Journal de la revieweuse
Lilinnea: He oui! Dans les faits, concrètement rien ne change mais son rôle impliquera un certain événement. Non, t'inquiète, je n'ai pas mis CyberLife en mode grand méchant ici. Du moins, pas tout de suite. Quand Reis dit que Héret a vu une occasion pratique de de peaufiner son développement, c'est le cas. Et ça l'arrange toujours d'avoir du pouvoir sur ses employés.
Je sème des graines très discrètes pour plus tard, ne faites pas attention à moi.
CHAPITRE 27 - LES FLEURS DU MAL
Il était très étrange de constater qu'en dépit des péripéties agitées chez CyberLife et de leurs conséquences, la vie actuelle d'Ysée n'avait guère changé. Son anxiété était un peu apaisée car son petit train-train la laissait retourner à sa stabilité et c'était toujours bon à prendre pour éviter de trop ressasser la position délicate de Nell et sa responsabilité envers Reis.
Même son marché conclu avec l'androïde n'avait que peu fait fluctuer les choses. Alors qu'Ysée avait cru qu'elle participerait à des sortes de sessions psy avec Reis – après tout, dans les faits, il pouvait s'apparenter à un psychologue à domicile – la jeune femme fut surprise de voir que ce ne soit pas le cas. Il jugeait préférable de l'épauler au fil de l'eau et selon les situations plutôt que de la contraindre à un épluchage linéaire et difficile de toutes les couches de blocages qu'elle avait accumulées. Ysée était une jeune femme secrète qui s'ouvrait plus facilement lorsqu'elle était en confiance et la mettre directement face à ses douleurs ne serait pas efficace.
De ce fait, les échanges avec Reis demeuraient naturels et simples, ce qu'Ysée appréciait beaucoup sans forcément s'en apercevoir. Quand la jeune femme disait quelque chose qui faisait tiquer l'androïde au détour d'une conversation anodine, ce dernier relevait par une question simple comme « Pourquoi dis-tu ça ? » ou « Et qu'est-ce que ça t'inspire ? » pour l'amener à étayer. Parfois cela marchait, parfois Ysée ne savait pas quoi répondre. Reis ne la brusquait pas et la laissait avancer à son rythme.
Bien sûr, il arrivait que sa testeuse retrouve ses tics négatifs. Dénigrement, auto-sabotage... cette tendance qu'elle avait à se rabaisser était le plus gros point noir qui revenait pour lui faire du mal. Reis ne pouvait guère lui en vouloir car il était toujours compliqué de briser une boucle que l'on avait soi-même créée : de par sa nature discrète, Ysée se mettait en retrait. À cause de ce retrait, elle empêchait les autres de l'approcher. Et si personne de l'approchait, c'était parce qu'elle n'en valait pas la peine, se disait-elle. L'Ouroboros parfait que son asexualité ne faisait que renforcer en la forçant à s'isoler davantage. Une gabegie à la hauteur de sa créatrice torturée.
Malgré tout et en dépit du peu de temps dont il disposait devant lui, Reis était déterminé à soutenir Ysée et à faire de son mieux pour l'aider à évoluer. Il mit d'ailleurs encore plus d'entrain à dévorer les nombreux ouvrages psychologiques qui dormaient dans le bureau de Nell une fois la nuit tombée. Non seulement il alimentait par lui-même ses algorithmes mais en plus, il espérait combler les vides de compréhension que sa déviance avait générés.
Quand il quitta sa veille un matin, Reis fut surpris de remarquer l'heure avancée de la matinée. Il avait compilé sa session nocturne avec tant d'attention qu'il n'avait pas remarqué comme le temps avait filé. Il reprit connaissance tandis que Nell était assise à son bureau en train de pianoter sur son clavier d'ordinateur.
« Bonjour Nell. Vous auriez dû me réveiller.
