Hello! Nous voici parvenus à peu près au milieu de l'aventure... Ne vous étonnez pas si, à la fin de ce chapitre, vous constatez un écart chronologique par rapport à l'œuvre originale de Jacobs ; je m'en expliquerai la prochaine fois, afin de ne pas vous gâcher le plaisir !
Bonne lecture, donc ! N'hésitez pas à laisser un commentaire :)

22 –

Instinct de survie.

La toile d'un auvent amortit sa chute, l'étoffe plia, avant de se fendre ; Lucy atterrit rudement sur les pavés de la ruelle. Étourdie, le souffle court, elle roula sur le côté avec un gémissement, s'appuya sur les mains et les genoux pour se relever. Au-dessus d'elle, sur le toit, Blake dénoua son turban et en enroula une extrémité autour de sa taille, exécuta un nœud solide, et tendit la corde ainsi improvisée à Mortimer.

– Vite ! Aidez-moi à descendre !

L'écossais allait s'exécuter, quand un bruit de moteurs l'arrêta net.

– Quelqu'un arrive ! s'écria-t-il.

D'un geste brusque, il obligea son ami à s'étendre dans la poussière, et se jeta lui-même à plat ventre près de lui, les dissimulant tous les deux derrière le rebord de la terrasse, pendant que le vrombissement se rapprochait, devenait assourdissant. Les pneus claquaient et vibraient sur les pavés. Mortimer voulut prévenir Lucy, mais la jeune femme, guidée par l'instinct, s'était déjà coulée dans l'embrasure d'une porte, au moment où trois jeeps lancées à vive allure apparaissaient au coin de la ruelle.

Dans le véhicule de tête, un officier impérial aperçut l'étoffe déchirée de l'auvent, sa charpente de bois brisée, et lança un cri d'alerte ; aussitôt, le convoi ralentit et s'immobilisa, à quelques mètres seulement de Lucy. L'homme donna des ordres d'un ton sec, des soldats descendirent rapidement, se dispersèrent, inspectant les rues. Deux d'entre eux, arme au poing, s'engouffrèrent par la porte que protégeait l'auvent. Resté près des jeeps, l'officier profita de cet instant de répit et alluma une cigarette. Blake jura tout bas – sa cousine risquait d'être repérée à tout moment, mais Mortimer et lui, pris au piège, ne pourraient venir à bout de la dizaine de soldats, probablement envoyés fermer la porte est de la ville. Et ce n'était plus qu'une question de minutes avant que les soldats parviennent sur le toit et les découvrent ! Quant à l'officier, accoudé à la calandre d'une des jeeps, de l'autre côté de la ruelle, il était trop loin pour que le capitaine puisse l'assommer en se laissant tomber de la terrasse...

Lucy avait dû se rendre compte de la situation désespérée des deux hommes, coincés là-haut, car lorsque Blake risqua un coup d'œil par-dessus le rebord du toit, il repéra un morceau d'étoffe bleu profond, qui disparaissait sous le châssis du véhicule le plus proche. La jeune femme profitait de sa relative liberté de mouvement pour agir.

Blake et Mortimer virent Lucy ramper sous la seconde voiture, tout en surveillant du coin de l'œil l'officier qui lui tournait heureusement le dos. L'écossais aperçut un objet brillant dans la main de la jeune femme. Elle utilise le sgian-dubh pour sectionner les tuyaux de carburant, songea-t-il avec une admiration teintée d'une sourde inquiétude.

– Elle est en train de saboter les jeeps ! souffla l'écossais.

– Non... poursuivit Blake. Je la connais, elle ne se contentera pas de les ralentir. Elle sait que cela ne suffira pas pour nous sauver : elle veut créer une diversion !

L'officier acheva sa cigarette et écrasa distraitement son mégot d'un coup de botte sur les pavés, avant de s'éloigner de la jeep. C'est le moment que choisit Lucy pour se glisser hors de sa cachette et grimper furtivement dans l'habitacle.

En un instant, elle avait démarré le véhicule. Le moteur rugit férocement ; le bruit se répercuta entre les murs de la ruelle. L'officier impérial se retourna, incrédule, alors que la voiture bondissait en avant dans un hurlement de pneus. Les soldats, alertés par le bruit, accoururent, mais trop tard : Lucy accéléra, fit adroitement déraper la jeep en un virage maîtrisé, et s'éloigna dans un nuage de poussière.

