Assis au sommet de l'auberge, les coudes posés sur les genoux, le prodige hylien s'absorbait dans la beauté aride du Désert Gerudo que les teintes qu'une aube naissante colorait chaudement. Dans son dos, un soleil encore jeune pointait ses premiers rayons au-dessus des sommets montagneux, peignant sur l'horizon un bandeau de lumière orangé et chaud. Son éclat accentuait les ombres et les reliefs des dunes de sable, des ruines, des oasis, et même des squelettes de quelques espèces disparues. Silhouette égarée au milieu de l'immensité désertique, les contours de la cité des femmes guerrières s'esquissaient tout juste dans la pénombre, déchirant délicatement un voile sableux et trouble. Seule une lueur, bleutée, incongrue, brillait comme un phare à ses côtés : celle du sanctuaire de Guko'Chise.

Ses pensées comme étouffées dans un épais coton, Link étouffa un bâillement d'un revers de main.

Depuis plusieurs mois maintenant, les nuits complètes se comptaient sur les doigts d'une main, et la fatigue était devenue une compagne somme toute banale. Un siècle plus tard, Zelda avait repris ses habitudes : elle passait la plus grande partie de ses nuits éveillée à la lueur tremblante d'une bougie, seule, étudiant, réfléchissant, élaborant. À Euzero, Link escaladait la paroi de l'auberge à la nuit tombée, telle une araignée silencieuse. Ainsi tapi dans les ombres de la terrasse, il veillait sans un bruit sur les insomnies de la Fille d'Hyrule, à son insu.

Si cette nuit s'était ajoutée à leur décompte, Link n'avait pas eu d'autre choix cette fois-ci que de demeurer assis sur sa couchette, sans un mot, statue immobile observant les tourments nocturnes de la jeune hylienne. Zelda, trop absorbée par ses études, ne lui avait prêté aucune attention jusqu'à l'aube, où il s'était éclipsé sans un bruit.

La princesse angoissait. Elle utilisait ces heures sombres et solitaires à ressasser encore et encore ses plans dans l'espoir fou d'anticiper la moindre difficulté. Link savait qu'il n'avait aucun moyen de la soulager : Zelda fonctionnait ainsi depuis si longtemps à présent, et tant de responsabilités pesaient sur ses épaules…

À ses yeux, elle avait pourtant réussi à orchestrer le déroulé des évènements avec une minutie et un pragmatisme qui le dépassaient. Ils étaient arrivé au Bazar Assek la veille au soir, soit trois jours après le retour de Pervieh à Euzero porteur de l'accord de Makeela Riju d'y rencontrer la Princesse Royale. S'en était suivi un tourbillon de préparatifs en vue de cette première entrevue entre la Fille d'Hyrule et un chef de tribu. Le retour officiel de la Famille Royale n'avait pas pour objectif de passer inaperçu, et Zelda y avait veillé dans les moindres détails. Les prochains jours seraient décisifs. Il était vital de faire de cette rencontre un évènement majeur et remarqué, sans pour autant risquer un nouvel attentat des yigas. Zelda craignait par-dessus tout que sa renaissance soit signée d'un bain de sang de la part du gang.

La princesse n'avait pas le droit à l'erreur, et elle le savait.

Dans sa missive, Riju l'avait assurée de la parfaite discrétion avec laquelle avait été organisée cette rencontre. Le court délai entre la réponse de la chef Gerudo et leur entrevue, tout comme leur arrivée au Bazar la veille au soir dans le plus parfait anonymat, en étaient des éléments clés. Mais une fois Zelda officiellement présentée à Riju, ils ne pouvaient qu'espérer que les deux jours impartis suffiraient à atteindre leur but, et ce sans essuyer d'attaque surprise.

Les grincements de l'échelle dans son dos sortirent brusquement Link de sa rêverie, son oreille tressaillant nerveusement sans qu'il ne se retourne.

« Enfin je te trouve ! lança Zelda en se hissant sur le promontoire rocheux. Je t'ai cherché partout. »

La princesse se laissa tomber à ses côtés et Link s'étonna de la voir vêtue de sa capuche hylienne en plein désert. Il n'en pipa mot. Il ne précisa pas non plus qu'il ne l'avait jamais perdue de vue. Il avait juste essayé de leur offrir un peu d'intimité, d'espace personnel. Ce genre de moment était devenu plus que nécessaire dans l'équilibre précaire de leur relation, et il veillait scrupuleusement à les respecter.

« Tiens, dit-elle en lui tendant un objet recouvert de tissu, je t'ai pris une part de tarte aux fruits. Le durian qu'elle contient te fera du bien. »

Le jeune hylien hocha la tête de remerciement en s'emparant de la nourriture. Il appréciait cette petite attention, rare entre eux ces derniers mois. Pourtant, cela ressemblait bien à Zelda. Sa manière à elle de lui dire qu'elle se sentait responsable de sa nuit blanche, et de s'en excuser.

Elle déballa une autre part et mordit dedans avidement, suivant le regard du chevalier rivé au lointain.

« Pourquoi fixes-tu la cité ainsi ? s'enquit-elle avant qu'une note d'inquiétude ne perce dans sa voix : Riju n'est pas déjà en route, rassure-moi ? »

La dénégation du chevalier l'apaisa momentanément le temps qu'il avale sa bouchée.

« Je n'aime pas ça », dit-il d'une voix morne.

La princesse n'eut pas besoin de plus d'explications pour comprendre ce dont il parlait.

« Link… soupira-t-elle avec dépit. Nous avons fait tout notre possible, les yigas ignorent que je suis ici. »

Une moue peu convaincue se dessina sur le visage du chevalier et Zelda remballa sa nourriture, tout appétit brusquement disparu.

« Je sais que tu n'étais pas d'accord, reprit-elle d'une voix lasse et impatiente. Tu estimes que le désert est le terrain de jeu favori des yigas et tu n'as pas tort. Mais je t'ai déjà expliqué pourquoi nous devions commencer par là. Nous n'avons pas le choix. »

La Cité Gerudo devait obligatoirement être la première étape de leur périple. Non seulement parce qu'il s'agissait d'un des peuples les plus méfiants envers la Famille Royale, mais avant tout parce que les guerrières étaient les seules susceptibles de déchiffrer les cartes arrachées au repaire des yigas. Elles étaient leur seul indice pour tenter de percer le secret du nouveau quartier général de la secte. S'ils y parvenaient, il lui serait tellement plus aisé de négocier avec les autres chefs en connaissant leur objectif qu'en avouant son ignorance ! Aussi, que les cartes yigas ne les renseignent finalement en rien demeurait l'une de ses plus grandes craintes.

« Et tu penses toujours que j'aurais dû m'assurer l'allégeance du peuple hylien avant tout, poursuivit-elle avec une pointe d'agacement. Mais c'est parmi eux que se trouvent le plus de kyohis. Comment gagner leur loyauté en me présentant sans aucune garantie à leur proposer, avec rien d'autre que des promesses vides et des belles paroles ? »

Elle secoua la tête, ses bras encerclant ses tibias en posant son menton sur ses genoux, le regard concentré sur l'horizon. Le soleil, totalement levé à présent, éclairait le désert d'une teinte presque blanche.

« Mieux vaut qu'Asarim demeure ma voix à travers ses chants pour l'instant, se persuada-t-elle. Il remplira parfaitement sa mission, j'en suis certaine. Les hyliens ont toujours été très sens – »

Elle s'interrompit en voyant Link se relever prestement, comme pour clore la conversation.

« Link ! s'agaça la princesse tout en l'imitant. Link, je suis en train de te parler ! »

Une moue de reproche sur le visage, elle abaissa sa capuche et en écarta les pans, poings sur les hanches. Link comprit alors la raison de son étrange accoutrement lorsqu'il vit ce qu'elle y dissimulait.

À la perspective de cette première entrevue, et pas des plus aisées, Zelda avait commandé à Kornuieh des vêtements adaptés aux températures du désert, mais avec une consigne particulière : toute personne qui les apercevrait devait pouvoir identifier la Princesse Royale et le prodige hylien au premier coup d'œil. L'astuce était simple. Zelda comptait marquer des points contre la propagande kyohi en exhibant tous les symboles de la Famille Royale sur son passage. Elle savait d'expérience qu'une tenue pouvait être aussi efficace qu'un drapeau, si ce n'est plus. Une bannière était visible dans l'instant, mais personne n'en faisait l'objet d'une conversation. Un vêtement atypique par contre…

En conséquence, Link était à présent vêtu d'un savant mélange entre une Tenue des Sablons et la Tunique du Prodige. Le tissu qui composait son bras d'armure gauche était de la même teinte bleu clair, l'épaulière et ses deux canons d'avant-bras parés du fameux dessin doré de la Lame Purificatrice. Son sarouel était devenu beige et le dessin de l'épée avait également remplacé les traditionnels croissants de lune. Avec la finesse qui la caractérisait, Kornuieh avait ajouté une touche personnelle discrète mais non négligeable pour tout observateur un peu attentif : le fermoir de sa ceinture arborait le Sceau de la Famille Royale lui-même, indiquant clairement où allait l'allégeance du chevalier.

Bien que splendide, sa tenue n'était cependant rien comparée à celle qu'arborait la princesse sous sa capuche hylienne. Kornuieh y avait repris tous les codes royaux gerudos alliés aux symboles hyliens. Intégralement faite de cette teinte bleu nuit qui rappelait la robe caractéristique de la Fille d'Hyrule, Zelda portait une brassière attachée dans la nuque ainsi qu'une longue jupe échancrée en biseau de la hanche jusqu'au mollet. Dans le plus pur style gerudo, elle était parée de nombreux bijoux exclusivement composés de feuilles d'or et de saphirs afin d'assurer la régulation de sa température. Ses longs cheveux blonds cascadaient le long de ses épaules nues et chatouillaient ses reins dénudés, décorés de fines tresses et de filaments de pierres bleutées qui brillaient sous le soleil éclatant. Son front était ceint d'un diadème semblable à celui que Link lui avait offert, ses biceps et ses poignets parés de bracelets arborant le triangle du Pouvoir. À sa taille se trouvait une ceinture sertie où s'alternaient les deux symboles de la princesse tandis que, de l'entre-seins jusqu'au cou, se nichait le gigantesque oiseau du Sceau Royal ciselé dans l'or le plus pur.

Avec sa silhouette galbée par ses talons hauts et son expression fermée, Zelda n'avait plus rien de la jeune fille de dix-sept ans peu sûre d'elle que le chevalier avait connu.

« Link ! » le rappela-t-elle une nouvelle fois en se crispant.

Le chevalier secoua légèrement la tête pour tenter de retrouver ses esprits épars, les paumes moites et les joues chaudes. Occultant ses pensées troubles, son inquiétude pour la sécurité de la princesse prit le dessus : cette tenue si ostentatoire exhibait Zelda comme une cible peinte en rouge au milieu d'un bois sombre.

Préférant taire son tourment – inutile il le savait – il pointa du menton la Cité des Vaïs Guerrières à l'attention de la jeune hylienne. Suivant son regard, Zelda y distingua un petit attroupement devant les hauts murs de pierre ocre à travers un nuage de poussière de plus en plus important. Son cœur battit soudain beaucoup plus fort.