_ J'avais pas mal de choses à faire de mon côté, contra tranquillement l'interpellée. Et puis, trouve-moi stupide ou pas, mais avec ton éveil, je me dis que tu ressens peut-être parfois le besoin de te poser un peu. »
L'androïde s'autorisa un sourire et lui avoua qu'il était en effet encore étrange pour lui de se retrouver seul avec sa propre façon de penser. Autrefois, toute sa réflexion se focalisait sur ce qu'il devait faire pour accomplir sa mission et pouvoir se détourner de ce chemin pour songer à lui-même était déstabilisant.
« Qui suis-je ? Pourquoi suis-je ? Déjà que ce genre de pensées est infiniment lourd pour un humain, pour toi et tes milliers de calculs simultanés, j'en ai le tournis, avoua Nell avant de pivoter son siège vers lui avec une fausse mine très sérieuse. Veux-tu en parler ?
_ Je vais bien, Nell. Vraiment, rit l'androïde amusé. Je préfère surtout rester concentré sur Ysée. »
Il releva un peu le menton et se focalisa sur son module auditif. La voix d'Ysée ne lui parvenait pas du tout, pas plus que le moindre mouvement dans la maison. Où était-elle ?
« À son travail. Elle est en présentiel, aujourd'hui. »
Nell se laissa retomber un peu contre le dossier de son fauteuil et regarda vers le dehors d'un air absent.
« Reis... En tant que professionnelle, je respecte le secret médical. Je ne te demanderai pas de me dire ce que tu as appris sur ma sœur mais dis-moi simplement : est-ce que c'est grave ? Est-ce qu'elle souffre beaucoup ? »
Le visage de l'androïde se racornit quelque peu sous une mine éteinte. Il était partagé. Le plus gros de la souffrance d'Ysée s'expliquait par son manque de confiance en elle mais l'épisode qu'elle avait vécu avec Ulysse était un abcès qui avait laissé des marques profondes en elle.
Il baissa un peu les yeux.
« Elle souffre, avoua-t-il dans un souffle. Mais Ysée est résiliente et elle peut remonter en selle. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour l'amener sur le chemin de la guérison avec le temps qui m'est imparti. »
Nell lui retourna un vague sourire de soulagement et opina du chef. Sa petite sœur était entre de bonnes mains.
La journée se déroula comme bien d'autres pour une jeune femme aux yeux bleu-vert qui travaillait à une vingtaine de kilomètres de la métropole dans une zone d'activités située en périphérie. Changer de décor et retrouver ses collègues fit beaucoup de bien à Ysée, même si c'était pour le travail. Même pour une sauvage comme elle, le contact avec des gens qu'elle appréciait et avec lesquels une agréable synergie s'était installée pouvait revêtir un aspect sympathique qui lui faisait un peu penser à autre chose.
Quand à la fin de la journée, Juliane - sa collègue la plus proche – lui fit remarquer qu'elle avait l'air un peu différente que d'habitude, Ysée ne comprit pas tout de suite.
« Différente comment ?
_ Je ne sais pas. Tu sembles plus... posée ? Plus détendue. Ça fait plaisir en tout cas, se réjouit Juliane avant d'étirer un sourire complice. Un mec, peut-être ?
_ Tout de suite, se lamenta Ysée en levant les yeux au ciel. Faut-il vraiment que se mettre en couple soit la seule cause de contentement en ce monde ? On se croirait dans les Chroniques de Bridgerton.
_ Il est plutôt mystérieux comme Simon ou romantique comme Colin ? Oh ! Complètement féral comme Anthony ? »
Ysée manqua de s'écrouler sur son bureau, effarée par l'entêtement – quoiqu'un peu perspicace - de son amie. Hors de question de lui donner du grain à moudre.
« Aucun des trois. Et moi, je suis Lady Wistledown qui préfère observer de loin, décréta-t-elle en terminant de rassembler ses affaires.
_ Lady Wistledown qui a fini par se marier... »
Ysée tira la langue à Juliane en guise de réponse et salua une dernière fois l'open space avant de vite repartir. Seul le vague sourire qui flottait sur son visage admettait que sa collègue avait touché un point de vérité. Elle ne se sentait pas spécialement différente mais si son entourage avait remarqué quelque chose, peut-être était-ce en effet une preuve de la discrète influence de Reis sur elle.