Blake, les dents serrées, la regarda disparaître – il ne put cependant que reconnaître que sa cousine venait de leur offrir une chance précieuse. En contrebas, une confusion totale régnait : l'officier criait des ordres désespérés, tandis que les soldats, revenus de leur surprise, se précipitaient sur les deux autres véhicules... dont les moteurs toussèrent, et refusèrent de démarrer.

– Nous n'avons pas une seconde à perdre, old chap, murmura le capitaine à son ami. Profitons-en pour filer.

Mortimer acquiesça, et les deux hommes se dirigèrent discrètement vers l'autre côté de la terrasse ; d'un bond agile, ils franchirent le vide et s'éloignèrent. Il ne leur fallut que quelques instants pour gagner le rempart et descendre par un côté où les pierres s'étaient en partie écroulées.

– Comment fera Lucy pour nous rejoindre ? demanda l'écossais alors qu'ils marchaient hâtivement en direction de leur lieu de rendez-vous. Elle se dirigeait vers la sortie à l'est de Turbat...

– Tant qu'elle reste en mouvement, elle a une chance de s'échapper. Si les portes de la ville n'ont pas encore été fermées, elle réussira à fuir, et de là, il lui suffira de s'orienter vers le nord. Dans le pire des cas, elle sait que la base secrète se situe à l'ouest. Nous ne manquerons pas d'aller à sa rencontre, une fois que nous aurons retrouvé Nasir...

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Anxieux, les trois hommes attendirent un moment près du puits surmonté d'une roue à engrenages. Peu de temps avant leur arrivée, Nasir avait aperçu une Buick d'un rouge éclatant lancée à toute vitesse vers Turbat, mais aucune jeep n'était venue. À condition qu'elle ait réussi à quitter la ville, la jeune femme aurait dû arriver avant eux. Blake estima qu'elle roulait peut-être vers l'ouest ; si elle ne les voyait pas sur la piste, elle ralentirait et leur laisserait ainsi l'occasion de la rattraper. Ils grimpèrent donc en selle, mirent leurs montures au galop et chevauchèrent à bride abattue vers le désert.

Ils parcoururent quelques milles, suivant la piste de sable, sous une chaleur écrasante. Les trois hommes scrutaient les alentours. Lucy n'était nulle part en vue. Turbat était loin derrière eux lorsque, perplexes et profondément inquiets, ils firent une halte à l'ombre d'un bosquet d'arbres épineux.

Nasir, levant les yeux, vit soudain au loin un voile de poussière qui s'élevait, à l'endroit où la piste disparaissait derrière l'horizon.

– Là-bas, voyez !

– Lucy, enfin ! s'écria Mortimer, gagné par un espoir fou.

Mais le guerrier baloutche garda le silence, fronça les sourcils, fixa longuement le véhicule qui s'approchait. À côté de lui, Blake, pris d'un obscur pressentiment, sondait lui aussi le nuage grisâtre.

– C'est bien trop puissant pour être une jeep, analysa-t-il.

– Elle se sera emparée d'un autre véhicule... éluda l'écossais avec un haussement d'épaules.

– Olrik, et le Bezendjas, avec des soldats de l'Empire ! s'exclama brusquement Nasir, dont la vue d'aigle avait permis de distinguer les passagers du véhicule. Ils sont dans la Buick que j'ai vue tout à l'heure. Ils foncent droit sur nous !

Sans perdre plus de temps, la mort dans l'âme, rongés d'angoisse pour Lucy, de culpabilité à l'idée qu'ils l'abandonnaient à un sort incertain, les trois hommes remontèrent en selle et, quittant la piste pour un terrain plus accidenté, où le lourd véhicule ne pourrait pas les suivre, lancèrent les chevaux dans une course effrénée à travers le désert.

oooOOOooo

Elle parvint à franchir la porte à l'est de Turbat, à bord de la jeep, non sans peine ; les soldats impériaux étaient partout, l'obligeant à bifurquer dans les ruelles sinueuses et à jouer avec l'embrayage et le levier de vitesse pour effectuer des virages serrés ou des dérapages contrôlés. Il lui fut ensuite impossible de se diriger vers le nord, poursuivie par une dizaine de militaires qui lui donnèrent la chasse à bord d'un camion léger et rapide. Il sembla à la jeune femme que, dans sa panique, elle allait vers le sud.

