'homme en deux. Son cri de douleur, déchirant et désespéré, résonna dans l'air, un son insupportable qui perça les oreilles d'Annelise.
Elle se recroquevilla derrière la butte, les mains tremblantes plaquées sur sa bouche pour étouffer un cri. Ses yeux se remplirent de larmes de terreur et d'impuissance. Comment avaient-ils pu penser qu'ils avaient une chance ? Comment quelqu'un pourrait-il survivre à un tel carnage ? À côté d'elle, Monsieur Arlert gémissait faiblement, chaque souffle devenant une lutte. Annelise tourna la tête vers lui, l'esprit engourdi par la peur. Elle devait faire quelque chose, n'importe quoi, pour le garder en vie. Mais les images d'horreur qu'elle venait de voir continuaient de danser devant ses yeux, la paralysant.
Les cris, les hurlements de douleur, le bruit sourd des titans écrasant tout sur leur passage... Tous ces sons se mélangeaient, formant une cacophonie insupportable. Annelise ferma les yeux un instant, essayant de reprendre le contrôle de ses émotions, de retrouver un semblant de calme. Elle savait que céder à la panique ne les aiderait pas, qu'elle devait rester forte, mais le cauchemar qui se déroulait de l'autre côté de la butte semblait bien trop réel, bien trop proche.
Les yeux fermés, Annelise tentait de maîtriser sa panique, inspirant lentement pour calmer son cœur affolé. Soudain, des visages familiers s'imposèrent derrière ses paupières : Camélia et Laure. Elles étaient là, dans son esprit, leur image la ramenant à la réalité. Elle rouvrit les yeux, résolue, et se tourna vers Monsieur Arlert. Son attention se fixa sur sa jambe blessée. Elle commença à palper délicatement, de la cheville à la cuisse, cherchant la source de la douleur. Un frisson la parcourut lorsqu'elle réalisa qu'un muscle était déchiré.
"Le droit fémoral est déchiré," murmura-t-elle pour elle-même, le souffle court.
Elle attrapa son sac en bandoulière, fouillant fébrilement pour trouver un bandage élastique afin de compresser la blessure. Concentrée sur sa tâche, elle ne remarqua pas l'ombre colossale qui se dessinait derrière elle. Ce fut le cri de Monsieur Arlert qui la tira de ses pensées :
"Annelise, attention!"
Dans un ultime effort, le vieil homme la poussa hors de la trajectoire du titan, la projetant au sol. Annelise leva les yeux juste à temps pour voir l'énorme main du titan saisir Monsieur Arlert. Le regard du vieillard, empli de douleur et de résignation, croisa le sien tandis qu'il était soulevé vers la bouche béante de la créature. Son cœur se serra, et un cri déchirant s'échappa de ses lèvres.
"NON !"
Impuissante, Annelise regarda le titan refermer sa mâchoire sur la tête de Monsieur Arlert. Un geyser de sang éclaboussa son visage, et elle resta pétrifiée, tremblante, les jambes clouées au sol par la terreur. Le bruit écœurant de la tête du vieil homme se broyant entre les dents du titan retentit dans ses oreilles. Puis, soudain, un sifflement déchira l'air. Le titan s'effondra lourdement au sol, une nuée de vapeur s'échappant de sa nuque tranchée.
Là, sur la tête du monstre abattu, se tenait l'homme qui lui avait donné le bol de ragoût la veille. Avec un timbre grave et une voix glaciale, il lui ordonna :
"Va dans le bois derrière toi, la formation se regroupe là-bas."
Annelise resta figée, ses yeux écarquillés fixant l'inconnu. Voyant son inaction, il répéta d'une voix plus dure, pleine d'autorité :
"Maintenant!"
Les muscles engourdis par la peur, elle se leva finalement, attrapa son sac et se mit à courir vers la direction indiquée, ses pas résonnant contre le sol battu. Derrière elle, l'homme se détourna, se préparant à affronter d'autres titans qui approchaient.
