Bonjour à toutes et à tous,

Merci à Chlio pour sa review, et merci aux lecteurs anonymes.

L'histoire est maintenant mise à jour jusqu'au chapitre 10.

Je vous publie la suite en avance cette semaine, car je ne suis pas disponible les jours suivants. Aujourd'hui, nous attaquons l'arc d'Ombrecoeur. Je ne pense pas avoir fait mystère de l'alignement choisi, toutefois j'espère que le déroulement contiendra quelques surprises !

Réponse aux reviews :

Chlio : Le "Tonton Astarion" m'a beaucoup fait rire aussi au moment de sa rédaction ! J'ai bien aimé écrire ce court flash-back sur Stelmane. C'est une scène que j'ai découvert tardivement, et qui m'a pas mal choqué. J'espère que l'arc Ombrecoeur te plaira !

Recommandation musicale : sur la chaîne qrowscant, je vous conseille le mashup Baldur's Gate 3 - Nightsong & The Power (Choral Version).

Je vous souhaite une bonne lecture !


Chapitre 37 :

La Maison du Chagrin

Quand Nymuë se réveilla le lendemain, l'Empereur lui avait laissé un souvenir. Une larve blanche, auréolée d'une lumière étrange. Elle la regarda scintiller au creux de sa main, tandis que les événements de la nuit lui revenaient à l'esprit. La transformation en illithid, les ambitions de leur "ange gardien", Stelmane… Un tourbillon d'images, ne lui laissant qu'un goût amer au fond de la gorge.

Comme ils avaient été crédules. Même sans accorder sa confiance à leur visiteur nocturne, Nymuë avait fini par accepter tacitement sa présence. Mais bien évidemment, sa protection avait un prix, et force était de constater qu'il était coûteux.

La couronne de Karsus. Les trois pierres infernales. Les aventuriers troqueraient la soif de pouvoir des trois Élus pour celle du flagelleur mental. De dépit, l'elfe noire catapulta son "présent" à l'autre bout de la pièce, ce qui fit grogner son compagnon. Les traits détendus du roublard prouvaient qu'il n'avait pas eu affaire à leur ambitieux allié, lui. Alors qu'elle le dévisageait, la musicienne sentit une chaleur parcourir ses mains.

Le parasite était réapparu.

Elle retint un sifflement. Ainsi donc, elle ne pouvait s'en débarrasser. Quand bien même elle refusait de se métamorphoser, l'Empereur l'obligeait à garder le ver à ses côtés. "S'il le faut, je te forcerai.", avait-il dit… Après cette nuit, Nymuë doutait fort qu'il s'agisse là purement d'une tentative d'intimidation.

"Déjà debout, darling ?" soupira le vampire.

L'elfe noire se blottit contre lui. Ce qu'elle avait appris sur l'illithid ajoutait un nouveau poids sur leurs épaules. Un poids qu'ils n'étaient pas prêts à porter. Astarion agissait avec légèreté, mais la musicienne l'avait vu guetter chaque ruelle avec méfiance. Quand elle l'avait rejoint, hier soir, il n'était pas resté éveillé juste pour le plaisir de lui faire un accueil romantique. Le roublard craignait la rencontre avec ses frères et sœurs, ainsi que son altercation inévitable avec Cazador. Ombrecoeur, quant à elle, s'apprêtait à retrouver ses souvenirs perdus, et peut-être même sa famille. C'était une véritable déesse qu'ils s'apprêtaient à affronter aujourd'hui, entourée de ses fidèles au cœur de son cloître. Enfin, Lae'zel serait certainement enthousiaste à l'idée de confronter l'Empereur, mais sa volonté de secourir Orphéys primerait sur son bon sens. L'honneur, et la soif de justice dominaient l'entièreté de son être. Si elle apprenait les intentions de l'illithid quant au Prince de la Comète, la colère guiderait son bras au détriment de la prudence.