À un moment, la jeep quitta brusquement les ornières de la piste et se mit à riper sur le sable, à glisser en diagonale, se précipitant dans le lit d'un torrent asséché, aux berges fragilisées par l'érosion. Si la jeune femme parvint, grâce à sa maîtrise, à s'arrêter sans casse, ses poursuivants n'eurent sa chance : le conducteur braqua dans le mauvais sens pour tenter de contrecarrer le dérapage, le Dodge WC-51 s'envola littéralement au-dessus du wadi et effectua plusieurs tonneaux avant de s'immobiliser, écrasant ses occupants.

Secouée, mais saine et sauve, Lucy tenta de trouver des survivants ; en désespoir de cause, elle finit par reprendre son chemin à bord de la jeep, incapable de lire la carte d'état-major qu'elle y avait dénichée – en plus des bidons d'eau, des rations militaires, du jerrican d'essence, de la couverture et de la carabine accrochée au porte-fusil derrière le pare-brise. Ne pouvant prendre le risque de remonter vers Turbat, la jeune femme décida de poursuivre sa route vers le sud.

Elle ne progressait que de quelques milles par jour, rapidement fatiguée par la conduite de la jeep sur un sol caillouteux, et par son extrême vigilance à esquiver aussi bien les patrouilles que les petits hameaux – Lucy ignorait en effet quelle serait la réaction des habitants face à l'étoile impériale peinte sur le capot du véhicule... Toutefois, en roulant sagement, et malgré le détour emprunté pour contourner une longue crête rocheuse, le réservoir plus qu'à moitié plein du véhicule et le bidon de réserve la menèrent, en trois jours, à la côte. Lucy prit alors plein ouest pendant encore près de quatre jours.

Durant tout ce temps, guidée par un instinct de survie extraordinaire – et par les conseils de Nasir, qu'elle avait pu observer lors de leur échappée de Birjand vers le nord –, elle rationna ses provisions, trouvant parfois un miraculeux point d'eau au milieu de blocs de schiste. Son châle la protégea du soleil brûlant ; la couverture de la jeep la tint à l'écart du froid nocturne du désert. La jeune femme se risquait, de temps en temps, à faire un feu à l'aide de la poudre contenue dans les munitions de la carabine.

Quand elle se retrouva en panne d'essence, la jeune femme en fut réduite à poursuivre à pied.

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Accompagné par deux guerriers baloutches, le lieutenant Sheppard débutait sa dernière patrouille dans la ville de Gwadar où, après la chute de Turbat aux mains de l'Empire de Basam-Damdu, le MLC s'était replié. Ce nouveau lieu de stationnement ne payait pas de mine, et devait apparaître comme un point minuscule, écrasé de soleil entre le bleu infini de la mer et l'aridité du désert environnant. Sur les toits plats de ses modestes maisons de torchis, serrées les unes contre les autres, séchaient des filets de pêche ; les ruelles, étroites et poussiéreuses, serpentaient sans logique apparente, leurs contours effacés par le temps.

Au port, véritable cœur stratégique de Gwadar, des dhows aux coques usées se balançaient doucement, leurs voiles repliées telles des ailes au repos. Les pêcheurs, vêtus de tuniques blanches et de turbans, s'affairaient autour de leurs prises du jour, tandis que d'autres chargeaient ou déchargeaient des marchandises. En apparence, seuls des ouvrages défensifs de fortune encerclant la ville côtière témoignaient de la menace constante. De simples murs de pierre, renforcés par des sacs de sable et quelques positions de mitrailleuses, encadraient les points d'entrée les plus vulnérables.

Sheppard longea une maison basse qui servait de mess pour le MLC, traversa le marché bruissant des voix des vendeurs d'épices, de poissons fraîchement pêchés, et d'étoffes colorées. Des enfants dont le rire semblait teinté d'une insouciance feinte jouaient au milieu des étals. L'officier arpenta les rues, suivi des deux guerriers du Makran, répondit aux saluts des habitants. Mais les soldats restaient vigilants, toujours sur le qui-vive. Une semaine auparavant, un détachement rescapé d'une embuscade près de Panjgur avait rallié Gwadar, racontant avoir abattu une aile volante ennemie dans le désert ; la veille, plusieurs camions bâchés avaient fait irruption dans la ville portuaire, pour déposer un groupe de résistants libérés d'un convoi à destination des camps de concentration de l'Himalaya... Et alors que Sheppard poursuivait sa ronde, suivant la piste côtière jusqu'au nord-est de Gwadar, le lieutenant Jackson, à l'aide d'un petit émetteur-récepteur, essayait prudemment d'entrer en contact avec un réseau clandestin, afin de conduire ces nouveaux venus en lieu sûr.