« Je n'aime pas ça », répéta à nouveau Link d'un ton abrupt.

S'arrachant un soupir désabusé, Zelda refréna tant bien que mal son irritation. Ce n'était ni le lieu, ni le moment de piquer une crise. Elle avait des préoccupations trop importantes à l'esprit, et désespérément besoin de son chevalier pour les mettre en pratique.

« Je sais, assura-t-elle en glissant un soupçon de douceur dans sa voix. Je sais... »

Link hocha la tête et pivota des talons en direction de l'échelle, sans ajouter un mot. Avant de le suivre, Zelda porta un ultime regard sur le nuage de poussière au loin, tentant d'occulter l'appréhension qui l'envahissait.

Elle n'avait pas le droit à l'erreur.


Une brise chaude s'engouffra dans l'oasis et troubla la surface tranquille du petit lac, avant d'agiter la voile rouge richement ornée tendue à quelques mètres du sol. Sous son ombre, assises en tailleur sur d'épais tapis ouvragés au fil d'or, Zelda et Riju se toisaient l'une et l'autre dans un silence presque parfait. Leurs gardes du corps respectifs se tenaient figés un pas derrière elles : Link, le jeune prodige dans sa Tenue des Sablons atypique au visage de marbre d'un côté, et de l'autre Beterah, géante à l'armure éclatante, l'espadon planté devant elle telle les statues des sept héroïnes. Tout autour de leur abri, pas moins de huit guerrières au visage à moitié voilé par leur lah'djar surveillaient les alentours. Les marchands échangeaient des regards ahuris, encore incrédules d'accueillir inopinément une rencontre si importante. Seul Migaro, un touriste piaf « de passage » – mais que Link avait déjà rencontré au même endroit des mois auparavant – poursuivait sa contemplation nonchalante des chatoiements du lac en n'adressant qu'un air vaguement intéressé à la rencontre qui se déroulait à quelques mètres.

Une jeune gerudo aux cheveux coupés au-dessus des oreilles sortit de l'auberge d'un pas précautionneux, une théière en fonte à la main. Elle s'accroupit entre les deux dirigeantes et versa le traditionnel thé de bienvenue dans deux petites tasses couvertes d'arabesques dorées. Selon les coutumes gerudos, aucune tractation officielle ne pouvait débuter avant l'accomplissement de ce rituel.

« Ma tribu mesure l'honneur que vous lui faites en nous choisissant pour votre première apparition officielle, déclara calmement Riju une fois que la jeune gerudo eut terminé son office. Lorsque Link s'est présenté dans mon palais la première fois, l'idée m'a bien traversé que vous puissiez également avoir survécu tout ce temps. Je suis contente que ce soit le cas.

— Tout l'honneur est pour moi, répondit Zelda avec douceur. Je n'oublie pas que pour nous protéger du Fléau, les gerudos ont donné à Hyrule la vie de leur chef et de leur plus grande guerrière. »

Riju baissa ses yeux d'un vert brillant sur son petit verre décoré, puis congédia la serveuse d'un revers de main négligent.

« D'avoir eu une dirigeante comme Urbosa est une fierté pour nous. Mais je suppose que vous n'êtes pas là pour parler du passé, altesse, mais plutôt de la reconstruction du Royaume hylien, je me trompe ? » interrogea-t-elle sans détours.

Zelda lui adressa un sourire un brin amusé, savourant l'amertume du thé typique de ses contrées autant que la franchise de la gerudo. En apprenant l'âge de la nouvelle dirigeante du peuple des sables, elle avait craint de se confronter à une petite peste trop sûre d'elle, soit facilement influençable, soit obtuse jusqu'à la bêtise. Mais comme Link la lui avait décrit, Makeela Riju n'était définitivement ni l'un, ni l'autre.

La chef des gerudos était une jeune fille au physique encore adolescent pour son ethnie, ce qui signifiait qu'elle était à peine plus grande que Zelda. La princesse s'était toujours sentie ridiculement petite au milieu de toutes ces géantes du désert, et elle appréciait de pouvoir négocier avec Riju sans y récolter un torticolis. Mais sa petite taille et son allure juvénile ne l'empêchaient en rien d'en imposer autour d'elle, et la richesse de sa tenue tout comme sa haute couronne recouverte de feuille d'or à l'image du soleil levant renforçaient seulement une aura naturelle. En pure gerudo, elle était dotée de cette prestance et de cette assurance qui criaient à son interlocuteur qu'elle n'était ni malléable, ni fragile, ni soumise. Et qu'il n'aurait qu'à composer avec, car elle, ne concéderait rien.

« Vous avez raison, répondit Zelda en reposant son verre vide. À présent que Ganon a été vaincu, je souhaite aider mon peuple à retrouver sa place au sein d'Hyrule.

— N'espérez pas nous arracher un nouveau traité de vassalité, l'avertit sèchement Riju, sur la défensive.

— Pas de vassalité. Mais une alliance nous serait, je pense, profitable à toutes les deux. Tout du moins, j'espère vous en convaincre. »

Riju tourna la tête de profil et claqua des doigts en direction de la préposée au thé. Dans l'esprit de Zelda, l'image de la grande Urbosa faisant jaillir le tonnerre se superposa à celle de l'adolescente. Le même port de tête, les mêmes yeux en amande au milieu de ce teint sombre et de ces cheveux flamboyants, le même nez en pointe. Makeela Riju était sans conteste la descendante directe d'Urbosa, et selon toute vraisemblance, sa digne héritière.

« Je suis ravie de te voir habillé en voï, déclara soudain la gerudo d'un ton légèrement espiègle en posant son regard sur Link. La tenue de vaï te met tout de même moins en valeur que celle-ci. »

Prise de court, Zelda jeta un œil derrière elle. Elle n'avait jamais demandé à Link comment il était parvenu à infiltrer la Cité Gerudo pour aller à la rencontre de Riju… mais la teinte que prirent les joues du jeune hylien suffit à le trahir.

« Habillé en vaï ? Link ? » s'amusa-t-elle.

Intérieurement, elle se demandait surtout où la gerudo voulait en venir. Elle n'imaginait pas un instant que cette remarque puisse être aussi anodine qu'elle y paraissait.

« C'est ainsi qu'il est entré dans la cité, poursuivit Riju avec légèreté en avalant son deuxième thé d'un trait, violant ainsi une de nos lois les plus ancestrales. Il fallait être un prodige pour l'oser, et il fallait être un prodige pour ne pas se voir condamner à mort pour un tel outrage. »

L'avertissement était sans appel. Les gerudos n'endureraient plus le moindre irrespect à leurs coutumes si Zelda voulait espérer un accord avec eux.

« Et je vous remercie de cette clémence, déclara la princesse avec diplomatie. Ou Hyrule serait encore aujourd'hui sous le joug du Fléau, et j'en serais encore la prisonnière. Dans le meilleur des cas.

— C'est pour cela que j'ai fermé les yeux, au nom des services rendus à mon peuple et à Hyrule. Mais vous imaginez bien que je ne pourrais plus jamais accepter une telle entorse à nos lois. Seules les circonstances exceptionnelles l'ont permis.

— Évidemment, acquiesça la princesse. C'est pourquoi nous resterons au Bazar Assek le temps de notre séjour.

— Je préférerais vous recevoir au Palais, rétorqua Riju avec indolence, comme il se doit. »

Zelda se mordit l'intérieur de la joue et sentit une tension sourde émaner du chevalier dans son dos. Elle savait depuis le début qu'il y avait de fortes chances que Riju veuille l'accueillir au sein de la cité où Link ne pourrait pas la suivre. Consciemment, elle n'en avait rien dit au chevalier, sachant qu'il ne se rangerait jamais à son avis de plein gré. Elle détestait devoir faire preuve d'autorité sur lui. Cela n'aidait en rien leur relation déjà suffisamment complexe et ambiguë à son goût.

Mais Link n'était pas idiot, et il avait probablement songé à cette possibilité de lui-même. Qu'il n'en ait rien dit signifiait bien qu'il se saurait impuissant si le cas se présentait. Après tout, il ne parlait que lorsque cela s'avérait strictement nécessaire, ce qui était encore plus vrai ces derniers temps.

« C'est avec plaisir que je goûterai à nouveau à l'hospitalité de votre cité », capitula-t-elle, acculée.

En cela, la princesse était des plus sincères. Elle était foncièrement ravie de retrouver l'atmosphère particulière qui animait la cité des vaïs. De plus, une fois cernée par les remparts de la Cité Gerudo, elle ne redoutait pas vraiment une éventuelle attaque yiga. Les guerrières y étaient nombreuses et armées jusqu'aux dents, elle n'imaginait pas que Suppa risque une attaque frontale avec ces redoutables combattantes uniquement pour l'atteindre. Il veillerait à la surprendre en position de faiblesse et non lorsqu'elle serait sous haute protection.

« Alors c'est entendu, conclut brutalement Riju en se levant. Je vous ai prévu un morse des sables pour vous conduire à la cité. Vous savez les diriger ? »

Preuve que la chef gerudo n'avait jamais envisagé un refus de sa part.

« C'était il y a plus de cent ans, s'amusa la princesse en se mettant debout à son tour, mais je devrais pouvoir m'en sortir.

— C'est ce que nous verrons, répondit la gerudo avec un sourire. Je vous attends à la sortie du Bazar. Ne traînez pas trop, j'aimerais avoir rejoint la cité avant les heures les plus chaudes. »

L'adolescente pivota des talons pour rejoindre son gigantesque morse des sables bleu sombre qui flânait parmi ses congénères bruns. Après un dernier regard sur la longue tresse qui battait les chevilles de la gerudo, Zelda reporta son attention sur le chevalier qui l'observait d'un air impassible, puis sur les guerrières qui n'avaient pas bougé d'un iota autour d'eux. S'emparant de sa besace de voyage, elle se rapprocha du jeune hylien et se pencha vers lui. Elle ne voulait être entendue de personne d'autre.

« N'envisage pas un seul instant de te travestir à nouveau pour me rejoindre, chuchota-t-elle. Je ne peux pas me permettre d'outrager Riju. »

Impassible, le chevalier acquiesça avec raideur, tel un soldat recevant un ordre. Zelda détesta son attitude. Avec Link, c'était tout l'un ou tout l'autre. Soit l'ami, soit le soldat, mais il semblait incapable de lui offrir un mélange des deux. Cela donnait à la princesse la constante impression de marcher sur des œufs.

Dans le statu-quo relationnel instauré ces derniers mois, tous deux tâtonnaient maladroitement dans leurs échanges. Link, déjà peu à l'aise dans des interactions classiques, était rien de moins que perdu et s'enfermait dans son mutisme. Zelda, quant à elle, ne parvenait pas à garder des limites claires et précises. Leurs célèbres disputes s'étaient révélées plus d'une fois des terrains sans risque sur lequel tous deux étaient parfaitement à l'aise, aussi paradoxal que cela puisse être.

