PREMIÈRE PARTIE
LES ORIGINES D'EILEEN PRINCE
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Tewkesburry, 1952.
En ce mois de janvier 1952, où il n'était guère étonnant de croiser des gens affublés de manteaux si larges et si épais qu'on aurait cru les voir s'étouffer dedans, Eileen Prince n'était vêtue que d'une mince cape. Mince, certes, mais à la mode. Et elle accordait, dans la liste de ses priorités, une place nettement plus importante à l'apparence de ses vêtements qu'à leur praticité.
S'efforcant de masquer les tremblements incontrôlés de ses épaules, elle remonta l'avenue en direction de l'hôtel de ville, comme si elle venait admirer la plaque de marbre qui disait : Liberté, Tolérance, et Droit et Respect des institutions britanniques.
Elle s'arrêta pourtant à mi-chemin. Elle vérifia que la rue était vide et qu'aucun rideau n'était ouvert – ce qui était hautement improbable à quatre heures du matin, mais l'on était jamais trop prudent –, et puis elle pensa très fort : 13, Aschurch Road.
Une fois qu'elle eut répété ces mots une dizaine de fois, elle rouvrit les yeux qu'elle avait fermés durant sa litanie, et le Manoir Prince apparut.
C'était une immense demeure victorienne, dans le style Queen Anne, dont deux grandes colonnes de marbre et quelques sorts soutenaient le poids. Eileen gravit le perron à toute vitesse et pénétra dans la maison.
Soulagée d'être enfin arrivée chez elle, elle s'empressa de sortir sa baguette et de se jeter un sortilège pour se réchauffer : « Calor ! »
Dès qu'elle sentit la chaleur l'apaiser, elle put se détendre et savourer pleinement ses retrouvailles avec son chez-soi. Elle rejoignit sa chambre, située au deuxième étage, sur la pointe des pieds, pour ne pas réveiller ses parents, qui dormaient sans doute encore, et s'écroula sur son lit.
Elle revenait d'une longue fête chez les Black, destinée à célébrer la nouvelle année, qui n'était sensé durer que jusqu'à 23 heures mais qui s'était poursuivie jusqu'au petit matin, d'où la rentrée tardive d'Eileen au domicile familial. Ses parents avaient préféré rentrer plus tôt.
Là-bas, elle avait passé la plupart de son temps avec Hazel Nott, une jeune femme timide dont les traits ressemblaient curieusement à ceux d'un écureuil, et qui préférait nettement la compagnie des livres à celle des gens, et Walburga Black, une amie dont elle était particulièrement proche et qu'elle connaissait depuis le jardin d'enfance. Les trois femmes s'entendaient à merveille.
Orion l'avait invitée à danser, mais elle avait poliment décliné la proposition. Elle n'avait pas digéré l'annonce de leur mariage arrangé, survenue quelques mois plus tôt lors d'un repas familial.
Eileen hésita à s'endormir. Ces derniers mois, il lui arrivait de se réveiller en plein milieu de la nuit, à cause d'un affreux cauchemar, dont elle ne se souvenait jamais. Hazel lui avait suggéré qu'il s'agissait peut-être d'un rêve prémonitoire, mais s'il y avait une branche de la Magie qu'elle ne prenait pas au sérieux, c'était bien la Divination. À vrai dire, elle la considérait davantage comme une arnaque moldue.
« Eileen, tu rentres tard », s'exclama son père.
Édric Prince était un homme très petit pour quelqu'un de son importance. Il se hissait souvent sur des bottes à hauts talons et portait de longues capes pour les cacher.
Il excercait un poste haut placé à la Silver Scrolls, une entreprise de parchemins, et occupait son temps là-bas en deux activités : flatter ses collaborateurs et hurler sur ses employés.
« Je dirais plutôt que je suis rentrée tôt, répondit-elle en se relevant.
– Ne joue pas sur les mots », souffla-t-il en prenant place sur son lit.
Eileen leva les yeux au ciel et croisa les bras, haussant un sourcil en constatant que son père n'avait pas l'intention de quitter sa chambre dans les prochaines secondes. Ou bien il avait quelque chose à lui demander, ou bien quelque chose à lui annoncer. Aucune de ces options ne lui plaisaient, car Édric Prince était une personne pessimiste qui ne communiquait que pour râler ou se lamenter.
« J'ai une grande nouvelle à t'annoncer, déclara-t-il. Vois-tu, cela fait des années que nous nous questionnons avec ta mère au sujet de ton futur métier. Enfin, qu'elle insiste pour en discuter chaque soir. Comme tu lui as toi-même avoué que tu n'avais pas d'idées, elle a décidé que tu viendrais travailler avec moi, au Silver Crolls. Heureusement, tu ne seras pas seule. Il y aura également Druella Black, avec toi. »
Eileen se tendit brusquement. Elle avait rencontré Druella Black alors qu'elle ne savait pas encore aligner deux mots correctement et avait immédiatement épprouvé une profonde aversion pour elle – aversion qui semblait tout à fait réciproque. Elles s'étaient faites des crasses toute leur scolarité, et s'accusaient mutuellement d'être les causes de leurs nombreuses retenues.
« Je suis absolument… enchantée de ce fait, mais pourquoi Druella travaille-t-elle chez nous ?
– C'est une jeune femme très sérieuse. Elle n'a même pas arrêté ses études pour s'occuper de Bellatrix, sa fille, et je t'assure qu'il s'agit de ma meilleure employée. Une charmante jeune femme, vraiment.
