Bonjour à toutes et à tous !

Merci à Cassye pour sa review, et merci aux lecteurs anonymes.

Je suis vraiment heureuse des récompenses que Larian a reçu lors des BAFTA ; c'est la première fois qu'un jeu vidéo obtient le titre de "jeu de l'année" dans absolument toutes les cérémonies d'oscars, et je trouve ça amplement mérité. Pour le jeu, mais aussi pour les valeurs que le studio partage. Travaillant moi-même dans ce milieu, je suis plus que consciente et témoins de la non-valorisation des employés et des talents ; des décisions prises ruinant des mois de travail et suscitant le mécontentement des joueurs ; des overtimes et des rushs normalisés... Le jeu vidéo est une entreprise, désormais, faisant plus de chiffres que le cinéma. Et de ce fait, on peut perdre très facilement le côté humain et authentique. Alors que ça soit un "petit studio" qui gagne tous les honneurs ? Rien que pour le message que ça fait passer, je suis sincèrement contente.

Cet aparté étant fait, le chapitre qui va suivre est très important pour moi. L'histoire personnelle d'Astarion a toqué gentiment à la porte de mon propre passif, et j'essaye vraiment - le long de cette fiction - de lui rendre justice. Si vous-mêmes avez souffert d'abus au cours de votre vie, sachez que "vous n'êtes pas seuls, aucun d'entre nous l'est", comme l'a si bien dit le Voice Actor du personnage. Trigger warning pour les abus sexuels et psychologiques mentionnés dans ce chapitre.

Réponse aux reviews :

Cassye : Merci beaucoup pour ton commentaire et ton compliment qui me va droit au cœur, en particulier concernant une scène de combat ! Bien que cela fut un challenge, c'était aussi un exercice très satisfaisant. Oui, Lae'zel telle que je l'imagine peut très facilement foncer dans le tas, et heureusement d'ailleurs car hormis Ombrecoeur pouvant bien tanker, les deux autres ne lui sont pas d'une grande aide pour le combat rapproché... C'est l'idée que je me suis faite de Kagha, en effet. Un personnage plus désespéré que haineux. Et oui, si Silesta avait assisté à cette bataille elle aurait été ravie de l'utilisation des bombes à outrance !

Recommandation musicale : pour la première partie de ce chapitre, je vous conseille la reprise au violon d'Isaac Pérez Riera, Baldur's Gate 3 - Bard Dance - Violin Cover.

Je vous souhaite une bonne lecture !


CHAPITRE 13 :

Me connaître

Ils avaient perdu quinze des leurs. Quinze druides et tieffelins s'étant battus pour protéger le Bosquet d'un sort funeste. Les morts avaient été réunis, puis préparés dans les cavernes souterraines. Cet après-midi, les réfugiés les pleureraient et les accompagneraient pour leur dernier voyage. Demain, il leur faudrait vivre à nouveau.

Les gobelins en fuite avaient été traqués, puis éliminés ; les blessés, conduits et soignés auprès de Nettie. Désormais, les chariots des fugitifs étaient sur le départ.

Les druides avaient mis en terre le corps de ceux tombés au combat, les rendant ainsi au Père de la Forêt. Les Familiers n'étaient habituellement pas concernés par ce rite funéraire, toutefois Halsin fit une exception pour Tee-la.

La nuit était lentement tombée, alors que les compagnons dressaient le camp. Avec quelques tieffelins, ils avaient aménagé les lieux, apportant tables, tonneaux de vin et nourriture. Les tentes avaient été montées près du sous-bois, libérant l'espace pour de potentiels danseurs. Cela paraissait incroyablement vivant, aux yeux de Nymuë, après le chaos de cette journée.

Leurs invités commencèrent à arriver, créant un joyeux bourdonnement de voix, de cris et de rires. Un combat de jeunes tieffelins démarra autour de Lae'zel, qui finit par admonester férocement les novices sur leurs jeux de jambes. Ombrecoeur, quant à elle, entreprit de savourer le vin. Seul Astarion s'était mis un peu en retrait, arborant un air dédaigneux.

