– 18 –
Voler (à bord de) l'Aile rouge.
Pendant trois jours, Nasir et Lucy voyagèrent vers le nord, finirent par abandonner le tout-terrain, dont le réservoir était définitivement vide, et poursuivirent leur chemin à pied. Quand ils virent l'avion, au fuselage jaune orné de la cocarde britannique, se poser sur le plateau du Hadj, ils se dirigèrent dans cette direction. Leur espoir, toutefois, s'évanouit brutalement lorsque le guerrier baloutche repéra les parachutistes impériaux...
Le reste de l'histoire, Blake et Mortimer pouvaient la deviner, à défaut de la connaître. Lucy garda pour elle certains détails – bien entendu. L'écossais n'avait certainement pas besoin de savoir, par exemple, qu'elle avait vu dans les landes autour de Scaw-Fell toutes les nuances de vert de ses yeux... ou que l'or chaud du sable du désert lui avait rappelé les reflets fauves de ses cheveux...
La jeune femme acheva donc son récit, les mains sur ses genoux, jambes repliées contre sa poitrine. Sa voix n'était plus qu'un mince filet éraillé ; Mortimer lui servit une tasse d'eau, qu'elle accepta avec un faible sourire.
– Je ne sais pas ce qui est advenu des autres, dit-elle après avoir bu une gorgée. J'ai honte de les avoir laissés à leur sort... de les avoir abandonnés.
– Ne dis pas ça, Lucy... l'interrompit Blake. Je n'ose imaginer ce qui aurait pu se passer : tu aurais pu être capturée, ou pire encore.
– Et Nasir a raison, ajouta Mortimer. À vous deux, vous n'auriez certainement rien pu faire devant tout un escadron de soldats de l'Empire...
Un peu rassérénée par leurs paroles, la jeune femme se sentit légèrement mieux.
Ils purent se reposer encore quelques heures avant que le ciel ne s'enflamme, rongé peu à peu par des lueurs rouges, orange et or. Ils rangèrent rapidement leur petit bivouac puis, à la faveur de la pénombre grandissante, Nasir et Blake, en éclaireurs, s'engagèrent les premiers sur le sentier à flanc de roche. Mortimer et Lucy reçurent pour instruction de ne commencer à descendre que dix minutes plus tard.
L'écossais se retrouva donc seul avec la jeune femme... et il n'aima pas le silence presque gêné qui s'était tout à coup installé entre eux. Lucy ajustait son châle sur ses épaules, triturait les manches de sa tunique et les tirait vers ses poignets, au risque de se griffer la peau. Ce geste machinal, réalisa alors Mortimer avec surprise, n'avait-elle pas, pendant longtemps, cessé de le faire ? Comme si la jeune femme, grâce à la présence de l'écossais, avait été... apaisée.
Jusqu'à la veille de son départ de Scaw-Fell.
Mortimer se leva, s'approcha de Lucy, saisit très doucement ses mains entre les siennes.
– Ne faites pas ça. Vous allez vous faire mal.
– Oh, je... bien sûr. Excusez-moi.
– De quoi ? fit l'écossais. Vous n'avez aucune raison d'être désolée ou d'avoir honte de ce qui fait partie de vous, Lucy. Et jamais je ne pourrais vous tenir rigueur d'une telle chose.
Elle ne sut que répondre, touchée au plus profond d'elle-même par la sincérité dans la voix de Mortimer, et par ses mots.
– Ce serait plutôt à moi de vous présenter mes excuses, en réalité.
– Pardon ?
– De vous avoir laissé penser, ne serait-ce qu'une seule seconde, que je pouvais avoir honte de vous.
Surprise, elle leva son regard vers le sien, et le scruta un long moment. Dans les rayons du couchant, ses yeux prenaient des nuances d'or en fusion. Elle sourit... imprimant cette légère fossette au coin de sa bouche. Cela donna à Mortimer l'impression de voir apparaître enfin le soleil après une longue matinée brumeuse. Bonté divine, que cette femme est belle ! Il espéra que Lucy, à contre jour, ne le verrait pas rougir... ou qu'elle penserait à un coup de soleil. Lui et sa fichue peau de roux...
– Si nous y allions ? dit l'écossais d'un ton joyeux, en offrant son bras à la jeune femme médusée. Il ne faudrait pas être en retard...
oooOOOooo
Une nuit d'encre était tombée lorsqu'ils parvinrent au sommet du plateau du Hadj. Nasir, aussi silencieux et mortel qu'une ombre, et armé de son seul khanjar*, se chargeait des sentinelles ; la dernière s'écroula sans un bruit, quand le poignard du guerrier baloutche vint se ficher, dans un chuintement funeste, entre ses omoplates. La plaine herbeuse était désormais baignée de l'éclat d'argent de la lune. Le quatuor courut se mettre à couvert sous le fuselage de l'Aile rouge.
