Au creux d'abysses impénétrables, dans les ténèbres et le noir infini d'un univers sans temps ni gravité, une petite lueur se bat pour s'épanouir dans l'obscurité. Comme une flamme vacillante au gré du vent, elle danse, se tord, se couche et se redresse. Tel un animal prisonnier d'un sac en toile de jute, elle semble vouloir s'extraire d'une cage imaginaire. Soudainement, les chaînes paraissent céder sous la pression et enfin, de la frêle silhouette de lumière s'échappe une touffe de cheveux aussi charbonneux que la nuit qui l'entoure.
Si jusqu'à présent la scène avait pu paraître familière à l'observatrice de cette action, l'apparition de cette masse capillaire, bientôt suivie d'un visage en partie camouflé derrière ses mèches, la surprit. Dans la sombreur, deux personnages se faisaient face là où auparavant, il n'y en avait qu'une. Deux personnes aux airs bien familiers. Deux visages aux traits jumeaux. Deux silhouettes semblables et pourtant loin d'être identiques. L'une était adulte, quant à l'autre, l'enfance la gardait encore bien confortablement prisonnière de ses bras.
« Q-qui es-tu... ? se risqua à demander l'aînée, peu sereine face à cette enfant bien mystérieuse. »
Il n'y eut aucune réponse. Au lieu de cela, la cadette se plut à observer son interlocutrice d'un regard perçant. Un air impénétrable était plaqué sur son jeune minois, une expression que l'on ne retrouvait que très rarement chez les petits. Où était donc passé l'insouciance ? La joie ? L'enthousiasme ? Il était impossible de lire quoi que ce soit de semblable au fin fond de ses iris bleus.
L'état physique dans lequel elle se trouvait en disait long sur son état mental. Vêtue d'une simple tunique mal ajustée et comptant bien des tâches, ses cheveux avaient été laissé libre de pousser jusqu'au bas de son dos. Emmêlés, elle ne semblait pas connaître la brosse ni même quelconque shampoing ou savon. Pourtant, malgré ce manque de vie et d'hygiène, Sana voyait en elle la petite fille qu'elle n'avait jamais été. La benjamine qu'elle avait oubliée. Cette enfant était donc la représentation qu'elle se faisait de sa jeunesse ? Elle n'avait aucun souvenir de cette époque, et pourtant, la pauvre brunette lui parut si proche. Son inconscient se rappellait-il de quelque chose ? Tentait-il de lui faire passer un message ? Mais si oui, lequel ?
« Qu'est-ce q-que tu veux ? interrogea à nouveau la plus âgée avec l'assurance que sa curiosité lui avait permis d'acquérir.
- Maman, répondit simplement l'enfant, la voix teintée d'espoir.. »
Enfin une réponse. Une jeune voix, en accord avec son physique. Un brin aigüe et juvénile mais plein d'espoir. Elle souhaitait donc retrouver Sachi. L'enfant qu'elle se voyait être en elle réclamait sa mère, perdue dans l'obscurité. Quoi de plus normal ? Alors qu'en cette sombre période elle avait goûté à la solitude, le besoin de retrouver les bras maternels de sa très chère maman s'était sans doute fait sentir au fin fond de son esprit. Ainsi, son cerveau appelait à l'aide par l'intermédiaire d'une petite fille, lui faisant comprendre qu'alors qu'elle avait perdu ses parents, elle avait encore cruellement besoin d'eux. La brune sentit sa gorge se serrer. Elle se souvint un instant de la chaleur de l'étreinte de celle que sa cadette quémandait et elle n'en eut que plus froid. Le vide laissé par ses embrassades qu'elle ne connaîtrait plus la fit se sentir vulnérable et encore plus isolée. Venant serrer contre elle ses propres bras, comme une embrassade à elle-même, les larmes montèrent.
Pourquoi alors que son père venait de la quitter, c'était Sachi qui venait à lui manquer davantage en cet instant ? Ne voulait-elle pas, à titre égal, les retrouver tous deux si cela était possible ? Bien sûr que si. Cependant, il y avait une douleur étrange qui persistait quant à l'absence d'une mère. Comme si, le manque avait été plus profond. Comme s'il n'y avait pas eu que Sachi ou Fujio. Quelqu'un d'autre. Cette douleur, elle se logeait dans son cœur et pourtant, elle n'avait pas l'impression qu'elle lui appartenait totalement. Cette douleur trouvait sa source auprès de la petite aux longs cheveux de jais, qui comme par contagion, partageait avec elle ses malheurs sans pour autant les expliquer.