L'elfe noire aurait volontiers rit de son attitude, si elle-même ne s'était pas sentie intimidée. Il lui était… inhabituel, d'être célébrée en héroïne. "Non, soyons honnête, songea-t-elle. Cela m'est même complètement inconnu.". C'était agréable, dans le fond ; chaque personne qu'elle croisait lui adressait un mot aimable, ou un regard chaleureux. Peut-être était-ce bien la première fois qu'elle était reconnue pour ses actions. Et pourtant…

— Cette vile drow a bien eu ce qu'elle méritait ! trinquèrent les survivants.

… Et pourtant, elle sentait toujours le poids de ses origines peser sur ses épaules. Il y avait de ça quelques jours, elle ne valait guère mieux que Minthara aux yeux des réfugiés. Et aujourd'hui, ils la nommaient "sauveuse", et l'affiliaient à Drizzt Do'Urden, un elfe noir connu pour ses exploits légendaires ! Était-ce là ses deux seuls visages ? Le monstre hantant les cauchemars des enfants, ou une incroyable bienfaitrice ?

"Serait-ce trop compliqué de juste être moi, sans avoir rien à prouver ?".

Un bras se glissa sous le sien, la tirant de ses pensées moroses. Avec surprise, Nymuë reconnut Alfira, l'artiste tieffeline lui ayant offert son violon. Elle paraissait avoir abusé de la boisson, et riait comme une folle :

— Vous savez ce qu'il manque à cette soirée ? s'écria-t-elle. De la musique ! Nous avons plein de bons danseurs par ici, et seulement la voix cassée d'Ikaron pour les accompagner ! M'aideriez-vous à corriger cela ? Je vois que vous avez gardé votre instrument…

Nymuë sourit : cette audience ne pouvait pas être pire que les gobelins ! Elle suivit Alfira jusqu'au centre du campement, et toutes deux grimpèrent sur des caisses. Des sifflements les accueillirent, alors que les tieffelins se réunissaient sur la piste de danse improvisée. L'elfe noire aperçut Ombrecoeur lever sa coupe en son honneur.

— Je n'ai aucune idée des derniers morceaux à la mode ! lança-t-elle à Alfira avec inquiétude.

— Bah, ils ont tous été trop entendus de toute manière. Contentez-vous de me suivre !

La tieffeline entama un accord simple… dont elle accéléra malicieusement la cadence. Spontanément, l'elfe noire adapta sa mesure, et retint un rire. C'était facile de jouer avec Alfira ; instinctif ! Des habitudes d'autrefois lui revinrent avec aisance tandis que l'auditoire applaudissait en rythme. Certains spectateurs s'étaient lancés dans une valse endiablée, et elle-même s'amusa à tournoyer pour appuyer les mouvements de son archet. Alfira et elle sautillèrent à la même mesure que les chorégraphes. Elles augmentèrent leur allure, enchaînant les accords rapides. Les valseurs tournaient de plus en plus vite ; la note finale les arrêta nez-à-nez avec leur partenaire, hilares.

Nymuë effectua une profonde révérence sous les vivats, le sourire aux lèvres. Elle avait les joues rouges, comme si elle avait réellement dansé jusqu'à épuisement ! Les spectateurs réclamèrent une seconde mélodie, mais elle déclina gracieusement. Alfira, après tout, ne faisait que s'échauffer !

Le cœur plus léger, elle fit le tour de ses compagnons. Lae'zel lui proposa un bras de fer, qu'elle perdit lamentablement. Cela eut le mérite de motiver la githyanki à réorganiser entièrement leur entraînement matinal. Ombrecoeur lui offrit un verre, avouant à demi-mot qu'elle avait "subtilisé" aux druides leur meilleur cru… L'elfe noire eut un fou rire face à son expression à la fois penaude et espiègle : qui aurait pensé qu'ils avaient non pas un, mais deux voleurs au sein de leur équipe ?

Finalement, elle se dirigea vers Astarion. Le haut-elfe demeurait toujours à l'écart des festivités, bien que plusieurs bouteilles de vin soient mystérieusement apparues près de son abri. Lorsqu'il la vit approcher, il l'accueillit d'un air charmeur :

— Voilà mon péché mignon, les joues toutes roses, susurra-t-il.

— Votre quoi ? s'indigna Nymuë. Avez-vous déjà trop bu ?

— "Déjà" ? Ne m'insultez pas, darling. Ça ne risque pas : ce vin pourrait tout aussi bien être du vinaigre.