Non. Ce qu'elle savait, Nymuë devait le garder pour elle. Tant qu'ils n'avaient pas vaincu le cerveau infernal, l'Empereur remplirait sa part du marché. Il les protégerait de son influence, et les soutiendrait dans leur combat. Mais une fois l'Absolue vaincue, il serait obligé de sortir de sa tanière. Il le savait, et c'était la raison pour laquelle il avait espéré faire de Nymuë son alliée. Ce qui voulait donc dire qu'il craignait leur face-à-face, aussi fier de ses compétences soit-il…

Les doigts d'Astarion caressèrent les contours de son visage, jusqu'à la naissance de son cou. L'elfe noire sourit quand il se mit à battre inconsciemment la mesure de ses battements de cœur. L'heure viendrait où ses compagnons et elle se tiendraient prêts à affronter ce dernier ennemi. En attendant, elle porterait ce fardeau pour eux.

C'était pour ça qu'ils l'avaient nommée leader, après tout.


Leur visite au tabernacle les laissa bredouille. Le prêtre officiant ignorait tout de l'existence d'un cloître de Shar, et cette simple idée le faisait trembler. Quand Ombrecoeur s'enquit d'un lieu où les âmes en peine venaient se décharger de leur chagrin, le saint homme les jeta tout bonnement dehors.

Faute de piste, ils s'étaient dirigés à proximité du Port-Gris. L'unique rivière traversant Baldur's Gate partait de là, et les quelques souvenirs de la prêtresse évoquaient un cours d'eau. Ils remontèrent l'affluent en se rapprochant doucement de la grande arche de pierre de la ville-haute.

"Vous y êtes-vous déjà rendus ? s'enquit Astarion.

- Jamais, répondit Nymuë. Voler des patriars est un jeu dangereux quand on cherche à ne pas attirer l'attention. Mais vous m'aviez dit autrefois que nous n'évoluions pas dans les mêmes cercles ; j'en déduis que vous êtes familiers des belles demeures ?

- A vrai dire, pas vraiment… balbutia le roublard. Cazador ne tenait pas à ce que nous jetions notre dévolu sur de nobles héritiers lors de nos chasses. Leur disparition suscite trop de questions. Mais j'ai rencontré mon lot de bonnes gens lors des réceptions privées du palais Szarr."

L'elfe noire leva les yeux vers l'immense bâtiment surplombant les créneaux. La ville-basse était divisée en deux morceaux, séparée par une solide muraille et une tour de guet. D'autres dispositifs de ce genre pouvaient être trouvés un peu partout dans Baldur's Gate, afin d'assurer la sécurité des habitants. Actuellement, le clocher était effondré, sinistre rappel de l'attaque du Nautiloïd. Parce que la famille Szarr était aussi fortunée qu'ancienne, sa résidence se situait pile à l'autre bout de l'enceinte. Plus imprenable qu'une forteresse, en somme.

Pas étonnant qu'Astarion soit si nerveux, songea la musicienne. La demeure de pierre était visible depuis n'importe quel point de la cité, comme si elle vous suivait du regard.

Ignorante de leur réflexion, Ombrecoeur s'avançait d'un pas assuré. Ici où là, son visage s'illuminait ; il lui semblait, via une odeur où une enseigne, reconnaître des éléments de son passé. Elle pointa du doigt un fleuriste vendant des orchidées nocturnes, ses fleurs favorites. Passant son doigt sur un graffiti, elle se demanda si elle n'en était pas l'autrice. Indubitablement, ils se rapprochaient.

"Shar se nourrit des souvenirs et des fardeaux d'autrui, leur expliqua-t-elle. D'un point de vue extérieur, le cloître est un lieu de recueillement, où les malheureux viennent partager leur douleur en échange d'un peu de paix intérieure. Alors qu'en réalité…

- … Il s'agit d'offrandes informelles pour la Mère de l'Égarement, comprit Nymuë. La Maison du Chagrin porte bien son nom.

- Si vous deviez pleurer à chaudes larmes sur votre sort, où vous rendriez-vous ?" interrogea Astarion.

Lae'zel émit un grognement irrité. La religion de Shar lui paraissait particulièrement pernicieuse ; au sein des githyankis, les concepts de "peine" ou de "désolation" étaient étrangers. De tels sentiments étaient inutiles sur le champ de bataille, et ne pouvaient qu'émousser le tranchant de votre lame. Même si elle devait admettre avoir appris quelques nuances à ces enseignements, auprès de ses camarades d'infortune.