Mais avant que l'aînée n'ait le temps d'interroger sa cadette, une main posée sur son épaule la fit sursauter. Un instant, une ombre se dressa à ses côtés. Elle crut d'abord à une autre version d'elle, avant de retrouver la réalité. Regagnant le monde de l'éveille, Sana se sentit une brève seconde, étourdie par un mal de tête foudroyant. Les abysses sombres et ténébreux n'étaient plus. À présent elle découvrait la salle de repos de l'Antique sans qu'elle ne se souvienne s'y être rendue. Plantée devant la cage de la perruche d'Hinami, sa jeune voisine, elle restait idiote ne comprenant pas ce qu'il se passait. Elle se réveillait d'un étrange rêve qui s'effaçait déjà, et voilà qu'elle ne se trouvait même pas dans son lit. À ses côtés, Toka la toisait du regard, comme si elle attendait une réaction de sa part.
« Tu t'es calmée ? lança-t-elle en lâchant son épaule.
- Q-quoi ? demanda la brunette, ne comprenant pas où elle voulait en venir.
- Qu'est-ce qui t'as pris ? répéta-t-elle en haussant les sourcils. Je ne sais pas comment, mais tu m'as l'air d'avoir fait retomber la pression. »
Sana ne trouva rien à répondre. Elle ne comprenait pas. De quoi lui parlait-elle ? À quoi faisait-elle référence ? Elle laissa donc ses épaules se hausser, un peu perdue.
« Allez viens, il faut que tu présentes tes excuses, soupira sa cadette en lui faisant signe. »
Déboussolée face aux paroles de son amie qu'elle n'arrivait pas à décoder, la brune suivit la serveuse aux yeux myosotis sans rien n'oser ajouter. Elle avait l'impression de reprendre une conversation sans aucun contexte. Déroutée, elle se sentait à peine éveillée que déjà elle était plongée au beau milieu de la journée. Comme c'était étrange. La fatigue n'épargnait vraiment pas sa mémoire.
Arrivée dans la salle de service, elle y découvrit tout un groupe. La journée était décidément déjà bien entamée. Kaneki bandait avec soin la main égratignée d'Hideyoshi. Pendant ce temps, de l'autre côté du comptoir, Nishio, lui, préparait une commande.
« Revoilà la petite sauvage, lâcha ce dernier, taquin. »
La jeune fille avait l'habitude des surnoms peu affectueux du châtain, pour autant, chacun d'entre eux avait une origine et une histoire, elle aurait été capable de toutes les citer une par une. Hors, à cet instant, il lui était tout simplement impossible de retrouver la provenance de cette appellation.
« Pe-petite sauvage... ? reprit-elle à nouveau, cherchant des explications sans vraiment les demander.
- Tu as retrouvé la parole ! s'enthousiasma-t-il toujours aussi moqueur. Merveilleux ! »
Mais que se passait-il à la fin ? Avait-elle été plongée dans un état de somnolence tel qu'elle s'était levée de son lit sans ne savoir ni répondre ni enregistrer quoi que ce soit durant toute la matinée ? Et qu'avait-elle bien pu faire durant ce laps de temps pour que tous la regardent avec tant d'inquiétude ? Désorientée, elle laissa ses yeux les interroger sans un mot.
« Tu étais muette ce matin, expliqua Kaneki soucieux.
- Enfin, plus que d'habitude, rectifia Toka. Impossible de t'arracher un mot.
- On aurait dit que tu étais une enfant qui découvrait le monde, reprit le brun au cache œil.
- Et tu as même mordu Hideyoshi quand il a essayé de te dire bonjour, informa Nishio d'un air désapprobateur. »
Tous les regards se tournèrent en direction du concerné. Le blond d'ordinaire si fier et bavard avait gardé le silence depuis son arrivée, si bien que la jeune fille en avait presque oublié sa présence. Comme vexé, il gardait ses iris terreux fixés sur le bandage de fortune qui recouvrait sa paume. Légèrement souillé par le sang déjà sec sur sa peau, le tissu entourait sa main de la même façon qu'un paquet pouvait être empaqueté dans un papier cadeau.