— Vous exagérez, soupira-t-elle en roulant des yeux.

— Testez donc.

La jeune femme s'exécuta, avalant une gorgée de la bouteille qu'il lui tendait. Elle ne put retenir une grimace de dégoût : le vin était riche, sirupeux. Sa consistance était si épaisse qu'il lui brûlait presque le gosier !

— Vous voyez ? reprit le roublard. Absolument affreux.

Il médita quelques instants, avant d'ajouter :

— Je n'aurais jamais imaginé être un héros, un jour.

— Et moi donc, toussota Nymuë, une main sur sa gorge.

— Il me paraît invraisemblable d'être acclamé pour avoir sauvé tant de vies. Et maintenant que je suis là…

Il but une nouvelle rasade, pinçant les lèvres avec aversion :

— Je déteste ça. C'est vraiment répugnant.

— Ce n'est pas si horrible, tempéra-t-elle. Il peut être appréciable de faire une bonne action, de temps en temps.

— Par pitié, plus jamais. Je vous ai vue, vous savez : vous-aussi, vous avez conscience du caractère factice de cette petite soirée. Ils nous appellent "sauveurs", nous idolâtrent ! Mais au petit matin, quand nous aurons besoin d'aide…

Il envoya sa bouteille rouler au sol :

— … Ils nous tourneront le dos, comme tous les autres.

Nymuë ne répondit pas. Une partie d'elle-même avait l'impression de voler ces moments d'allégresse ; inéluctablement, elle attendait que vienne l'heure de rendre des comptes. Mais peut-être… peut-être pouvait-elle vivre, sans que cela ne fasse d'elle un imposteur. Peut-être même en avait-elle le droit.

Astarion l'observait. Il tâtonnait, calculant les risques à aller au bout de sa pensée. Finalement, il demanda :

— Qui est Elyon ?

La jeune femme eut l'impression de prendre un coup de couteau en pleine poitrine. Sa peine et son désarroi durent se lire sur son visage, car le haut-elfe enchaîna :

— Vous faisiez un mauvais rêve, le soir où vous m'avez… rassasié. Et comme je vous l'ai dit, vous parlez en dormant…

Il nota ses traits crispés et ses mains serrées.

— C'est une ancienne connaissance ? hasarda-t-il. Quelqu'un qui vous attend à Baldur's Gate ? Oh ! Une de vos conquêtes ?

— Rien de tout ça, murmura l'elfe noire. C'était quelqu'un auquel je tenais beaucoup. Autrefois.

Le sourire du roublard s'effaça, remplacé par une expression plus sérieuse alors que la jeune femme luttait contre la myriade d'images venant l'assaillir. C'était comme une obsession, depuis le Nautiloïd. Elle avait réussi à vivre quinze ans sans accorder un regard à son passé. Quinze années vides, mais paisibles, où tous ces souvenirs avaient été stockés dans un coin de sa mémoire. Elle les avait soigneusement isolés, noyés ; tant est si bien qu'ils étaient devenus impénétrables, et ce même pour elle.

Mais il devait y avoir une brèche dans sa construction. Car depuis son départ, les visions la harcelaient, plus fortes à chaque nouvel assaut. Qu'avait-elle espéré trouver en quittant Baldur's Gate ? Son esprit lui parlait de "nouveau départ", mais pour aller où, exactement ? La jeune femme s'était lancée tête baissée dans cette entreprise, et voilà que maintenant, elle ne pouvait même plus dormir tranquille.

Astarion leva la main, la faisant sursauter. Il prit un air faussement songeur :

— Maintenant que j'y pense, vous m'avez laissé me languir, l'autre soir. C'était une grave erreur. Permettez-moi de vous le montrer sans attendre.

Nymuë retint une exclamation dédaigneuse. Quelle diva ! Ils avaient été sur le point de se transformer en illithid, avaient reçu la visite d'une entité mystérieuse, et lui se rappelait avoir été éconduit ?

— Tenez, par exemple…

Il se racla la gorge, avant de clamer théâtralement :

— Tous ces remerciements que nous offrent les tieffelins ne sont rien, à côté du plaisir que me procurerait mon nom gémit par vos lèvres.