Annelise se tenait au milieu des bois, les bras ballants, le regard perdu dans le vide. Autour d'elle, le chaos régnait encore, malgré l'extermination des titans. Des hurlements de douleur et des crises d'ordres se mêlaient à l'air, créant une cacophonie oppressante. Partout, des soldats et des civils jonchaient le sol, certains recroquevillés, les jambes ramenées contre eux, se balançant d'avant en arrière en murmurant des phrases incohérentes. Annelise était comme absente, revivant en boucle la mort de Monsieur Arlert. Elle revoyait la scène, les os craquer, le sang jaillir, l'odeur nauséabonde de la vapeur du titan emplissant ses narines.
Elle baissa lentement la tête, fixant ses mains couvertes de terre et de sang. Ses bras aussi étaient tachés, et elle sentait encore sur son visage le sang presque sec du vieil homme, cet homme qui fut le grand-père d'Armin. Hypnotisée par ces taches carmins, elle reste figée, incapable de détacher son regard du rouge sombre. Puis, comme un automate, elle se mit en marche, ses pieds la portant sans but précis. Un bruit de clapotis la fit sortir de sa torpeur. Elle tendit l'oreille et, sans réfléchir, suivit le son, s'éloignant du groupe sans même s'en apercevoir.
Devant un petit ruisseau, elle tomba à genoux, les yeux toujours dans le vague. Annelise plongea ses mains dans l'eau froide, frottant machinalement pour enlever le sang et la terre. Elle passa de l'eau sur son visage, tentant de se laver de l'horreur qu'elle avait vécue. Ses vêtements, eux, étaient irrécupérables, imbibés du sang de Monsieur Arlert. Le regard d'Annelise fut attiré par son propre reflet dans l'eau. Sa tresse pendait maintenant à moitié défini, des mèches bouclées encadrant son visage. Ses yeux semblaient vides, perdus dans un lointain inaccessible, et sa bouche était légèrement entrouverte, figée dans un cri muet depuis la scène atroce dont elle avait été témoin.
Soudain, comme frappé par la réalité, elle reprit conscience. Depuis combien de temps était-elle là, immobile, à se regarder dans le ruisseau ? Le jour n'était pas encore tombé, mais elle sentit l'urgence du moment. Elle se leva brusquement, en prenant la direction du campement. À son retour, elle constata que les choses avaient changé : le chaos initial avait laissé place à une certaine organisation. Plusieurs tentes avaient été dressées, et les crises s'étaient apaisées. Les blessés semblaient avoir été pris en charge, probablement conduits dans une tente aménagée à cet effet.
Ne sachant que faire, Annelise commença à tourner en rond, cherchant désespérément une utilité dans ce chaos. Puis elle pensa aux blessés et se mit en quête de la tente de soin afin d'y apporter son aide.
La jeune médecin repéra finalement une grande tente de toile renforcée, suffisamment haute pour qu'on puisse s'y tenir debout. Des piquets et des cordes en assuraient la stabilité, et des ouvertures latérales munies de rideaux servaient de fenêtres pour une meilleure ventilation. C'est sûrement ici, se dit-elle. Elle entra et fut immédiatement frappée par le chaos qui régnait à l'intérieur. Aucun ordre apparent : des blessés gisaient pêle-mêle sur le sol, des soldats couraient en tout sens sans suivre de consignes précises, et il n'y avait ni intimité pour ceux qui agonisaient, ni médecin ou chef pour instaurer un semblant d'organisation. Les yeux écarquillés, elle murmura, incrédule : « C'est quoi ce foutoir ? »
Cherchant à reprendre ses esprits, Annelise fit le tour de la tente. Elle repéra des sortes de matelas, des couvertures, du matériel de soins, et quelques bassines. Elle tenta d'arrêter un soldat qui passait près d'elle. « Excusez-moi… » Mais le jeune homme ne l'écouta pas et continua à amener un blessé vers l'intérieur. Frustrée, elle aperçut des caisses en bois empilées près de l'entrée. Elle hésita un instant. Est-ce que je vais vraiment faire ça ? se demanda-t-elle, une pointe de doute dans la voix intérieure. Et si personne ne m'écoute ? Ou pire, si on me jette dehors ? Elle jeta un dernier regard aux blessés mourants et serra les poings. Sans plus attendre, elle grimpa sur les caisses pour se mettre en hauteur, porta deux doigts à sa bouche, et siffla bruyamment. Plusieurs têtes se tournèrent vers elle.
