... Bonsoir ? Il y a quelqu'un ?
J'ai écrit ça sur trop de mois pour que la playlist soit cohérente, alors voici les très nombreuses musiques qui ont accompagné la conception de ce chapitre dans un ordre aléatoire: Chihiro de Billie Eilish (l'ambiance générale du chapitre), Running Up That Hill de Kate Bush (le début du chapitre), Mi Capitan de Kiltro (l'affrontement), Je rêve de Zaho de Sagazan (l'hymne de cette histoire finalement), Get Up de All Good Things (la scène de la douche et cette musique est en vérité beaucoup trop énervée pour ce passage), The Bottom of It de Fruit Bats (quelque part au milieu) et I Wanted To Leave de SYML (pour la fin).
Et puis, finalement, après tout ce temps, la fameuse musique qui tourmente notre cher chirurgien et que je vous encourage à écouter à la fin du chapitre: La Pluie de Oldelaf.
TW : mention de sang.
Disclaimer : tout appartient à Oda comme toujours.
Bonne lecture!
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Valsons, valsons sans fin
18. Le marchand de sable
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Les jours qui suivent sont plus heureux que d'accoutumée sur le Sunny. Ils sont d'une douceur cotonneuse, presque irréelle; comme si Law habitait un songe aux accents d'éther, qu'il n'était plus tout à fait lui, tout à fait maître de son corps et de ses actes.
Le navire vogue indéfiniment sur une mer qui semble éternelle – si lisse qu'elle ferait presque mentir la réputation du Nouveau Monde, et ce, malgré l'hiver qui les suit à la trace. Une ambiance étrange qui, par le passé, aurait allumé les inquiétudes de l'ancien corsaire; mais l'alarme en lui s'est tue depuis qu'il s'est abandonné à ce répit salvateur – depuis qu'il se laisse couler tout au fond de cette grande bassine de miel.
Le plus étrange, c'est cette envie qui le saisit parfois de quitter leur lit, au creux de la nuit, pour s'asseoir dans la cuisine en silence, une chaise placée sous le hublot; là, il observe la neige tapisser le pont sans discontinuer, la lumière vacillante dans la vigie faisant briller les flocons d'une teinte mordorée. La danse folle fait monter un nœud dans sa gorge, mais même cette émotion-là, qui le pourchasse avec tant d'acharnement, depuis tant d'années, semble engourdie par le froid.
La chanson est partout, elle aussi; après avoir confié à Brook la réinitialisation du tone dial, ce dernier a d'abord demeuré silencieux. Puis il l'a fait s'asseoir avec lui sur un fauteuil du grand salon, comme pour le rassurer; lui confier que l'objet n'avait pour lui aucune valeur sentimentale et qu'il lui suffisait simplement de réenregistrer la mélodie. Que sa bêtise n'était pas irréparable et qu'il ne lui en voulait pas.
Un rire amusé pour chasser les remords du chirurgien – écarter toute question concernant les circonstances de la destruction de cet enregistrement – avant qu'il ne s'interrompe:
« Seulement, Law-san – je regrette ne pas m'en être aperçu avant, mais je me dois d'éclaircir ce point… Cette chanson n'a peut-être pas autant de signification pour moi qu'elle n'en a pour toi; si c'était ton souhait et si cette proposition n'est pas trop tardive, alors nous ne verrions pas d'inconvénient à simplement... ne plus l'aborder, ni même la fredonner. »
Law n'a pas besoin d'en dire beaucoup pour que Brook comprenne – le chirurgien sait que ceux qui détiennent les bribes de son passé emporteront le secret dans la tombe – alors il n'évoque que le souvenir de sa mère; les partitions qu'elles leur jouaient, le soir, comment cette chanson lui était si spéciale. Que ça la rendrait probablement triste si la mélodie venait à tomber dans l'oubli, même si lui-même aurait préféré ne jamais s'en souvenir.
Peut-être n'était-elle même pas sa favorite, cette chanson; peut-être que sa mère lui aurait préféré une ritournelle moins mélancolique. Peut-être aurait-elle espéré que le souvenir que son fils garderait d'elle, d'eux tous, ne conserve pas ce goût amer, qu'il ne soit pas tâché de la sorte. Mais Law n'y peut rien si c'est cette chanson qui lui est revenue. Si c'est la seule qui demeure encore après le passage du temps – une mélodie faite de fragments, oui, d'un rapiéçage de chants.
Cette promesse qu'il fait à Brook de l'aider dans son travail – sa bouche a parlé trop vite, ce qui lui arrive si rarement – arrache un sourire sincère au musicien. Il lui désigne de la tête le piano qui trône dans un coin, s'adresse à lui avec une certaine retenue, sans le regarder dans les yeux: ce sera notre rendez-vous, dans ce cas – quand tu veux, pour le temps que tu veux.
Même si Law n'a pas encore osé demander à Brook de jouer pour lui, depuis, la ritournelle enrobe chacun de leurs moments de silence, plane dans l'esprit des membres de l'équipage quand elle n'est pas chantée de bon cœur. L'écho résonne jusque dans la cuisine déserte, au beau milieu de la nuit.
C'est là que le marchand de sable lui rend visite, vraiment, pour la première fois.
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Luffy essaie du mieux qu'il le peut de ne pas éveiller les soupçons, mais le regard de Sanji se plisse sur lui malgré tous ses efforts pour paraître normal. Ace lui a souvent dit qu'il ne servait à rien d'essayer de mentir, parce qu'apparemment, c'est quelque chose qui se lit tout de suite sur son visage. Mais il ne peut pas s'empêcher d'essayer quand même.