Comprenant qu'elle était la cause de sa blessure, Sana étouffa un hoquet de surprise. Cachant sa bouche sous ses doigts, elle se mit à trembler, les yeux écarquillés. Elle avait peine à réaliser que le mal de son camarade était dû à sa personne seule tant elle n'avait aucun souvenir de cet événement. Comment était-ce possible ? Comment avait-elle pu être capable de ça ? Les heures auxquelles ils faisaient tous référence n'avaient jamais existé à ses yeux. Pour autant, si tous l'accusaient d'avoir attaqué quelqu'un, elle les croyait sans mal. Après tout, il lui paraissait maintenant évident qu'elle avait été plongée dans un état second et ainsi, qui sait comment elle avait pu réagir.
« T'inquiète pas, j'aurais juste une petite cicatrice, tenta de la rassurer le blessé en dissimulant son choc.
- J-je suis déso... déso... lée... balbutia-t-elle la bouche toujours couverte.
- C'est rien ! Je t'assure, insista le blondinet un rictus se voulant bienveillant plaqué sur le visage. Tu sais quoi ? C'est même plutôt cool ! Avec ça, j'aurais un souvenir de toi, toujours avec moi. »
Ajoutant un clin d'œil à sa phrase, la tournure des événements eut l'effet escompté. Tout du moins, en partie. Ses mots stoppèrent aussitôt les tremblements de la brune dont la culpabilité n'était déjà plus la priorité. Mais au lieu de la réconforter, l'idée la fit détourner les yeux, les joues rosies. Le malaise s'était rapidement installé sur son visage et la jeune fille sembla immédiatement recouvrer son mutisme. Elle coinçait nerveusement sa lèvre inférieure entre ses dents et sa voisine supérieure en silence.
« C'est bien ce que je disais, une vraie petite sauvage, rajouta Nishio le sourire au coin.
- M-ais je ne m'en souv-viens même p-pas... tenta de se défendre Sana retrouvant d'emblée la parole.
- Tu ne t'en souviens pas ? répéta Toka incrédule.
- C'est vrai qu'elle n'avait vraiment pas l'air elle-même, affirma Kaneki en croisant les bras. Tu ne me parais pas très en forme.
- Retourne te reposer, ordonna soudain la serveuse aux yeux myosotis en venant examiner son aînée de plus près. Ken a raison. Est-ce que tu arrives à dormir correctement en ce moment ? »
Il était vrai que le sommeil lui manquait terriblement. Les nuits blanches s'étaient enchaînées successivement sans qu'elle ne puisse se reposer convenablement. Ses songes ressassaient sans cesse la culpabilité et l'horreur de ce funeste soir. Et alors qu'elle avait espéré que sa vengeance la conduise à la paix, elle s'était bien trompée. Le chagrin était peut-être encore trop grand pour qu'elle espère pouvoir guérir ?
Cependant même lorsqu'elle trouvait le courage de s'endormir, ses rêves étaient si agités qu'elle ne s'en trouvait que plus fatiguée. Pourtant, cela faisait bien une semaine qu'elle n'était même pas sortie de chez elle. Aucune activité épuisante, ni d'obligations éreintantes. Elle ne trouvait même plus la force de sortir le pauvre Muchi qui, empreint à l'ennui, passait ses journées à attendre devant la porte d'entrée que Toka vienne le chercher.
Elle ne savait même pas comment elle avait réussi à descendre les marches qui conduisaient au café. Mais ça avait de toute évidence été une mauvaise idée. Oui, peut-être devait-elle retourner se cacher sous sa couette et traquer le marchand de sable pour le supplier de lui accorder des heures supplémentaires.
« Je ne suis pas d'accord. »
La voix d'Hide avait résonné dans la salle alors que clients et employés laissaient leurs actions en suspens, comme stoppés par ses mots. Le jeune homme affichait une expression qu'on ne lui connaissait que très peu. Il paraissait sérieux, loin de ses plaisanteries et taquineries habituelles.
« Je pense pas que la fatigue soit le facteur le plus important, continua-t-il. C'est plus profond que ça. »
Ses pupilles parurent lire son esprit. La terre plongée dans l'océan, il sembla un instant comprendre quelque chose que personne n'avait encore remarqué.