— Vous venez d'admettre détester lesdits remerciements, railla Nymuë.

— Humm… Attendez, je recommence. Chaque partie de votre corps est un appel à la tentation. C'est comme si les dieux eux-mêmes vous avaient créée, afin de me mener à ma perte.

— Cette réplique a deux cents ans, elle-aussi ?

— Impertinente. Je pourrais multiplier les flatteries toute la nuit ! Mais de vous à moi… est-ce vraiment tout ce que vous souhaitez ?

L'elfe noire ria malgré elle. Avait-elle envie d'être plus intime avec Astarion ? Peut-être bien, oui. Il l'intriguait ; l'amusait, souvent…

À certains moments, tous deux paraissaient tellement semblables que c'en était surprenant. Lors de ces quelques rares instants, elle avait l'impression de le comprendre comme elle n'avait jamais compris qui que ce soit. D'être vue, et de voir ; être près de lui, avec lui, en devenait presque… confortable. Rassurant.

Et le reste du temps… sa personnalité était trop changeante pour qu'elle parvienne à se faire une opinion. Comme maintenant : cela faisait déjà deux fois qu'il lui faisait des avances. Mais était-ce un tant soit peu sincère ? Avait-il réellement envie de passer la nuit avec elle ? Ou le faisait-il par dépit, faute d'avoir un choix de partenaires varié ?

Elle sentit sa main lui relever le menton, alors qu'il s'essayait à une nouvelle tentative :

— Et si je vous disais plutôt ces quelques mots… ceux que tout le monde adore entendre ?

Il la regarda droit dans les yeux, faisant disparaître à la fois son sourire et ses gestes grandiloquents :

— Je vous aime.

Nymuë tiqua, mais ne se détourna pas. Si c'était une plaisanterie, elle était incroyablement cruelle. Personne ne lui avait jamais dit ça, en un peu plus de cent ans d'existence. Et les quelques individus ayant pu le penser seraient sans doute d'accord aujourd'hui pour affirmer qu'il s'agissait d'une erreur.

— Ce serait un mensonge, chuchota-t-elle.

— Ah, ah ! rit-il. Mais reconnaissez que ce serait agréable à entendre, n'est-ce pas ? Je vais être honnête, même si j'apprécie vous faire profiter de l'éventail de mes techniques, j'aimerais autant avoir concrètement la chance de découvrir…

— Je viendrai vous rejoindre une fois que les autres se seront endormis, le coupa Nymuë.

Un frisson parcourut sa colonne vertébrale ; elle-même ignorait ce qui l'avait poussée à accepter. Elle se sentait étrangement… vide. Toute cette fête, cette célébration… c'était à la fois ce dont elle avait toujours rêvé, et tout ce qu'elle voulait fuir. "Un autre soir, pensa-t-elle. Une autre représentation.". Seul Astarion lui avait donné l'impression d'être un tant soit peu réel au cœur de la mascarade. Oh, il jouait un rôle lui-aussi, elle ne s'y trompait pas. Mais au moins ne prétendait-il pas porter un autre costume que le sien. C'était ce qu'ils cherchaient chez l'autre, pas vrai, sous leur pantomime ? Une assurance ; une garantie informelle.

— Parfait ! s'exclama son compagnon. Je vous attendrai, mon ange.

Elle lui tourna le dos, se soustrayant aux questions qu'il lui faisait se poser.

Ainsi qu'aux sentiments qu'elle n'était pas prête à affronter.


La soirée était aussi mortellement ennuyeuse qu'il l'avait soupçonné.

Des bons sentiments, des promesses de lendemains joyeux, des œillades aguicheuses entre deux danses maladroites et, pour couronner le tout, un vin encore plus mauvais que la pire des piquettes de Baldur's Gate. Non, définitivement, Astarion était formel : ce festival était plus que navrant.