– Enlevez les camouflages ! dit Blake qui posait le pied sur l'échelle de la rampe arrière. Moi je m'occupe du moteur...
– All right.
D'un simple coup d'œil cependant, Mortimer vit que les filets, attachés à des poteaux de bois enfoncés dans la terre, ne leur poseraient pas de difficultés. Il se tourna vers Lucy, qui avait tiré le sgian-dubh à sa cheville et commençait à couper l'un des épais filins.
– Nasir et moi devrions nous en sortir avec ces cordes, lui affirma-t-il. Francis pourrait cependant avoir besoin de votre expertise en mécanique aéronautique...
– Compris, j'y vais.
La jeune femme lui tendit le sgian-dubh, poignée en avant, escalada les barreaux de l'échelle et s'engouffra dans l'Aile rouge.
Il lui fallut un bref moment pour s'accoutumer à la pénombre dans le ventre de l'appareil. La verrière du poste de pilotage diffusait une clarté lunaire, presque fantastique, sur laquelle se découpaient des ombres. Lucy détecta un mouvement devant elle, quelque chose qui se déplaçait en silence.
– Francis ? héla-t-elle.
À l'appel de son nom, Blake se retourna. Il vit la tête grimaçante d'un asiatique devant lui, trop près... et un étau féroce se referma sur sa gorge, comprimant sa trachée. Des étoiles noires ne tardèrent pas à envahir son champ de vision. Dans un effort désespéré, Blake tenta d'écarter les bras de son assaillant, de le frapper au visage ou au torse, mais son adversaire esquiva avec un ricanement moqueur.
Lucy, sans perdre une seconde, s'élança, et sauta sur le dos de l'asiatique, lui enserrant le cou de toutes ses forces. Le soldat lâcha un cri de stupéfaction et relâcha son étreinte sur le capitaine, qui s'effondra en toussant contre le tableau de commandes. Un réflexe fulgurant poussa l'asiatique à se projeter vers l'arrière ; Lucy percuta l'acier de la carlingue avec violence et poussa un glapissement, de douleur et de surprise mêlées, mais ne lâcha pas prise. Le soldat se jeta encore contre la paroi de l'Aile rouge ; Lucy heurta la tôle avec un bruit creux. Ses poumons se vidèrent et la jeune femme sentit cette fois son étreinte faiblir. L'asiatique en profita pour replier ses bras vers elle. Il griffa d'abord le coton de sa tunique, parvint à saisir la mécanicienne au-dessus des coudes, la déséquilibra en lui fauchant la jambe du pied, pivota, et d'une brusque virevolte, fit rudement basculer la jeune femme par-dessus son épaule. Elle atterrit sur le dos avec un hoquet douloureux.
– Lucy... ! s'écria Blake d'une voix rauque.
Reprenant ses esprits, il s'appuya sur le fauteuil du pilote, se redressa et sortit du cockpit pour lui venir en aide.
– Occupe-toi plutôt de faire démarrer ce fichu moteur pendant que...
Sans lui laisser l'occasion d'achever sa phrase, l'asiatique lui bloqua les bras de ses genoux et pressa son bras contre sa gorge, son visage au sourire perfide tout près du sien. Lucy suffoqua.
Mais soudain, Nasir, alerté par les bruits de lutte et les cris, jaillit de l'obscurité et fondit sur l'asiatique, le soulevant avec une vigueur phénoménale ; la jeune femme, libérée de ce poids écrasant, reprit une inspiration sifflante. Le soldat, rompu aux arts martiaux, se servit de la force de son adversaire pour la retourner contre lui, se laissa rouler sur le dos, enfonça ses pieds dans l'estomac de Nasir, qui tomba violemment sur l'épaule. Le guerrier baloutche étouffa un cri de douleur. Et avant que l'asiatique n'ait eu le temps de se relever, Mortimer surgit à son tour et le saisit par le col de son uniforme ; Lucy vit l'écossais asséner au soldat un uppercut foudroyant, avant de lui administrer un puissant crochet du droit qui l'envoya valser au sol. Assommé, l'asiatique ne se releva pas.