« C'est tôt pour le petit-déjeuner, tu changes tes habitudes ? »
L'expression de Sanji s'adoucit légèrement alors qu'il glisse dans son assiette une nouvelle tartine pleine de confiture.
« Tu as eu du mal à dormir, cette nuit ? »
Il gobe le reste de son repas dès que le blond a le dos tourné, avant de s'enfuir fort peu discrètement avec quelques crêpes dégoulinantes de sucre.
Bien sûr, le cuisinier fera mine de n'avoir rien vu.
Lorsqu'il revient dans la chambre, la pièce est toujours plongée dans la pénombre; la respiration soulève le ventre chaud offert à son regard curieux alors qu'il s'assoit par terre, aussi près du rebord qu'il le peut. Il sait qu'il a interdiction de manger sur le matelas sous peine de retourner dormir sur son vieux hamac, risque qu'il ne se permettrait pas de prendre malgré l'envie pressante de se rouler contre son flan. À la place, il s'accroupit tout proche du visage ensommeillé, déçu de le découvrir tourné vers l'obscurité et non vers lui; il se contentera de la vision des mèches ébouriffées s'entortillant contre le cou nu, en se rassasiant du repas qu'il a rapporté avec lui à défaut d'autre chose.
C'est sa nouvelle activité préférée.
Torao dort comme s'il n'avait jamais dormi de toute sa vie. C'est assez amusant à contempler; la comparaison avec Zoro serait facile – la blague trop souvent faite ces derniers jours – mais les deux n'ont dans le fond absolument rien à voir. Son sabreur fait la sieste à toute heure de la journée, dans toutes les pièces du navire; mais, comme le dit Robin, s'il fallait choisir une personnification de l'expression ne dormir que d'un seul œil, alors pour sûr qu'il s'agirait de cet homme-là. Luffy est bien placé pour le savoir; combien de fois n'a-t-il pas testé les réflexes de son premier partenaire, à coup de grands plongeons dans la Grandline ou de batailles impromptues?
Non, Torao n'a franchement rien à voir.
Ça fait des jours que Torao dort et que Luffy l'observe. Il le scrute avec cette impatience qui le caractérise, retenant de sa poigne la plus ferme l'excitation qui monte – l'envie impérieuse de voir les yeux gris se planter dans les siens – mais pour rien au monde il ne priverait son compagnon de ces minutes de repos tant méritées.
Il sait que l'autre homme est plongé dans un sommeil profond à la manière dont ses cils s'agitent. Son corps est parfois secoué de ces étranges sursauts qui le saisissent tout entier, avant que son souffle ne retrouve son rythme lent et léger. Contrairement aux autres garçons, Torao ne ronfle pas. En fait, en dehors des cauchemars qui l'agitent parfois, il ne fait pas de bruits du tout. Mais de toute façon, les cauchemars, même s'il n'en fait plus beaucoup, le garçon au chapeau de paille en fait son affaire.
Pour une raison que Luffy ne saurait expliquer, l'observer est une activité qui le divertit particulièrement. La peau lisse de rides entre ses deux sourcils lui procure cette satisfaction immense qu'il trouve souvent dans ses loisirs préférés.
Il est content de s'assurer que les nuits de son compagnon sont longues et paisibles.
Et puis, au bout d'un long moment de contemplation presque silencieuse, ce que Luffy attend patiemment semble sur le point d'advenir; il lèche sur ses doigts les dernières miettes de son repas avant d'appuyer un genou sur le lit molletonné. Il passe son autre jambe par-dessus le corps chaleureux avec toute la délicatesse et la discrétion dont il a été doté à la naissance – c'est-à-dire tellement peu qu'il sent dans le moindre de ses muscles la tension qui le traverse quand il se redresse sur le matelas – avant de se pencher sur le visage contrarié par le sommeil qui s'échappe. Le frémissement de ses narines et le papillonnement de ses cils comme témoins immanquables du réveil imminent.
Après avoir fouillé l'obscurité de la pièce une poignée de secondes désorientées, les yeux gris finissent par tomber inévitablement dans les siens.
« Tu as bien dormi. »
Ce n'est pas une question, aussi Law décide qu'il n'a pas besoin de donner de réponse.
« Tu es trop près de mon visage. »
Sa voix du matin tire un large sourire à Luffy, qui se penche encore plus exagérément au-dessus de lui, glissant ses doigts contre le torse dénudé du plus âgé. Law vient essuyer du pouce le reste de confiture à la commissure de ses lèvres, avant de porter le sucre jusqu'aux siennes.
« Tout le monde est levé?
— Nami et Sanji oui. J'ai entendu Brook tout à l'heure. Je ne sais pas pour les autres. »
Le plus jeune finit par l'abandonner après quelques longues minutes de câlinage, car Law a l'explosivité musculaire d'un mollusque et Luffy trop d'énergie pour demeurer si longtemps dans un lit. Avec son départ ne retombe pas tout à fait le silence; le chirurgien peut distinguer les bruits caractéristiques de l'équipage qui s'active, dans les étages au-dessus de sa tête.
Il pourrait se lever et les rejoindre, mais Law préfère se pétrir dans la quiétude du matin; les doigts de Morphée s'étirent pour le ramener à lui et il s'y abandonne, encore une fois, sans résister.
Cette apathie investit son corps depuis des jours déjà; l'impression de n'être parfaitement éveillé qu'une poignée de minutes par jour est tenace, vertigineuse.