« Bien sûr que c'est plus profond, acquiesça Toka d'une évidence sans nom. Son père est mort il y a moins d'un mois.
- Oui, le deuil, c'est quelque chose de compliqué, opina-t-il. Et c'est encore plus compliqué quand on reste seul chez soi à se morfondre. Ressasser en faisant des insomnies, resté bloqué en oubliant de vivre, ça fait perdre peu à peu la tête. La preuve ! Il faut s'aérer l'esprit ! »
Tous restèrent idiots devant ses sages paroles. Le bon vivant pouvait donc réfléchir davantage qu'il ne voulait bien le laisser paraître. Mais tout de même, il restait une exception à la surprise générale. Kaneki, le connaissant par cœur, savait à quel point il pouvait être perspicace. Ils n'étaient pas amis pour rien après tout. Cependant dans son œil une pointe d'inquiétude se mit à briller. Pouvait-il s'autoriser à espérer que jamais le blond ne découvre ce qu'il s'évertuait à lui cacher depuis plusieurs mois à présent ? Lui qui était parfois capable de lire les gens comme dans un livre ouvert ?
« Laisse-moi deviner la suite, soupira alors Nishio. Tu vas de nouveau proposer d'aller voir les étoiles filantes sous prétexte de faire faire une petite balade à notre sauvageonne préférée ?
- Je n'aurais pas dit ça comme ça, mais c'est l'idée, oui ! s'enthousiasma Hideyoshi, trépignant déjà. C'est ce soir ! On devrait y aller tous ensemble. »
Son regard s'était illuminé et ainsi, il avait immédiatement retrouvé son air jovial. Mais tous ne partageaient pas son engouement pour l'événement, quand ce n'était pas pour dire qu'il n'y avait que lui.
« Je suis désolé Hide, s'excusa Kaneki passant avec embarras, sa main sur la nuque. Mais Toka et moi devons nous occuper du café ce soir.
- Pas grave ! Vous nous rejoindrez après la fermeture.
- Ça risque d'être compliqué... On ne fermera pas avant très tard, broda maladroitement le brun. C'est une sorte de... de nocturne. »
Il était évident que le borgne ne racontait pas la vérité. Il était aisé pour n'importe qui de le comprendre. Pour autant, ses raisons n'étaient pas flagrantes à tous. Quand certains ici, savaient pourquoi il était essentiel de garder le café de nuit, un dernier, lui, se faisait une toute autre idée. Affichant un sourire espiègle, il hocha la tête soufflant sur un ton favorable :
« Je comprends. »
Jetant un rapide coup d'œil à Toka avant de reporter son attention sur son ami, il leva un pouce en l'air, comme si son approbation n'en avait été que plus grande.
« Ce n'est pas ce que tu crois ! s'empressa de le couper le piètre menteur.
- Oh, mais je crois rien du tout ! rétorqua le blond, amusé. Bon, et toi Nishio, tu viens ?
- Même pas en rêve, répondit l'interpellé en attrapant une tasse pour la porter à un client solitaire, reclus au fond de la salle. »
La déception ne fit pas long feu sur son visage, lorsqu'il réalisa qu'il restait encore une candidate. Se tournant vers Sana, l'optimiste étudiant lui accorda un regard presque implorant. La brune en resta pétrifiée. Un tête à tête avec un individu de son acabit n'avait jamais été une option. D'ailleurs, un tête à tête avec n'importe qui d'autre n'était pas non plus envisageable. Non ! Hors de question ! Elle ne pouvait tout simplement pas accéder à sa requête. C'était au-dessus de ses forces.
Le soleil paraissait déjà bien loin de l'horizon à présent. Seuls les lampadaires placés le long des rails éclairaient avec discontinuité les wagons du métro qui se glissaient dans le froid en silence. Elle n'avait pas su lui dire non. Comment refuser quoi que ce soit à ces yeux pétillants de supplication ? C'était tout bonnement impossible. Comment décliner l'invitation d'une personne qu'elle avait blessé ? Ne lui était-elle pas redevable après tout ?