Après avoir récupéré sa voiture sur le parking, la jeune femme décida de faire un petit détour pour acheter le dîner du soir. Elle avait envie d'autre chose et avoir entendu ses collègues longuement échanger à propos de ce nouveau traiteur italien qui avait ouvert dans la zone commerciale voisine lui avait mis l'eau à la bouche.
Une fois arrivée sur place, elle eut une idée de pourquoi la conversation avait été si dithyrambique. Le monde qui faisait la queue au comptoir jusque dehors parlait de lui-même. Ysée fut tentée de laisser tomber par facilité mais se fit violence pour insister et se gara en priant être rentrée avant la nuit.
L'intérieur du restaurant embaumait de délicieuses odeurs qui lui confirmèrent qu'elle avait fait le bon choix. Tout lui donnait envie. Les farandoles de pâtes de toutes les formes avec des sauces plus alléchantes les unes que les autres, les pizzas avec des ingrédients qui changeaient de l'ordinaire ou les carpaccios qui côtoyaient les arancinis. Elle voulait tout acheter. Heureusement, elle put compter sur les suggestions de la femme du patron dont la gentillesse n'avait d'égal que la mélodie de son accent italien à couper au couteau.
Après avoir passé sa commande qui prendrait quelques minutes pour être préparée, Ysée ressortit du restaurant pour aller se poser sur l'un des bancs du petit parc extérieur autour duquel s'enroulaient les différents commerces. Elle serait plus au calme et à l'aise plutôt que d'attendre dans le restaurant sur-bondé, même avec la chaleur encore bien présente.
La jeune femme s'assit en tailleur et sortit ses écouteurs. Retrouver ses fidèles "coupe-réalité" qu'elle n'avait pas utilisés depuis un certain temps lui fit étrange. Néanmoins, cela ne l'empêcha pas d'apprécier sa petite bulle autour d'elle tandis que les notes coulaient dans ses oreilles.
Elle pensa à sa sœur et Reis qui l'attendaient à la maison. Elle y pensait tout le temps et ne pouvait faire autrement. Il y avait tant de choses à prendre en compte...
Savourant sa paix isolante tout en errant ici et là sur internet depuis son téléphone, Ysée sursauta presque quand une ombre se dressa devant elle. Elle releva les yeux de son écran et se retrouva nez à nez avec... un bouquet de fleurs devant elle. Un second coup d'œil lui indiqua que c'était un jeune homme de sa tranche d'âge qui le lui tendait.
Elle cilla d'incrédulité tandis qu'elle voyait que le garçon lui parlait.
« Pardon ? bredouilla-t-elle d'un air hagard en retirant un écouteur pour mieux l'entendre.
_ Tiens. »
Silence. Sa jauge de malaise vrillait sous l'effet de l'incompréhension. Pourquoi viendrait-on lui donner des fleurs ? Aussi, son cerveau paniqué se chargea de créer une explication logique : ce garçon avait besoin qu'on lui tienne son bouquet, le temps qu'il fasse autre chose comme refaire un lacet, par exemple.
Ysée tendit une main raide pour s'exécuter sans certitude. Et elle attendit. Les secondes qui s'écoulèrent entre elle qui tenait le bouquet à bout de bras comme une bombe et le garçon qui la surveillait étaient déjà suffisamment douloureuses pour lui échauffer le visage de gêne et les suivantes durant lesquelles elle se rendit compte que le garçon ne bougeait pas d'un pouce lui donnèrent encore plus envie de disparaître. Sa théorie tombait à l'eau avec perte et fracas.
La jeune femme se risqua à regarder l'inconnu et se sentit encore plus mal. Il devait avoir son âge. Ses yeux bruns la scrutaient d'un air profondément déconcerté voire franchement embarrassé et son sourire qu'il cherchait à étirer était bloqué sur ses lèvres pincées.
