Si Arcturus Black, défunt patriarche de sa Noble et Très Ancienne Maison, avait pour intention de provoquer un nuage de gêne abjecte qui flotterait au-dessus de son inhumation, il doit bien se réjouir depuis l'au-delà devant la réussite indéniable de son plan.
Roshan voudrait désespérément remplacer le cadavre dans sa longue boîte en acajou soigneusement verni afin de disparaître six pieds sous terre et d'échapper aux coups d'œil qui se veulent discrets, mais ne parviennent qu'à se faire immanquablement remarquer au bout de la quatrième fois. Surtout de la part du mari de tante Narcissa, Lucius Malefoy qui a apparemment insisté pour venir – et vu les moues désapprobatrices de la vieille génération Black de plus en plus rétrécie et clairsemée, il est clair que sa présence n'est pas exactement la bienvenue. Même si personne n'ose rien dire, parce que ce ne serait pas poli en pleines funérailles de causer un esclandre, et parce que c'est le mari d'une nièce du défunt alors ce n'est pas aussi horrifiant qu'un parfait inconnu installé sur les bancs de l'église pendant que la cérémonie a lieu.
Roshan soupçonne très bien la raison pour laquelle le père de son cousin blond – l'autre garçon légalement capable de prétendre à l'héritage des Black, le garçon que le doyen a jugé indigne de cet héritage sur son lit de mort – a choisi de rappeler son existence à sa moribonde belle-famille, et aucune envie de confirmer cette raison, si bien qu'une fois les courtoisies obligatoires échangées il s'empresse d'aller s'asseoir à côté de la veuve d'Arcturus, si près en vérité qu'il coince une partie de la longue jupe noire de Melania sous son postère, mais elle ne remarque rien. Vu le sourire vacillant qu'elle lui adresse et la façon dont elle lui prend la main, elle serait plutôt soulagée de le savoir ici.
Roshan a un peu discuté avec elle, avant l'enterrement, et Melania ne lui a pas dissimulé son intention de passer un long moment chez sa fille Lucretia qui habite en Provence, histoire de se changer les idées avec le soleil de la Méditerranée. C'est un peu complexe d'imaginer la dame au visage ridé, aux cheveux blancs vaporeux, s'installer en robe d'été sur une terrasse encadrée de palmiers pour lire sa correspondance en buvant des jus de fruit, mais il espère drôlement que cette vision se réalisera. Peut-être même qu'il devrait lui envoyer quelques lettres, aussi. Ça ferait plaisir à Melania, qu'on se souvienne d'elle dans la prochaine génération.
D'autant que son petit-fils survivant ne risque pas de lui écrire, coincé qu'il est à Azkaban depuis pratiquement la vie entière de Roshan – au bout de quelques mois, la grande majorité des détenus n'arrive plus qu'à marmonner dans sa barbe et ne souvient pas de la façon de boutonner sa chemise, alors tenir un crayon ou une plume, vous pensez bien.
Grand-mère ou petit-fils, la situation est loin d'être enviable. Puisque Melania Black, née Macmillan, est plus digne de pitié que Sirius Black, c'est envers elle que Roshan se doit de fournir un effort de consolation. Et en plus, en matière d'aïeul, elle est drôlement plus gentille que Grand-père.
Si seulement le restant de ces gens enchaînés à l'Héritier Lestrange par les liens du sang pouvaient se montrer moitié aussi aimables, sa vie serait tellement plus facile, mais le destin a une dentition bien solide à l'endroit du garçon aux yeux orangés, et il n'a aucunement besoin du troisième œil pour prédire que ça ne s'arrangera guère une fois entre les murs de Poudlard pour ses études.
Et non, il ne pourra pas dépendre de son cousin, parce que Drago adore son père, fait de son mieux pour émuler son père, et Roshan n'est absolument pas la personne favorite de Lucius Malefoy suite aux dernières volontés rendues publiques de feu Arcturus Black, troisième de ce nom, qui juge tout à fait approprié de coller une cible sur le dos d'un gamin encore prépubère afin d'encourager un sorcier en pleine possession de sa magie et dépourvu du genre de scrupules qui vous empêchent de mener une carrière politique réussie, à le prendre en aversion. Merci infiniment du cadeau, vieil homme, espérons que le poids de ce péché s'ajoute à la multitude que tu as commise pendant que tu pouvais encore respirer sans cracher des lambeaux de poumon à chaque pas et te ruine l'au-delà.
Bon sang, Poudlard. Dire que ça paraissait si loin le jour où le doyen Black a convoqué les piteux survivants rassemblés sous l'égide de sa maison, mais à présent que les funérailles ont eu lieu et qu'il faut faire des plans pour le futur, parce que c'est ce que font les gens dans le sillage de la mort, se réconforter avec une profusion d'activités qu'un jour leur verra interdites pour cause de décès plus ou moins attendu, alors vaut mieux en profiter du moment qu'on a encore des doigts au bout des mains et pas des phalanges blanchies… à présent que le futur se rapproche inexorablement, ça fait drôle.
L'Héritier Lestrange n'est pas autorisé à se tracasser sur un sujet bassement matériel comme son entrée imminente à l'école, évidemment – Grand-père diminue physiquement mais ça ne l'empêche pas de recourir à des maléfices quand il soupçonne son descendant de ne pas se conduire d'une manière approuvée par sa lignée paternelle. L'Héritier Lestrange se doit de faire ses études sous le blason de Serpentard – soyons francs, il se fera écharper s'il atterrit dans l'une des quatre autres maisons de l'établissement, les crimes de ses parents lui collent trop à la peau pour qu'il coule des jours paisibles en portant une cravate bleue ou pire, rouge et or.
Et puis, pratiquement chaque autre enfant qu'il connaît a de fortes chances de se retrouver dans le dortoir décoré de serpents, c'est préférable de s'entourer d'alliés quand on pénètre en territoire hostile.
Un territoire hostile, le champ de bataille sur lequel les idéologies ayant déchiré la Grande-Bretagne sorcière n'attendent que la moindre seconde d'inattention pour émerger et entrer de nouveau en conflit. Roshan a soigneusement interrogé Perry l'Auror, et les réponses maladroites, vaguement honteuses du représentant de l'ordre et de la loi ne laissent point de place au doute: malgré les efforts fournis par des bureaucrates et des politiciens nettement plus malins et à la conscience nettement plus pure que Fudge, ils n'ont réussi qu'à éliminer les signes extérieurs de l'infection.
Ce qui est de mauvais augure, car sans indices pour vous guider dans la bonne direction, comment pouvez-vous déterminer si la personne en face de vous est bien portante ou a contracté les oreillons et risque de vous contaminer?
Oui, les études à Poudlard ne seront pas une partie de plaisir, n'en déplaise à ce pauvre Perry qui fait de son mieux pour décrire la locomotive à vapeur écarlate emportant les élèves et bientôt élèves vers le château, les remous dans le lac quand le calamar géant se sent d'humeur baladeuse, les odeurs de la forêt suite à une intense averse, l'adulte voulant que le garçon qu'il visite depuis sa plus tendre enfance ne pense qu'aux aspects positifs et pas au nid de vipères dans lequel il va plonger – et il ne fait pas uniquement allusion à Serpentard, mais au corps étudiant dans sa globalité.
L'intention est bonne, néanmoins. C'est toujours cela de pris, et puis c'est Perry. Il faut savoir être indulgent envers les adultes quand ils se donnent du mal pour vous faire plaisir, peu importe le résultat final de leur acharnement.