Mais à ce moment précis, Zelda n'avait aucune envie de quitter son chevalier pendant plusieurs jours sur une note aussi glaciale. Rien qu'à cette idée, un goût amer se posait sur sa langue et la faisait grimacer de dégoût. Link était la seule personne de confiance qui lui restait, la seule qui la comprenait et sur qui elle pouvait compter en toutes circonstances. Si elle regrettait le temps où tout paraissait simple et spontané entre eux, pour rien au monde elle ne mettrait ce lien si précieux en péril.

Hésitante, elle se mordit la lèvre avant de poser un regard mutin sur le jeune hylien devant elle.

« Alors comme ça le grand prodige hylien s'habille en vaï ? dit-elle dans un souffle amusé. Tu peux compter sur moi pour trouver une occasion de voir ça, rien que parce que tu me l'as caché. »

La remarque tira Link de son flegme légendaire et il posa sur elle des yeux ronds. Son expression arracha un léger rire à la jeune hylienne. Il y avait des tas de choses qu'elle aurait préféré faire pour lui dire au revoir, mais le voir si décontenancé devrait suffire. Elle recouvrit cependant rapidement son sérieux et jeta un œil en direction de la délégation gerudo.

« Je dois y aller. »

Le chevalier hocha la tête et, après un ultime regret silencieux, Zelda se résolut à tourner les talons.

« Ne quitte pas la tablette. »

Elle se figea en entendant la voix du chevalier derrière elle. Elle pivota pour lui adresser un léger sourire, sa main recouvrant instinctivement l'artefact accroché à sa ceinture.

« Je te le promets, répondit-elle doucement. Je n'hésiterai pas à l'utiliser si je suis en danger.

— Je t'attendrais. »

Elle observa un instant le visage de marbre, la posture assurée et les fines courbes des muscles saillants sous l'or resplendissant de l'armure. Cette attitude confiante et tranquille qui apaisait Zelda et qui allait lui faire cruellement défaut ces prochains jours.

« Je sais », souffla-t-elle.

Après un dernier échange muet, la princesse reprit son chemin pour rejoindre Riju, sentant la brûlure du regard de Link entre ses omoplates. Une fois à proximité de l'adolescente, cependant, son esprit se recentra sur des questions bien plus urgentes. Comme la façon dont elle allait s'y prendre pour convaincre une jeune chef outrageusement riche, désireuse de faire ses preuves et à la tête de solides guerrières, de s'allier à une princesse sans le sou, sans armée et sans terre.

« Les adieux n'ont pas été trop difficiles, j'espère, lança Riju avec un sourire.

— Les adieux ? s'étonna Zelda en sentant son cœur s'emballer légèrement. Oh ! Ce n'est rien, c'est juste... Il n'aime pas beaucoup ne pas pouvoir assurer ma sécurité de lui-même. »

La jeune fille glissa un regard un peu dubitatif sur le chevalier demeuré au milieu de la petite place, stoïque, puis sur la princesse en face d'elle.

« Si vous le dîtes…, dit-elle avec une certaine réserve. Venez, je vais vous montrer votre morse ! »

Quelques minutes plus tard, le cortège s'élançait dans le désert en direction de la Cité Gerudo. Contrairement aux craintes de Riju, Zelda n'éprouva aucune difficulté à diriger son morse des sables à travers les dunes. Le souffle chaud et sec du désert fouettant son visage ramenait la jeune hylienne plus d'un siècle en arrière, alors qu'à peine âgée de cinq ans, Urbosa l'instruisait sous le regard attendri de sa mère. La princesse était probablement la dernière personne vivante ayant appris à conduire un morse sous l'égide de la grande guerrière elle-même. Cela ne l'empêcha pas de recouvrer ses réflexes avec aisance.

Le soleil pointait haut dans un ciel sans nuage lorsque la délégation mit pied à terre devant les portes de la ville. Tandis que Zelda tendait les rênes de son morse à l'une des guerrières, Riju s'approcha flanquée de deux soldates qui la surplombaient d'au moins deux têtes.

« Je vous présente Lobinn et Borodo, indiqua-t-elle en désignant les vaïs musclées arborant le lah'djar vert des gradées. Elles seront vos gardes attitrées pendant votre séjour. Elles ont interdiction de vous perdre de vue à toute heure de la journée… à moins que je ne leur en donne l'ordre. »

Zelda grimaça intérieurement. Elle comprenait que Riju ne puisse prendre le moindre risque avec sa sécurité : la réputation des gerudos était déjà suffisamment exécrable pour ne pas y ajouter la responsabilité de son assassinat. Mais elle avait toujours détesté avoir des gardes de corps. Link en avait d'ailleurs longtemps fait les frais.

« Savotta, les salua-t-elle malgré tout avec un sourire avenant. Je suis ravie de faire votre connaissance. »

Les guerrières inclinèrent légèrement la tête pour toute réponse, le regard impassible. Évidemment, avec le bas du visage dissimulé par le traditionnel tissu, difficile de savoir si ses salutations étaient les bienvenues.

« Votre arrivée n'a pas été annoncée au sein de la cité, comme convenu, poursuivit Riju, avant d'ajouter d'un ton plus hésitant : Mais dans cette tenue… vous n'allez pas passé inaperçue…

— Ce n'était pas mon intention », lui sourit Zelda.

Lorsque les deux dirigeantes émergèrent sur la place principale de la cité, Borodo, Lobinn et Beterah sur leurs talons, leur entrée fut effectivement des plus remarquées. La simple présence de la dirigeante gerudo avec ses gardes du corps suffisaient déjà à attirer les regards, mais une fois la Princesse Royale identifiée, les murmures s'amplifiaient radicalement sur leur passage. Sa tenue atteignait l'effet escompté : personne ne pouvait ignorer sa véritable identité, et Zelda sourit intérieurement en notant la présence d'au moins un goron et une piaf dans la foule. Rien de mieux qu'une assemblée féminine de toutes les ethnies pour faire courir les rumeurs plus vite que le vent à travers les contrées d'Hyrule.

Occultant les regards ébahis qui la scrutaient, Zelda se focalisa sur la cité elle-même et un soupir de contentement lui échappa. La petite fille en elle se réjouissait de retrouver des bruits et des senteurs qui lui étaient chers, et dont elle était éloignée depuis si longtemps.

La ville, entièrement construite en terre, s'articulait autour de deux points névralgiques : la place principale, gigantesque souk bordé de palmiers dont le commerce florissant faisait la richesse et la renommée de la cité et l'impressionnant promontoire rocheux qui la surplombait abritant le Palais gerudo. Au-delà du symbole de pouvoir évident, ce promontoire était avant toute autre chose la source d'eau perpétuelle de la cité. De son sommet, les flots s'écoulaient en cascades avant de se répandre dans toute la ville grâce à un très ingénieux système de toits gouttières. Cette configuration architecturale avait un double bénéfice : irriguer l'ensemble des quartiers, mais également maintenir une fraîcheur permanente dans les habitations dont la structure en terre conservait et stockait l'humidité malgré l'aridité alentours.

Source de vie dans ces contrées désertiques, l'eau était omniprésente dans la Cité Gerudo sous forme de fontaines ou de bassins, presque autant qu'au sein du Domaine Zora. Alors que leur sol leur apportait des richesses intarissables qui rendait envieux le moins cupide des hyliens, les gerudos considéraient l'eau comme la denrée la plus précieuse sur terre, la seule ayant pouvoir de vie ou de mort. Contrairement à un diamant brut.

Au-delà de la splendeur architecturale de la cité, Zelda adorait l'ambiance qui y régnait, égale à nulle autre dans tout Hyrule. Autour de la place principale, véritable poumon de la ville, s'étalaient de multiples boutiques aussi différentes les unes que les autres, et pour certaines, uniques, comme la bijouterie ou l'étal de viandes grillées. Les transactions commerciales s'effectuaient dans un brouhaha de discussions et de cris de la foule exclusivement féminine venue de toutes les contrées, animant le bazar d'un tumulte bon enfant.

Pourtant, toutes ces vaïs ne venaient pas dans ce lieu si reculé uniquement pour faire des emplettes, aussi précieuses et rares soient-elles. Car à l'intérieur de la cité, à l'abri des regards indiscrets et malveillants, se révélait sa véritable richesse. Ce que la princesse appelait intérieurement l'âme cachée du peuple gerudo.

Pour ceux n'y ayant jamais mis les pieds – soit au moins tous les hommes excepté Link – les gerudos passaient pour un peuple aux mœurs guerrières, dures et sectaires, image que les vaïs entretenaient sciemment pour maintenir les indésirables à distance. En réalité, la cité était le lieu le plus vivant, le plus libre et le plus convivial de tout Hyrule. La culture gerudo était avant tout basée sur le libre arbitre, le droit inaliénable de choisir sa destinée pour toutes et la quête permanente de l'équilibre entre le corps et l'esprit. À l'abri de ces murs, les redoutables guerrières se transformaient en des êtres souriants, simples et peu regardants, ne jugeant jamais rien ni personne et ne se préoccupant surtout pas des choix des unes et des autres. Seules deux règles devaient être impérativement suivies : le respect et l'interdiction de nuire sciemment à l'ordre publique. Une seule infraction en entraînait immédiatement le bannissement définitif.

Si l'après-midi, peu de gens circulaient dans les rues agressées par la luminosité éblouissante, à la tombée de la nuit, la ville s'animait lentement à la lueur chaleureuse des lanternes. De douces effluves de cuisine épicée flattaient les narines des passantes au milieu des éclats de rire et des discussions animées, et les esprits s'enflammaient sous l'effet de la boisson traditionnelle et ancestrale que servait le bar de la cité. Une atmosphère simple, joyeuse, et palpitante de vie que Zelda avait toujours secrètement préféré à celle de la citadelle, plus austère.

« La cité a dû changer depuis votre dernière venue », remarqua Riju à voix basse tandis qu'elles scindaient la foule.

Zelda haussa les épaules avec nonchalance.

« Pas tant que ça, sourit-elle. Si les étals et les visages ont changé, l'ambiance y est toujours aussi plaisante.

— Même un siècle ne saurait changer l'art de vivre gerudo ! s'esclaffa l'adolescente, avant de désigner un établissement sur sa droite d'un air ravi. Si l'hôtel est à cet emplacement depuis la création de la cité, vous n'avez certainement jamais connu les extraordinaires massages relaxants de Brasiera !

— Les massages relaxants ?

— Brasiera a des mains de fée. Sa renommée n'est plus à faire, les clientes font la queue chez elle. Lorsqu'elle a pris la succession de sa mère il y a dix ans, l'établissement n'était qu'une simple auberge. À présent, Brasiera en a fait un temple dédié au bien-être, réputé jusqu'en Akkala. Il faut à tout prix que vous y goûtiez durant votre séjour. Tenez ! Cet après-midi, nous nous y rendrons ensemble !

— Je croyais qu'il y avait une liste d'attente ? s'interrogea Zelda, les sourcils froncés en gravissant les marches du palais.

— Pas pour nous », lui sourit la jeune fille.

La princesse lui rendit poliment son sourire sans parvenir à se départir d'un certain malaise.

« C'est que… je ne peux pas me permettre de rester ici plus de deux jours. Et nous avons de nombreux sujets à aborder… »

Le dos légèrement tendu, Riju ne répondit pas avant d'avoir franchi les portes de la salle du trône. Trône où elle s'installa avec une nonchalance feinte, Beterah à ses côtés. Du coin de l'œil, Zelda s'aperçut que Lobinn et Borodo s'étaient arrêtées sur le seuil, probablement sur ordre de la géante.