Elle ne tint plus le surréalisme ubuesque ambiant et rassembla toute sa meilleure maîtrise pour se ressaisir.
« Je dois le tenir combien de temps ? »
Le gentil donateur papillonna des yeux sans cacher son effarement.
« Euh... Il est à toi.
_ À... moi... », répéta-t-elle d'une voix sans timbre.
Cette situation n'était définitivement pas normale. L'angoisse commençait à poindre en elle.
« Pourquoi ?
_ C'est un cadeau. »
Le ton que le garçon employa sonnait comme une mère qui expliquait quelque chose d'évident à un enfant. Bien que non condescendante, cette discrète pointe d'amusement qu'Ysée avait perçue ne fit que jeter de l'essence sur les flammes de honte qui la dévoraient de l'intérieur. Son esprit avait besoin de comprendre.
La jeune femme balaya les alentours des yeux avec fébrilité, comme si l'explication tant désirée allait lui sauter aux yeux. Soudain, la vision d'un autre garçon qui se tenait plus loin en train de filmer la scène avec son téléphone lui fit l'effet de la lumière d'un phare en pleine nuit. Son sang ne fit qu'un tour avant de se geler.
« C'est une vidéo pour les réseaux ? » comprit-elle en se tournant vers son interlocuteur.
Combien avait-elle vu de vidéos de ce style dans lesquelles le streamer se filmait en train d'effectuer différentes bonnes actions sorties de nulle part envers des inconnus? Tout ça pour faire des vues au profit des autres pour se donner le beau rôle. Et elle serait le centre de ces vues. Elle. Elle qui était restée plantée comme une idiote au lieu de simplement accepter son présent en s'émerveillant du caractère adorable de la chose comme une personne normale. Elle avait envie de mourir.
« Reprends-le. »
Le garçon secoua la tête, pris au dépourvu par la froideur qui lui faisait face.
« Mais c'est...
_ Reprends-le ! siffla Ysée d'une voix forte en se levant d'un bond pour lui mettre le bouquet dans les mains. C'est n'importe quoi. Je ne suis pas une bête de foire ! »
Et sans demander son reste ni regarder autour d'elle, elle attrapa son sac et s'enfuit d'un pas vif vers le restaurant. Son cœur martelait à sa jugulaire au point d'être directement entendu à ses oreilles qui bourdonnaient et son visage était en feu.
Par bonheur, sa commande était prête. Ysée la récupéra avec les mains tremblantes mais ne sortit pas tout de suite du restaurant. Elle préféra d'abord se poster dans un coin, cachée par les nombreux autres clients qui formaient un paravent humain salvateur et prit quelques instant pour retrouver son calme. Très vite, la ferveur retomba comme un soufflé et la déception d'elle-même prit le pas sur la honte. Quelle idiote, mais quelle idiote. Ne pouvait-elle pas réagir normalement ? Ne pouvait-elle pas juste vivre sans être pourrie par son besoin de tout contrôler ?
La jeune femme resta ainsi quelques minutes puis après un dernier regard pour s'assurer que la voie était libre, elle quitta le restaurant. Tandis qu'elle traversait le parc en direction du parking, elle pila en voyant plus loin de garçon au bouquet qui scannait les alentours des yeux. Le temps pour elle d'hésiter entre faire demi-tour, continuer ou rester pétrifiée d'angoisse comme ça, Ysée se retrouva prise au piège parce que le garçon l'avait vue.
Elle le regarda s'avancer dans sa direction avec air un peu penaud. Son cerveau était une machine à laver en mode essorage. Quoi dire ? Fallait-il dire quelque chose ? Se sentait-elle seulement capable de continuer sa route en l'ignorant ? À quel point s'était-elle couverte de ridicule ?
Une fois qu'il fut assez près, le jeune homme eut une moue embarrassée.
« Je... viens juste m'excuser. D'ordinaire, les gens ne réagissent pas comme ça. »
Une nouvelle bouffée de honte jaillit au visage d'Ysée qui ne sut quoi répondre.
