La proposition était venue de M. Bingley en personne. Après son mariage, ils étaient partis tous les deux en lune de miel. Ils n'étaient ensuite pas repassés par Netherfield, allant à Londres directement. Il y avait apparemment des affaires urgentes à régler. Les Bennet en avaient été un peu attristés, en particulier Mme Bennet, qui aurait aimé garder sa fille et son gendre proches d'elle et Elizabeth, à qui sa sœur manquait beaucoup. Elles n'avaient jamais été séparées aussi longtemps. Elles s'écrivaient presque tous les jours, pour combler ce manque, mais cela leur faisait étrange à toutes les deux. Et Elizabeth n'avait pas de M. Bingley pour occuper ses journées.

C'est alors que M. Bennet avait reçu une lettre des plus intéressantes, de la part de son nouveau gendre.

« Cher M. Bennet,

Vous ne pouvez savoir à quel point Jane et moi-même sommes désolés de ne pouvoir retourner à Netherfield avant un moment. Mes affaires à Londres me retiennent, et la Saison commençant bientôt, je crains que nous ne puissions revenir avant quelques mois. Connaissant l'attachement qui existe entre Jane et Miss Bennet, cela m'attriste pour elles. Je ne souhaite pas être l'homme responsable d'une séparation aussi longue. Jane ne se plaint pas, mais je sais combien sa sœur lui manque. Étant de plus très pris par mes affaires, je n'ai pas autant de temps à lui accorder que je le souhaiterais. Je crains qu'elle ne se sente seule.

Or, la Saison approche. Comme vous le savez, j'y présenterai votre fille comme étant mon épouse. À cette occasion, j'aimerais inviter Miss Bennet à se joindre à nous. J'ai pensé que la présence de sa sœur ne serait peut-être pas de trop pour l'entrée officielle de Jane dans la Société. D'autant plus que cela permettrait à Miss Bennet de faire également la sienne. Elles pourraient ainsi se soutenir mutuellement, et je dois avouer que ma conscience serait rassurée de voir deux sœurs qui tiennent tant l'une à l'autre, réunies.

J'ai conscience de votre attachement à vos filles et je vous fais la promesse, si vous acceptez, de veiller de mon mieux sur Miss Bennet. Celle-ci étant à présent ma sœur, je ne saurais de toute façon faire autrement. Je n'ai pour le moment pas évoqué cette idée avec Jane. Je souhaitais de prime abord vous en parler, pour avoir votre avis – et peut-être votre accord, ainsi que celui de Miss Bennet.

Avec tout mon respect,

M. Bingley »

M. Bennet avait été surpris de cette initiative. Il n'avait d'abord pas su quoi en penser, et s'était donné un temps de réflexion. L'invitation de M. Bingley était honorable, et il savait pouvoir compter sur lui. D'autant plus qu'Elizabeth était elle aussi digne de confiance. Bien que sa Lizzie gardait sa mine enjouée depuis le départ de sa sœur, M. Bennet, qui la connaissait mieux que quiconque, savait bien qu'elle se sentait très seule. Et l'attitude de sa femme à son égard n'était pas pour l'aider. Elle lui rappelait sans cesse qu'elle aurait pu être l'épouse de M. Collins, à cet instant. Un événement qu'il était bien heureux d'avoir évité, en ce qui le concernait. Sa Lizzie méritait bien mieux que cela. Il n'était pas prêt à la laisser au premier venu. Il avait un peu honte de l'avouer, mais Lizzie était sa préférée. Il s'était toujours senti très proche d'elle. Ils avaient tous les deux le même caractère, et se comprenaient en un regard. Entre les crises de nerfs de Mme Bennet, la personnalité plutôt ennuyeuse de Mary, et la bêtise de ses deux cadettes, Lizzie était sans aucun doute celle qui le sauvait de la folie. Elle était sa bouffée d'air frais. Son esprit vif, son humour et sa joie de vivre, rendaient ses jours meilleurs. Aussi était-il plutôt ennuyé à l'idée de laisser partir à Londres ce qu'il avait de plus précieux.

