Bonsoir!
Cet OS est écrit dans le cadre de la Nuit du FoF, sur les thèmes Avalanche et Enterrée.
Cherchant l'inspiration, j'ai pensé à un genre d'interview de Naminé sur la vue pour ce recueil. Et j'ai vu que l'OS précédent de ce recueil était exactement ça. Je l'ai écrit il y a quatre ans et quelques, je n'en ai pas le moindre souvenir, alors j'ai écrit celui-ci, et je me dis, peut-être que les comparer m'apprendra quelque chose de moi-même? On verra, on verra.
Bonne lecture!
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La montagne, le village et la neige
Blanc, blanc à perte de vue. A travers la fenêtre de l'appartement — les fenêtres, les baies vitrées. La neige, c'est trop froid pour avoir une odeur. L'appartement sent l'ammoniaque et la térébenthine et l'huile de lin. Les murs sont pourtant couverts de toiles colorées — il n'empêche que le blanc par la fenêtre avale tout, surpasse tout.
«J'ai dit que petite, j'avais très peur des avalanches.»
Naminé croit avoir déjà parlé à cette journaliste. Ça semble si lointain, mais sa présence est familière. Comme un fait exprès, elle porte une chemise bien blanche, et un pantalon tellement banal qu'on croirait qu'il n'existe pas. Naminé lui a sans doute déjà accordé un entretien — à un moment de sa vie où elle ne s'appelait pas encore Naminé.
«J'ai menti.»
Etrangement la journaliste se tait. Comme si, elle aussi, voulait qu'on se demande si elle existe ou non. Pour le nombre de fois oùNaminé a tenu ce discours au vide de cet appartement, la question se pose vraiment. Pour autant, elle garde son regard fixé à la montagne blanche qui se dessine par la fenêtre.
«En vérité j'étais persuadée que j'allais mourir dans une avalanche. Et ça n'était pas vraiment facile à dire, que c'était ce que je voulais. Dans un paradoxe que je mettais beaucoup d'efforts à tenir en place dans mon esprit, je me disais longtemps: personne ne doit savoir qu'enfant je voulais mourir et tout le monde veut mourir enfant. Ça m'a tenu longtemps, vraiment longtemps.»
Ici, il n'y a pas tant de risque d'avalanche. C'est la montagne, et les neiges éternelles, et Naminé s'est choisi une demeure éloignée des autres, mais c'est aussi hors de danger que possible.
«J'en rêvais. Ce brouhaha, qui couvre tout. Cette force absolue et indéniable qui a un chemin et qui n'aura pour nous ni compassion ni même la moindre pensée. C'est tellement blanc, on dirait que ça efface. Mourir, c'est une conception très abstraite mais je comprenais au moins l'idée du «rien»; seulement ce «rien» était parfait dans l'espace qu'il accordait à tout ce qui aurait pu venir. Peter Brook, je radote certainement, c'est ce qu'on fait quand on est hanté — et je ne connais pas un artiste qui vive trop loin de ses fantômes.
«Reste que la fenêtre de ma chambre donnait sur un pic blanc et sec et que je me figurais, le soir avant de m'endormir, une rupture d'équilibre ou un choc tout là-haut, et puis une masse de neige se détachant pour déferler sur mon village. J'aimais imaginer le verre de ma fenêtre cédant sous le poids, explosant à mon visage et puis noyé sous la neige, enfin. C'est sûrement facile d'interpréter tout cela avec le recul, mais vous savez: dans ma fantaisie la plus parfaite, l'avalanche qui m'emportait était une avalanche déclenchée en prévention par la municipalité.
«Ça me semblait juste. Qu'ils aient oublié de me prévenir, moi, seulement moi, que tout le village se soit réfugié ailleurs le temps de laisser passer le désastre. Que ce soit un peu leur faute, aussi. Et puis, être unique. Disparue sous un manteau épais de blanc.»
Elle regarde la journaliste, brièvement. La journaliste la regarde aussi. Ce qu'elle voit est impossible à deviner.
«Evidemment, sans savoir pourquoi, l'idée que mes parents pleurent leur fils auprès d'une tombe vide me dégoûtait. Je crois que ça n'a rien empêché. Je ne suis morte qu'en rêve et ils m'ont pleurée tout de même. Ils ont pleuré, comme j'ai pleuré, la personne qu'ils pensaient que j'aurais dû être. Enterrée, sous un nouveau nom, sous une couche de neige, sous tant d'années passées prête à craquer qui se déchaînent d'un coup et n'épargnent personne.
«Il m'arrive d'être désolée, mais il faut que j'arrête. Ce n'est de la faute de personne, une avalanche. Il y a une masse de neige qui est supportable, il y a des montagnes plus stables que d'autres, il y a que si c'est trop lourd pour un seul pic, ça se répartit et ça ne sait pas le faire gentiment.
«Je voudrais écrire un livre pour enfant. Un livre pour les enfants qui veulent mourir — mais les parents ne savent pas ses choses-là, et s'ils le savaient, je doute qu'ils choisissent un essai semi-autobiographique d'une artiste transexuelle qui ne parle plus aux siens, de parents. Il faudrait faire une métaphore. L'avalanche, c'est une belle métaphore. Il faudrait que ça fasse peur — parce qu'on se souvient — pour qu'à seize ans on ait la curiosité de revenir vers cette histoire qui nous avait terrifé.e. Il faudrait leur dire que les avalanches ne sont ni cruelles ni évitables, et qu'ils sont autant le village que la montagne et la neige. Qu'à la fin tout est blanc — et que toutes les histoires commencent par une page blanche.»