Enfin, peu importait les raisons pour lesquelles elle n'avait su s'empêcher d'accepter, le fait était qu'à présent, elle se laissait traîner de station en station en espérant que par miracle, le temps s'accélère et lui épargne les trois prochaines heures de sa vie. Heureusement, elle s'estimait heureuse de trouver à ses pieds un compagnon dans sa torture personnelle. Profitant de cette sortie pour enfin emmener son cher Muchi en balade, elle s'était rassurée en se persuadant qu'ainsi, avec lui, elle ne ferait pas face seule au bavard blond qui n'avait, par ailleurs, laissé aucune chance au silence depuis leur départ. Était-il si heureux d'avoir quelqu'un à ses côtés pour contempler les étoiles ? Fuyait-il donc la solitude autant que la brune, elle, évitait les relations sociales ? Si tel était le cas, jamais elle n'aurait pu comprendre son enthousiasme.
Mais afin de se réconforter, Sana se plaisait à se persuader que lui aussi, était nerveux. Qu'il laissait échapper son anxiété par les mots au lieu du silence. Ainsi, elle pouvait voir en lui quelqu'un de moins étrange à ses yeux que ce qu'il ne laissait transparaître. Un faux-semblant de compréhension, voilà ce qu'elle avait trouvé.
Après plusieurs minutes de trajet, Hideyoshi se décida enfin à les faire descendre du train. Posté un peu en périphérie de la ville, les lieux étaient calmes, loin des embouteillages et brouhaha des avenues du centre-ville. La route était éclairée, mais les alentours étaient parfois plongés dans les ténèbres et plus ils avançaient, plus ces zones obscures se faisaient nombreuses. Où diable le blond souhaitait-il les emmener ? La jeune fille sentit soudainement son cœur s'arrêter. Et s'il avait prévu de l'emmener loin de tout pour s'en prendre à elle ? Après tout, elle ne le connaissait que très peu. Peut-être avait-il tout prévu. Peut-être les étoiles n'étaient-elles qu'un prétexte pour l'éloigner de ses proches. Sa nervosité s'expliquait alors autrement. Les assassins devaient bien être angoissés avant chacun de leurs méfaits, pas vrai ?
Mais si cela devait se terminer ainsi, serait-ce si pire ?
Serrant davantage la laisse de Muchi qu'elle agrippait dans sa main droite à chaque pas, elle s'enfonça dans ses films la boule au ventre. Elle paniquait. Elle paniquait alors que son pauvre camarade, lui, faisait tout pour la mettre à l'aise. Son cerveau n'étant décidément pas capable de comprendre ceux qu'il ne connaissait pas, il préférait considérer tout inconnu comme un danger immédiat. Quelle idiotie. Mais à force d'avancer dans la nuit, les voilà qui arrivaient au point d'observation : les abords d'une rivière.
Au clair de Lune, les berges baignaient dans une lumière silencieuse. Le lieu dégageait quelque chose de reposant. Tapissait d'une pelouse endormie par l'hiver, il offrait un endroit convivial où, il en était certain, bon nombre venaient passer du bon temps dès les premiers beaux jours. Les roseaux, les pieds dans l'eau, gardaient la tête haute et dansaient sous la bise, laissant le fleuve à l'abri des regards. Si l'on se permettait de descendre près du lit, l'on n'entendrait du courant, que des clapotis irréguliers. Oui, ce lieu avait définitivement ce je ne sais quoi d'apaisant. Tant et si bien que la brune en oublia aussitôt toutes ses angoisses.
Ils se trouvaient à l'écart des lumières de la ville, peut-être était-ce bien là, l'endroit idéal pour observer les étoiles. Si ce n'était pas pour la kidnapper alors, Hideyoshi avait bien choisi, il fallait le reconnaître. Pour autant, ce qui retint l'attention de la jeune fille ne fut ni le ciel ni la chanson de l'eau non loin. Non, ses yeux d'océan s'étaient plutôt attardés sur un arbre dénudé. Majestueux il tendait ses branches en direction des étoiles comme s'il avait souhaité à un instant les caresser. Mais bien qu'avec grandeur il se dressait là, jamais il n'aurait pu atteindre les constellations. Au lieu de ça, les lumières de la nuit offrait à son branchage, un habit de lumière qu'il n'avait rien à envier aux plus beaux sapins de Noël. Entourant son tronc, un coupe-vent en osier semblait vouloir lui tenir chaud.