Pourtant, au-delà de cette envie égoïste de la garder près de lui, il devait avouer que M. Bingley avait raison. Tout comme Jane, Elizabeth semblait plus sombre qu'à l'accoutumée. Elle manquait de distraction et il voyait bien qu'elle avait de plus en plus de mal à supporter sans broncher sa mère et ses sœurs. Elle semblait étouffer. Elle qui partait déjà souvent en promenades à l'époque, elle s'éclipsait encore davantage pour de longues marches. Elle semblait seule, et si elle continuait de sourire et de faire preuve de son enthousiasme optimiste habituel, M. Bennet n'était pas dupe. Jane lui manquait et la solitude lui pesait. Elle avait besoin de changement. Et Londres lui ferait sans doute le plus grand bien. Elle pourrait y rencontrer un grand nombre de gens haut placés, par le truchement de M. Bingley. Peut-être y trouverait-elle même un fiancé…

Il poussa un grognement pour lui-même alors qu'il retournait lentement vers la maison. Il s'était accordé une longue balade en solitaire pour réfléchir à la proposition de M. Bingley, qui occupait son esprit depuis plusieurs jours. Il avait au fond de lui pris sa décision, mais avait du mal à s'y résoudre. Son amour pour sa Lizzie était cependant plus fort que son envie égoïste de la garder près de lui. Il ne pouvait laisser passer cette chance, car même si l'idée qu'elle revienne mariée ne serait pas pour le réjouir autant que sa femme, il souhaitait le meilleur pour elle. Et quelque part, il avait la conviction que le meilleur pour elle, en ce moment, serait à Londres auprès de Jane.

Le soir, il demanda à Elizabeth de venir dans son bureau, où il achevait sa correspondance. Il lui restait encore à répondre à M. Bingley, mais il souhaitait d'abord, pour cela, avoir une conversation avec sa fille.

– Vous souhaitiez me parler, père ?

Il lui adressa un sourire qui se voulait rassurant.

– Oui. J'ai reçu il y a quelques jours, une lettre très intéressante de la part de M. Bingley.

Le regard d'Elizabeth s'alluma.

– Jane va-t-elle bien ? Elle m'assure que oui, dans ses lettres, mais vous savez tout comme moi qu'elle prend souvent beaucoup sur elle pour ne pas nous inquiéter.

– Elle va bien, oui. Si ce n'est que sa sœur lui manque.

Elizabeth rougit de plaisir. Elle le savait mais l'entendre le dire par quelqu'un d'autre était toujours plaisant. Jane lui manquait tellement aussi…

– Elle me manque aussi beaucoup, avoua-t-elle. Mais elle semble cependant heureuse, et c'est tout ce qui importe. Elle m'a informée qu'elle et M. Bingley ne pourraient revenir avant plusieurs mois, car ils sont retenus à Londres.

– M. Bingley m'en a également fait part. Il m'a également fait part d'une proposition très généreuse.

Elizabeth en fut étonnée. Elle resta silencieuse pour le laisser continuer.

– La Saison commence bientôt à Londres. Jane sera présentée à la Cour, comme vous le savez.

– Oui. Cela l'inquiétait un peu mais nul doute qu'elle s'en sortira très bien.

M. Bennet esquissa un sourire.

– Je n'en doute pas. D'autant plus qu'elle aura sa sœur à ses côtés.

Elizabeth ne comprit pas.

– Pardon ?

– M. Bingley a généreusement proposé de vous accueillir à Londres. Il ne souhaite pas être la cause d'une aussi longue séparation entre deux sœurs si attachées l'une à l'autre. De plus, comme il l'a si bien souligné, vous êtes la présente Miss Bennet. Cela ne peut donc qu'être avantageux pour vous de vous présenter à la Cour.

Elizabeth en resta muette de stupeur. Elle ne s'était pas attendue à cela. Alors que l'idée faisait son chemin dans sa tête.

– Qu'avez-vous répondu ? demanda-t-elle alors, le regard inquiet.

– Rien, pour le moment. Je souhaitais en discuter avec toi. Bien que l'idée de rester la seule personne saine d'esprit dans cette maison ne me plaise pas tant que cela, je ne peux m'opposer à une telle opportunité pour vous. C'est une marque de confiance que vous adresse M. Bingley, en vous invitant.

Alors il était d'accord ! L'idée lui fit un peu tourner la tête. Elle allait à Londres… être présentée à la Cour… Et elle allait revoir Jane ! Elle avait du mal à réaliser.

– J'en ai conscience, et j'en serai digne si jamais vous acceptez, finit-elle par répondre.

– La décision ne dépend que de vous, Lizzie. Je ne souhaite que votre bonheur.

Elle hésita.

– Mais… et vous ?