C'est alors que Blake actionna la commande de démarrage des réacteurs. Ceux-ci se mirent en route en ronronnant doucement, gagnèrent de la puissance, puis vrombirent. En relevant la tête, le capitaine aperçut, à travers la verrière, un groupe de soldats qui, alertés par la mise en route des moteurs, se mettaient à courir dans la direction de l'Aile rouge.
– Une patrouille ! alerta Blake. Tenez-vous prêts !
Mortimer et Nasir firent rouler l'asiatique évanoui par-dessus bord, fermèrent la trappe arrière tandis que le pilote émérite de la RAF déverrouillait le système de blocage des roues et inclinait doucement un levier. L'avion tangua, commença à rouler sur l'herbe, prit de la vitesse, arracha les derniers filets de camouflage ; ses propulseurs rugissant de concert, l'aéronef accéléra encore... alors Blake, tirant le manche vers lui, fit décoller l'Aile rouge.
oooOOOooo
– Rien de cassé ? s'inquiéta Mortimer en offrant son bras à Lucy pour l'aider à se relever.
L'aéronef poursuivait sa progression vers le ciel ; les nuages s'effilochaient contre la verrière, et bientôt, l'Aile rouge se retrouva au-dessus des nébulosités, nimbées de l'éclat d'argent sélénite.
– J'en suis quitte pour quelques ecchymoses... grommela la jeune femme. Et un bon mal de dos !
Elle cambra les reins, les mains sur les hanches.
– J'ai l'impression d'être Mathusalem dans un de ses mauvais jours...
– Tu ne vas pas te plaindre alors que deux vaillants chevaliers sont venus à ta rescousse, ma chère Lucy ? ironisa Blake du poste de pilotage.
– Ôte-moi d'un doute, mon cher Francis, rétorqua la jeune femme sur le même ton, qui donc est venu à ta rescousse ?
– Je l'admets volontiers... et je t'en remercie. Cependant, tu étais loin d'incarner la fine fleur de la chevalerie, pendue ainsi au cou de ton adversaire...
– Je te prie d'accepter toutes mes excuses pour cet inacceptable manque de grâce... je devais probablement être trop appliquée à décrocher « mon » adversaire de ton cou...
Si Mortimer, qui suivait cet échange d'amabilités complices avec intérêt, éclata de rire, celui de Nasir fut plus feutré, tout en retenue... et s'acheva par une grimace de souffrance.
– Nasir ! s'exclama l'écossais avec une sollicitude inquiète. Mais vous êtes blessé... ?!
Le guerrier tenait son bras gauche replié contre son torse et avait posé son autre main sur son épaule.
– Rien de grave, Sahib, tenta-t-il pour le rassurer. Une simple épaule démise.
Il parlait cependant d'une voix blanche, et la douleur était telle qu'un voile de sueur lui couvrait le front et les tempes. Mortimer l'obligea à écarter sa main : l'articulation de l'épaule semblait déformée de façon impossible, l'os saillait sous la peau, comme s'il s'apprêtait à la déchirer.
– Il faudrait la remettre en place tout de suite, avant que vos muscles ne soient trop enflés et tirent sur votre épaule... mais pour être honnête, je risque de vous casser le bras plutôt qu'autre chose...
– Je m'en charge, dit Lucy.
Abasourdis, les deux hommes la contemplèrent un instant.
– Qu'allez-vous imaginer ? s'amusa-t-elle devant leurs mines catastrophées. Je parlais de lui remettre l'épaule en place, pas de lui casser le bras !
– Vous pouvez lui faire confiance, messieurs, intervint Blake. Lucy a déjà observé le médecin procéder une fois à une réduction de luxation de l'épaule d'Henry, l'un de ses frères.
– De toi aussi, triple buse, que je sache... soupira la jeune femme d'un air faussement blasé. Et pas qu'une fois... !
Du poste de pilotage leur parvint le rire joyeux du capitaine Blake. Nasir pencha la tête, en un geste d'acquiescement empreint de confiance ; Lucy saisit son poignet et le leva en fléchissant le bras pour remettre l'os dans son axe. Elle plia son coude, le souleva et le poussa d'un coup sec. Il y eut un petit craquement sourd. Un large sourire éclaira le visage du guerrier baloutche quand la douleur reflua d'un coup. Il fit jouer son bras, toute sa souplesse revenue, puis s'inclina avec respect devant la jeune femme.
– Merci, Mem-Sahib.
– Philip, héla le capitaine, vous plairait-il d'apprendre à piloter l'Aile rouge d'Olrik ?
– Mais avec grand plaisir !