Il y a ce bourdonnement étrange et omniprésent, qui grille les pensées mortifères de l'ancien corsaire comme une guimauve au-dessus d'un feu de bois. Ils sont assis sur le pont en pleine nuit, autour d'un feu qui fait fondre la neige autour d'eux et les emprisonne dans un cocon de chaleur. Luffy triture son bras en riant trop fort aux blagues d'Usopp, contact prolongé de leur peau qui aurait tôt fait d'attiser son agacement mais qui, au contraire, le ferait presque ronronner. Il s'endort comme ça, sous les regards attendris mais dubitatifs, qui ne peuvent pas s'empêcher de superposer sur ce visage calme le souvenir de cette silhouette sombre combattant le sommeil, s'interdisant le moindre instant de relâchement.
Il ne compte plus le nombre de fois où Robin est venue le réveiller d'une main posée sur son bras, quand elle le surprend assoupi sur la chaise de la bibliothèque. Ou quand Chopper s'amuse de son incapacité à rester concentré, lorsqu'ils se retrouvent pour parler de médecine. Ou quand il part se coucher avant tout le monde après avoir décliné une compétition de boissons, sous les rires taquins de Nami et Zoro.
Par la force des choses, il rate l'escale tant attendue sur cette fameuse prochaine île. Personne ne lui fera remarquer.
Le temps passe et sa jauge de fatigue ne fait que se remplir et se remplir encore, jusqu'à presque déborder. C'est comme essayer de rattraper le sommeil de toute une vie: ce n'est pas possible.
Law a toujours entretenu une relation toxique avec le marchand de sable.
Alors les insomnies finissent par revenir, sans virulence, juste par habitude; et avec elles se lève enfin la brume qui s'était abattue sur sa vie.
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« Quelqu'un a vu l'escargophone ? »
Personne n'entend Nami la première fois; il faut dire que le pont est particulièrement animé en ce début d'après-midi et que le rhume des foins qu'elle se traîne depuis plusieurs jours lui fait passer l'envie d'élever la voix comme elle en a si souvent l'habitude. Elle rejoint Franky, allongé sur une chaise longue pour profiter du soleil qui pointe enfin de bout de son nez, après avoir jeté un regard circonspect à Chopper et Brook qui font les carpettes aux pieds de Sanji.
« Vous êtes complètement stupides ? s'agace le blond en mordant rageusement sa cigarette.
— De loin, on aurait vraiment dit que Zoro allait le découper en deux... »
La rousse écarte de la main la conversation incongrue qu'elle n'a pas envie d'essayer de décrypter pour s'asseoir sur une chaise et enrouler une troisième fois son écharpe autour de son cou.
« Je suis gelée rien qu'à les regarder.
— L'intensité de leurs efforts a l'air d'atténuer le froid polaire. Ça ne fait pas longtemps qu'ils se battent cependant, commente Robin, recluse derrière un gros livre d'archéologie, on en reparlera dans une demi-heure. »
Pour rien au monde Nami ne se livrerait à une activité pareille avec ce temps – s'entraîner torse-nu dans la neige, c'est bien une idée de garçons.
« Je vous jure, peste encore Sanji, venir débouler dans ma cuisine en catastrophe… j'en ai presque cassé un verre à pied. »
Le bruit caractéristique d'un zippo qui claque attire un instant le regard de la navigatrice.
« Tu disais, Nami-chérie?
— Quand est-ce qu'on a utilisé l'escargophone pour la dernière fois?
— Il a encore disparu? » S'élève la voix de Jinbe, quelque part à leur droite.
La conversation s'interrompt de nouveau alors qu'une altercation porte les deux sabreurs à proximité du reste de l'équipage, installé aux premières loges pour les observer.
« Zoro, je peux comprendre, mais Law? Ne peut s'empêcher de commenter Nami après un moment de contemplation. Comment il est parvenu à le convaincre?
— Avec très peu de subtilité, tu t'imagines bien, profite Usopp en se jetant dans la conversation. Il lui a sorti quelque chose comme (il prend un air ahuri qui calque l'expression du sabreur à la perfection) franchement Trafalgar, tu t'es vraiment pris un gigot en pleine tête? C'est moi ou tu te ramollis? Allons nous battre dans la neige comme des hommes – ou un truc du genre.
— Tu as rajouté la dernière phrase, non? » éclate de rire Jinbe (ce à quoi le canonnier répond d'un petit haussement de sourcil conspirateur – c'est pour la mise en scène).
Lorsque Zoro se propulse en avant, leur attention à tous revient sur les sabres qui s'entrechoquent, l'acclamation de Luffy accompagnant leur mouvement; Law a reçu pour consigne de ne pas recourir à son pouvoir, aussi se jette-t-il sur le côté pour parer l'attaque.
En termes de force pure, le brun sait qu'il ne peut pas l'emporter; son seul espoir, c'est la ruse. Il doit trouver un moyen de tourner la puissance de l'autre à son propre avantage. En décalant légèrement l'angle de sa lame, il jauge l'inertie de son adversaire, qui se retrouve plus en avant qu'il n'en avait l'intention, offrant sur son flanc gauche une ouverture au chirurgien. Plutôt que de frapper pourtant, Law profite de l'occasion pour protéger ses arrières; le revers qu'il évite lui prouve qu'il s'agissait du bon choix.
Le sourire carnassier de son vis-à-vis n'en devient que plus acéré, après ça. La neige crisse désagréablement à chacun de leurs pas, alors qu'ils décrivent un cercle parfait l'un en face de l'autre, tâtant le terrain et calmant la tension grimpée en flèche à cette interaction.
« Il ne peut pas être bien loin, reprend Franky, les escargophones sont comme tous les animaux, ils ont besoin de se nourrir.
