LE SERPENT ET L'OISEAU

Hey !

Merci à Applecherrypie, Scamille2 & Sun Dae V pour vos reviews (keurkeur). Et à Pamphile, qui a la gentillesse de me supporter ET de lire ce que j'écris quand je lui demande, et ça c'est beau.

Ce chapitre a été looong à sortir, je m'en excuse. Il était prêt depuis longtemps mais quelques trucs avaient cessé de me plaire, sans parler une scène de la partie II sur laquelle j'étais bien bloquée ! Voici donc une version un peu remaniée qui me satisfait davantage. J'avance doucement sur cette histoire mais j'avance, c'est le principal !

Je vous présente l'hiver façon Auror !

(vous verrez, ça vous fait aimer votre vie)

Bonne lecture !

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LEÇON N°4

Ne pas sous-estimer l'importance d'une machine à café

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L'automne enveloppait Londres d'une atmosphère humide et froide. C'était le moment qu'avec une logique inégalée, les intervenants avaient jugé propice pour sortir les apprentis du confort des salles de classe. Les mêmes apprentis avaient eu le plaisir, le matin même, de découvrir une nouvelle matière dans leur emploi du temps : vol en milieu hostile.

Ce jour-là, une tempête nommée Julia par les autorités moldues avait déjà causé une bonne dizaine d'accidents de la route. Le vent faisait onduler les hautes herbes, arrachant aux arbres leurs dernières feuilles.

« Pourquoi pas du vol ? Pourquoi faut-il qu'il soit en plus en milieu hostile ? »

Seul le vent répondit à sa question muette. Le vol. Alice n'était pas une grande amatrice du concept. Elle préférait faire du sport les pieds sur terre plutôt qu'à quelques centaines de mètres du sol, et le vide n'avait jamais été son endroit favori.

L'homme qui tenait devant eux ne la rassurait pas. Il dégageait une brutalité crue, aussi solide dans les bourrasques qu'un homme de pierre. Son crâne chauve avait la taille d'un Souafle et ses bras étaient si costauds qu'il aurait pu briser son balai en deux, s'il l'avait voulu. Alice se mordit la lèvre. Plus ils attendaient, plus la météo se dégradait. Mais il ne semblait pas pressé de prendre la parole. Il les laissait regarder les feuilles tournoyer au milieu d'eux, alors que le vent grondait encore davantage.

Lorsqu'il se décida enfin à s'exprimer, ce fut d'une voix grave et profonde, d'un ton tranchant à travers la tempête.

— Mon nom est Garrett Whittaker. Je ne suis pas là pour vous apprendre à voler.

Benjy jeta à ses camarades un regard amusé.

— Bienvenue à mon atelier tricot !

Le sérieux de Whittaker était implacable.

— Poudlard était là pour vous apprendre à voler. Si vous n'avez pas fait partie d'une équipe de Quidditch durant votre scolarité, vous pouvez oublier votre carrière d'Auror. Ce n'est même pas envisageable.

Aucun d'eux ne tiqua. Alice mise à part, tous avaient fait partie d'une équipe de Quidditch. Frank n'était que le remplaçant de Poufsouffle, mais il avait participé aux entraînements au même titre que ses camarades, ainsi qu'à un ou deux matches dans sa scolarité. Elle aurait pu être effrayée, mais les petits discours des formateurs sur ce qu'ils pouvaient faire ou non, Alice commençait à en avoir l'habitude.

— On va apprendre ces prochaines semaines à voler dans les pires conditions. Le vent, la neige, la grêle, les typhons et j'en passe. A éviter les projectiles. A descendre en piqué pour ne pas mourir. A remonter en urgence pour ne pas vous écraser. Ce sera dangereux et chaque année possède son lot d'accidents. Je vous laisse une porte de sortie. Vous n'êtes pas obligé d'être Auror. C'est votre vie que vous risquez. C'est votre choix.