Cela ne voulait pas dire, toutefois, qu'elle se soumettait aux petits jeux de l'elfe en s'imaginant en proie à la tristesse ou - pire encore - aux pleurs. Elle, la grande guerrière, était évidemment bien trop inflexible pour ne serait-ce que…

"Bien joué, Lae'zel !" s'exclama soudain Ombrecoeur.

La githyanki se figea. En s'éloignant de ses compagnons, elle avait inconsciemment emprunté un pont de bois traversant la rivière. Elle se tenait au-devant d'un immense jardin privé, entourant une grande bâtisse au toit bleu.

Sur les arbustes poussaient des rhododendrons violets.

"Se perdre dans la nature pour épancher votre chagrin, commenta Astarion. Votre sensibilité vous perdra, Lae'zel."

Un coup de coude dans l'estomac détermina toute l'étendue de ladite sensibilité. N'ayant pas envie de subir le même sort, Nymuë ne chercha pas à séparer ses camarades. A la place, elle suivit la prêtresse qui gravissait les marches de pierre d'un air empressé.

L'intérieur de la Maison du Chagrin était aussi placide que son extérieur. Des bancs avaient été poussés contre les murs, et l'entrée du bâtiment donnait sur un comptoir d'accueil. Une demi-elfe aux cheveux blonds les y attendait, souriante :

"Bienvenue dans la Maison du Chagrin, les salua-t-elle. Bien qu'il semble que pour l'une d'entre vous, "bienvenue" ne soit pas le bon terme."

Nymuë grimaça : elle avait proposé à Ombrecoeur de modifier son apparence avant de se rendre au cloître. Elle avait assez côtoyé les sorts d'illusions de Brindille pour mettre en place des déguisements sommaires. Néanmoins, la prêtresse avait refusé net, arguant que la Mère de l'Oubli ne se laisserait pas berner aussi facilement. L'affrontement d'aujourd'hui était le sien, et c'était donc la tête haute qu'elle avait quitté la taverne. Cheveux sombres ornés de chaînes, yeux verts à l'expression résolue.

La musicienne commençait à douter de leur stratégie.

"Certains se demandaient si vous oseriez faire face aux conséquences de vos actes, reprit la religieuse. Je pensais que vous tenteriez plutôt de fuir, telle une lâche.

- Épargnez-moi votre venin, rétorqua Ombrecoeur. Je suis sûre que la mère supérieure m'en réserve bien assez comme ça.

- Chaque chose en son temps. Vous devez d'abord vous soumettre à la lecture du cœur. Ce n'est qu'ensuite que nous saurons quoi faire de vous."

L'elfe noire lança un regard d'avertissement à sa camarade ; l'invitation ressemblait dangereusement à un piège. La disciple ne manifestait aucune animosité pour le moment, mais qui sait ce qui les attendait ? Elle garda un air affable en quittant le comptoir, puis ouvrit une porte dissimulée derrière des tentures. Avant que Nymuë ne puisse dire quoi que ce soit, la prêtresse lui emboîta le pas.

Ils furent amenés dans une salle obscure, presque entièrement vide. Des tapisseries couvraient les fenêtres, et seuls des chandeliers dégageaient un tant soit peu de lumière. Aucun mobilier ne remplissait la pièce : uniquement un banc de granit, en son centre.

Le cliquetis d'un verrou se fit entendre derrière eux.

"Merveilleux, siffla Astarion. Et maintenant, nous voilà coincés comme des rats. Si nous retrouvons vos parents, je leur rappellerai que c'était leur mission que de vous apprendre à ne pas suivre imprudemment les inconnus.

- Quelle est la marche à suivre, Ombrecoeur ?" s'enquit Nymuë.

Leur amie effleura le siège d'un air absent.

"Je crois… je crois que j'ai déjà eu affaire à cette épreuve. Je dois m'y soumettre.

- C'est sans danger ?" se méfia la musicienne.

La prêtresse haussa les épaules :

"Nous le saurons assez vite."

Elle s'assit sur le banc, les mains sur les genoux et le dos droit. Les flammes des chandeliers tremblèrent sous l'effet d'un souffle de vent.

Quand il se dissipa, une femme se tenait aux côtés d'Ombrecoeur, orientée dans la direction opposée.

"Vous cherchez à vous débarrasser de vos fardeaux ? demanda-t-elle calmement. La lecture du cœur vous montrera la voie.