— C'est bien ce qui m'inquiète, poursuit Sanji. À tous les coups, il est en train de taper dans les réserves, dans un recoin du garde-manger que je ne peux pas atteindre. »
Zoro glisse la paume de sa main sur le plat de sa lame, comme pour la débarrasser d'une énergie invisible à l'œil nu, ce qui tire une exclamation surprise au jeune médecin.
« Tu as vu Usopp, la couleur d'Enma a changé!
— Tu aurais pu frapper, déclare le vert en essuyant la sueur glacée sur son menton du revers de sa main.
— Et perdre un membre dans la manœuvre? Très peu pour moi. Je te laisse engager. »
Law invite à nouveau l'autre sabreur près de lui; les entrechoquements de leurs lames font remonter dans ses bras les vibrations de leur puissance contenue. Malgré l'agitation alentour, le chirurgien tente de se concentrer sur la voix de Kikoku, qu'il sent un peu étrangère sous sa poigne. Il essaie de s'aligner sur elle, comme on le lui a appris, mais le froid mordant commence à creuser son chemin dans sa chaire et dans ses os.
« Vous savez où je l'ai retrouvé, la dernière fois? Dans ma malle à vêtements! S'exaspère la navigatrice.
— En même temps avec ce qu'il endure ces derniers temps, je peux comprendre qu'il se soit caché quelque part, ajoute Franky avec une larme émue.
— … Tu veux dire qu'il fait la grève?
— Ce sont des êtres sensibles et capricieux. »
Un silence circonspect s'abat sur la petite assemblée, chacun s'abandonnant à diverses visualisations.
« C'est vrai que les sabres parlent? Sort Chopper après un moment.
— C'est du pipeau, affirme Usopp en croisant les bras, l'air résolu. Qui t'a fait croire ça?
— C'était toi.
— … Ah oui?
— On peut dire qu'ils parlent, en quelque sorte, commence Sanji avant de tirer longuement sur sa cigarette. Disons qu'ils ont une forme de personnalité et qu'ils savent faire ressentir leurs humeurs. L'intensité de leur caractère va aussi dépendre de la catégorie de lame, s'il s'agit d'un sabre maudit ou non… Ce n'est pas comme si les lames pouvaient véritablement parler, mais j'ai déjà entendu des sabreurs se vanter de pouvoir entendre des mots résonner dans leur tête. »
Zoro peste en manquant déraper sur une partie du pont transformée en pataugeoire par la neige fondue; il lance un regard mauvais à Robin qui laisse s'échapper un petit rire amusé.
« Après, les épéistes sont souvent portés sur l'alcool, alors discerner le vrai du faux dans ces rumeurs…
— T'en sais beaucoup sur les lames, le cuistot.
— Tu ne devrais pas te concentrer sur le fait de tenir sur tes deux jambes au lieu de nous écouter?
— La ferme, vous faites trop de bruit. En plus, ce n'est pas qu'une légende de vieux poivrots.
— Parce que tes sabres te parlent?
— Pas toujours. Mais Enma beaucoup trop. »
Luffy, Usopp et Chopper bondissent en avant à l'entente de cela.
« C'est vrai?!
— Ouais, une vraie mégère avec des ragots à n'en plus finir. Reprenons. »
Et sans préambule, l'escrimeur s'élance vers Law qui pare aussitôt l'assaut. Le tranchant de la lame de Zoro lui frôle la joue alors qu'il fait un faux mouvement en redressant Kikoku; la lourdeur de son sabre a toujours été une variable à prendre en compte et il constate avec dépit que son manque d'entraînement des dernières semaines a affaibli les muscles de ses bras. La chaleur dans son biceps se répand dans son épaule alors qu'il s'écarte de l'autre sabreur; le vert suit son mouvement, étudiant attentivement la façon dont il se positionne, probablement pour décider de quel angle attaquer la prochaine fois.
Leur danse se poursuit un moment dans un coin plus éloigné du pont.
« Tu crois qu'il raconte quoi comme proverbes, les sabres? Chuchote Usopp à Chopper.
— Je ne sais pas, des choses encourageantes? Pour se motiver?
— Hmmm… j'imagine plutôt de vieilles morales comme (il prend un air intellectuel en repoussant des lunettes imaginaires jusqu'en haut de son nez)… 'La langue bute toujours sur la dent qui fait mal' … ou 'Si quelqu'un t'a fait du mal, ne cherche pas à te venger. Va t'asseoir au bord de la rivière et bientôt tu verras son cadavre passer'...
— (le rire enfantin du médecin s'élève tout de suite après, alors qu'il se renverse sur le dos) Je ne sais pas si c'est drôle ou effrayant...
— Tu rigoles, Usopp, reprend Sanji en recrachant une volute de fumée vers le ciel blanc, mais on raconte que les lames maudites le sont souvent suite à une vengeance. Si les sabres peuvent vraiment parler, je pense que c'est un peu le genre de discours qu'ils pourraient tenir. »
Les ricanements sardoniques de Robin, juste derrière eux, arrêtent les deux trouillards dans leur hilarité et achèvent de les glacer complètement.
« Je n'aimerais pas les entendre me parler… reconnaît Chopper, ils doivent avoir des histoires horribles à raconter…
— Enma est une lame maudite comme l'était le Sandaï Kitetsu, poursuit le cuisinier, et Kikoku est une lame ensorcelée. Je me demande bien quelles malédictions leur sont associées.
— Pourquoi tu sais tout ça? »
Son sourcil en vrille se soulève d'un air mystérieux au-dessus de son seul œil visible, un sourire énigmatique étirant ses lèvres sous le regard méfiant du canonnier.
« C'est un secret.