Alice se mordit la lèvre. Non, elle n'avait jamais beaucoup aimé le balai. Elle préférait sentir le sol sous ses pieds. Le sol, on peut s'y appuyer, l'air n'a jamais retenu personne. Elle évitait les balais parce qu'au fond d'elle vivait cette trouille : tomber.

N'était-ce pas ça, être Auror ? Ravaler ses doutes et ses peurs ? Au moment de croiser le regard de Londubat, les mots qu'il avait prononcé lui revinrent en mémoire : « Tu ne peux pas partir. »

En refermant ses doigts sur le balai qu'on lui tendait, elle se sentit étrangement calme.

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Il y avait bien la difficulté des potions, mais chaque cauchemar était relatif. Le vol en milieu hostile comportait une hantise bien particulière. Whittaker, dans le but de les entraîner, avait dans l'idée de placer ses apprentis dans toutes les situations possibles.

Tempête de sable.

Neige.

Orage éclatant.

Grêle.

Pluie battante.

Il leur donna des balais rapides au début, puis des balais défectueux. Il en trafiquait un à chaque cours, et il était impossible de savoir lequel avant d'être monté trop haut pour redescendre.

C'était comme chevaucher un taureau enragé à cinquante mètres du sol. « Ou expérimenter le saut en parachute sans parachute ! » s'était exclamé Benjamin devant ses camarades perplexes.

De cette corrida céleste, Travis et Jody s'en étaient sortis sans trop de dommage. Mais Alice craignait de plus en plus le moment où ce foutu balai tomberait sur elle, le moment où, elle en était certaine, il lui faudrait dire adieu à des os intacts et une colonne vertébrale fonctionnelle.

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Alice contempla la bassine d'eau posée devant ses yeux. Il s'agissait d'un récipient métallique aux bords rouillés, dans lequel l'eau avait pris une lueur rougeâtre et diffuse. Un unique cheveu flottait à l'intérieur.

— C'est une blague, murmura-t-elle.

Et parfois, elle se demandait si cette foutue formation n'en était pas vraiment une. Une sorte de test expérimental pour voir combien de temps un petit groupe de gens accepterait de se faire torturer. Sur le papier pourtant, tout paraissait logique : il fallait bien apprendre à voler dans toutes les conditions, préparer des potions précises, connaître des techniques de traque. Mais dans la réalité, c'était une toute autre histoire et Alice se retrouvait à regarder le cheveu de Benjy Fenwick se balader sur son plan d'eau, et elle n'avait aucune idée de ce qu'elle fichait là.

Autour d'elle, tous paraissaient concentrés sur leur bassine. Était-elle la seule à réaliser l'absurdité de l'exercice ? Ou les autres étaient-ils trop fatigués pour protester ?

— Vous vous en sortez ?

Gloria Hunt venait de relever les yeux de son magazine. La traqueuse, qui remplaçait un Auror à la retraite pas encore remis de sa dragoncelle, tenait une petite boutique de détective sur le Chemin de Traverse. Sachant qu'elle serait bientôt éjectée, elle mettait beaucoup d'application à ne faire que le strict minimum. Elle se contentait de la démonstration d'un sortilège de traçage, avant de les laisser s'entraîner dans leur coin le reste de l'heure. Elle-même dévorait tranquillement les pages people de Sorcière Hebdo.

Alice ne l'aimait pas beaucoup.

A part Kevin et Spellman, elle estimait peu les intervenants, mais Gloria Hunt était un niveau au-dessus. Une histoire d'hypocrisie, peut-être, ce qu'elle n'avait jamais bien supporté. Car la méthode préférée de Gloria, qui fascinait Travis, consistait à interroger les astres. Il était important de rechercher le thème astral du disparu, afin de « déterminer son caractère, ce qu'il aime et ses habitudes profondes ». Hunt était très réputée dans la profession ; elle était capable de retrouver un sagittaire ascendant balance n'importe où dans le monde.