- Vous…" chuchota la prêtresse.

Les compagnons se tendirent. L'intruse ne paraissait guère encline à démarrer un conflit. Toujours aussi sereinement, elle reprit :

"Sais-tu pourquoi tu es ici ?

- Il y a quelque chose que j'ai perdu." répondit l'ancienne fidèle, avant de se reprendre. "Non… On me l'a enlevé. Ma famille, ma vie… Je veux les récupérer.

- La perte est un cadeau, ma fille. Es-tu incapable de le comprendre ? Réponds à nouveau sans détour : quelle est la raison de ta présence ici ?

- L'artefact. J'étais chargée de le récupérer à tout prix.

- Et qui t'as confié cette mission ?"

Cette fois-ci, Ombrecoeur réfléchit plus longuement :

"La mère supérieure de Shar… murmura-t-elle. Vous.

- Afin d'éliminer les ennemis de la Dame Sombre, approuva l'inconnue. Une nouvelle déité rassemblant autour d'elle les mécontents et les bannis… Tous ceux qui, par droit divin, appartiennent à la Mère de l'Égarement."

La haute-prêtresse se leva, faisant glisser son capuchon. Nymuë se rappelait le souvenir partagé par Ombrecoeur. Elle avait vu une femme, cette nuit-là, l'ayant sauvée des loups. Son visage était alors masqué. Aujourd'hui, la mère supérieure de Shar se révélait sans mascarade. C'était une elfe noire à la peau presque violine. Ses cheveux blancs s'arrêtaient aux épaules. Elle avait le nez droit et le port fier ; quelques rides discrètes trahissaient ses nombreux siècles d'existence.

"Viconia DeVir, la nomma Ombrecoeur.

- Tu as encore l'intelligence de reconnaître tes supérieurs. Bien. Maintenant, descends jusqu'à moi. Tu vas devoir répondre de tes actes."

Viconia DeVir, maîtresse de l'Église de Shar, s'évapora aussi soudainement qu'elle était apparue. Le bref éclat violet laissé dans son sillage trahit les réminiscences d'une projection astrale. "Elle n'a pris aucun risque, observa Nymuë. Ce qui veut dire que nous devons nous attendre à une force armée conséquente.". Voilà qui expliquait la pseudo paisibilité des lieux. Les adeptes s'étaient réunis au grand complet pour les accueillir.

Deux murs se séparèrent, dévoilant une entrée. L'architecture par-delà la porte n'était que trop familière.

"Exactement comme sous le mausolée, remarqua Lae'zel. Les mêmes piliers gris et mauves. Le mobilier doré…

- Et probablement la même folie des grandeurs, déclara Astarion. Ces escaliers descendent affreusement bas."

Nymuë resta silencieuse en suivant Ombrecoeur dans les abysses. Dans d'autres circonstances, la découverte d'un temple de Shar sous les rues de Baldur's Gate l'aurait laissé coite. Mais leur aventure à Hautelune avait au moins eu le mérite de les préparer au paysage. Shar était une déesse secrète, certes, mais ô combien vaniteuse quant à ses lieux de culte.

Aucun piège, aucun fidèle ne se cachait parmi les ombres. Un chant doucereux accompagnait leur pas, gagnant en intensité au fur et à mesure qu'ils approchaient du cœur saint. L'entrée était cernée par deux statues de Shar, montant une fois encore jusqu'au plafond.

Et derrière, le cloître au grand complet les attendait.

Ils étaient une vingtaine environ, tous répartis dans des gradins. La plupart étaient masqués, et portaient des vêtements plus ou moins fastueux selon leur rang. Seule Viconia DeVir avait le visage révélé. Au centre de la pièce et des regards, elle levait les bras en l'air en murmurant une prière à la Mère de la Nuit.

"Drapés de satin noir comme la nuit, nimbés de la bénédiction de Dame Shar, nous nous tiendrons debout sous un soleil inerte." Ses mains désignèrent les adeptes en oraison. "Tous savent déjà comment tu t'es couverte de honte, ma fille. Comment Dame Shar a apposé sur toi la marque de ses ennemis. Je suis heureuse que tu aies décidé de revenir. Ton sort servira d'exemple pour les initiés pendant de nombreuses années."