« J'ai conscience que votre séjour sera de courte durée, répondit posément Riju après un instant. Mais vous avez bien passé cent ans entre les griffes du Fléau, enfermée au cœur de la citadelle, non ?

— Je –

— Alors vous méritez bien quelques heures de détente, l'interrompit l'adolescente avec assurance. Notre cité est entièrement dédiée au repos des âmes dans la plus parfaite simplicité, et aucun autre lieu d'Hyrule ne vous offrira cela, vous le savez très bien. Le travail qui vous attend va vous demander l'énergie et la force d'un moldaquor. Alors profitez de cette seule journée pour prendre soin de vous. »

Zelda observa fixement la jeune fille assise en face d'elle, touchée par la bienveillance dont elle faisait preuve mais sans parvenir à se défaire d'une certaine réserve. Elle ne comprenait pas pourquoi Riju était soudain si attachée à son bien-être personnel et ce, sans arrière-pensée discernable. Zelda avait toujours été sensible à l'art de vivre gerudo et ceci n'était certainement pas un secret pour la jeune fille qui devait s'être renseignée sur elle. Riju n'avait pas besoin de l'y acculturer pour obtenir sa sympathie. Devait-elle mettre cela sur le compte de l'inexpérience ? Était-ce sa manière un peu infantile de forger une alliance, la confondant avec une amitié ?

« Je vous remercie du fond du cœur pour tant d'attention, répondit-elle avec un sourire réticent. Mais –

— Alors c'est entendu, s'exclama Riju. Aujourd'hui, vous allez goûter aux douceurs de vivre de la cité. La politique sera pour demain. »

Zelda écarquilla les yeux malgré elle pendant que la jeune chef claquait des doigts en l'air. Quelques heures, c'était une chose, mais perdre toute une journée ?

« Merveila sera votre servante pour la durée de votre séjour, poursuivit son hôte tandis que la gerudo aux cheveux courts entrait dans la pièce. Elle va vous montrer vos quartiers où vous pourrez vous rafraîchir. »

La princesse comprit qu'elle ne disposait finalement d'aucune marge de manœuvre. Elle se demanda même si Riju n'avait pas déjà prévu cette visite à l'hôtel avant sa venue. Si tel était le cas, le sens d'une telle stratégie continuait de lui échapper.

« Merci beaucoup pour votre accueil », acquiesça-t-elle, presque à contrecœur.

Saluant la chef gerudo d'un mouvement de tête, elle emboîta le pas à Merveila. Elles contournèrent le trône derrière lequel bruissait une fontaine, et où une gigantesque baie ouverte offrait un panorama sur l'immensité désertique. La gerudo bifurqua pour emprunter un escalier en colimaçon taillé dans la roche même. Dissimulé derrière un pilier de la salle du trône, il les emmena directement au niveau des toits gouttières de la ville. Elles traversèrent l'un des cours d'eau grâce sur un petit pont de bois et accédèrent à une terrasse située dans l'ombre du promontoire rocheux. Devant elle, une arche était percée directement dans la pierre.

« Vos quartiers, altesse, désigna la gerudo d'une voix au timbre délicat.

— Merci, Merveila, tu peux y aller.

— Je viendrais vous chercher pour vous emmener à l'hôtel, altesse. »

La jeune gerudo inclina la tête et s'éclipsa sans demander son reste, au grand soulagement de Zelda. Elle ne souhaitait pas que quiconque soit témoin des émotions que ce lieu charriait en elle. Cet endroit, la princesse aurait pu s'y rendre les yeux fermés. Se retrouver à nouveau sur cette terrasse réveillait en elle des souvenirs d'outre-tombe, d'une autre vie. Des rires, une voix douce à l'accent chantant… Une berceuse… Des bras chauds et délicats autour de ses épaules tandis qu'elle contemplait le ciel étoilé au doux bruit de l'eau s'écoulant depuis le haut du palais.

Cet espace directement située à l'arrière de la suite de la chef gerudo avait été la chambre attitrée de sa mère lorsqu'elle rendait visite à son amie Urbosa. Zelda y avait passé de nombreux séjours, loin de la cour et des mondanités, loin des obligations. Ces souvenirs-là avec la reine, bien que rendu troubles par les années, elle les chérissait plus que tout au fond de son cœur d'orpheline. S'il y avait un lieu où Zelda avait connu l'amour et la tendresse de sa mère, loin du protocole et du regard des autres, c'était bien au sein de la Cité Gerudo.

Cette pièce, était pour elle l'incarnation de l'affection maternelle qu'elle y recevait.

Zelda s'avança sur la petite terrasse d'un pas lent, les yeux rivés sur l'arche de terre décorée d'un liséré de pierres bleues. Les demeures gerudos ne disposaient ni de portes ni de fenêtres. Il était primordiale de conserver une aération constante du bâti, permettant ainsi à l'humidité des murs de circuler pour limiter le risque de moisissures ou d'effritement de la terre qui les constituaient. Cet impératif de salubrité publique avait pris le pas sur toute notion d'intimité au sein de la cité avec la suppression pure et simple de toutes menuiseries.

La princesse entra dans la pièce d'un pas mesuré, ses yeux parcourant son environnement à l'aune de ses souvenirs. Un sentiment de bien-être nostalgique et inattendu l'envahissait, comme si rien n'avait changé au bout de cent ans. Le même lit à baldaquin, la même petite table ronde, la même coiffeuse contre le mur, la même fraîcheur… Cette même odeur de terre humide propre à la cité mélangée aux senteurs épicées avec lesquelles les gerudos parfumaient leurs intérieurs. Elle crut même discerner quelques fragrances fantômes du parfum capiteux de sa mère, telle une réminiscence improbable du passé égarée dans sa mémoire.

Sur la table, un plateau de fruits frais était posé à son attention. Zelda s'empara d'un durian max et croqua dedans à pleines dents, sentant avec délice le jus frais et sucré se répandre dans son corps alangui de fatigue. Le sable du désert crissait sous ses pieds tandis qu'elle rejoignait le matelas. Elle caressa la soie des draps avec tendresse et s'assit sur le rebord du lit, pensive.

Peut-être parviendrait-elle à tirer profit de cette journée, après tout. Se détendre, se reposer, et simplement profiter, juste quelques heures. Elle tenta d'occulter la légère pointe de culpabilité qui la tiraillait en pensant à Link s'inquiétant pour elle, là, dehors.

L'idée des bains ne lui semblait malgré tout plus si mauvaise que ça. Un cadre informel pouvait parfois révéler bien des surprises qui s'avéraient un atout considérable lors de tractations diplomatiques. Bien menée, cette après-midi pouvait ne pas être si vaine qu'elle l'eut pensé de prime abord, et elle se demanda si ce n'était pas là toute la stratégie de la chef gerudo. Après tout, Zelda était une princesse d'un autre siècle débarquant brutalement sur la scène géopolitique, rebattant les cartes par sa simple présence. Il serait normal que Riju cherche à savoir qui était la princesse qui se cachait derrière la légende avant de débuter toute négociation.

Abandonnant un soupir, Zelda se laissa tomber à la renverse dans la soie écarlate en fermant les yeux. Peut-être qu'à l'issue de cette journée, elle-même parviendrait davantage à cerner cette jeune fille qui l'intriguait décidément de plus en plus.


Link ne savait pas quoi faire.

Si Zelda comptait sur lui pour agir en son absence, elle avait misé sur le mauvais cheval.

Il n'avait pas de plan.

Il n'avait pas de plan et il avait beau fixer depuis des heures l'inaccessible cité, aucune initiative extraordinaire ne lui traversait l'esprit. S'introduire dans la ville en secret ne lui serait d'aucune utilité puisqu'il ne pourrait pas y suivre Zelda. Quant à se travestir à nouveau, il n'y comptait même pas. Beterah et Riju s'y attendraient et le démasqueraient avant même qu'il ne parvienne à s'approcher de la princesse. Sans compter l'accueil que sa protégée lui réserverait. Des deux courroux, il était bien incapable de définir celui qu'il redoutait le plus.

Link soupira. Du haut du promontoire de l'auberge, il avait observé la délégation de Riju s'éloigner en emportant la Fille d'Hyrule loin de lui. Il avait suivi du regard le nuage de poussière sillonnant l'étendue sableuse jusqu'à la cité. La petite troupe avait disparue de sa vue alors que le soleil était encore au plus haut. Depuis, il n'avait pas bougé, attendant un signe, un geste, une idée.

Il ne pouvait pas se résoudre à demeurer au Bazar Assek, les bras ballants, en priant la déesse que Zelda lui revienne en vie. Non pas qu'il ne fasse pas confiance aux redoutables guerrières pour la protéger, mais qu'était un chevalier servant sans sa princesse ? Avec le temps, il lui était devenu difficile, voire même impossible, de déléguer la sécurité de Zelda à qui que ce soit. Il devait agir, trouver une utilité à ces deux prochains jours. Elle l'avait bien fait, elle. Elle avait veillé sur lui sans faillir, et en même temps, avait élaboré une stratégie, recueilli des informations cruciales. Ne pouvait-il en faire autant ? N'était-il donc capable de rien si elle ne lui en donnait pas l'ordre ?

Le cri affolé d'une vaï raisonna soudain en contrebas, vite suivi d'une multitude d'autres surpassant le fracas de bris d'objets. Link se précipita vers le rebord du promontoire, et se figea en découvrant la scène chaotique qui se déroulait dans l'oasis habituellement si paisible.

L'étal le plus proche de l'auberge, celui d'Emireil, était dévoré par les flammes. Autour de lui apparaissaient et disparaissaient les ombres recroquevillées et malfaisantes de yigas rendus indénombrables, tirant leurs flèches en traître sur les voyageurs affolés. Devant la tente embrasée, le corps de la vieille commerçante était allongé, face contre terre.

«VABA ! » s'exclama la jeune Menaccly en se précipitant depuis son propre étal situé à l'opposé du point d'eau.

Une lueur de rage traversa les pupilles de Link. Il dégaina la lame purificatrice brillante de pouvoir. Les yigas… Encore et toujours ces satanés yigas !

Il s'élança dans le vide d'un bond puissant au moment où un sous-fifre apparaissait au-dessus du corps tremblant de la vieille gerudo. Il déploya sa paravoile et plana à toute vitesse pour supplanter l'assassin. Là, suspendu dans les aires, Link abandonna sa voile salvatrice et arma son bras. Il se laissa tomber comme une pierre et abattit sa lame de toutes ses forces sur le sol sableux à proximité de l'agresseur.

L'onde de choc renversa quatre des assaillants. La soldate chargée de la surveillance de l'oasis, Lavrie, tituba alors qu'elle se précipitait sur l'un d'eux avec férocité, mais cela ne l'arrêta pas. Le regard noir, elle planta sa lance dans le ventre de son ennemi en un cri rageur. Link, de son côté, se précipita vers le lascar qui s'apprêtait à achever Emireil et lui trancha la tête d'un mouvement sec. Alors que les deux acolytes venaient tout juste de se volatiliser, Link aperçut trois lueurs rouges caractéristiques apparaître au beau milieu du point d'eau, inatteignables. Il laissa tomber son arme à ses pieds, dégaina son arc et le banda d'un geste empressé.