Alice avait pris la Divination en option à Poudlard, une décision qu'elle considérait comme l'une des pires de sa vie. Elle aimait autant lire son destin dans les feuilles de thé que de calculer la miscibilité d'un œil de grenouille.

Gloria Hunt avait décidé de leur faire pratiquer l'aquamancie. Un art délicat qui consistait à déposer le cheveu d'un individu dans une bassine d'eau, puis se concentrer pour accéder à la partie inconsciente de son esprit afin de faire bouger par la pensée – toujours inconsciente – le cheveu en question dans la direction où se situait son propriétaire.

— Pourquoi tu vas par là ? râla-t-elle en direction du cheveu qui flottait vers la droite alors que Benjy se trouvait précisément à sa gauche.

Elle commençait vraiment à se demander si Hunt n'était pas en train de se foutre de leur gueule.

Yes !

— Bravo, Mr Wenworth !

— C'est ridicule, souffla-t-elle.

Alice échangea un regard avec Londubat. Il était nettement moins concentré que devant une potion et paraissait même s'ennuyer ferme. Mais aucun d'eux n'était vraiment capable de prononcer le mot ridicule à voix haute. Pour ce qui était de Gloria Hunt, Alice était partagée entre le rire et la peur. Une lueur dans le regard de l'intervenante la rendait capable de tout, y compris de vous noyer dans une bassine. Avec sa soixantaine d'année, ses lunettes de soleil même en intérieur, sa peau couverte de tatouages et son bronzage orange renouvelé toutes les semaines, pour une traqueuse, Gloria Hunt était loin de passer inaperçue.

— Il reste une dizaine de minutes, murmura Londubat qui devait voir Alice sur le point d'exploser.

— Dix minutes de trop...

Alice repoussa la bassine.

Entre sa santé mentale et le côté imprévisible de Gloria Hunt, elle préférait sa santé mentale.

— Certains sont plus réceptifs que d'autres aux messages de l'univers, Miss Rowle, retentit une voix rauque juste derrière elle. Encore une fois, bravo, Mr Wenworth, votre cheveu est exactement dans la bonne direction. Nul doute que vous ferez un traqueur formidable.

Travis rougit jusqu'aux oreilles.

— J'imagine que vous êtes bélier ? interrogea Gloria en s'approchant de lui.

— Capricorne.

— Oh, c'est quasiment pareil.

— A deux trois signes près, marmonna Alice.

Hunt se tourna lentement vers elle.

— Vous pensez que c'est une plaisanterie ?

— Oh non, c'est certainement très fiable.

Même si elle avait essayé, Alice se savait incapable de se débarrasser du mépris qu'elle éprouvait pour cette femme. Elle n'y pouvait rien, Gloria Hunt l'agaçait profondément.

— Je vous apprends à sortir de vos idées préconçues, Miss Rowle. L'aquamancie est une forme de méditation, se concentrer sur un cheveu, un unique cheveu, et vous laisser aller à ce que vous ressentez de manière intime.

Une forme de méditation ?

Le regard de Londubat sembla lui intimer le calme, mais elle n'était pas calme. Le calme était à mille lieux de ce qu'elle ressentait. Gloria fit un pas dans sa direction.

— Vous avez ri tout à l'heure quand j'ai affirmé qu'on pouvait connaître quelqu'un par son thème astral. Riez si vous le souhaitez, Miss Rowle. Ça ne change rien au fait que si vous voulez traquer, connaître est essentiel. Les blessures, les amis, les amours, les réflexes, les intentions. Ce n'est même pas si magique que ça au fond, c'est juste savoir où se trouve le trou dans le cœur de chaque homme. Trouvez ce vide là et vous saurez ce qui se cache à l'intérieur.

Son sourire s'élargit.

— Vous avez toujours des doutes ?

— Quelques-uns, murmura Alice entre ses dents.

Gloria Hunt était juste devant elle, répandant son ombre sur la petite bassine.

— Vous êtes scorpion, n'est-ce pas ?