La mère supérieure pencha la tête de côté, semblant soudain considérer la question sous un angle nouveau.

"Mais peut-être peut-on envisager une certaine clémence, reprit-elle. Si tu me remets l'artefact, je ferai en sorte que ta mort soit rapide.

- Assez, lança froidement Ombrecoeur. Je n'ai pas à répondre de mes actes devant vous… Plus maintenant. Je suis ici pour ma famille. Je sais exactement ce que vous avez fait… et je peux vous assurer que votre sort, lui, ne sera pas rapide.

- Nous sommes ta famille ! Et tu nous as tourné le dos. L'artefact était ta chance de faire tes preuves, et tu l'as gaspillée.

- Je devrais vous remercier. Si vous ne m'aviez pas chargée de cette mission suicide, je n'aurais jamais appris la vérité !"

Viconia DeVir sourit :

"La vérité… Il est vrai que je te dois un dernier présent, ma fille. Un dernier précepte."

Elle se décala, dévoilant aux aventuriers le fond de la pièce. Là, dissimulées dans l'obscurité, deux silhouettes en haillons flottaient dans les airs. Leurs bras étaient attachés à des cercles de pierre, chacun gravés de runes violettes.

L'homme et la femme avaient l'air épuisés, malingres… vieillis prématurément. Le premier était un elfe ; la seconde, une humaine.

"Mes parents… souffla Ombrecoeur.

- Ils ont toujours été là, déclara la mère supérieure. Tu les as vus à de multiples reprises… mais nous avons fait en sorte que tu l'oublies. Eux, en revanche, se souviennent de tout. Ils nous ont vu te façonner pas à pas. Ils ont pleuré de désespoir et saigné à de multiples reprises… bien souvent par ta faute.

- Pourquoi ? hurla la prêtresse. Pourquoi moi ? Pourquoi avoir déployé tant d'efforts ?

- Ce que Dame Shar veut, je l'accomplis. Ses motivations ne regardent qu'elle. Une enfant de Séluné… pour prouver que même la lumière la plus vive peut s'éteindre. Les ténèbres finissent toujours par l'emporter."

Il y eut du mouvement du côté des gradins. Nymuë et ses camarades s'emparèrent de leurs armes, mais les fidèles s'étaient simplement agenouillés, tête levée vers l'autel de Shar. Leurs pupilles étaient mauves ; leur bouche grande ouverte ne crachait que de la fumée.

"Mais si tu as tant de questions… Pourquoi ne les poses-tu pas à qui de droit ?" susurra Viconia DeVir.

Ombrecoeur se précipita vers ses parents, ses alliés sur ses talons. Une vive douleur l'immobilisa à mi-chemin : sa paume brûlait d'un feu pourpre, la forçant elle aussi à s'incliner devant l'autel.

"Pensais-tu que tout serait aussi simple ?"

Une voix surgit des tréfonds. Celle-là même s'étant adressée à Ombrecoeur au moment de pénétrer dans la Gisombre. Celle ayant réclamé le sacrifice de Chantenuit. Elle semblait remplir le temple, venant de partout et nulle part à la fois. Les lèvres des adeptes bougeaient à l'unisson :

"Vois-tu, reprit-elle, tu peux raser cet endroit et tuer tes frères et soeurs si tu le souhaites. Cela n'a pas la moindre importance. Mon pouvoir n'a jamais résidé en eux, et d'autres se lèveront à leur place. Chaque fois que tu tentes de t'éloigner de moi et de te rapprocher de Séluné, mon emprise devient plus forte. Si tu avais appris, si tu avais obéi, tu ne souffrirais pas. Mais tu préfères endurer ce tourment, et les choses ne font qu'empirer… pour toi comme pour eux."

Un frisson glacé saisit l'elfe noire. Elle se rappelait l'avertissement de Chantenuit, alors qu'ils venaient d'abattre le mal sévissant à Hautelune : "Il ne s'agit pas juste d'un mal physique, enfant de Lune et de Ténèbres. Aussi longtemps que vous porterez cette marque, une part de vous appartiendra à Shar.". Aucun autre royaume divin ne serait jamais ouvert à Ombrecoeur ; la douleur de sa blessure grandirait, et le pouvoir de la Mère de l'Égarement avec lui. Comme une racine malade empoisonnant un sol fertile, Shar s'était implantée et étendait doucement ses racines… jusqu'à répandre entièrement sa corruption.