« RECULEZ ! » hurla-t-il à l'attention des gens affolés autour de lui.

Il décocha une flèche à la pointe d'un jaune éclatant au moment même où le piaf Migaro prenait son envol loin de la tourmente. Le projectile atterrit dans l'eau, juste en dessous des assassins. À peine eut-elle crevé la surface qu'une décharge d'électricité envahi toute l'étendue liquide, électrocutant les yigas en une longue, très longue agonie.

Quelques instants plus tard, seuls quelques rubis et bananes lames témoignaient encore de l'attaque de la secte. Link ramassa son épée et se précipita vers la vieille commerçante qui gémissait dans les bras de sa fille.

« Elle est vivante ! soufflait Menaccly en caressant les cheveux désordonnés de sa mère. Elle est vivante, par la grâce des sept ! »

Elle releva la tête vers Link, des mèches s'échappant de sa coiffure courte habituellement impeccable, une boucle d'oreille en moins, le vert de ses lèvres à moitié effacé.

« Et c'est grâce à toi, dit-elle avec émotion. Je ne sais pas comment te remercier !

— Je t'interdis d'épouser ce voï maigrelet », marmonna l'acariâtre Emireil dans le creux de ses bras en relevant légèrement une de ses paupières tombantes.

La remarque provoqua un sourire soulagé dans la petite assemblée qui s'était créée autour des deux gerudos. Sortant des rangs, Lavrie s'avança vers Link en nettoyant consciencieusement la pointe de sa lance encore sanglante.

« Saksak ! lui lança-t-elle avec son habituelle sévérité. Un peu d'aide n'était pas de refus. »

Le chevalier acquiesça sombrement en contemplant le désastre autour d'eux. Les habitants avaient éteint le brasier de la tente d'Emireil dont il ne restait plus que des cendres fumantes. Son étal avait été piétiné, ses fruits étaient broyés. La vieille dame avait tout perdu.

« Désolé, murmura-t-il d'une voix peinée.

— Désolé ? sursauta Lavrie en le regardant avec des yeux ronds. Tu nous aides et après tu es désolé ? Tu crois que c'est de ta faute si les yigas nous ont attaqué ? »

À la grande surprise de Link, la grande guerrière s'esclaffa d'un rire rauque.

« Ce n'est ni toi ni ta petite princesse qui êtes responsables de cette attaque ! Les yigas n'arrêtent pas de faire des raids sur les caravanes de marchands et sur l'oasis. Seule la cité a été épargnée pour l'instant, probablement que les guerrières y sont trop nombreuses pour ces misérables chuchus. Pourquoi crois-tu que je patrouille sans cesse sinon ?

— Pourquoi attaquent-ils ? »

La grande gerudo haussa les épaules. Ses pupilles reflétaient une certaine gêne au dessus de son lah'djar bleu. Link savait que Lavrie était une soldate qui obéissait aux ordres d'une gradée stationnée quelque part. Elle ne pourrait probablement pas beaucoup le renseigner.

« Si tu veux des informations, répondit finalement la guerrière, va voir Saum, au poste d'observation. Peut-être répondra-t-elle aux questions d'un petit hylien dans ton genre. Mais même si les monstres ont été chassés du désert, si j'étais toi, je resterais sur mes gardes. Moi, je dois reprendre ma ronde. Savook ! »

Sans un regard en arrière, Lavrie repartit de son pas raide et militaire. Link ne pensait déjà plus à la soldate. Saum… Il se souvenait de la gradée qui était chargée de veiller sur l'incontrôlable Vah'Naboris. Il avait le souvenir d'une personne intelligente et honorable, du peu qu'il lui avait parlé.

Il tourna les talons vers l'est, en direction de l'auberge. Une fois rendu devant le bâtiment, il s'accroupit jusqu'à ce que la rage de Revali l'emporte dans les airs et qu'il se pose en haut du promontoire rocheux. À cette hauteur, il distinguait derrière une dune les drapeaux qui surplombaient le poste d'observation, au loin. Il jeta un œil distrait sur l'astre solaire qui brillait au-dessus de la cité des vaïs guerrières, ignorant la silhouette de Migaro planant en cercles au dessus du bazar. Il était toujours difficile d'évaluer les distances au sein du Désert Gerudo, mais il était certain de ne pas atteindre son objectif avant la nuit.

Préoccupé, il se laissa tomber au sol, ouvrant sa paravoile au dernier moment pour amortir sa chute, et contempla son environnement avec attention. Une étincelle de satisfaction éclaira son regard en apercevant ce bon vieux Terry assis à l'ombre de l'auberge, son barda de marchand vaillamment harnaché sur son corps frêle. Link s'en approcha d'un pas nonchalant. Il connaissait la nature peureuse et suspicieuse du jeune hylien au nez rouge.

« Yah ! Comme on s'retrouve ! s'exclama le marchant en le voyant venir vers lui. Ça, c'était un fameux combat ! Tah-tah ! Cherchez-vous un article en particulier, m'sieur client ? Ou préférez-vous vous délester de quelque objet ?

— Je veux acheter, répondit Link posément.

— Houhou ! J'suis sûr qu'vous trouverez vot'bonheur, assura Terry en désignant la marchandise devant lui, alors surtout, prenez tout vot'temps ! »

Le chevalier parcourut les possessions du commerçant d'un œil attentif. C'était un adage connu dans tout Hyrule : Terry était toujours là où on en avait besoin, et avait toujours l'article que l'on recherchait. Pour Link, cela ne s'était jamais démenti, et cette fois ne faisait pas exception.

« Un papillon piment ? confirma le marchand alors qu'il lui désignait l'insecte du doigt. Combien souhaitez-vous en acheter ?

— J'achète tout.

— Yayah ! s'exclama Terry de sa voix aiguë avec engouement. Vraiment ?! Vous êtes sûr de vous, m'sieur client ? J'vous fais les 5 à 50 rubis. Toujours partant ?

— Oui, acquiesça Link en lui tendant une petite bourse.

— Hiey ! Merci ! Merci beaucoup ! Est-ce que j'peux faire aut'chose pour vous ?

— Je laisse tomber, indiqua le jeune hylien en tournant déjà les talons. À bientôt, Terry.

— Houhou ! Merci d'vot'visite chez moi ! fit le marchand en joignant les mains de remerciement et en se balançant allègrement de droite et de gauche. Merci beaucoup ! J'espère qu'nous nous r'verrons bientôt ! »

Link ne put retenir un sourire de flâner sur ses lèvres en s'éloignant. Terry était un être tellement simple et joyeux qu'il ne pouvait qu'attendrir son interlocuteur. Il faisait partie de ces personnages sans qui Hyrule ne serait pas Hyrule, et qui rappelaient toujours à Link pourquoi, ou plutôt pour qui, il menait tous ces combats.

Le chevalier descendit les marches de l'auberge d'un pas lent et retourna se poster à côté des ruines fumantes des possessions de la vieille Emireil. Le petit attroupement s'était dispersé et la gerudo était partie se réfugier sous la tente de sa fille à l'opposé du point d'eau. Le calme serein du Bazar était revenu s'y installer comme s'il n'en était jamais parti, au point qu'en l'absence de dégâts apparents, il aurait été difficile de croire que les yigas y semaient le chaos un instant plus tôt. Même Migaro était revenu se prélasser sur le rocher qui bordait le lac, son regard s'y égarant sur les reflets argentés de la lune, impassible.

Link se saisit de la marmite renversée à ses côtés, la reposa sur son support et entreprit de raviver le feu à l'aide de ses silex. Une fois qu'il eut obtenu une belle flambée, il jeta dans le récipient deux papillons piment et des morceaux de monstres qu'il transportait toujours avec lui par précaution. Il avait la ferme intention de quitter le Bazar au plus vite afin de rejoindre Saum au poste d'observation. Or, si sa tenue actuelle était adaptée aux chaleurs écrasantes de la journée, la nuit, la température du désert descendait si bas qu'une tunique duveteuse piaf était nécessaire pour y résister. Link n'avait pas emporté la sienne en prévision de ce voyage où il ne comptait pas s'encombrer plus que nécessaire. Il devait concocter un remède Pikpik avant de quitter l'oasis.

Le jeune hylien s'accroupit devant la mixture d'un rouge orangé qui mijotait. Il ne lui restait plus qu'à prendre son mal en patience. Pourtant, il se sentait presque plus serein.

Il avait un objectif à atteindre.


Lorsque Zelda se présenta au milieu de l'après-midi devant l'hôtel L'Oasis, elle fut accueillie par une grande gerudo richement vêtue de bleu et de blanc, les lèvres teintes en vert et les cheveux coiffés en une queue haute.

« Savotta ! s'exclama celle-ci avec un sourire enjoué. Makeela Riju nous a informé de votre venue, altesse, nous sommes honorées que vous veniez dans notre hôtel ! Vous êtes venues essayer la formule avec le massage relaxant ? C'est un incontournable de la cité ! Tout le monde l'adore tellement qu'on nous a même décerné un prix ! Vous en sortirez complètement déten –

— Ormillon ! retentit soudain une voix grave et sèche. Laisse-la donc entrer au lieu de l'assommer avec ton bavardage incessant ! »

Zelda pivota vers l'entrée de l'hôtel, les sourcils froncés. Sur le seuil, se tenait une gerudo aux hanches larges habillée de manière semblable à Ormillon. Ses cheveux courts encadraient un visage fermé, expression renforcée par cette manière particulière de regarder son environnement par dessous ses sourcils, le menton collé dans le cou. Un bien étrange personnage… Zelda comprenait pourquoi des deux, Ormillon, gaie et avenante, était toute désignée pour achalander des clients.

« Vaasaak altesse, poursuivit l'imposante gerudo en se tournant vers la visiteuse. Pardonnez-lui, Ormillon est une incorrigible pipelette. Ça a son utilité… la plupart du temps. Je suis Brasiera, la tenancière de l'hôtel. Makeela Riju vous attend. »

Si elle avait tenté de se représenter la masseuse si renommée, Zelda n'aurait certainement pas visualisé une gerudo si charpentée et à l'allure aussi peu amène. La perspective de la laisser lui toucher ne serait-ce qu'un seul bout de peau lui sembla soudain beaucoup moins alléchante. Elle regretta de n'avoir aucun moyen de tourner les talons sans que cela ne porte à conséquence.

Résignée, elle salua Brasiera en langage gerudo, adressa un sourire bienveillant à Ormillon qui en fut visiblement enchantée, et suivit la tenancière au sein de son établissement en laissant ses gardes du corps sur le pas de la porte.

L'espace d'accueil était composé d'un grand comptoir situé juste en face de l'entrée. Il y reposait un livre épais couvert d'écritures, les réservations selon toute vraisemblance. La pièce se poursuivait sur la gauche dans une enfilade de lits et de canapés à l'aspect confortable. Les teintes chaudes des draps se mariaient harmonieusement à la chaux des murs dans une ambiance des plus apaisantes. Le fond de l'air sentait l'encens et les épices, ce qui ravissait les sens de la princesse.