Sa voix était aimable, celle d'une conversation badine, mais ses yeux n'en reflétaient rien.

— Les scorpions sont naturellement méfiants. Toujours prêts à sortir leur dard. Un dard très utile pour survivre, d'ailleurs, parce qu'il a beau jouer au grand, le scorpion est tout petit. Un insecte vulnérable au grand jour...

Alice se força à soutenir son regard.

— Si je me doutais que ce cours finirait en documentaire animalier...

— Vous savez comment on traque un scorpion, Miss Rowle ? poursuivit l'intervenante sans lui prêter la moindre attention. On ne cherche pas du côté de ses amis – le scorpion finit toujours par trahir, se retourner contre les siens –, à la fin on le retrouve bien caché, dissimulé sous un caillou.

Alice sentit s'écraser sur elle une vague brûlante assimilable à la haine ; elle avait envie de lui arracher sa peau orange et blanche entre les plis de ses rides.

— Si vous saviez le nombre de gens que j'ai retrouvés avec un signe astrologique et une vieille photographie... Les gens sont prévisibles. Parfois un cheveu suffit. Ne soyez pas si méprisante, Miss Rowle, parce que prévisible, vous l'êtes aussi.

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Alice parvenait à garder son calme – la plupart du temps. Mais quelque chose dans les mots de Gloria Hunt avait durablement réveillé sa colère. Une colère frustrante parce qu'absurde. Un petit cours sur le mode de vie du scorpion et la voilà qui ne maîtrisait plus ses nerfs ? Pourquoi laissait-elle un thème astral, auquel elle ne croyait rien, l'atteindre à ce point-là ?

Alice ne se faisait aucun doute là-dessus : sous ses dehors étranges, Gloria Hunt avait de bonnes notions en psychologie. Plus perspicace qu'elle ne le laissait croire, elle comprenait l'être humain. Et elle n'avait pas tort. Alice était scorpion, signe d'eau et de feu, autant prête à piquer qu'à retourner se cacher sous son caillou. Elle était solitaire, égoïste, et avait trahi les siens sans regarder en arrière.

Peut-être que la cachette au grand jour était une erreur. Peut-être que Gloria avait raison, elle ferait mieux de retourner se cacher, c'était sans doute la seule manière d'être en sécurité, loin de lui. Et elle le pouvait ; c'était tout petit, un scorpion, un insecte entre ses doigts. « Tu m'appartiens », murmurent ses lèvres dans son souvenir.

Alors qu'elle tournait sa potion trop brutalement – elle en était consciente –, Londubat ne lui fit aucune remarque. Il avait un don pour savoir exactement quand ne pas insister, ce dont elle lui était reconnaissante.

Perdue dans ses propres pensées, Alice releva les yeux vers lui.

— Pourquoi t'es là ?

Le bruit d'une cuillère en bois contre la paroi du chaudron. Puis le silence.

Sa voix était un peu dure, elle en avait conscience. Mais l'absence d'émotion visible sur le visage de Londubat la calma un peu. Sa voix à lui était plus douce, presque hésitante.

— Comment ça ?

— Ici, dans la formation. Qu'est-ce qui t'a décidé à devenir Auror ?

Cette fois, Londubat détourna les yeux. Alice s'en voulut immédiatement. Que cherchait-elle à obtenir ? La question sortait de nulle part, nécessaire comme si elle devait la décharger de quelque chose, mais le poids qu'elle éprouvait n'était pas de sa faute à lui. Ce n'était pas à Londubat de l'en décharger. Elle comprit au visage soudain fermé de son camarade qu'elle n'obtiendrait aucune réponse.

— Pour la même raison que tout le monde, j'imagine.

Elle ne lui en voulut pas. Il ne lui devait rien, pas même pas la vérité. Ils s'entraidaient par nécessité mais se connaissaient à peine.

— Hunt a tort, tu sais, dit-il simplement.