C'est pourquoi sa satisfaction avait été grande quand Nymuë s'était enfin décider à l'approcher. La musicienne avait les joues rouges, encore essoufflée après sa performance. Cela l'avait ramené à cet instant où, quelques jours auparavant, elle lui avait accordé sa jugulaire. Il avait été tout bonnement affamé, ce soir-là ; deux cents ans de famine et de mauvais traitements ne l'avaient pas préparé à l'euphorie que pouvait procurer un véritable terrain de chasse. Les anciennes habitudes avaient la vie dure, et il n'avait pas osé manger à satiété. Malgré lui, il craignait la réaction de Cazador s'il apprenait qu'il s'était nourrit d'autres choses que de rats ou d'insectes. Alors le sang d'une créature pensante ? Ah ! Autant dire que ça le condamnerait. Elle-aussi, d'ailleurs, bien qu'il n'ait pas jugé utile de transmettre cette information à sa "bienfaitrice". Si son maître apprenait ce que Nymuë lui avait offert, il lui ferait payer à jamais son altruisme. Cependant, l'expérience avait été exaltante ; pour la toute première fois de sa misérable existence, il avait été aux commandes. Il avait été celui ayant droit de vie ou de mort sur autrui ; et ça avait été tout simplement enivrant. Pas étonnant que Cazador refuse que ses rejetons connaissent pareille allégresse !

Bien sûr, cette faveur - comme toutes les autres - avait un prix. Et s'il lui fallait payer pour s'assurer un nouvel accès à sa carotide, il était tout disposé.

Il savait comment faire, après tout. Il avait eu deux siècles pour s'entraîner, et Nymuë était la proie idéale. Aucune attache particulière ; pas d'êtres chers ou de famille connue ; elle était leur de-facto leader, et depuis aujourd'hui, la grande sauveuse du Bosquet ! Pouvait-il rêver d'une meilleure championne ? Et il sentait… autre chose, également. Une fragilité, dans sa manière d'éviter de le regarder droit dans les yeux, ou de rester de marbre face à ses charmes. Elle n'était pas novice, il en mettrait sa main à couper, mais elle restait sans cesse sur ses gardes. Qu'à cela ne tienne ; gagner sa confiance ne servirait que mieux ses intérêts.

Une partie de lui se sentait écœuré d'avoir encore recours à ce genre de procédé. Cazador n'était plus là pour lui forcer la main, pas vrai ? Il n'était pas obligé de finir une énième fois sur le dos. Mais comment assurer sa protection, autrement ? "Une dernière fois, songea-t-il. Le temps d'apprendre à contrôler le parasite. De planter un pieu dans la poitrine de Cazador. Encore une autre nuit de parade, et la liberté sera à portée de main."

Il devait admettre que Nymuë ne lui avait pas facilité la tâche. À croire que la pauvre fille n'avait aucun goût ; ou alors, était-elle aveugle ? Ce physique avait fait tourner plus de têtes qu'il ne saurait compter, et il était impensable qu'il ne soit pas son genre. Son corps était sa meilleure arme, et il l'aiguisait régulièrement. Ses tenues, sa coiffure, même son parfum étaient parfaitement calculés. Ils faisaient partie de son arsenal ; un nectar pour étourdir ses proies, et les mener à leur perte.

Mais la petite elfe noire n'avait guère paru éblouie par ses atours, et il avait été forcé de revoir sa stratégie. Il avait vite compris qu'ici, il allait devoir réfléchir sur le long terme. C'était une nouveauté, dans sa longue carrière de séduction. Ses victimes ne passaient habituellement pas la nuit. S'il voulait se mettre Nymuë dans la poche, il lui faudrait abandonner sa flamboyante mascarade au profit de… l'honnêteté. Rien de trop mièvre non plus, n'exagérons pas ; mais un soupçon de vérité, ici et là, lui serait plus profitable que ses techniques habituelles. La jeune femme paraissait davantage le considérer quand il s'ouvrait un peu plus à elle. Et lui… et bien, il supposait que dévoiler certaines de ses cartes ne le tuerait pas. Du moment qu'il gagnait le gros lot à la fin.

Quand il l'avait questionnée, ce soir, il avait vu son mur se craqueler. Le moindre geste brusque de sa part, et la jeune femme se serait désagrégée, comme du sable porté par le vent. Il lui avait ressorti son numéro habituel ; ses phrases de séduction favorites, son jeu de regard, ses attouchements discrets alors qu'il lui relevait le menton… Elle ne l'avait pas pris au sérieux, bien sûr, mais c'était pour le mieux. Si Nymuë le trouvait agaçant, c'est qu'il avait encore son attention.