Brasiera ne s'attarda pas dans la pièce principale. Elle contourna le comptoir et ouvrit une petite porte révélant un escalier taillé dans la roche. Zelda la suivit dans la pénombre d'un pas hésitant, notant avec étonnement que le fond de l'air très humide ne rafraîchissait pas comme ce devait être le cas dans un sous-sol. Bien au contraire.

Leur descente s'acheva dans un petit espace haut de plafond dont les murs grossièrement taillés ruisselaient d'humidité. Des gouttières ciselées tout du long des parois recueillaient l'écoulement qui en suintait, et la moiteur ambiante était telle que Zelda sentit la sueur dévaler entre ses omoplates malgré sa tenue de saphir.

« Devant, les vestiaires, à droite, les bains chauds, indiqua la massive gerudo de son ton distant en désignant deux portes de bois sombre. Je vous laisse vous déshabiller et rejoindre Makeela Riju dans la première salle.

— Me déshabiller ? répéta Zelda avec stupeur.

— Oui, altesse, confirma Brasiera en la regardant de son étrange façon. S'il vous le faut vraiment, vous trouverez un pagne pour vous cacher dans les vestiaires. »

Zelda se dirigea docilement vers la porte désignée sans ajouter un mot. Ce n'était peut-être pas ses mœurs, mais elle n'avait pas d'autre choix que de s'y conformer. Elle l'aurait sûrement mieux vécu si elle savait qu'elle ne passerait pas tout ce temps en tête à tête avec Riju. Elle n'était pas particulièrement pudique, mais n'avait tout de même pas l'habitude de se mettre à nue devant quelqu'un qu'elle avait côtoyé moins d'une demi-journée.

Un instant plus tard, la porte des bains s'ouvrait sur une Zelda enveloppée de la tête au pied par un pagne blanc, craignant par-dessus tout que celui-ci puisse lui échapper des mains. Elle pénétra dans une petite pièce toute en longueur bordée des deux côtés par des bassins d'eau fumante d'où se dégageait des senteurs entêtantes. Riju, ses longs cheveux flamboyants déployés en corolle autour de son corps menu, était déjà paresseusement immergée dans celui de droite, face à la porte.

« Vous voila ! s'exclama-t-elle avec ravissement. Bienvenue dans les Bains de l'Oasis, première étape du massage relaxant. Venez, l'eau est délicieusement tiède ! »

Sachant pertinemment qu'elle ne pouvait dissimuler la rougeur sur ses joues, Zelda s'exécuta en tentant tout de même de rendre ses gestes les plus naturels possibles. Essayer de cacher sa nudité ne changerait rien au fait qu'elle était nue, et ne ferait que la montrer sous un jour peu favorable. Alors autant s'y résigner.

Sa gêne fut cependant de courte durée. Dès que la douce caresse liquide enveloppa son corps dans une température tout simplement divine, Zelda soupira de bien-être. Elle sentit ses muscles se détendre presque instantanément sous l'action des légers remous qui lui massaient les mollets et le bas du dos.

« J'ignorais que les gerudos disposaient de leurs propres sources chaudes, souffla-t-elle en fermant les yeux.

— Ce n'est pas le cas, répondit Riju. Tout le système des bains est entièrement artisanal. C'est pour cette raison qu'ils n'ont pas les mêmes propriétés régénératrices que les véritables Sources Chaudes de la Montagne d'Ordinn.

— Entièrement artisanal ? répéta Zelda avec une surprise. Je veux le nom de votre ingénieur !

— Si nous parvenons à un accord aujourd'hui, c'est négociable.

Toute relaxation oubliée, la princesse riva ses yeux verts dans ceux de la jeune fille en face d'elle.

— Je croyais qu'il n'était pas question de politique aujourd'hui ? » rétorqua-t-elle prudemment.

Riju plongea la tête dans l'eau avant d'en ressortir prestement, les gouttelettes dégringolant de son visage anguleux affichant une expression des plus neutres. Trop neutre.

« Je souhaitais faire votre connaissance. Seule.

— Pourquoi ?

— Pour me faire une idée.

— Une idée sur moi ou sur les négociations ?

— Les deux. »

Riju s'empara d'un bloc de savon et entreprit de le passer le long de ses bras menus, rapidement imitée par Zelda. Voilà donc la ou l'une des raisons pour laquelle Riju avait tant insisté pour partager ces bains. La princesse avait une petite idée des soucis qu'elle pouvait rencontrer pour devoir mettre en place un tel stratagème.

« Le conseil aurait-il tendance à vous prendre de haut en matière de diplomatie ? » tenta-t-elle innocemment sans regarder son interlocutrice.

Le silence qui lui répondit dans un premier temps lui confirma qu'elle avait vu juste.

« Sans surprise, visiblement, répondit finalement Riju sans se départir de son calme apparent.

— Pas vraiment, dit Zelda en haussant les épaules avec nonchalance. Un gouvernant jeune a souvent quelques difficultés à prouver sa valeur politique face à son conseil. Mais vous y parviendrez, je n'ai pas d'inquiétude. »

Riju lui adressa une œillade mi-intriguée mi-reconnaissante avant de continuer à répandre la mousse blanche sur sa peau cuivrée.

« En étant parfaitement sincère avec vous, lâcha-t-elle innocemment, ce n'est pas la seule raison. Le Conseil se méfie de vous, altesse.

— De moi ?

— De vous et de l'influence que vous pourriez avoir sur moi, poursuivit Riju en se réinstallant paresseusement contre la paroi du bain. Vous êtes une figure de légende qui avez bercé mon enfance. Et vous voilà soudain, réapparaissant en chair et en os, auréolée de votre victoire contre le Fléau et prête à reconstruire tout un royaume à la seule force de vos bras. Face à une telle aura, ils craignent de me voir sombrer dans une sorte de… culte du héros ? »

Zelda marqua un temps d'arrêt. Jamais elle n'aurait pensé rencontrer un tel écueil sur sa route vers l'alliance des peuples, bien au contraire. À ses yeux, elle avait tout à prouver aux suzerains actuels, n'ayant pour elle qu'un nom ayant traversé les âges et une victoire sur leur ennemi commun avec cent ans de retard. C'était visiblement le point de vue des anciennes du Conseil des vaïs d'ailleurs. Mais que faire de cette information ? Le conseil sous-estimait-il Riju ou au contraire était-ce elle qui se surestimait ? Zelda devait-elle tenter de profiter de cet éventuel ascendant sur la jeune fille ?

Si tel était le cas… pourrait-elle encore se regarder dans la glace sans sourciller, ensuite ?

« Vous savez, finit-elle par lâcher, j'ai beau avoir plus de cent ans, je ne me sens pas vraiment différente de vous. Je ne suis ni plus sage ni plus instruite, bien au contraire : je ne suis pas née dans ce siècle, j'ai tout à en apprendre et je suis même un peu perdue. Sans compter que je n'ai jamais régné, et que je n'ai plus personne pour me conseiller. »

Et que je n'ai ni terre, ni armée, ni rubis, ni peuple…

« Je suis vraiment désolée du décès de Dame Impa, répondit Riju contre toute attente. Sa perte est si cruelle alors que vous veniez à peine de vous retrouver. »

Zelda déglutit avec difficulté et détourna les yeux. L'adolescente avait décidément toutes les qualités nécessaires pour devenir une des plus grandes dirigeantes du peuple gerudo. Fine observatrice, stratège, elle était également dotée d'un esprit acéré qui parvenait à lire intuitivement dans les faiblesses de ses interlocuteurs. Un atout pour une alliée fidèle, un sacré handicap face à une ennemie. Zelda savait déjà dans quel camp elle souhaitait se trouver lorsque la jeune fille atteindrait son plein potentiel dans quelques années.

« C'est avant tout pour elle que je suis là, esquiva-t-elle. Avant d'évoquer une quelconque alliance, je suis venue demander aux gerudos leur aide pour anéantir définitivement la menace yiga.

— La rumeur disait donc vrai, souffla Riju avec colère, ce sont bien les yigas les responsables de sa mort ?

— C'était moi qu'ils voulaient atteindre, répondit Zelda d'un ton plus dur qu'elle ne le voulût, mais Link m'a trop bien protégée. C'est parce qu'ils ne sont pas parvenus à m'abattre qu'ils s'en sont pris à Impa.

— Et vous avez l'intention de rallier chacun des peuples d'Hyrule à votre cause, j'imagine ?

— Je l'espère. Cela vous concerne tous. Les yigas s'attaquent à toute personne représentant une quelconque opposition à Ganon et à son éventuelle résurrection. »

Alors que Riju ouvrait la bouche pour lui répondre, une cloche teinta doucement dans la pièce, faisant sursauter Zelda.

« Il est temps de changer de salle, expliqua la jeune fille en se hissant hors de l'eau sans prendre la peine de remettre son pagne.

— De changer de salle ? » s'enquit Zelda en l'imitant, mais en se couvrant tout de même.

La discussion était loin d'être terminée et la princesse craignait de ne pas retrouver Riju dans de si bonnes dispositions si elles devaient remettre leurs échanges à plus tard. Elle sentait que le moment était idéal, et qu'il ne se représenterait peut-être pas.

Sans prendre la peine de lui répondre, l'adolescente disparut par une porte d'où s'échappait une intense vapeur. Lorsque Zelda l'y rejoignit, elle découvrit une salle voûtée où quelques flambeaux distillaient une lumière tamisée à travers un épais brouillard. L'air était presque irrespirable de chaleur, d'eau et de parfums entêtants qui envahissaient sa poitrine. Sentant la moiteur déferler sur sa peau, elle se félicita d'avoir retenu ses longs cheveux loin de sa nuque à l'aide d'une coiffure sheikah.

« Cela peut surprendre la première fois, lui sourit Riju en s'installant sur une plateforme rocheuse, mais une fois habituée, vous ne pourrez plus vous en passer. Allongez-vous sur l'une des couches, et détendez-vous en prenant de profondes inspirations. »

À peine eut-elle exécuté les recommandations de la gerudo que Zelda comprit les bienfaits d'un tel bain de vapeur. Bercée par les accords délicats d'une cithare perdue dans la brume, elle sentit son corps s'alanguir, ses muscles fondant dans la vapeur même comme beurre au soleil. Sa peau était trempée d'un mélange de gouttelettes d'eau brûlante et de sueur, comme si son épiderme exsudait progressivement toutes les impuretés qu'elle contenait. Zelda se sentait comme purifiée, presque apaisée, son esprit se perdant dans un vide total qu'elle ne connaissait presque plus.

« Qu'attendez-vous précisément de nous ? demanda soudain Riju d'une voix douce à ses côtés. Vous n'avez pas mis tant de soin dans votre arrivée uniquement pour nous demander de venir traquer les yigas. Vous saviez déjà que nous avions un compte à régler avec eux. Ils ont souillé notre désert et une vallée qui était auparavant sacrée pour nous. »

Avec une pointe de regret, Zelda se força à se poser sur le flanc pour pouvoir regarder son interlocutrice malgré le malaise qui en découlait. Si un jour quelqu'un lui avait dit qu'elle négocierait l'avenir du royaume nue comme un ver, elle lui aurait ri au nez. Comme quoi on ne peut jamais prédire l'avenir, même lorsque l'on est dotée du Pouvoir du Sceau.