Il la regarda avec l'intensité dont elle avait l'habitude, à la fois calme et concentré. Alice se sentit pour la première fois un peu intimidée, suspendue à ses lèvres.

— Je ne crois pas que tu sois du genre à te cacher.

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Aux premiers jours de décembre, le Bureau connut un changement radical d'ambiance. Aux fenêtres, la neige remplaça la pluie persistante, on y apercevait parfois quelques flocons sous l'épaisse couche de givre. Des boules lumineuses égayaient le couloir principal et un vieux sapin étalait ses branches dans la salle d'étude. Accéder à la machine à café devint un véritable parcours du combattant. Il fallait affronter les aiguilles, s'empêtrer dans les ramées, subir les OH OH OH d'une figurine de Père-noël et risquer l'étranglement par une guirlande farceuse.

— Ce que Croupton n'irait pas inventer pour réduire le budget-café, râla Gideon en renonçant à atteindre la machine.

OH OH OH rythmait ses mots. Prewett toisa le Père-noël, pointant sur lui sa baguette d'un air menaçant, puis renonça en réalisant qu'il ne bougerait pas d'un pouce, vaincu. Le café désormais inaccessible, une vague de mauvaise humeur chronique s'abattit sur les candidats. Alice réalisa qu'après tant d'années à dénigrer le liquide amer, elle en avait besoin, elle aussi, et qu'avec le froid, l'obscurité, les jours qui déclinaient, ce besoin était plus fort que jamais.

— Tu tiens quoi entre les mains ? demanda Gideon alors que Benjy buvait à grandes lampées un liquide fumant.

— Ça s'appelle un thermos ! Ça sert à garder un liquide chaud. Je fais une bonne dose de café chez moi et ça me tient la journée, ça m'évite une mauvaise rencontre avec le Père-Noël. Ou cette maudite guirlande.

La guirlande en question, d'un bleu criard, s'enroula sur une branche du sapin à la manière d'un serpent, non loin de la machine.

— C'est une idée géniale !

— Je ne l'ai pas inventée. Les moldus font des choses bien, tu sais ?

Gideon esquissa un sourire.

— Oh, je sais, Fenwick.

— Vous travaillez toujours sur vos affaires de disparition ?

— On patine pas mal, mais on fait ce qu'on peut. Je crois que Maugrey est à deux doigts de sonner Gloria pour les retrouver.

Il éclata de rire.

— J'aimerais tellement voir ça.

Dehors, la nuit tombait déjà, à moins que le météorologue du Ministère ne se soit encore perdu dans les horaires. Alice avait l'impression de ne plus jamais voir le jour. Jetant un coup d'œil à sa montre, elle réalisa que Londubat était peut-être déjà en train de l'attendre dans la salle de duel. Elle lui avait promis de travailler avec lui les sorts de défense.

Alice prit une profonde inspiration, repoussa la fatigue, la frustration, la faim qui commençait à faire gronder son estomac vide. C'était sa vie désormais, cours, machine à café indisponible, rattrapages, dormir, et tout recommençait. Elle luttait tous les jours pour ne pas s'endormir quand Londubat lui expliquait des formules. Il rencontrait plus ou moins de succès et régulièrement, devait la secouer pour la pousser à continuer. S'il le faisait avec calme et gentillesse, Alice n'avait pas pour lui la même indulgence. Dès qu'il faiblissait en duel, regardait ailleurs, fermait les yeux pour les reposer ne serait-ce qu'un instant, elle lui balançait un aguamenti à figure.

La fatigue rendait l'absence de conversation entre eux beaucoup plus supportable. Alice n'avait pas la force de lui raconter sa vie, encore moins d'écouter la sienne – Travis était là pour ça –, et elle commençait à apprécier les moments de calme entre les explications de l'un ou l'autre. Ce n'était pas grave si Londubat n'était pas bavard ou si elle n'avait rien à lui dire. Ils n'avaient pas besoin de faire semblant, ils n'étaient pas là pour ça. Ils parlaient quand c'était nécessaire et le reste du temps, ils se taisaient.