Et cela avait payé, en fin de compte. Elle s'apprêtait à le rejoindre, à la faveur de la nuit. Il l'attendait déjà, ayant repéré un emplacement discret au bord de la rivière. Cela ferait parfaitement l'affaire pour deux individus recherchant un peu d'intimité…

Pas qu'il ait des doutes, évidemment ; elle allait venir. Il la savait réceptive à ses charmes, malgré ses airs renfrognés. Mais peut-être bien, en effet, avait-il ressenti quelques touches disons… d'incertitude. "Ironique, se dit-il en enlevant sa chemise, d'être aussi préoccupé de la réussite d'un plan me donnant la nausée.". Il pensait trop, voilà quel était son problème : c'était juste une autre nuit. Il avait eu pire ; au moins, cette fois-ci, sa partenaire serait un tant soit peu attrayante.

Et en même temps, réalisa-t-il, il y avait quelque chose d'un peu différent dans cette rencontre. La plupart de ses victimes avaient été sélectionnées selon des critères très spécifiques : elles devaient être des proies faciles, promptes à tomber dans ses bras, afin qu'il puisse les ramener à Cazador avant le lever du soleil. Maris ou épouses coincés dans l'ennui de leur union ; jeunes timides avec peu d'expérience ; ivrognes dont le bon sens était obscurci par l'alcool. Tous convoitaient la même chose : un plaisir rapide et immédiat. Or, ce corps, ce visage étaient plus qu'à même de leur fournir ce qu'ils désiraient.

Nymuë… Nymuë ne réunissait pas ce cahier des charges. Certes, il avait jeté son dévolu sur elle pour des raisons qu'il n'avait pas jugé nécessaires de lui transmettre, mais la guerrière gith ou la prêtresse torturée auraient été également de parfaites candidates. Peut-être bien était-ce la première fois qu'il pouvait réellement se permettre d'avoir le choix. Celui d'user de ses charmes pour son propre bénéfice ; de déterminer auprès de qui - quitte à être débiteur - il souhaitait être redevable.

Un craquement dans son dos lui apprit que l'objet de ses pensées venait justement d'arriver. Elle ne l'avait pas encore repéré, observant les sous-bois d'un œil suspicieux. Avec majesté, il s'avança à la faveur du clair de lune :

— Vous voilà enfin, susurra-t-il. Je vous attendais…

Voix suave, regard perçant, gestes assurés, et corps exposé : il jouait son meilleur rôle.

— J'ai attendu dès l'instant où je vous ai vue… Attendu que vous soyez enfin mienne.

Nymuë paraissait perplexe : s'attendait-elle à autre chose ? Qu'ils discutent un peu avant d'entamer les joyeusetés ? Qu'il lui crée une ambiance romantique ? Allons bon. Ils savaient tous les deux pourquoi ils étaient là, autant entrer dans le vif du sujet.

— Je ne suis pas encore vôtre, répliqua-t-elle.

Il retint un rire. Comme si la petite chose allait réellement faire demi-tour. Cependant, il prit le temps de l'étudier, se remémorant leurs précédentes conversations. Qu'est-ce que voulait vraiment Nymuë ? Qu'est-ce qui aurait pu lui donner envie de s'abandonner à lui, après avoir clairement exprimé des réserves ? La réponse lui vint alors qu'il observait ses yeux gris, à la fois remplis de crainte… et d'attente.

— Vraiment ? reprit-il. Vous êtes là, pourtant. Et je ne crois pas que ça soit pour discuter… Je crois que vous voulez que je vous connaisse. Que je vous goûte.

"Que je vous voie.", songea-t-il.

La dilatation de ses pupilles confirma son hypothèse ; il avait tapé dans le mille. La question suivante, toutefois, le prit au dépourvu :

— Et vous ? Que voulez-vous, au juste ?

"Ne pas être forcé à faire ça, pensa-t-il sans le vouloir. Ne pas me jeter à vos pieds comme on expose une bête de foire. Ne pas regarder derrière mon épaule dès que la nuit tombe. Ne pas angoisser à l'aube de chaque nouvelle journée. Ne pas avoir peur que tout s'arrête."

— Ce que nous désirons tous deux, répondit-il plutôt. Le plaisir… Le vôtre, le mien… une extase mutuelle. C'est bien ce que vous recherchez, n'est-ce pas ?