— Ouais, te la joue pas…
— Torao! »
L'exclamation de Luffy attire l'attention de tout le monde sur la silhouette étendue de tout son long dans la poudreuse. Personne ne rigole vraiment parce qu'aucun d'entre eux n'a pu voir comment le chirurgien s'est retrouvé dans cette position; a-t-il glissé lamentablement? Est-ce la conséquence d'un nouvel assaut de leur bourrin de sabreur?
Quoiqu'il en soit, les débuts de sourire sont ravalés quand l'aura noire s'élève du corps toujours étalé dans la neige; chacun reprend sa conversation là où il l'avait laissée, comme si de rien n'était.
Le ciel blanc est trop agressif pour ses rétines, mais Law se force à garder les paupières ouvertes. Zoro plante la lame violette d'Enma dans la poudreuse, presque contre sa joue, attirant son regard sur la silhouette surplombante; Law n'aime pas l'expression qu'il a pour lui, alors qu'il se dresse au-dessus de son corps affaibli. L'impression qu'il perce de ses yeux la carapace de fierté dont il essaie tant bien que mal de se recouvrir lui est particulièrement désagréable.
« Tu manques de combativité, fait Zoro en lui tendant une main amicale. Ton nodachi le sent, c'est pour ça qu'il ne se laisse pas manipuler comme tu le souhaites.
— Es-tu en train de me dire que je ne fais pas honneur à ma lame?
— (à cela, les yeux du vert se plantent très sérieusement dans les siens) Je n'ai pas dit ça. Mais si c'est ce que tu comprends... (il l'aide à se redresser pourtant, jette un regard rapide au bras que le chirurgien masse inconsciemment).
— L'officière qui accompagnait Smoker-ya à Punk Hazard disait ce genre de choses. Je vais donc te répondre la même chose qu'à elle: je ne t'ai pas demandé de conseils.
— Je te vois bouillonner. Mais tu ne laisses pas cette énergie exploser. T'as peur de quoi? »
A cela, les mouvements de Law se stoppent net, le froncement sérieux de ses sourcils plus marqué encore.
« Fais attention à ce que tu dis, Zoro-ya. »
Le sabreur hausse les épaules en s'écartant, renouant son kimono autour de ses épaules. Il va pour s'en aller quand la voix de Law le retient.
« Demain, même heure. »
L'autre marque une pause, avant de sourire franchement.
« Tu vois quand tu veux. »
Lorsqu'ils s'éloignent l'un de l'autre pour s'avancer vers le reste de l'équipage, toutes les têtes curieuses se détournent d'un même mouvement, prétextant être plongés dans des conversations diverses et variées depuis un moment. Mais les deux hommes ne sont pas dupes et les coups d'œil appuyés que certains continuent de leur lancer par intermittences les font rire de façon désabusée.
Seul Luffy les regarde intensément, sans cesser de mâchouiller le morceau de viande qui lui sert de goûter.
« Allez, le spectacle est terminé. »
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Sous la douche, Law se rejoue la scène de leur entraînement ; malgré l'eau bouillante qui frappe sa nuque avec vigueur et délasse ses muscles endoloris, il a du mal à se détendre totalement.
Il ne peut pas en vouloir à Zoro de lui avoir fait cette remarque, même s'il aurait préféré qu'il s'abstienne. L'autre homme n'a pas tort, le chirurgien le sait bien ; il a senti la manière dont Kikoku opposait une résistance aux mouvements qu'il souhaitait lui faire prendre, comme si elle ne voulait pas lui obéir. Comme si elle lui en voulait. Elle aurait de quoi, il veut bien le reconnaître. Il savait dans quoi il s'embarquait, quand il a décidé de la faire sienne.
Kikoku est une lame qui aime baigner dans le sang.
Qu'il s'agisse de celui de ses ennemis ou de celui de ses patients, elle ne fait pas la fine bouche. Même si les effusions de violence se sont toujours faites rares, Law prenant soin d'éviter d'engager des combats inutiles, il a habitué son sabre à l'adrénaline de l'action, à la vie effrénée de pirate. Attendre ne lui coûte rien tant qu'elle obtient ce qu'elle veut à la fin; la promesse du sang versé au bout de leur course est suffisante pour apaiser sa faim, la traque comme amuse-bouche avant le grand festin. C'est ainsi qu'ils ont toujours fonctionné; c'est le pacte qu'il a accepté de passer.
L'arme parfaite pour une vengeance.
De quoi Law peut-il bien la nourrir, à présent? Elle qui devient chaque jour un peu plus lourde à porter?
Zoro a l'air de croire que demeure en lui une flamme ne demandant qu'à être attisée.
Et c'est vrai. Il suffirait d'un rien pour la faire repartir, tant ces dernières années ont été dédiées à l'entretenir. Mais s'il nourrit ce feu, l'incendie le consumera peut-être pour la dernière fois.
La Family lui a si bien appris à se servir de ce fuel pour avancer qu'il ne sait plus comment faire autrement. À force d'entendre Diamante lui rappeler pourquoi il devait s'entraîner à l'épée, à force de sentir sur lui le regard scrutateur de Joker tout au long de sa formation au combat, à force d'être abreuvé de conseils tous plus destructeurs les uns que les autres, à force de les voir préméditer et commettre les plus grands méfaits, il a si profondément, si naturellement adopté leur mentalité. Sans même se rendre compte qu'une fois adulte, il a appliqué à la lettre les mêmes méthodes, comme le bon élève qu'il est, pour les détruire à leur tour.