Les yeux de la musicienne se posèrent sur l'homme et la femme émaciés, et elle fut secouée par la tristesse visible sur leur visage. "Grâce à eux", comprit-elle alors. La marque d'Ombrecoeur était la preuve que Shar lui avait volé une part d'elle-même. Ses parents. Tant qu'ils vivraient…

Elle eut envie de vomir.

"Tes alliés ont déjà compris, chuchota la Dame Sombre. Sauver tes parents ne t'apportera nul triomphe. Ce n'est rien de plus qu'une bougie crachotante dans le noir. Un succès temporaire, sans conséquence aucune.

- Assez ! cria Ombrecoeur. Je m'en vais, et mes parents viennent avec moi. Il est grand temps que je les arrache à votre emprise.

- Tu ne pourras pas."

L'homme venant de parler avait les yeux gris et les cheveux noirs. Une figure bienveillante malgré l'usure.

"Emmeline et moi sommes toujours liés à toi. Nous n'avions jamais perdu espoir, peu importe l'absence ou la douleur. Nous savions qu'un jour notre Jenevelle… notre petite fille… reviendrait sur le chemin de la Vierge Lunaire. Mais cette connexion est aussi ce qui te condamne. Tu ne peux pas à la fois nous libérer et te délivrer de cette malédiction.

- Arnell… soupira l'humaine à ses côtés.

- La Vierge Lunaire a plus besoin de toi que de nous, insista-t-il. Tu représentes l'avenir. C'est pour ça que tu dois rejoindre le rang des fidèles. Nous sommes le passé… et maintenant, nous avons presque fini d'accomplir notre devoir.

- Voilà qui est parler avec éloquence, ironisa Shar. Son esprit a bien enduré son temps ici. On ne peut hélas pas en dire autant de ta mère. Tellement fragiles, ces humains…"

La dénommée Emmeline gémit à ce rappel, les joues striées de larmes. Ombrecoeur avait des yeux aussi verts que les siens. Le gris de ses cheveux, les rides de sa figure… c'était comme si quelque chose l'avait pressée, essorée, jusqu'à la vider entièrement de sa substance. Nymuë savait où elle avait déjà vu cette allure fantomatique, vestige de l'individu qu'Emmeline avait dû être autrefois.

Elle lui faisait penser à Ketheric Thorm.

"Ceci était ma dernière leçon, gronda la Mère de l'Égarement. Ce choix sera le tien."

Le chant rauque des disciples s'interrompit, ne laissant autour de la prêtresse qu'une aura de silence. Elle haletait avec difficulté, oscillant entre le visage de sa mère et celui de son père. Il n'y avait en réalité aucun enseignement à apprendre ici. Rien que le caprice d'une déesse cruelle.

"Je… je ne comprends pas… souffla Ombrecoeur.

- Shar ne reconnaîtra jamais sa défaite, murmura Arnell. Pas tant qu'elle ne t'aura pas volé une ultime chose. Ne laisse pas ton avenir être sa dernière prise ; pas après tout ce que nous avons enduré pour te revoir.

- Tes amis savent, soupira Emmeline. Aidez-la, s'il vous plaît."

Ombrecoeur se tourna vers ses camarades, le regard implorant. Elle vit de la tristesse dans les yeux de Lae'zel ; de l'amertume dans ceux d'Astarion. Quand elle pivota enfin vers Nymuë, la musicienne lui prit les mains :

"Shar vous demande quelque chose d'ignoble, Ombrecoeur. Un sacrifice pour être libérée d'elle.

- Non, je ne peux pas ! rugit la prêtresse. Je suis venue ici pour eux !

- Et tu as réussi, sourit Arnell. Tu nous as trouvés. Toutes ces années, c'est ce qui nous a permis de tenir… l'espoir de te voir libérée. Car quoi qu'ils te forcent à faire, nous savions que tu étais toujours là.

- Je savais que même ces bois obscurs ne te feraient pas peur, sanglota Emmeline. Tu as toujours été si courageuse…

- Et tu l'es encore. Tu nous as sauvés, ma chérie, en incarnant ce en quoi nous avons toujours cru. Alors maintenant, c'est toi que tu dois sauver. Sois hors d'atteinte de Shar et… laisse-nous partir en paix.