« Je veux reconstruire mon royaume, déclara-t-elle sans ambages. Je veux reconstruire Hyrule, mais je n'en ai pas les moyens. Le Trésor Royal est vide depuis plus de cent ans. »

Elle sentait le regard scrutateur de Riju qui attendait avidement qu'elle poursuive sa pensée. Elle s'humecta nerveusement les lèvres.

« Vous êtes le peuple le plus riche d'Hyrule. Je voudrais que vous financiez la reconstruction. »

La stupéfaction se peignit sur le visage de l'adolescente.

« La reconstruction…, répéta Riju. Toute la reconstruction ?

— Le temps que le Royaume d'Hyrule réussisse à se suffire à lui-même, oui. »

La gerudo secoua la tête à la négative, incrédule.

« Et vous souhaitez vraiment que vos rubis dépendent du bon vouloir d'un seul peuple ?

— Pas de son bon vouloir, reprit Zelda en se redressant pour s'asseoir. Selon les termes d'un accord qui poseront les bases d'une alliance solide.

— Si vous parlez d'accord, cela signifie que j'ai quelque chose à –

— La Place des Commerces », l'interrompit la princesse en posant son regard vif sur elle.

La gerudo se figea, un air intéressé se peignant sur son visage cuivré.

« Continuez…

— Vous n'avez actuellement aucun comptoir en Hyrule, votre commerce est limité à la seule venue des vaïs jusque dans la cité. Alors en échange du financement de la reconstruction, je mets la Place des Commerces à votre disposition afin d'établir des succursales de vos boutiques. Gratuitement.

Toute la place ? répéta Riju d'un air abasourdi. Gratuitement ?

— Gratuitement.

— Sans contrôle hylien ?

— Sans contrôle hylien. »

L'adolescente se mura dans un silence choqué, et Zelda pouvait presque visualiser les rouages de son esprit tourner à toute vapeur. Son cœur, quant à lui, battait comme un forcené dans sa cage thoracique.

« Que faîtes-vous des autres peuples d'Hyrule ? interrogea la gerudo. Un tel accord les excluant, c'est prendre un énorme risque ! »

La princesse hésita entre un sourire appréciateur et une moue dépitée. Riju était définitivement dotée d'un esprit fait pour régner : il ne lui avait pas fallu trente secondes pour cerner la fragilité d'un tel accord.

« J'ai d'autres propositions à leur faire, esquiva-t-elle. Ils n'interféreront pas. »

Zelda s'efforça de se montrer sûre d'elle et d'arborer son expression la plus rassurante. Mais au fond, elle savait bien que sur ce point, elle raflait la noix avant d'avoir trouvé le korogu. Sa seule garantie pour que les autres peuples ne s'en mêlent était l'espoir qu'ils n'en entendent tout simplement pas parler trop tôt. De fait, donner aussi généreusement le bénéfice de la Place du Commerce pouvait paraître un prix exorbitant. Autrefois carrefour commercial le plus important d'Hyrule, l'emplacement stratégique de ce petit village, quasiment à équidistance de chacun des peuples, les avait poussé à tous y établir un comptoir. Excepté les gerudos, bien sûr. De toute l'Histoire Connue, leurs produits n'avaient jamais, au grand jamais, quitté leur sacro-sainte cité, et étaient de fait trouvable nulle part ailleurs.

Pour cette raison, la princesse voyait l'installation de leurs comptoirs sur ses terres comme un acte majeur de la reconstruction de son futur royaume. Leurs marchandises étaient réputées à travers tout Hyrule, presque mythiques. Les gens afflueraient pour se les procurer librement, et ce pour la toute première fois de l'Histoire. Les hommes en particulier se précipiteraient pour avoir un aperçu de ce qui leur était auparavant interdit. Et, peu à peu, les gens s'installeraient à proximité pour profiter de cet afflux de clientèle dans la vente de leurs propres produits, et la vie refleurirait naturellement dans la Plaine d'Hyrule.

Si tout fonctionnait comme Zelda l'espérait, la Place des Commerces redeviendrait un centre névralgique incontournable d'ici quelques années, irriguant toute la Plaine comme un cœur abreuve un corps.

Et ce grâce aux produits gerudos.

Car Zelda comptait bien proposer, à terme, un emplacement équivalent aux autres peuples, mais en bordure de la Place – et payant cette fois-ci. Tout ce dont elle avait besoin avant, c'était que les gerudos se chargent de rendre les lieux commercialement incontournables. Mais ce projet-là, personne ne devait en avoir connaissance, et surtout pas Riju. Ce qu'elle demandait aux gerudos était extravagant, déraisonnable malgré toute leur richesse. Zelda avait désespérément besoin que les Vaïs Guerrières se voient gagnantes en signant avec elle, quitte à se présenter, temporairement pour le moins, en position de faiblesse.

Car après tout, qu'avait-elle d'autre à leur offrir ?

« Je ne pose que trois conditions », reprit-elle alors, désireuse que Riju s'éloigne de ce point fâcheux.

Riju, dont le regard s'était perdu dans la brume, reporta toute son attention sur elle.

« Premièrement, la Place des Commerces doit demeurer une terre hylienne et non gerudo. Les lois de mon royaume s'y appliqueront : notamment concernant la libre circulation des êtres masculins. Deuxièmement, pour chacune de vos succursales, un comptoir de produits hyliens doit s'ouvrir, et je veux l'exclusivité totale de vos produits au sein d'Hyrule.

— Rien que ça ! s'exclama Riju, ses sourcils s'élevant si haut qu'ils se perdaient dans sa masse de cheveux roux. Ce ne sont pas de petites conditions que vous demandez là ! Surtout en ce qui concerne l'exclusivité et les comptoirs hyliens. Ils risquent de nous faire concurrence ! »

Zelda laissa échapper un léger rire.

« Ça, je n'y crois pas une seconde ! s'exclama-t-elle. Cent ans n'ont rien changé à la réputation des produits gerudos en Hyrule. Elle s'est même accrue ! »

Riju ouvrit la bouche pour rétorquer, avant de se raviser, pensive. Zelda, elle, malgré la légèreté qu'elle affichait, avait conscience que ses conditions étaient probablement trop fermes pour être acceptées en l'état. Intentionnellement, elle avait revu ses exigences à la hausse pour espérer un accord qui soit un minimum satisfaisant pour elle.

Le silence se prolongeait, interminable.

Et le tintement clair de la cloche choisit cet instant pour retentir à nouveau dans la brume. Comme si elle n'attendait que ça, Riju se releva de suite en un soupir.

« C'est ici que je vous laisse, indiqua-t-elle en remettant son pagne. Profitez des mains expertes de Brasiera et ne vous fiez pas à son ton bourru, elle est d'une douceur incomparable ! »

La gerudo s'évapora dans la brume épaisse avant même que Zelda n'ait pu tenter quoique ce soit pour la retenir. Agacée, elle serra les poings de frustration : la jeune fille était partie sans même lui laisser présager d'une réponse ! Mais elle n'eut guère le temps de s'y appesantir. Déjà, la silhouette trapue de Brasiera se dessinait dans la brume, les deux poings sur les hanches en contemplant la princesse se débattre avec son pagne humide.

« Venez, je vais vous emmener dans la salle de massage », intima-t-elle d'une voix morne.

Elle pivota des talons sans même attendre son invitée. Les bras serrés autour de sa poitrine pour tenter de retenir son pagne récalcitrant, Zelda suivit docilement la grande et silencieuse gérante au sein d'un escalier taillé en goulot. Un courant d'air chaud glissa sur sa peau encore moite et brûlante et lui donna la chair de poule. Elle espérait vraiment que la gerudo l'emmenait dans un endroit où elle pourrait faire sa toilette avant de sortir de l'hôtel. Avec sa peau rougie et fripée d'humidité, des mèches de cheveux blonds collées de sueur à ses tempes, elle n'avait plus rien d'une Princesse Royale. S'exhiber ainsi devant le peuple dont elle tentait de conquérir l'affection n'allait en rien lui servir.

Quoique, avec les gerudos…

Une fois en haut des marches, Brasiera poussa un battant de bois épais dans un grincement et révéla une pièce en forme de dôme où trônait un lit surélevé par une estrade. Les murs étaient couverts de grandes tentures bordeaux où s'entrelaçaient des arabesques stylisées d'un or vibrant. Le sol était presque invisible sous les épais tapis pelucheux dans lesquels s'enfonçaient les orteils de la princesse. En guise d'éclairage, de gros cierges sur pieds étaient disposés en cercle le long des parois et distillaient une lumière tamisée.

« Allongez-vous sur le ventre, lui intima la masseuse en désignant la couche centrale. Vous pouvez retirer votre pagne. »

Zelda s'exécuta, notant la petite table couverte de flacons d'huiles, d'épices et d'une grande coupelle en cuivre remplie d'eau à côté du lit. Lit qui s'avérait être un matelas ferme mais douillet sur lequel elle s'allongea avec volupté. Au niveau de sa tête, un cercle vide lui permettait d'y reposer le visage. La température de la pièce était agréable sur sa peau nue, et Zelda songea que les gerudos avaient définitivement le sens de l'hospitalité.

Malgré elle, sa conversation avec Riju revint la hanter. La jeune gerudo était perspicace et semblait plutôt encline à accéder à ses demandes, mais Zelda craignait que l'adolescente n'ait pas assez de poids auprès de son conseil pour pouvoir le ranger à son avis. Que Riju organise cette entrevue dans un lieu aussi insolite et isolé était le symptôme manifeste des tensions qui animaient les instances dirigeantes de la tribu. Elle n'était pas certaine que cela arrange ses affaires.

La Fille d'Hyrule lâcha un soupir. Par la déesse, les bains lui avaient certes apporté un bénéfice indéniable, mais elle avait plus que tout besoin de ce fameux massage. Elle espérait vraiment que Brasiera était aussi talentueuse que le lui avait promis la chef gerudo. Depuis que Riju en avait vanté les mérites, la princesse était consumée par cette idée. Son besoin permanent d'être touchée par un alter ego ne s'était toujours pas tari depuis six mois, et ce n'était pas l'évolution de sa relation avec Link qui allait l'aider sur ce point. Leurs contacts physiques s'étaient considérablement appauvris dans un accord tacite depuis cette fameuse discussion sur la terrasse d'Euzero.

Alors qu'il y a cent ans, elle était la première à fuir le toucher d'un autre, aujourd'hui, Zelda en crevait d'envie. Aujourd'hui, sentir la pression de mains expertes sur sa peau, œuvrant à l'emmener dans cet état de relaxation qui lui faisait tant défaut, lui semblait être la plus extraordinaire des sensations.

« Détendez-vous, et laissez-vous aller, altesse, conseilla Brasiera au moment où des notes de cithare raisonnaient dans la pièce, à l'instar des bains. Je vais commencer par déterminer quelle est votre flux premier.

— Mon flux premier ? » questionna Zelda en tournant la tête vers elle, intriguée.

Brasiera lâcha un soupir exaspéré.