Il prononça les mots suivants comme une fatalité :

— Vous perdre en moi, chuchota-t-il.

Pas pour lui, ou avec lui. En lui. C'était ce qu'ils avaient tous voulu, s'il y réfléchissait bien. Il était le meilleur vecteur des émotions d'autrui. La meilleure tombe pour les enterrer…

Et lui ? Avait-il envie de se perdre, en Nymuë ? Il ne saurait dire. Chaque individu avec qui il avait couché avait emporté un morceau de sa personne avec lui. Au bout de deux siècles, il ne restait plus grand-chose ; son corps lui paraissait davantage être le leur que le sien. Comment avoir la moindre idée de ce qu'il souhaitait ?

Nymuë s'approcha, indécise ; et son instinct fit le reste. Il l'attira à lui et s'empara de ses lèvres. Ses mains délacèrent son corset. Il défit ses doutes, ses appréhensions au fur et à mesure que leurs vêtements rejoignaient le sol. Quand l'elfe noire se pressa entièrement contre lui, il la souleva d'une poussée avant de la plaquer contre l'arbre le plus proche.

Il l'embrassait encore, ses gestes se faisant progressivement moins prévenants. Il lui caressait la taille, la poitrine, les cuisses ; les soupirs de la jeune femme se transformaient en gémissements. Elle ondula contre lui alors qu'il laissait glisser sa bouche le long de son cou.

Elle était plus entreprenante qu'il l'avait espéré. Elle l'étreignait, mais pas abruptement ; ses doigts l'exploraient sans impatience ou voracité. Presque comme si, d'eux deux, il était le plus à même de se briser. Mais des siècles d'automatismes ne s'effaçaient pas juste avec un peu de douceur. Il ferma les yeux, et son esprit se détacha de ce qu'ils faisaient, laissant le soin à son corps de machinalement suivre le rythme. Ses hanches, ses mains, sa langue ; ils connaissaient la danse. La pratique en devenait presque mécanique.

Il se demanda si son plaisir était sincère, ou si par habitude ses sens répondaient à la stimulation. Ce qui était feint, ce qui était réel… tout cela s'était mélangé au cours du temps, jusqu'à devenir indissociables. Les noms s'étaient brouillés, les visages aussi. Il avait appris à prendre du plaisir là où il le pouvait, s'en était même parfois persuadé.

Une vie entière de débauches faisait qu'il ne s'était jamais demandé ce qu'il aimait. Il savait ce que les autres aimaient, et comment attiser leur passion. Il maîtrisait cet art à la perfection ; chaque soir, sa personnalité était entièrement remodelée. Alors… voyager plusieurs jours de suite avec les mêmes personnes, maintenir une cohésion constante ? Il était en terre inconnue.

Il se sentit poussé en arrière, et son dos heurta le sol. Immédiatement, la réalité le rattrapa ; il dévisagea sa partenaire d'un air outré. Son sourire était on ne peut plus malicieux. Il la fit pivoter, ce qui lui arracha un rire.

Astarion l'étudia : ses yeux gris ne fuyaient plus les siens, cherchant presque à s'assurer qu'il était bien là, avec elle. Ses cheveux blancs, courts, dévoilaient sa gorge : il le prit comme une invitation. D'une main, il invita son bassin à venir à sa rencontre.

Ce moment ne serait jamais celui de Cazador. C'était le sien. Et il avait bien l'intention d'entièrement en profiter.


Notes de fin :

Voici pour ce chapitre. Ce n'est pas de "sexe", dont je souhaite parler avec Astarion, du moins pas sous sa forme "sensuelle". Pour moi, les traumas du personnage vont au-delà, et c'est cette dimension que j'ai essayé d'explorer. Ainsi, même si nos protagonistes couchent ensemble, ce n'est pas vraiment ça qui est en jeu. J'espère sincèrement avoir réussi à l'exprimer.

Cette semaine fut très bonne niveau écriture, et je trépigne de vous montrer ce qui arrive. Le prochain chapitre sera d'ailleurs entièrement "de moi", c'est-à-dire que nous ne suivrons pas tout de suite nos aventuriers pour la suite de leur périple. Je vous remercie d'avance pour votre lecture.

À la semaine prochaine !