Il a passé tellement d'heures à suivre du regard la silhouette de leur leader, lorsqu'il marchait à l'avant pour les guider vers leur prochain combat, que les souvenirs lui reviennent par flashs. Il l'a observé tant de fois s'envoler depuis le pont du navire pour rejoindre la terre ferme; a contemplé chacune de ses cages de fils s'abattre au-dessus d'une terre à conquérir, la fébrilité enrobée de fascination à l'approche de leur victoire à venir; il s'est tellement entendu dire qu'il voulait lui ressembler…
La vérité, c'est que Law a beau avoir détesté Doffy plus que n'importe qui, il ne peut pas ignorer l'avoir admiré aussi.
Alors forcément, parmi les centaines de raisons qui ont pu pousser Corazon à le sortir du nid de vipères qu'était la Family, Law est persuadé que, juste après la nécessité de lui trouver un remède, vient la peur: la peur de voir advenir un deuxième Donquichotte Doflamingo. L'horreur de retrouver en lui son frère, chaque jour un peu plus.
Law pourrait se laisser aller à ce penchant qui lui sied si bien; retrouver ses bonnes vieilles habitudes, s'abandonner à nouveau corps et âme dans une vendetta qui ne serait jamais salvatrice. Mais s'il laissait sa colère éclatée comme à l'époque, qu'est-ce que cela dirait de lui? S'il n'a jamais totalement cessé de ressentir toutes ces émotions terribles, est-ce que ça veut dire que les efforts de Cora ont été vains?
Est-ce qu'une vengeance par amour le rend véritablement si différent de Doffy?
Le poing qu'il écrase contre le carrelage ravive la douleur dans ses chairs. Il réalise que ce n'est pas seulement le souvenir de Lami, celui de Corazon ou celui de ses parents dont il doit se séparer.
Il y a un dernier fantôme, autrement plus coriace, dont il doit se libérer.
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« Le même air au piano, tu m'as dit. »
Law hoche légèrement la tête, concentré sur les doigts osseux de Brook qui planent sur les touches en les effleurant à peine. Ils sont seuls dans le salon, l'un assis sur la banquette et l'autre debout derrière lui, attentif à ses moindres mouvements.
« Alors, où en était-on… fait-il en positionnant ses mains squelettiques, Ré… Fa… La... »
La mélodie qui s'entame fait remonter un frisson le long de son échine. Law sait qu'ils sont seuls et que personne n'osera venir les troubler, mais le regard circulaire qu'il lance au salon vide le rassérène. De toute façon, ce n'est pas comme si les autres membres d'équipage étaient incapables de deviner la teneur de leur réunion ici; l'isolation entre les pièces trop mauvaise pour que leur activité demeure bien longtemps secrète.
« Nous avions beaucoup travaillé sur le premier couplet avec Sanji-san, me le remémorer ne devrait pas être bien compliqué.
— J'allume le tone dial, alors?
— Je te prie. »
Une fois le coquillage enclenché, Law le dépose sur le dessus du piano à queue, dans l'expectative, tentant de chasser la boule d'appréhension qui se loge dans sa gorge. Le musicien laisse le métronome battre quelques interminables mesures avant de commencer.
La pluie dégringouline
sur les carreaux,
Le brouillard dessine
ses châteaux d'eau,
Il tombe des grêlines
blanches comme ta peau,
Ma belle Amandine...
« Restons bien au chaud, » murmure le chirurgien avant que Brook ne poursuive,
Restons bien au chaud.
La mélodie se fraie peu à peu un chemin entre les lattes du parquet pour remonter dans la chambre des filles, qui se figent dans leur routine du soir avant d'échanger un regard. Depuis l'atelier, Franky et Chopper reprennent les paroles à tue-tête dans un charabia approximatif, le renne agrippé aux épaules du charpentier qui l'entraîne dans sa danse endiablée. Sur le pont, Usopp, Luffy et Jinbe interrompent leur partie de cartes pour écouter attentivement, des sourires fleurissant sur leur lèvre alors que la ritournelle vient les enrober. Dans la cuisine, Zoro et Sanji chantonnent en débarrassant la table, leurs bras se frôlant entre chaque aller-retour.
Law, lui, n'a pas conscience de retenir son souffle.
Peut-être qu'aller au bout de cette musique lui permettra de se libérer.
Peut-être qu'elle est la clé.
Ce soir, si tu veux bien,
oublions le froid qu'il fait dehors,
Valsons, jusqu'au matin,
le feu tiendra jusqu'à l'aurore…
« Tu te souviens du reste? S'interrompt Brook.
— Juste la fin du refrain. Continue.
— Alors ça fait... »
Ce soir, si tu le veux,
oublions la pluie et son manège,
Valsons de notre mieux,
je te protège…
Les mêmes derniers accords tournent en boucle pendant plusieurs minutes, alors que les deux pirates contemplent l'ampleur de la tâche – les limites insondables de leur mémoire.
« On n'est pas obligé de travailler de façon linéaire, on peut avancer sur le second refrain, revenir en arrière, recommencer... »
Lorsqu'aucune réponse ne lui vient, Brook reprend la dernière partie du refrain une nouvelle fois, comme pour mieux se l'approprier.
Ce soir, si tu le veux,
oublions la pluie et son manège,
Valsons de notre mieux,
je te protège.
S'agit-il du passage préféré de sa mère? Il semble à Law qu'elle s'appesantissait toujours plus quand venait cette partie de la chanson – qu'elle y mettait une plus grande émotion. Elle avait l'habitude de jouer pour leur père, à la nuit tombée, quand elle pensait que Lami et lui dormaient à poings fermés. Il n'en était rien, bien sûr – galvanisé par l'illégalité de leurs actions (exagération propre à l'enfance), ils descendaient les marches à pas de loups pour venir se presser l'un contre l'autre dans l'embrasure de la porte. Là, au chaud sous une couverture, Lami se battait pour ne pas fermer les yeux tandis que Law se gorgeait de la vue de leur mère, au milieu du salon, performant la chanson avec une mélancolie qu'il ne lui connaissait pas.