« Hyrule a été conçue par l'énergie de Farore, Nayru et Din, expliqua-t-elle d'un ton impatient, soit la force, la sagesse et le courage. Selon les préceptes gerudos, chaque être vivant détient ces trois flux, mais le rapport entre eux varie d'une personne à l'autre. Le flux dominant est appelé le « flux premier ». Je dois déterminer le vôtre pour individualiser la séance et connaître vos besoins. Les bains ont éliminé tout élément parasite qui pourrait troubler mon évaluation. Maintenant, rallongez-vous, altesse, et laissez-moi travailler. »

Zelda s'exécuta, songeuse, mais légèrement sur la réserve. Ce n'était pas la profonde irrévérence de la masseuse qui l'incommodait. Par contre, qu'une inconnue puisse potentiellement évaluer son équilibre intérieur ne lui plaisait que moyennement. Il lui semblait pour autant difficile de s'y opposer, et elle était de toute façon bien trop désireuse de ce fameux massage pour ça.

Brasiera commença à faire courir ses mains chaudes et huilées le long des muscles dorsaux de la princesse, évaluant leur rigidité, puis s'interrompit brusquement.

« Détendez-vous, par la grâce des héroïnes, vous êtes plus raide qu'un os de baleine ! »

Prenant une grande inspiration, la princesse ferma les yeux et se concentra. Elle s'efforça de retrouver l'état second de la méditation qu'elle connaissait si bien, le seul qui lui permette de vider son esprit. La gerudo reprit ses errements sur sa peau brûlante et couvrit son dos et ses jambes d'huile nourrissante en de grands arcs de cercle apaisants. Zelda soupira d'aise, se sentant sombrer progressivement dans une semi-conscience.

Par intermittence, les doigts de la masseuse effectuaient de fortes pressions en des points stratégiques de son corps. Certains s'avéraient presque douloureux avant d'entraîner un soulagement indicible, puis elle reprenait le délicat massage des muscles. Par la déesse, ce qu'elle était douée, tellement douée que Zelda se serait mise à ronronner si elle le pouvait. Chaque pression experte dénouait un nœud intérieur dont la princesse ignorait jusqu'à l'existence. Elle avait l'étrange mais très agréable sensation de se redécouvrir peu à peu. Ses résistances intérieures s'abaissaient les unes après les autres afin qu'elle puisse renouer avec sa nature profonde, sans crainte, sans appréhension, sans espoir. Dans les limbes d'un demi-sommeil réparateur, Zelda sentait la vie qui pulsait dans son corps, une vie parmi tant d'autres vécues à travers des millénaires. Des vies transcendées par un pouvoir vibrant et unique qui parcourait ses veines d'une énergie douce et lumi –

« Par toutes les héroïnes ! » s'écria soudain Brasiera.

Zelda fronça les sourcils, interloquée et extrêmement frustrée que la masseuse se soit de nouveau arrêtée.

« Un problème ? interrogea-t-elle en se redressant légèrement, la mine inquiète. Brasiera ? »

La gerudo se tenait à distance de la table, ses mains huileuses maintenues en l'air et le visage livide.

« Je… Jamais je n'ai ressenti cela. Les flux… ils sont… ils sont tous égaux, et… et d'une telle puissance ! Au nom de… J'avais la sensation d'être à la source, de remonter aux origines jusqu'à – »

Une expression ébahie se peignit soudain sur ses traits, ses yeux verts se rivant dans ceux de Zelda.

« Par les sept héroïnes… souffla-t-elle alors qu'une lueur de compréhension traversait son regard. Vous êtes… Vous êtes Elle ! »

Le visage de la princesse se rembrunit. Ce qu'elle avait pu être stupide. N'apprenait-elle donc jamais de ses erreurs ? Pour la seconde fois, elle s'était laissée aller, et pour la seconde fois, ça la menait au désastre. Comme lorsqu'elle s'était blottie contre Link dans le sanctuaire sans prêter attention à lui. À nouveau, elle s'était uniquement préoccupée d'arracher un moment de volupté sans songer aux conséquences. Alors que l'évocation des flux auraient dû l'alerter du pétrin dans lequel elle était en train de se fourrer si elle avait réfléchi l'espace d'une minuscule seconde. Ou si elle avait simplement écouté son instinct qui avait tenté de l'avertir.

Il n'y avait plus qu'à espérer que Brasiera ne soit pas parvenue à la conclusion qu'elle imaginait… Mais ça, elle n'y croyait pas un instant.

« Qui ça, elle ? demanda-t-elle en se redressant pour s'emparer de son pagne, tentant de gagner un peu de temps.

— La déesse… Vous êtes sa réincarnation mortelle… Comme dans les légendes… »

Bingo. Zelda soupira intérieurement. Comment un simple massage pouvait la mettre dans une telle panade ?

« Je ne vois pas de quoi vous parlez, nia-t-elle en se couvrant. Et quand bien même, quelle importance ?

— Quelle importance ? Vous êtes la réincarnation de la divinité protectrice d'Hyrule ! Les trois flux qui circulent en vous sont l'essence même des déesses d'or. Nous vous devons tous allégeance ! »

Brasiera écarquilla ses grands yeux verts en réalisant l'implication de ses propres paroles. Fébrile, elle posa un genou à terre et s'inclina avec respect.

« Pardonnez mon comportement, altesse, j'ai été irrespectueuse et –

— Relevez-vous, Brasiera, l'exhorta Zelda en une grimace. Vous ne me devez rien du tout. Votre allégeance va à Riju et c'est bien suffisant. »

La gerudo se redressa, les traits tendus d'incompréhension. Zelda réfléchit à toute vitesse. De toute évidence, elle avait grandement sous-estimé Riju qui connaissait certainement le talent particulier de Brasiera. Talent qui lui permettait de déterminer la nature profonde de son interlocuteur, ce qui était un atout qu'elle-même aurait utilisé et plutôt deux fois qu'une. La princesse n'était plus si sûre que la chef gerudo rencontre autant de difficulté avec son conseil qu'elle l'avait laissé entendre. Si son objectif principal était de lui faire accepter un massage, alors toute leur conversation précédente et la faiblesse qu'avait dévoilé l'adolescente pouvaient n'être que de la poudre aux yeux.

Si ce raisonnement était le bon, Riju s'avérait être une adversaire encore plus redoutable qu'elle ne l'avait imaginé.

« Comment faites-vous, Brasiera ? interrogea Zelda d'une voix lointaine, le regard perdu dans le vide. Pour détecter les flux, je veux dire. »

La gerudo haussa les épaules.

« Je ne sais pas exactement. Tout ce que je peux vous dire, c'est que lorsque je masse quelqu'un, je sens son énergie primaire remonter dans mes mains et avec le temps, j'ai pu y associer une couleur : bleu pour la sagesse, rouge pour la force et vert pour le courage. Mais la vôtre… la vôtre est blanche avec des reflets dorées… Et elle est si puissante, si pure… Si belle…

— Quand devez-vous faire votre rapport à Riju ? l'interrompit la princesse.

— Je… Altesse, je ne –

— Quand, Brasiera ? »

La masseuse hésita encore un instant, puis elle rendit les armes. Comment mentir à la réincarnation d'Hylia en personne ?

« Ce soir, après le dîner en votre honneur. »

Zelda hocha la tête, resserrant les pans de son pagne autour d'elle en un réflexe protecteur. Elle devait tenter de reprendre l'ascendant sur Riju. Mais pour cela, il lui fallait gagner un peu de temps.

« J'aurais besoin que vous me rendiez un service, Brasiera, indiqua-t-elle en descendant du lit pour se rapprocher de la gerudo. Ne lui dîtes rien de ce que vous avez découvert.

— Altesse, je ne peux pas mentir à Makeela Riju !

— Je ne vous demande pas de lui mentir. Dîtes-lui tout ce que vous voulez mais ne lui livrez pas sur un plateau que je suis la… réincarnation d'Hylia. Je ne veux pas que cela influe sur nos négociations. Je suis une hylienne comme une autre. Je ne veux pas de traitement de faveur. »

Si Zelda émettait encore des réserves sur la nature de son âme auparavant, elle ne pouvait plus la nier. Pas après ce qu'elle avait ressenti dans la semi-conscience, pas après les déductions de Brasiera. Mais le dire à haute voix lui donnait encore l'affreuse sensation d'une terrible méprise, d'une imposture.

« Vous êtes honorable, altesse, répondit la masseuse d'une voix hésitante, mais je ne peux rien vous promettre. Makeela Riju est peut-être jeune mais elle est très intelligente. Elle peut comprendre d'elle-même ce que vous cherchez à lui cacher.

— C'est possible, acquiesça Zelda, mais cela ne coûte rien d'essayer. Et si vous me promettez plutôt de ne pas le mentionner sans y être obligée ? »

La gerudo hocha la tête doucement, moyennement convaincue.

« Je peux toujours essayer. »

Sachant qu'elle ne pourrait obtenir mieux, Zelda lui adressa un sourire reconnaissant avant de la contourner pour regagner la sortie. Elle porta une main à sa tempe, sentant les prémisses d'un mal de tête la gagner.

« Altesse ? interrogea Brasiera d'une voix incertaine derrière elle. Où allez-vous ? »

La princesse tourna son profil vers elle, un sourcil levé.

« Je vais me rhabiller, répondit-elle doucement. La séance de massage est terminée, non ?

— Sauf si vous le désirez, altesse. Pour ma part, je serai honorée de pouvoir finir ce que j'ai commencé. »

La jeune hylienne hésita, partagée. La conversation avec la masseuse avait fait disparaître une bonne partie des bienfaits précédents. Son esprit était envahi par la réaction de Riju lorsque son secret lui serait révélé. Elle ne croyait pas que l'adolescente soit dupe un seul instant. Elle espérait seulement que la réticence de Brasiera à lui confier sa découverte la pousse à en échanger avec elle avant de se confier aux membres du conseil. Ainsi, Zelda espérait pouvoir récupérer un minimum de maîtrise sur les négociations à venir.

Elle savait bien qu'elle ne pouvait plus qu'attendre son entrevue avec Riju le lendemain pour tenter de démêler toute cette pagaille. Entre temps, elle pouvait soit angoisser et ruminer, soit répondre à l'appel de tout son corps pour les mains chaudes et douces de la masseuse. Au plus profond d'elle-même, Zelda fondait à l'idée de retrouver cette quiétude harmonieuse qu'elle n'avait fait qu'effleurer. Depuis son éveil dans la Plaine d'Hyrule, elle sentait que son équilibre intérieur n'était plus qu'un chaos désordonné, traversé d'angoisses et de phobies qui prenaient de plus en plus le pas sur sa raison. Son intuition lui criait que sous les mains de Brasiera, elle retrouverait cette paix intérieure, qu'elle parviendrait à se retrouver elle-même. Zelda ne pouvait pas laisser passer une pareille chance. Et puis après tout... que pouvait-il lui arriver ? Elle n'avait plus rien à cacher à la masseuse, à présent.

Un instant plus tard, la princesse soupirait de bonheur sous les savantes pressions de la grande gerudo, se disant qu'elle n'avait vraiment, mais vraiment pas volé sa réputation.