– Vous n'aviez pas interdit à vos employées de tomber enceintes ? Interrogea Eileen.
– Si, rosit Édric, mais je ne pouvais pas renvoyer une Black. Ça n'aurait pas été convenable. Imagine, s'ils en avaient profité pour annuler ton mariage avec le petit Orion ? »
Quel que fut l'âge d'Orion, le qualifier de petit n'était pas exactement le bon therme, car il mesurait un mètre quatre-vingt à treize ans, et n'avait cessé de grandir depuis.
Néanmoins, Eileen n'étant pas soucieuse de ce détail en l'instant présent, elle passa l'éponge.
« Tu te présenteras avec moi au bureau, à 7 heures tapantes. N'est-ce pas formidable ? »
Elle trouvait la définition qu'avait son père du mot formidable fort douteuse.
« Formidable, grommela-t-elle, j'ai hâte. »
Son père ne comprit pas l'ironie dans le ton de sa voix et sourit, avant de descendre les escaliers. Eileen le suivit avec réticence, imaginant déjà les coups bas que cette peste de Druella lui ferait en douce. Avant la fin de sa première semaine de travail, elle était sûre d'être accusée d'avoir brûlé toute sorte de documents importants, détruit les locaux et invité une vingtaine de journalistes à constater les dégâts. Au minimum.
Ils entrèrent dans la salle à manger. C'était une grande pièce presque vide. Une table longue de six mètres trônait en son centre, et une cheminée aux flammes bleues répandait une douce chaleur.
Eileen rejoignit sa place attribuée, qui se trouvait au milieu. À gauche, son père s'assit, et il fit sonner la cloche du petit-déjeuner, disposée à côté de deux autres cloches de sonorité différente.
Un elfe de maison ne tarda pas à leur apporter des plateaux d'oeufs durs trempés dans de la mayonnaise, des champignons et du bouillon de boudin noir. Alors qu'Eileen attaquait son repas sans grand enthousiaste, ruminant de sombres plans à l'égard de Druella, une voix grave retentit dans la pièce.
« Je constate que vous ne m'avez pas attendue. »
Érina Prince claqua le carrelage de ses talons pointus. C'était une femme austère, au nez crochu et au teint livide. Elle ne s'habillait que de vert ou de noir, toujours dans des tons sombres, et ce matin-là ne faisait pas exception à la règle. Eileen se redressa discrètement sur son siège.
« Désolé, je pensais que vous dormiez encore, bredouilla Édric.
– Le boucan que vous avez fait m'en a empêchée, ce que je déplore fortement, car je vous avait parlé des recommandations de mon médecin. Dix heures de sommeil conseillées, et je n'en ai eu que huit. Elles seront à jamais perdues. »
Eileen songea brièvement qu'à dix heures de sommeil par nuit, elle perdrait un peu moins de la moitié de sa vie. Enfin, si c'était le prix pour ne pas avoir de cernes et conserver un teint frais et en bonne santé, alors c'était compréhensible.
« J'imagine que tu lui as déjà tout expliqué, dit Érina, sur un ton qui laissait à penser qu'elle s'attendait à être contredite.
– Oui, il m'a déjà tout expliqué. »
Érina se tourna vers sa fille.
« À moins que son incompétence n'ai franchi un autre seuil, j'ose espérer qu'il t'a transmis les détails nécessaires. Tu n'oublieras donc pas de passer mes salutations à Druella. »
Dans le language de la mère d'Eileen, passer ses salutations à quelqu'un pouvait tout aussi bien signifier lui chanter ses louanges que préméditer son meurtre. Eileen préféra se laisser le bénéfice du doute, et son esprit divaguant, elle pencha pour la deuxième option, qui lui paraissait nettement plus agréable.
« Bien sûr, j'en serais ravie, dit-elle.
– Dans ce cas, je m'en vais tenter de rattraper ce gâchis avec une sieste », annonça Érina, et elle disparut aussi soudainement qu'elle était arrivée.
Eileen put adopter une position plus confortable et Édric soupira de soulagement. Parfois, elle se demandait comment ses deux parents avaient bien pu finir ensemble et puis elle se rappelait qu'ils n'avaient pas eu le choix.
Elle remonta dans sa chambre pour se coucher. Ses paupières semblaient mues d'une volonté propre et son lit lui avait rarement paru aussi désirable.
Elle s'allongea et s'enfouit sous les couvertures. Il ne restait plus qu'à trouver le sommeil, tache ardue. Chaque fois qu'elle fermait les yeux, elle savait que son cauchemar reviendrait la hanter. Il courrait devant elle, sautait à pieds joints dans sa tête, et s'amusait à la tourmenter toute les nuits, jusqu'à atteindre une apogée telle qu'elle ne s'en souvenait plus.
Quelques bribes lui parvenaient. Elle y voyait un trottoir, sale et envahi par les sans-abri, une misérable maison, un sourire, et puis des cris. Elle était presque sûre qu'ils venaient d'une femme – dans la trentaine, probablement – et d'un bébé. Elle préférait imaginer qu'il s'agissait d'une hallucination de son cerveau. Le Chicaneur avait parlé des mémoires que des créature lointaines nous envoyaient, et qu'on prenait pour nôtres. Elle préférait imaginer que c'était ça, plutôt qu'autre chose de plus inquiétant.
Mais le sommeil la gagna, et elle finit par s'endormir, pour se réveiller quelques heures plus tard, avec des images particulièrement nettes : un homme, grand et rude, dont elle était sûre qu'il voulait dire que Dieu était bon mais que lui non.