Est-ce que son père chantait, lui aussi? Peut-être que oui. Sûrement. Il ne sait plus.
Et puis, une fulgurance de Brook le tire de son songe, vient faire tambouriner trop fort le cœur du chirurgien contre sa cage thoracique.
La pluie nous emprisonne…
À l'intérieur,
L'orage m'embourdonne...
« Mais n'ayons pas peur... » prononce-t-il d'une voix qu'il ne reconnaît pas.
Le squelette hoche positivement la tête, appréciatif de cette proposition, avant de répéter en chœur,
Mais n'ayons pas peur,
« Le feu crépitonne, dans nos deux cœurs… fait la voix de sa mère, dans le lointain.
— Rien ni personne ne nous fait peur...
— Parfait! Brillant! S'enchante Brook, qui reprend le refrain une nouvelle fois, goûtant la sonorité du texte entier sur le bout de sa langue, je crois que nous tenons le bon bout! »
Lorsqu'il relève ses orbites vides vers le chirurgien, il comprend qu'il s'est laissé emporter par le moment à l'expression malade de l'autre pirate.
« On peut s'arrêter là, je commence à fatiguer! » offre-t-il avec un sourire compatissant.
Law ne souligne pas la petite pirouette du musicien – trop soulagé de ne pas avoir à se justifier – avant de s'échapper du salon sans se faire prier.
. .
La mélodie tourne encore dans l'air quand la nuit s'abat complètement. Adossé à la tête de lit, Law gribouille sans réfléchir dans son carnet, seulement éclairé par la lampe de chevet près de lui. Il a écrit le début de la chanson tout à l'heure, avec l'espoir qu'elle finirait par s'en aller d'elle-même s'il l'exorcisait sur le papier; au contraire, elle résonne dans son crâne sans discontinuer, inlassable rengaine qu'il pensait avoir réussi à dompter. L'envie de vomir, latente, lui serre l'estomac; mais c'est une sensation fantôme qu'il arrive à ignorer la plupart du temps. Il a d'autres distractions pour l'y aider.
Emmitouflé sous la couverture, Luffy baragouine dans son sommeil un truc inintelligible, à propos d'un tigre géant particulièrement coriace (Law a du mal à déterminer s'il rêve de l'affrontement ou d'en faire son repas, ou les deux à la fois); il l'observe jeter ses bras en l'air par intermittence, avant qu'ils ne retombent mollement sur le matelas sous l'effet de la gravité. Le chirurgien attend patiemment qu'il s'enfonce à nouveau dans son sommeil paradoxal en lui caressant les cheveux.
Il le regarde mâchonner quelque chose d'invisible, l'un des nombreux mets imaginaires qui peuplent certainement ses rêves, avant que sa voix pâteuse de fatigue ne s'élève.
« La lumière, Torao…
— Elle te dérange? »
Sa bouille se froisse d'incompréhension, dessinant des milliers de petits plis autour de ses yeux résolument clos, avant qu'il ne reprenne.
« Non… je dois la manger… »
La réplique tire un début de rire au chirurgien, qui décide de rentrer dans le jeu de son compagnon pour passer le temps. Ce n'est pas la première fois qu'ils conversent de la sorte; vu le nombre de nuits que Luffy passe avec Morphée en abandonnant Law à la torpeur du réel, c'est même devenu une habitude – une habitude fraîchement retrouvée. Les discussions sont toujours divertissantes du point de vue du chirurgien, bien qu'elles soient souvent très courtes.
Ce sont des étincelles de plaisir dans l'atonie du soir, alors il les déguste toujours sans se priver.
« La lumière ne se mange pas.
— Si… avec de la sauce tatiski…
— Tzatsiki... » ne peut pas s'empêcher de le corriger Law.
Le brun, visiblement vexé, grommelle à nouveau quelque chose d'incompréhensible avant de se retourner pour serrer très fort dans ses bras l'oreiller calé sous sa tête.
« Chhhh… Tu parles trop... »
— Si tu le dis... »
Il éteint malgré tout la lumière de sa lampe, pour éviter au plus jeune d'émerger complètement; s'offrant néanmoins le plaisir de le contempler un dernier instant, alors que le sommeil termine de lisser les traits doux de son visage.
Dans l'obscurité, Law écoute la respiration paisible en essayant de calquer la sienne sur son rythme; ça le berce un moment avant qu'il ne réalise un peu bêtement à quel point il est fichu. À quel point il s'est entiché de l'autre jusqu'à s'en intoxiquer. Et qu'il n'y aura pas de retour en arrière. Ça le terrifie un peu, ce trou béant qui s'ouvre dans son ventre; il n'ose imaginer ce qui adviendrait de lui s'il devait le perdre, lui aussi.
Deux ans plus tôt, il l'avait sauvé sur un coup de tête à Marineford. Un peu comme l'avait fait Cora-san pour lui. Est-ce que ça enlevait de la valeur à leur geste?
À la ferveur du sentiment qui l'étreint, il n'y a pas de doute.
La symbolique est bien trop belle.
« Si je ferme les yeux et que je les retrouve en rêve, qu'est-ce que je vais leur dire? »
Le marmonnement concentré de Luffy lui fait croire à une réponse qui ne viendra pourtant pas.
Mais de toute façon, ce soir, Law devine que le marchand de sable ne le visitera pas.
. .