Rashid, l'un des soldats qui composait la patrouille, désigna soudain une silhouette encore floue, qui s'avançait seule sous la chaleur accablante de cette fin de journée. Les trois hommes s'agenouillèrent dans le sable, derrière un écran de petits arbustes, pour se fondre davantage dans le paysage, réduisant ainsi leur présence au minimum. Sheppard saisit les jumelles suspendues à son cou et les braqua sur la forme que faisait onduler un voile de chaleur. Sous son châle lâchement drapé sur ses épaules, une femme titubait, visiblement à bout de forces.

– Une jeune femme, blanche, décrivit Sheppard en tendant les jumelles à Ali, le deuxième soldat. Probablement une européenne. Un fusil en bandoulière. Deux bidons métalliques au cou.

– Elle semble perdue, Sahib.

– Je n'aime pas ça, murmura Rashid, qui scrutait à son tour la silhouette avec les jumelles. Les bidons portent l'étoile impériale.

La femme s'arrêta un instant, vacilla, puis s'écroula.

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Elle sentit qu'on la redressait. Son fusil lui avait été retiré. Le rebord d'un récipient cogna contre ses dents, l'eau glissa entre ses lèvres sèches, coula comme un nectar divin dans sa gorge. L'éclat aveuglant du soleil était masqué par des ombres penchées sur elle ; la jeune femme distingua deux hommes à la peau noire, reconnut l'uniforme – le pantalon ample, la tunique, le turban, la boucle de ceinture gravée des initiales du Makran Levy Corps.

– ... Nasir... ? fit-elle d'une voix rauque.

– Non, Mem-Sahib, lui répondit l'un des soldats. Mais nous le connaissons bien.

– Vous pensez pouvoir tenir debout ? demanda un troisième homme, celui qui la tenait en position assise.

Quand elle hocha la tête, il la releva d'un mouvement leste, en la tenant par les coudes. La jeune femme tangua un peu sur ses jambes mal assurées avant de retrouver son équilibre. Elle se tourna vers lui.

– Merci, lieutenant... ?

– Sheppard. Lieutenant John Sheppard.

Il jeta un coup d'œil à ses hommes et comprit que le même éclair de compréhension leur avait traversé l'esprit : cette jeune femme connaissait Nasir, l'un des leurs, et était familiarisée avec la hiérarchie militaire.

– Voici les sergents Ali et Rashid, du Makran Levy Corps. Et vous êtes... ?

Elle sembla chercher très brièvement ses mots. Son pouce gauche trouva l'alliance à son annulaire et la fit tourner autour de son doigt.

– Mrs Lucy Mortimer.

– Britannique ?

– Galloise, précisa-t-elle avec un sourire.

– Si vous veniez avec nous, Mrs Mortimer du pays de Galles ? Je serais curieux de savoir ce qui vous a menée ici, seule, en plein milieu du désert. Il y a une centaine de yards avant le cantonnement. Ça va aller ?

Lucy hocha de nouveau la tête. Le petit groupe se mit en chemin, remontant la piste jusqu'à Gwadar.

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Lucy conta ses aventures aux lieutenants Sheppard et Jackson, dans une petite pièce au plafond bas qui faisait fonction de QG de campagne pour le Makran Levy Corps, en serrant dans ses mains un verre de thé brûlant. Les deux officiers furent d'abord surpris, puis enchantés d'apprendre que le capitaine Francis Blake était son cousin. À l'heure actuelle, leur dit la jeune femme, il avait dû atteindre la base secrète d'Ormuz avec Mortimer et Nasir, mais elle-même n'avait aucun moyen de s'y rendre, sans compter qu'elle ignorait comment les contacter, ou les rejoindre. Jackson promit de faire tout son possible pour entrer en relation avec l'Amirauté, par le biais peut-être du réseau clandestin – il n'oubliait pas que sa priorité était de conduire Lucy et les résistants en lieu sûr.

Les deux officiers laissèrent la jeune femme se remettre de ses émotions, puis la conduisirent dans une maison sûre, où vivaient les épouses des pêcheurs et quelques femmes libérées du convoi de déportation.

Les seules nouvelles que Jackson reçut, deux jours plus tard, sur son petit émetteur-récepteur, provenaient de l'Est : il s'agissait d'un communiqué des Forces Impériales, particulièrement réjouies.

Elles faisaient part de la capture du professeur Philip Mortimer.

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