« Je voulais aussi te dire que je ne posterai pas la vidéo. Je ne veux pas te mettre mal à l'aise... »
Un peu tard. Mais l'information la rasséréna un peu, bien qu'une autre partie d'elle se disait qu'il ne tiendrait peut-être pas sa parole parce que rien ne prouvait qu'elle avait refusé la diffusion. Ysée acquiesça sans énergie et reprit son chemin pour le doubler lorsqu'il se risqua à lui tendre une nouvelle fois le bouquet.
« Pour me faire pardonner ? essaya-t-il avec un sourire empreint d'espoir. Ce serait dommage de les jeter.
_ Tu aurais pu les donner à quelqu'un d'autre. Au moins pour avoir ta vidéo. »
Elle espéra que le sarcasme aux relents sardoniques insufflé à sa voix suffirait à être débarrassée mais il n'en fut rien.
« J'insiste. À moins que tu ais un réel problème avec les fleurs. »
Ysée prit le bouquet machinalement. Elle était piquée sans savoir ce qui la raidissait à ce point. Le garçon lui retourna hochement de tête en signe de remerciement pour son indulgence et tourna les talons pour s'en aller ailleurs. Le temps de secouer la tête pour enfin arrêter de se demander ce qui venait de se passer, la jeune femme retourna vite à sa voiture, posa le bouquet sur le siège passager et repartit.
Ce ne fut qu'une fois arrivée chez Nell et qu'elle s'apprêta à prendre le bouquet qu'Ysée se demanda ce qu'elle allait en faire. C'était une composition certes simple mais elle avait l'avantage d'être harmonieuse avec ses douces couleurs blanc et dragée.
La présence d'un carton coincé entre un lys et une rose attira son attention. Elle s'en saisit et lut le message tapuscrit.
« Si on offre des fleurs sans raison, c'est qu'il y a une raison. »
Et à la suite de ces quelques mots avait été ajouté un numéro de téléphone. Il n'en fallut guère plus pour qu'Ysée lève les yeux au ciel, jette la carte quelque part dans son sac et sortit de la voiture avec ses plats italiens et le bouquet.
Sans surprise, Nell fut aussitôt intriguée par la présence de ce bouquet qui atterrit bien vite entre ses mains.
« Cadeau pour ma sister adorée qui a la gentillesse de me garder chez elle sans loyer alors que j'ai failli la faire renvoyer, débita Ysée de son meilleur aplomb chantant pour vite passer à autre chose.
_ Oh, c'est adorable, Ysée. Il ne fallait pas. »
Ouf. Elle avait mordu à l'hameçon. Hélas, cela ne semblait être le cas de Reis qui surveillait la nouvelle arrivante d'une œillade perçante tout en haussant un sourcil peu convaincu et suspicieux. Aussi Ysée prit grand soin de ne pas trop le regarder dans l'espoir de mieux dissimuler sa cachotterie.
S'il n'avait pas cru au mensonge de l'humaine, l'androïde se garda bien de faire part de ses doutes pendant la soirée et le dîner. Sa protégée avait beau être un monstre d'intériorisation, il régnait quelque chose dans son regard qui témoignait d'un certain trouble.
Après le dîner, Reis alla rejoindre Ysée qui s'était posée dans un transat de la terrasse pour savourer le soleil couchant et la douceur de l'air. La voilà qui avait vissé ses écouteurs dans les oreilles pour s'enfermer dans la musique. Ce geste était bien loin d'être anodin.
Il prit place sur le transat voisin et se perdit dans l'immensité safrane du ciel pendant un moment avant de tourner la tête vers sa voisine. Celle-ci tint moins d'une minute avant de flancher et de retirer un écouteur.
« Quoi ? demanda-t-elle d'un ton un peu bougon.
_ Isolement dans la musique, voix méfiante, nervosité latente depuis ton retour... Tu me racontes ? »
Silence.
« Et silence fuyant ? Combo, ajouta Reis avec un sourire désolé. Tu m'intrigues. »
Ysée soupira en roulant des yeux de dépit.