– Je suis marié et père de famille. Je ne peux pas dire être ravi à l'idée que vous partiez, mais je préfère vous voir là-bas heureuse, que malheureuse à Longbourne.

– Je ne suis pas malheureuse, père !

– Vous n'êtes pas non plus heureuse. Je pense que Londres vous aiderait à vous changer les idées. Et revoir Jane vous fera du bien. Je sais combien elle vous manque.

– Elle vous manque aussi.

– Mais ce n'est pas moi qui ai été invité. De plus, il faut bien que quelqu'un de sensé reste pour veiller sur votre mère et vos sœurs. Qui sait ce qu'il adviendrait d'elles, autrement ! Leur bêtise est sans limites.

– Père ! Ne parlez pas ainsi d'elles.

Elle ne put cependant retenir un sourire. Elle savait qu'en dépit de ses remarques, il les aimait toutes beaucoup. Même s'il avait parfois du mal à les comprendre.

– Que dois-je répondre à M. Bingley, alors ? Acceptez-vous son offre ?

– Jane est-elle au courant ?

– Non, il souhaitait d'abord s'entretenir de cela avec moi, et avoir mon accord.

Elle hésitait encore. Pourtant, elle mourrait d'envie d'accepter…

– Êtes-vous sûr, père, que cela ne vous dérange pas ?

– Ne vous préoccupez pas de moi, Lizzie ! C'est de vous qu'il s'agit.

Elle laissa alors échapper le sourire qui la démangeait, et son regard se fit brillant.

– Alors j'ai hâte d'aller à Londres.


Les deux sœurs n'avaient pu contenir leur joie à l'idée de se retrouver. Elles s'étaient écrit encore davantage, ne songeant plus qu'à l'arrivée d'Elizabeth. Jane lui avait avoué son soulagement à l'idée de ne pas être toute seule en ce jour important, et lui avait exprimé son bonheur à l'idée de pouvoir enfin la revoir.

Mme Bennet avait été ravie d'apprendre la nouvelle, et n'avait cessé d'accaparer Elizabeth depuis, souhaitant agrandir sa garde-robe pour ses sorties à venir, et ne cessant de lui répéter quelle chance c'était. Elle espérait que sa fille en reviendrait mariée, et s'imaginait déjà un autre gendre aussi important que M. Bingley. Elle regrettait simplement que ses autres filles n'aient pas été également invitées. M. Bennet avait dû lui expliquer que cela ne se faisait pas. Seule la fille aînée à marier pouvait être présentée, et les plus jeunes ne pouvaient normalement pas sortir tant que celle-ci n'était pas mariée. Mme Bennet argua que de toute façon, elles participaient déjà toutes aux fêtes. M. Bennet tenta de lui expliquer que cette liberté, qu'ils s'étaient autorisés à prendre à Meryton, serait très mal vue à Londres. Mme Bennet ne voulut cependant rien entendre et continua de s'en plaindre. Pour le plus grand malheur de son mari, qui devait déjà supporter les plaintes de Kitty et Lydia, qui rêvaient elles aussi de se joindre à la société pour y trouver un mari. M. Bennet garda toutes ses remarques pour lui, mais il savait très bien que si Kitty ou Lydia avaient été à la place d'Elizabeth, il n'aurait pas accepté. Elles étaient bien moins sages que leur sœur, et il n'aurait pas permis que la bêtise Bennet soit ainsi présentée devant le Roi et la Reine. Il ne leur faisait tout simplement pas confiance.

C'est ainsi qu'un mois plus tard, Elizabeth se rendit à Londres. Le voyage dura deux jours, mais c'est avec joie que les deux sœurs se prirent dans les bras.

– Ô Lizzie ! Je suis si heureuse de vous voir !

– Et moi donc ! Vous m'avez tant manquée. Comment allez-vous ?

– Bien, merci.

Dans sa joie de retrouver sa sœur, elle en avait oublié un instant le mari de celle-ci, qui s'avança alors avec un grand sourire.

– Miss Bennet, bienvenue chez nous. Je suis ravi de vous accueillir.

Elizabeth le salua en retour, le regard brillant.

– Merci, M. Bingley. Je ne peux vous exprimer à quel point je vous suis reconnaissante, pour votre invitation.

– Tout le plaisir est pour moi, et c'est également à moi de vous remercier. Je crains ne pas pouvoir être très présent pour Jane dans les jours à venir. Je suis donc heureux à l'idée qu'elle soit en très bonne compagnie. Cela enlève à ma culpabilité.