Il paraissait avoir une histoire. Un récit qu'il leur racontait sans un mot. Un compte de plusieurs années, empli de sagesse, de rencontres et d'amour. Une infime seconde, Sana crut même apercevoir tous ceux qui, auparavant, s'étaient retrouvés sous son feuillage. C'était d'une beauté époustouflante.
« C'est un cerisier, expliqua Hideyoshi en apercevant l'admiration de sa camarade. Au printemps, il est encore plus beau. »
Elle secoua la tête de gauche à droite. Il n'avait pas besoin de fleurs pour que la jeune fille se rende compte de sa magnificence. Elle ne le quittait plus du regard, tant et si bien qu'elle en oublia ce pourquoi ils étaient venus à l'origine. En le fixant ainsi elle espérait pouvoir l'entendre lui parler, l'écouter lui narrer ses aventures, sa vie. Elle espérait. Espérait pouvoir vivre par procuration les joies de ceux qui l'avaient admirés. Elle espérait pouvoir prendre un peu de sa grandeur, de sa majesté.
Cependant le vent glacé vint ranimer ce corps semblant s'être enfui dans une vie n'étant pas la sienne. Sana laissa échapper un frisson, enfonçant ses mains au fond de ses poches pour tenter de recréer un peu de chaleur. Le spectacle n'avait pas encore commencé qu'il la fascinait déjà, mais bon dieu qu'il faisait froid. L'hiver était là et semblait leur intimait l'ordre de rentrer chez eux en venant leur mordre le visage. Mais alors qu'elle quittait des yeux le tronc du cerisier, ses iris croisèrent ceux de celui qui l'avait guidé ici.
Il la regardait. Il l'observait, le sourire au coin, comme attendrit. Il la regardait avec autant d'attention qu'elle avait admiré le grand arbre qui trônait sous ses yeux. Que voulait-il ? S'il la fixait avec autant d'insistance, c'est qu'il souhaitait forcément quelque chose, n'est-ce pas ? Un instant, elle le vit même reprendre son souffle, comme si les mots allaient enfin sortir de sa bouche. Mais il se ravisa bien vite. Attendait-il que la brune daigne dire quelque chose ? Qu'ils discutent davantage ? À son tour, elle ouvrit la bouche, pour autant, rien n'en sortit. Elle n'avait rien à dire et elle ne ressentait pas le désir de se forcer plus encore. Ce fut cet instant là que le blond choisi pour finalement retrouver sa langue :
« Viens, installons-nous avant de geler sur place. »
Descendant la butte qui les séparait de la berge, quittant la lumière artificielle des lampadaires, ils vinrent s'asseoir au pied du grand cerisier. En passant, Sana laissa dans un réflexe qu'elle remarqua à peine, ses doigts effleurer le paravent en roseau qui entourait le tronc. Aussitôt elle eut une décharge. Comme si l'esprit demeurant dans cet arbre avait un instant chercher à communiquer.
S'installant sur le gazon, le trio ne leva pas immédiatement les yeux vers le ciel. Muchi, trop heureux de se trouver en extérieur à une heure si tardive trépignait sur place, ne demandant qu'à courir. Mais, à son grand désespoir, dans la nuit sa maîtresse bien aimée ne souhaitait pas prendre le risque de le détacher. Il se contenterait donc du jeu de sa laisse extensible. Reniflant, mâchouillant des objets non identifiés, il remuait la queue avec entrain. Et, alors qu'il semblait avoir trouvé un brin d'herbe bien intéressant, un bâton lancé non loin de lui le fit japper de bonheur. L'attrapant, il vint le rapporter à son lanceur afin d'entamer un jeu qu'il affectionnait tout particulièrement ; le tirage de bâton. Hideyoshi, déclencheur de la partie, se prêta au jeu sans problème et les deux semblèrent un instant se disputer le pauvre bout de bois sous le regard amusé de Sana qui ne put s'empêcher de sourire. Son précieux petit chien avait tant de facilité à aller vers autrui. Comme elle l'enviait. Elle aurait tant aimé pouvoir prendre exemple sur lui. L'imiter et avoir plaisir à se trouver ici avec le blond. Est-ce qu'un jour elle arriverait seulement à avoir une discussion avec n'importe qui sans détourner le regard ou buter à chaque mot ? Elle l'espérait du plus profond de son cœur.