L'écossais adressa à Lucy un regard étrange – mêlant estime, admiration et un brin d'incrédulité – et alla se glisser dans le second siège du cockpit.
oooOOOooo
Quelques heures plus tard, l'Aile rouge survolait le désert sous un ciel uniformément bleu. Le soleil resplendissait. Lucy et Nasir avaient déniché des couchettes escamotables, probablement prévues pour des missions de longue durée, derrière le poste de pilotage ; les quatre membres d'équipage se reposaient donc à tour de rôle. L'écossais, seul aux commandes de l'avion après une bonne heure d'un sommeil revigorant, songeait toutefois que Lucy se réveillerait probablement de fort méchante humeur... lorsqu'elle réaliserait que les trois hommes l'avaient, à dessein et d'un accord tacite, laissée dormir tout son soûl !
Blake, baillant discrètement, le rejoignit dans le cockpit.
– Hello, Philip ! Je crois que cette sieste m'a requinqué...
– Hello ! Vous avez en effet meilleure mine, old chap. Nous survolons en ce moment le désert entre Panjgur et Turbat. Si tout va bien, d'ici une heure, nous...
Il s'interrompit quand il distingua, en contrebas, une file de minuscules marques noires qui se déplaçaient, telle une colonie de fourmis, dessinant comme des virgules sur le sable couleur de miel.
– Tiens, une troupe en marche... Voyons ça d'un peu plus près...
Mortimer poussa légèrement le manche de l'Aile rouge et amorça une descente tout en souplesse, avant de redresser, à quelques milles au-dessus du sol. L'ombre de l'aéronef se profila sur le sable, frôla une dune, dépassa la file de points mobiles.
– Un bataillon du Makran ! réalisa Nasir avec enthousiasme.
Tout à coup, une sourde détonation fit brutalement tressaillir l'Aile rouge, dont le manche vibra avec force entre les mains de Mortimer.
– Damned ! s'exclama-t-il. Ils nous tirent dessus ?!
Un choc creux, suivi d'un juron en gallois, lui parvinrent de l'arrière du cockpit.
– Qu'est-ce qui leur prend, à ces bougres ? fit Mortimer en redressant l'Aile rouge.
– Vous oubliez que nous portons les insignes de l'Empire, ironisa Blake.
Lucy apparut alors dans le poste de pilotage en se frottant le crâne ; ses yeux lançaient des éclairs furieux. Oh-oh, se dit l'écossais avec humour.
– En voilà une manière peu élégante de réveiller une dame ! ronchonna la jeune femme.
Elle n'eut pas le temps de réaliser qu'elle avait dormi bien plus longtemps que les trois hommes ; un premier turboréacteur toussota, puis s'arrêta complètement, déstabilisant l'aéronef, envoyant valser la jeune femme contre le siège de l'écossais. Si Nasir ne l'avait pas retenue, elle aurait durement heurté la structure de métal de la tête.
– Goddam ! La panne !
Ses réflexes de pilote émérite poussèrent Blake à bondir dans le fauteuil du copilote.
– Le moteur ne redémarre pas, analysa-t-il avec sang-froid. Il va falloir atterrir... Lucy, Nasir, accrochez-vous, cela risque de secouer un peu... ! Philip, tâchez de stabiliser l'Aile rouge !
Mortimer réagit aussitôt et imprima un mouvement de rotation au manche, en y appliquant toute sa force. Blake, de son côté, manipulait leviers et commandes, actionnait certains boutons, tentait de redémarrer le réacteur. Des signaux lumineux éclairèrent le tableau de bord. L'aéronef perdit de la vitesse, un deuxième moteur cala...
Et l'Aile rouge décrocha subitement, piqua du nez, plongea vers le sol.
Lucy poussa un cri d'effroi.
– Redresse-toi, bon sang ! exhorta l'écossais entre ses dents. Redresse-toi !
– Ne tirez pas sur le manche ! s'exclama Blake. Poussez dessus !
Pour retrouver une incidence inférieure à celle du décrochage ! réfléchit Mortimer à toute vitesse. Évidemment !
Mais le conseil de Blake arrivait trop tard : l'écossais voyait la terre se rapprocher de plus en plus vite. Les instruments de vol, affolés, tournaient dans tous les sens. Blake enclencha la sortie des trains d'atterrissage, Mortimer réussit au dernier moment à redresser un peu la trajectoire...
L'Aile rouge percuta le sol. Toute la structure craqua, grinça, crissa, dans un affreux écho de tôle froissée. Une pluie de sable et de cailloux crépita sur la carlingue...
Puis ce fut le silence.
oooOOOooo
* khanjar : poignard traditionnel baloutche