Ils se sourirent. Elle avait toujours beaucoup apprécié M. Bingley. Il n'avait pas hésité à écouter ses sentiments et à faire un mariage d'amour, malgré les niveaux de vie différents et la quasi-inexistante dot de Jane. Elle ne le remercierait jamais assez de faire le bonheur de sa sœur.

– Vous n'avez pas à culpabiliser, Charles ! répondit Jane. Vous avez délaissé vos affaires suffisamment longtemps pour moi. Je ne pourrai jamais en vouloir.

– Merci, Jane, mais c'est normal étant donné que je vous ai arraché à votre famille. Cela me rassure donc de ne pas vous laisser seule.

Jane sourit.

– Vous ne m'avez arraché en rien, je vous ai suivi par amour.

– Et j'en suis le plus comblé des hommes.

Ils se sourirent et Elizabeth envia leur amour.

– Je dois malheureusement vous laisser, reprit finalement M. Bingley, j'ai beaucoup à faire. Je serai cependant présent ce soir, pour souper avec vous.

Et il s'éclipsa. Les deux sœurs entreprirent aussitôt de rattraper tout ce temps loin l'une de l'autre. Elles avaient tant de choses à se raconter ! Charles étant très occupé par ses affaires, elles passèrent donc les jours suivants à rattraper le temps perdu. Les lettres ne leur avaient pas suffi, et elles avaient de nombreuses choses à se raconter. Jane lui montra sa demeure londonienne, et elles s'adonnèrent à quelques balades dans Londres. Elles firent également les magasins, pour se préparer pour ladite soirée. Celle-ci aurait lieu dans deux semaines. Cela leur laissait tout juste le temps de se préparer.

Jane lui raconta les prémisses de ce mariage, sa lune de miel, et les projets que Charles et elle avaient de trouver une résidence. Soit acheter Netherfield que M. Bingley louait simplement, soit trouver une autre résidence. Ils hésitaient encore à s'installer près de Longbourne. L'envie d'être près de sa famille tentait Jane, mais d'un autre côté, elle confia la peur qu'elle avait de voir leur mère s'immiscer un peu trop dans leur vie. Bien qu'elle n'osait pas l'avouer à M. Bingley, et avait bien du mal à se l'avouer à elle-même. Elizabeth la rassura sur ce fait. Connaissant leur mère, elle ne devait pas culpabiliser de penser cela et devait avant tout songer à son bonheur.

Toujours est-il que les Bingley prendraient le temps d'y réfléchir avant d'acheter une propriété. Elizabeth était en tout cas ravie de voir sa sœur aussi heureuse, et rassurée également. Elle connaissait les peurs de Jane, les doutes qu'elle avait eus, et qui avaient été grandement alimentés par Mme Bennet. La veille de leur mariage, celle-ci n'avait pas manqué de rappeler à Jane ses devoirs, en tant qu'épouse. Elizabeth avait trouvé sa sœur complètement paniquée, quand elle l'avait ensuite rejointe. Elles en avaient longuement parlé, et elle avait mis un temps fou avant de parvenir à rassurer quelque peu son aînée.

Si elle était contente pour elle, elle l'enviait cependant un peu et culpabilisait de ressentir cette jalousie. Elle aurait voulu elle aussi connaître une telle relation. Elle avait beau se montrer cynique envers hommes et femmes, la romantique en elle n'aspirait qu'au même bonheur : un mariage d'amour. Elle en parla un peu à sa sœur, qui la rassura en lui disant qu'elle était sûre qu'elle trouverait un parfait gentleman. Elizabeth sourit, mais elle savait qu'elle n'avait pas la beauté de sa sœur, ni sa douceur. Partout où Jane allait, les gens étaient ravis et l'adoraient. Là où sa trop grande franchise et ses mots d'esprit en déroutaient beaucoup, car inconvenants pour une jeune femme. Elle comptait cependant se montrer sous son meilleur jour, lors du bal d'ouverture de la Saison, où elle serait présentée, tout comme Jane, à la Cour.

Cette soirée arriva bien vite. Aux côtés de sa sœur, les jours passèrent sans qu'elle ne le remarque et le temps défila à une vitesse folle. Plus la soirée se rapprochait, et plus les deux sœurs étaient anxieuses à l'idée d'être présentées à la Cour. Cependant, leur présence mutuelle les rassurait. Elles n'auraient pas à affronter cela seules. Et c'était un soulagement immense.