Ce fut lorsque le jeune samoyède décida de stopper la lutte pour venir mâchouiller son nouveau jouet un peu plus loin, que les regards, enfin, se portèrent sur les astres. Il ne fallut pas attendre bien longtemps avant qu'une étoile filante traverse le ciel à la vitesse d'un éclair. La lueur était éphémère, mais le souvenir restait intact longtemps encore après son passage.
« Tu as fait un vœu ? demanda Hideyoshi sans quitter le ciel des yeux.
- N-non, répondit simplement Sana tout en faisant de même. »
Pourtant, à la seconde où le mot résonna dans la nuit, elle sentit le regard de terre de son interlocuteur se poser sur elle. Comme s'il avait été surpris d'entendre une réponse, aussi brève soit-elle. Comme s'il avait été surpris de la voir interagir avec lui.
« Ah oui ? Pourquoi ? l'interrogea-t-il, un sourire bien distinct se dessinant dans sa voix. Tu n'y crois pas ? »
Cette fois-ci, la jeune fille se garda bien de prendre la parole. Mais il avait tapé juste. Tout ça n'était que superstition et croyance, et elle n'y avait jamais adhéré. Sans doute tenait-elle ceci de son père ? Lui, tout à l'inverse de sa compagne, avait toujours été si terre à terre.
« Tu sais, moi non plus, lui avoua le blond en levant à nouveau le nez vers les constellations. Pourtant à chaque fois, je ne peux pas m'empêcher de souhaiter quelque chose. »
Se rendait-il compte de l'incohérence de son discours ? Ou était-il aussi idiot que son auditrice l'avait cru ?
« Ça me donne de l'espoir, ajouta-t-il comme pour se justifier. Comme si ça rendait mes efforts plus réels. »
Pour la deuxième fois aujourd'hui, ce qu'il lui racontait faisait sens à ses oreilles. Il n'était donc pas si simple d'esprit après tout.
« Et puis, ça ne coûte rien de juste demander quelque chose aux étoiles.
- Et q-qu'est-ce qu-que tu as souhaité ? se risqua à demander Sana d'une petite voix.
- Ah ça ! C'est un secret ! répliqua-t-il ne réussissant pas à camoufler sa joie. »
Sa réponse la laissa muette. Eh bien, s'il ne souhaitait pas le lui dire, elle n'insisterait pas. Cependant, les coups d'œil répétés dans sa direction paraissaient indiquer à la brune le contraire. Était-il déçu qu'elle ait retrouvé le silence si vite ? Pourquoi explicitement lui faire comprendre qu'il ne voulait pas en parler s'il souhaitait le contraire dans ce cas ? Décidément, ce garçon était une énigme. Plus elle l'écoutait, plus il la troublait. Ce n'était ni le simplet qu'elle s'était imaginé, ni un sage, simplement un grand mystère. Il lui était impossible de le classer et cela, il fallait ce l'avouer, la dérangeait fortement. Assez pour qu'elle perde toute envie de faire de lui un ami. Non, vraiment, les premières impressions étaient toujours les bonnes, n'est-ce pas ? Hideyoshi n'était pas le genre de personne qu'elle pouvait apprécier.
« En voilà une autre ! Tu l'as vu ? »
Une forte lumière avait zébré le ciel à vive allure. Son passage fut si bref qu'ils crurent un instant l'avoir imaginé. Mais aussitôt, comme déclenché par la comète voyageuse, une multitude de songes vinrent envahirent l'esprit des terriens témoins de son avancée. Des souhaits, des demandes, des espérances. Il y avait tant de choses à réclamer et pourtant si peu que le destin pouvait décemment réaliser. La résurrection n'était pas une option, le voyage dans le temps non plus. Mais si elle ne pouvait pas récupérer ceux qu'elle avait déjà perdu, il lui fallait garder ceux qui lui restaient. Alors, un par un, elle lista les noms qui comptaient le plus à ses yeux. La liste était courte et si précieuse. Des visages qu'elle n'avait même pas soupçonnés firent également leur apparition. Des personnes qu'elle n'avait jamais imaginé importantes dans sa vie et des personnes qu'elle n'avait même, à sa pleine conscience, jamais croisées. Naturellement, la brune en vint à la conclusion qu'elle avait déjà tant perdu, qu'elle ne serait plus capable de subir une autre disparition autour d'elle, peu importait que la victime soit un ami proche ou une connaissance. Pour l'heure, son vœu était donc tout trouvé : je souhaite ne plus jamais voir quelqu'un me quitter.