« Bon, euh… » hésita-t-elle, surprise de voir autant de regards braqués sur elle. « Est-ce qu'il y a un supérieur ? Un commandant, un capitaine, un général, ou n'importe qui pour donner des ordres ici ? » Les soldats échangèrent des regards incertains, mais personne ne répondit. « On nous a juste dit d'amener les blessés ici », finit par répondre un jeune homme d'à peu près l'âge d'Annelise. Elle prit une inspiration profonde, rassemblant son courage. « Bon, il va falloir mettre de l'ordre. » Elle désigna l'entrée de la tente d'un geste large. « On va commencer par créer une zone de triage à l'entrée. Ensuite, on divise l'intérieur en deux : une zone pour les cas critiques, là-bas au fond, et une autre pour les soins légers, sur le côté. »
Elle se tourna vers un homme grand, barbu, d'une trentaine d'années, et une femme de son âge, marquée par une cicatrice sur le nez. « Vous deux, vous serez au triage à l'entrée. Évaluez rapidement chaque blessé et classez-les en trois catégories : ceux qui peuvent marcher, ceux qui nécessitent des soins immédiats, et ceux qui sont gravement blessés mais stables. » Puis, se tournant vers un groupe de cinq hommes rassemblés à quelques pas : « Vous, vous serez responsables des soins de base. Donnez de l'eau aux blessés conscients et gardez-les au chaud pour éviter le choc. Utilisez des couvertures, des manteaux, tout ce que vous trouvez. »
En se grattant le menton, Annelise réfléchit rapidement avant de désigner trois autres personnes. « J'ai besoin de vous pour surveiller et communiquer. Observez les signes vitaux : respiration, pouls, état de conscience. Si quelqu'un s'aggrave, prévenez-moi immédiatement. » Elle pointa du doigt les bassines empilées dans un coin. « Deux d'entre vous, rassemblez tout le matériel médical disponible : bandages, alcool, chiffons propres. Amenez-les ici et triez-les pour qu'on puisse les trouver facilement. »
Deux femmes levèrent la main. « On s'en charge », dirent-elles. Annelise hocha la tête. « Disposez aussi des bassines d'eau propre un peu partout et des jarres d'eau pour que chacun puisse se laver les mains facilement. » Elle ajouta, insistant sur l'importance de l'hygiène : « Lavez-vous les mains avec de l'eau propre avant de toucher une blessure. Si vous n'avez pas d'eau, utilisez des chiffons propres ou des gants si vous en trouvez. »
Puis, elle se tut, guettant la réaction de ses nouveaux compagnons. Mais personne ne bougeait, leurs regards passant du visage d'Annelise aux blessés étendus sur le sol. Voyant leur hésitation, elle lança, plus fort cette fois : « Vous attendez quoi ? »
Ses paroles semblèrent briser le sortilège qui les immobilisait. Peu à peu, les soldats se mirent en mouvement, chacun prenant sa place et exécutant les directives de la jeune médecin. Ils installèrent des zones de triage et commencèrent à trier les blessés, apportant de l'eau, des couvertures, et rassemblant le matériel médical.
Annelise les observa, le cœur battant fort dans sa poitrine. Un mélange de soulagement et de détermination se lisait sur son visage. Enfin, elle avait réussi à instaurer un semblant d'ordre au milieu du chaos.