Lorsqu'il revient dans le salon, l'ambiance du milieu de la nuit a quelque chose d'irréel ; le piano à queue patiente dans le silence, échoué au milieu de la pièce comme une vieille ruine centenaire, abandonnée mais intacte, n'attendant qu'à être découverte. Il tire la banquette aussi délicatement que possible avant de s'y asseoir et contemple un long moment le contraste de ses doigts fins sur les touches d'ivoire.
Il ne sait pas jouer aussi bien que Brook, mais ça ne coûte rien d'essayer.
Évidemment, le premier couplet lui vient sans résister.
La pluie dégringouline
sur les carreaux,
Le brouillard dessine
des châteaux d'eau,
Il tombe des grêlines
blanches comme ta peau,
Ma belle Amandine
restons bien au chaud,
L'impression tenace que sa mère l'observe silencieusement, debout derrière lui, lui serre le cœur et fait remonter de son ventre une boule de chagrin qui se loge dans sa gorge. Mais les notes qui s'enchaînent délient un peu sa douleur, à mesure que les paroles lui reviennent.
Pour une fois, peut-être qu'il pourra voir leurs visages autrement que dans un cauchemar.
Ce soir, si tu veux bien,
oublions le froid qu'il fait dehors,
Valsons, jusqu'au matin,
le feu tiendra jusqu'à l'aurore,
Ce soir, si tu le veux,
oublions la pluie et son manège,
Valsons de notre mieux,
je te protège,
Il en est sûr, maintenant; son père chantait.
Debout derrière sa mère, ses grandes mains chaudes massant ses épaules, l'accompagnant chaque fois que sa voix se permettait de la trahir. La serrant dans ses bras de cette étreinte réconfortante, de celles qui rendent invincibles, de celles qui font oublier que l'avenir est incertain, de celles qui veulent dire tout va bien – des étreintes dont Law avait jusque-là oublié la puissance. Des étreintes dont il ressent cruellement le manque.
La pluie nous emprisonne
à l'intérieur,
L'orage m'embourdonne
mais n'ayons pas peur,
Le feu crépitonne
dans nos deux cœurs,
Rien ni personne
ne nous fait peur.
La chanson n'est pas censée être aussi triste. Ce n'est en fait qu'une berceuse enfantine, fredonnée au-dessus des couffins, pour apaiser les fièvres et faire sourire les bambins. Une mélodie stupide et sans profondeur, que les enfants de North Blue des générations plus anciennes apprenaient à l'école. Une ritournelle désuète, de celles qui ressurgissent par inadvertance, au détour de bavardages nostalgiques à propos de l'enfance.
Peut-être que Baby 5 la chantait quand Dellinger refusait de faire ses nuits. Ou peut-être que c'était Jora, avec ses piètres talents de cantatrice. Peut-être avaient-ils réveillé plusieurs fois Doffy au milieu de la nuit à cause de ce capharnaüm; peut-être que chanter était devenu interdit passé une certaine heure.
Peut-être que Corazon l'avait murmuré contre son oreille, un soir où la maladie le maintenait dans l'interstice, entre lucidité et inconscience.
Peut-être que Law l'avait fredonné pendant que Sachi et Penguin se remettaient de leurs blessures, après cette attaque de sanglier et cette première opération, devenue étrangement le ciment de leur relation.
Et puis finalement, peut-être Law l'avait-il effacée de sa mémoire en quittant Swallow Island pour Grandline; l'adolescence pour l'âge adulte. Ou peut-être était-ce un peu avant – lorsque, par hasard, il avait lu les nouvelles dans le journal. Lorsque la vengeance s'était rappelée à lui.
Ce soir, si tu veux bien,
oublions le froid qu'il fait dehors,
Valsons, jusqu'au matin,
le feu tiendra jusqu'à l'aurore.
Ce soir, si tu le veux,
oublions la pluie et son manège,
Valsons de notre mieux,
je te protège…
Law s'interrompt tout net, incapable de poursuivre; il ramène son front contre le rebord du piano, ses poings durement fermés contre ses paupières closes, jusqu'à se faire mal.
Il ne peut pas s'y résoudre. Il ne veut pas la finir.
S'il se souvient du reste, ne risquent-ils pas tous de partir ?
.
NB : Objectif : finir cette histoire avant 2025. Souhaitez-moi bonne chance. Si vous saviez comme j'ai hâte d'arriver au moment que j'attends depuis siiii longtemps. Ca fait plus de 5 ans que j'ai commencé cette histoire, il est temps d'y mettre un point final. Merci d'avoir lu et on se retrouve vite (j'espère) pour le prochain chapitre !
Réponses aux reviews anonymes :
Guest : Merci pour tous ces gentils compliments, ils m'ont donné un sourire énorme et, honnêtement, ça me remotive pour reprendre et finir cette histoire. Je suis ravie que ça te plaise malgré l'ambiance pesante des derniers chapitres. Je n'avais pas du tout l'intention à la base de plonger autant en profondeur dans les traumatismes de Law - tout en, paradoxalement, souhaitant dresser un portrait plus ou moins fidèle de sa personnalité - j'étais clairement dans le déni. Mais j'ai quand même essayé de conserver une part de positivité dans cette histoire, parce que j'ai aussi envie de voir Law aller mieux. Seulement, c'est loin d'être un chemin linéaire et, comme tu le dis si bien, Law est devenu son propre bourreau. Je suis contente aussi que les différentes relations avec les membres d'équipage te plaisent et que le tout te semble cohérent avec leurs caractères ! Et si tu repasses par là, j'espère que ce chapitre t'a plu tout autant !
Teaser : Chapitre 19, Luffy.