« Alors ? Tu as fait un vœu cette fois ? questionna Hideyoshi, curieux.
- Oui.
- Qu'est-ce que c'était ? »
Sana hésita un instant. Devait-elle garder le silence ? C'était bien embarrassant.
« C'est un secret. »
Le blond la regarda un instant, coupé par la surprise, puis se mit à rire de bon cœur. Elle l'entendit même susurrer entre deux sourires un "Bien joué !" qu'elle ne comprit pas vraiment. Si d'ordinaire, elle aurait parié tout ce qu'elle avait que ce genre de réponse froisserait celui à qui elle était adressée, elle ne savait pas ce qui avait bien pu la pousser à rétorquer de la sorte.
Puis le silence retomba. Dans le calme, le vacarme urbain laissait entendre sa mélodie au loin. Le ciel déchiré par les étoiles mouvantes, en adéquation avec le calme, était piétiné par les klaxons des voitures ou les cliquetis distants des trains. Ces mêmes wagons qui les avaient emmené en ces lieux de beautés et les ramèneraient sans doute après une heure passée dans le froid.
Au chaud dans le métro, le trio se laissa bercer par les secousses de la rame sur le chemin du retour. Il se faisait tard et la fatigue se faisait sentir. Pour une fois, Sana sentit ses yeux se clore d'eux même sans qu'elle n'eut à les y contraindre. Que c'était agréable de laisser son esprit s'assoupir sans qu'elle ne se batte contre lui durant des heures éreintantes. Cette soirée, bien que non désirée, avait au moins eu le mérite de la mener aux bras de Morphée alors même qu'elle n'avait pas encore retrouvé son lit. Le froid l'avait sans doute épuisée, à moins que ça ne fusse la socialisation forcée à laquelle elle avait fait face. Toujours était-il qu'enfin, après des jours, elle chassait l'insomnie.
Une fois qu'ils eurent quitté Hideyoshi, la maîtresse et son chien ne firent aucun détour pour retrouver leur chez eux. Mais au premier étage, alors qu'ils passaient devant la porte du café menant à la salle de service, quelque chose attira l'attention des deux compères. Le battant anormalement entrouvert pour cette heure si tardive laissé s'échapper de la pièce une atmosphère bien étrange. Aucun bruit. Le calme de la nuit en devenait presque insupportable. Pas une seule lumière. L'obscurité semblait menaçante. Aucune vie ne s'échappait du battant alors même que ses collègues devaient pourtant se trouver non loin. Peu rassurée, Sana hésita, le cœur battant à la chamade puis entra. Ce qu'elle découvrit la pétrifia. Devant ses yeux écarquillés, une scène de carnage se dessina dans l'obscurité. Vitres brisées, tables renversées et parquet ensanglanté, la salle n'avait plus rien de l'accueillante petite boutique.
Bon sang mais que s'était-il passé ? Toka et Kaneki n'étaient plus là alors qu'ils avaient été chargés de garder le café durant la nuit. Un scénario d'horreur se peignit alors dans son esprit. Et s'il leur était arrivé malheur ? Aussitôt la brune se précipita dans l'arrière boutique à la recherche d'une trace de vie. Peut-être s'étaient-ils réfugiés dans la salle de repos ? Peut-être même que ce sang, qui paraissait avoir giclé jusqu'au plafond, n'était pas le leur.
Ce fut donc guidé par l'espoir que la jeune fille ouvrit la porte qui la mena à ses amis. Assis sur les canapés en silence, plusieurs membres de l'Antique se trouvaient là, la mine sombre. Bouleversée mais surtout rassurée, Sana les décompta. À chaque visage reconnu, son poul se calmait davantage. Cependant, lorsque ses yeux ne rencontrèrent que le regard de Toka sans trouver celui du borgne aux cheveux noirs, son cœur s'emballa de nouveau. Une question se bloqua alors dans sa gorge :
Où est Kaneki ?