- Mais je viens tout juste de vous retrouver, après tout ce temps ! hurla la demi-elfe. Je ne peux pas vous perdre à nouveau !

- Nous serons toujours avec toi. Par la grâce de la Vierge Lunaire, nous ne serons jamais bien loin. Je t'en prie, Jenevelle…"

Ombrecoeur serrait les avant-bras de sa camarade au point de lui faire mal. Elle fouillait en elle-même, incapable de trouver cette force qui, habituellement, la guidait. Il n'y avait plus de voix intérieure.

"J'ai dit à la Dame Sombre que tu n'aurais pas le cran de les tuer."

Viconia DeVir sortit des ombres, une dague au clair. Les autres fidèles s'étaient effondrés dans les gradins, ponctionnés de leur énergie après avoir servi de vaisseau pour la Maîtresse de la Nuit. Malgré tout, la mère supérieure souriait.

"Je savais que tu en serais incapable. Avant même d'être une traîtresse, tu manquais de conviction. Ton bras était puissant, mais ta foi vacillante. Tu prononçais les prières ; tu faisais preuve d'adoration. Mais malgré tout cet amour, une part de toi remettait sans cesse en question les fondements de notre Eglise."

Elle prit une expression dégoûtée en se rapprochant des aventuriers. Les mains d'Ombrecoeur étaient chaudes, entre celles de Nymuë.

"Tu aurais pu faire tellement plus, cracha la haute prêtresse. Tu aurais pu t'élever. Devenir un Tribun de la Nuit… Prendre ma place. Alors que le panthéon divin se serait entre-déchiré pour faire face à l'Absolue, tu aurais pu répandre les ténèbres éternelles sur ces terres. Mais ta flamme manquait de vigueur."

Viconia DeVir fut projetée brutalement en arrière. La silhouette d'Ombrecoeur s'était mise à scintiller, nimbée d'un éclat argenté qui lui recouvrait les bras, le torse et le visage. L'elfe noire ferma les yeux de crainte d'être aveuglée ; Astarion et Lae'zel reculèrent de quelques pas.

Une lueur aussi pâle qu'un rayon de lune dissipa l'obscurité du temple de Shar. Il illumina la chevelure de son enfant enfin retrouvé, dont les mèches sombres se mirent à pâlir.

La lumière s'intensifia, écartant la tristesse, la peur et les regrets. Elle se répandit là où, autrefois, elle était interdite. Elimina les Ombres, tendit la main à l'Absence, remplit le Vide.

Ombrecoeur ouvrit à nouveau les yeux, l'expression résolue. Sa crinière était aussi blanche que l'astre éclairant la nuit. Elle fixa celle à qui elle avait donné autrefois sa dévotion :

"Laissez-vous aller, mère, siffla-t-elle. La perte est un cadeau."

Viconia DeVir brûlait à la vision de son ancienne disciple. Elle se tenait le visage à deux mains, poussant des gémissements auxquels sa propre déesse ne répondit pas. Lui tournant le dos, Ombrecoeur contempla ensuite ses parents.

"Ce n'est qu'un au revoir, murmura-t-elle. Je vous le promets.

- C'est ta destinée, sourit Arnell.

- Laisse-nous lâcher prise." ajouta Emmeline.

Il y avait comme une silhouette derrière eux, prête à les enlacer. Leur visage était en paix.

C'est sur une dernière étreinte qu'ils s'en allèrent.


Notes de fin :

À l'origine, libérer ou non les parents d'Ombrecoeur devait avoir une plus grande importance vis-à-vis de la malédiction de Shar, si mes souvenirs sont bons, et c'est un détail que j'ai décidé de conserver. J'ai aussi trouvé plus symbolique de changer la couleur des cheveux de notre prêtresse favorite lors de cette scène.

Une good ending, pour Ombrecoeur, mais pas la plus joyeuse. D'une manière générale dans les histoires, j'aime l'idée que pour obtenir quelque chose, il y ait besoin d'abandonner autre chose en retour.

Je vous remercie pour votre lecture, et vous dit à la semaine prochaine !