Ce texte a été écrit pour la Nuit du Fof, un événement organisé par le Forum francophone : il s'agissait d'écrire en temps limité autour du mot "acte". Il correspond aussi au prompt 8 du Whumptober 2024 sur Tumblr.


Manque de sommeil

Le menton du capitaine Tréville heurta sa poitrine et, ce faisant, le réveilla en sursaut. Il jeta un regard rapide autour de lui… et oui, évidemment, sa défaillance n'avait pas échappé à ce fichu Richelieu, qui haussa à son intention un sourcil sarcastique.

Tréville serra les dents, bougea un peu les genoux et se tourna les poignets pour se ranimer autant que possible sans attirer l'attention des autres occupants de la loge, ni du public, qui semblait plus intéressé par ce qui se passait au balcon royal que par l'action sur la scène.

Tréville ne pouvait pas leur en vouloir, même s'il ne devait pas non plus offrir un fascinant spectacle en dormant debout.

Il tenta de se concentrer à nouveau sur les acteurs qui postillonnaient sous ses yeux.

« Je ne m'alarme point. N'étoit ce qui le presse,
Ta flamme un peu plus loin eût porté la tendresse,
Et je t'aurois fait voir quelques vers de Tircis
Pour le charmant objet de ses nouveaux soucis »
,

proclamait un quinquagénaire cagneux, paré d'un habit vert et de deux verrues sous l'œil droit. Tréville plissa le front. N'incarnait-il pas justement Tircis ? Est-ce qu'il parlait de lui-même à la troisième personne ?

Il grimaça de désespoir. Franchement, ce diable d'auteur ne pouvait-il pas s'exprimer plus clairement ? Et de manière plus succincte ? Pour qui se prenait-il, à prendre ainsi de braves gens en otage durant des heures ?

La salle du jeu de paume de Berthaud accueillait facilement trois cents personnes ce soir-là, qui se massaient à la lueur des chandelles pour mieux voir et mieux entendre. Avec ses réflexes de vieux soldat, Tréville scruta la foule du parterre – pour la vingtième fois peut-être depuis le début de la soirée, guettant le geste suspect, l'éclat de rire trop appuyé, la moindre agitation susceptible de dégénérer.

« Vous auriez peut-être moins de mal à vous maintenir en éveil si vous focalisiez votre attention sur l'intrigue de la pièce, capitaine, chuchota Richelieu.

– J'essaye, Éminence ! gronda Tréville. Mais je n'ai pas votre talent pour la machination.

– En général, l'effort supplée l'inclination. Si vous vous appliquiez…

– Si je m'appliquais à suivre les amours insipides de tous ces godelureaux en -is, nous ne serions pas plus prêts de déjouer ce complot qui met en danger la vie du roi! Je ne sais pas comment vous pouvez vous intéresser à ces fausses lettres quand nous en avons découvertes de vraies qui menacent la sécurité de Louis ! »

La voix de Tréville s'était progressivement haussée et certains, dans les loges voisines, ne dissimulaient plus leur curiosité pour la conversation entre le chef des mousquetaires et le premier ministre. Il les défia d'un regard furieux jusqu'à ce que les têtes se détournassent piteusement.

« Je n'oublie rien de notre enquête, rétorqua Richelieu. Mais vos hommes et mes gardes ne rentreront pas de leur mission avant l'aube et nous n'apprendrons rien d'ici-là. Nous sommes au théâtre pour nous faire voir à la place du roi, puisqu'il serait imprudent qu'il se montre en ce moment, et c'est un devoir qu'il nous faut accomplir avec sérieux, si secondaire qu'il vous paraisse. L'État est le plus grand patron des arts... »

Tréville sentait que la tirade aurait pu durer longtemps, et sans doute qu'elle l'aurait replongé dans le sommeil aussi sûrement que les alexandrins, mais Richelieu se tut et porta la main droite à son visage pour se masser la tempe.

Lui non plus n'avait pas dormi depuis quarante-huit heures. Lui aussi avait passé la nuit de mercredi à jeudi au Louvre, à interroger les espions qui défilaient dans le cabinet du roi; lui aussi avait passé la soirée suivante et tout le vendredi à quadriller Paris en tous sens dans sa chaise à porteurs pour activer son réseau – Tréville savait qu'il n'était resté en place plus d'une poignée de minutes que le temps des messes, or ces cérémonies ne sont naturellement pas aussi reposantes pour un cardinal que pour la population laïque…

Sa colère retombée, il voulut prononcer un mot d'encouragement, tout à la fois pour se ragaillardir et pour motiver Richelieu, qui souffrait manifestement de l'une de ses fréquentes migraines, mais son murmure fut couvert par les vociférations de l'acteur en vert. (Tircis ? Tupis ? Soporitis ?)

« Et mon frère, qui sait comme il s'en faut guérir,
Quand tu l'aurois tué, pourroit n'en pas mourir. »

« Quoi ? Mais ça n'a aucun sens, gémit Tréville. Sa Majesté a presque de la chance d'avoir échappé à ce charabia… »

Richelieu continuait à se frotter l'occiput, mais la commissure de ses lèvres frémit imperceptiblement.

Alors qu'il allait répondre, un tonnerre d'applaudissement (vraiment? les Français n'avaient-ils donc plus de goût ni de cervelle?) fit trembler les flammes des bougies, et les acteurs sortirent. Enfin, enfin! Tréville bondissait déjà sur ses pieds, quand Richelieu attrapa son avant-bras.

« Ce n'est que la fin du troisième acte, capitaine. Les comédies honnêtes en comptent cinq, et Mélite semble du nombre… même si nous ne sommes pas dans de bonnes conditions pour l'apprécier ! »