« J'avais oublié à quel point tu étais observateur.
_ Et de bonne écoute. Je ne t'oblige à rien mais j'avoue être circonspect de voir quelqu'un être mis à mal par des fleurs. » Il cilla tout à coup et se redressa. « Est-ce un mauvais coup d'Ulysse ? »
La jeune femme lui répondit par un sursaut doublé d'une exclamation outrée avant de réfuter tout de suite son hypothèse. Elle fit une moue en se mordant l'intérieur de la lèvre pendant quelques instants avant de se décider à raconter son aventure sous la sage attention de l'androïde. Elle prit néanmoins garde de ne pas mentionner le mot laissé dans les fleurs.
À la fin du récit, les yeux de Reis restèrent dans le vague, le temps pour lui de comprendre. Ysée guetta sa réaction avec un peu d'appréhension.
« J'ai été ridicule, hein ?
_ Hmmm... J'aurais plutôt dit terriblement humble, corrigea l'androïde en se voulant indulgent. Il n'y a que ce type de personne pour ne pas avoir pensé « Ce bouquet est pour moi » quand quelqu'un leur en donne un. Pourquoi as-tu tout de suite pensé que c'était pour autre chose que te faire un cadeau ?
_ Mais parce que personne n'offre de fleurs à des inconnus, voyons ! s'offusqua Ysée, les yeux gros comme des soucoupes comme si on lui demandait si un plus un faisait deux. C'est logique, non ? »
Reis était surtout convaincu que c'était encore la mésestime de sa protégée qui avait envoyé de mauvaises conclusions à son cerveau rigide mais il pouvait lui accorder un point pour son argument. Il y avait de quoi être déstabilisée.
« Donc, tu penses avoir juste été instrumentalisée par ce streamer ?
_ Quoi d'autre ? J'ai vu quelqu'un filmer et je sais que ce genre de vidéos pullulent sur internet.
_ Et les gens qui font ce type de happening, pourquoi le font-ils et pas un autre ? »
La jeune femme ouvrit la bouche pour répondre mais ne le fit pas. La réponse qu'il lui venait la faisait se sentir encore plus bête. Comme beaucoup d'internautes, elle avait vu de nombreuses vidéos similaires et leurs auteurs avaient souvent un message commun.
« Apporter... un peu de joie autour d'eux, réalisa-t-elle avec lenteur. Faire sourire les gens. »
Le sourire de Réis s'étira d'un cran, heureux qu'elle comprenne.
« Tout simplement. De plus, il aurait pu offrir ces fleurs à bien d'autres personnes. Mais il t'a choisie, toi. »
Cela était loin de rendre Ysée plus tranquille. Au contraire, sa moue penaude s'accentua d'une pointe de dégoût.
« Je fais pitié à ce point ?
_ Tu ne sembles pas heureuse. C'est tout. Apprends un peu à lâcher prise, Ysée. Tu as aussi le droit à ta part de soleil dans ce monde, déclara l'androïde en se levant pour lui faire un clin d'œil. Et qui sait ? Peut-être que tu avais aussi tapé dans l'œil de ce garçon ?
_ N-N'importe quoi ! »
Il s'amusa de l'entêtement borné qui lui faisait face et lui souhaita une bonne soirée. Il ne voulait pas se montrer envahissant et il avait réussi à faire passer le message qu'il souhaitait. Ysée devait apprendre à apprécier les bonnes choses qui venaient à elle sans craindre un piège ou une déconvenue.
La jeune femme se retrouva alors seule avec ses pensées oscillant entre confusion, sentiment de ridicule et une certaine forme d'agacement face à la tendance de Reis à mettre le doigt sur ce qui dérangeait, même sans le savoir.
Le gentil donateur de bouquet aura son (petit) rôle à jouer. Mais promis, on ne sombre pas dans le cliché du triangle amoureux, même si on sera en mesure d'établir une trèèèèès faible triangulation. Vous comprendrez plus tard.