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Le froid qui envahissait Londres peu à peu avait obligé Alice et Marlène à déclencher le système de chauffage. Une pluie fine s'écrasait contre la fenêtre de l'appartement, qui aurait pu facilement se changer en neige. L'actualité, elle, n'avait rien de réjouissant. Comme le temps, pas de tempête terrible mais une ambiance morne et suspendue dans l'attente. Jusqu'ici, les attaques entre les deux clans, ceux qui voyaient d'un bon œil la nouvelle puissance qui s'installait et ceux qui la rejetaient à tout prix, étaient surtout d'ordre verbales. Alice reposa sur la table la Gazette de la veille. On avait retrouvé Julius Brown inconscient dans une ruelle du Chemin de Traverse, le mot TRAÎTRE gravé en lettres de sang. Le message était clair, il payait pour avoir pris la défense de Loren Zeller, l'amoureux des moldus, dans les journaux.

Un acte qui rappelait à Alice que les Mangemorts ne voulaient pas simplement la domination des « vrais » sorciers sur le reste du monde, ils la voulaient à n'importe quel prix.

— Les moldus n'ont pas besoin d'être défendus, fit une voix derrière elle. Brown est un sorcier. Il devrait savoir où est sa place.

Alice se retourna. Marlène s'assit à côté d'elle, le visage fermé.

— C'est ce que disait un collègue hier. Il y a eux et nous. En passant dans le eux, pour certains, Brown a perdu le droit à l'empathie.

— C'est ce qu'ils veulent j'imagine, diviser.

— Ils ont réussi ça avec le grand recrutement. C'était malin, de s'appuyer sur toutes ces grandes familles fragilisées, au bord de la ruine, pour leur rendre le grandeur d'antan. Une fois que tu fais un pacte avec le diable, tu as une dette envers lui.

Les promesses de Lord Voldemort. Et de ses sbires.

C'était comme ça que ça marchait.

Pour en avoir fait partie – à présent, le mot TRAÎTRE était sans doute ce qui la définissait le mieux à leurs yeux –, Alice savait que prendre sa place dans le monde sorcier se faisait par les relations. Ce n'était pas tant parce qu'ils étaient purs que les Sang-purs comptaient, c'était qu'ils étaient là depuis longtemps, ils avaient tout le temps de forger leur prestige et leurs alliances. Les relations, c'était un coup de pouce pour entrer au Ministère, un murmure dans l'oreille de quelqu'un d'important, un privilège échangé contre un autre. Ça marchait comme ça. Les nés-moldus, eux, n'avaient rien sur quoi s'appuyer. C'était quelque chose qui se savait, pourquoi aider un Né-moldu puisqu'il ne vous aiderait pas en retour ? Ils étaient plus embarrassants qu'autre chose, ils n'avaient pas leur place.

Comme les autres, Alice les avait évités, avant. C'était une conception des choses qu'elle avait mis longtemps à mettre en cause, parce que c'était la vérité, non ? Puisque tout le monde le disait.

Évitant toute pensée qui la rapprochait des Rowle et de leur entreprise de chaudron en ruine, elle se demanda ce qu'il en était de Lucius et Narcissa. Avaient-ils réussi à tirer le meilleur parti d'un mariage qu'ils n'avaient pas choisi ? Sans doute. Narcissa Black avait toujours eu le sens du devoir. Et Lucius, lui, avait toujours tenu à cette grandeur illusoire.

Marlène jeta un coup d'œil songeur à la pluie qui s'écrasait toujours à la fenêtre.

— C'est déprimant, lâcha-t-elle.

— Tu parles de la pluie ou de cette situation bien merdique ?

— Les deux...

Elle parut un instant plongée dans ses pensées, puis son visage s'illumina.

— J'ai encore du temps avant de partir au boulot... et je crois que j'ai une idée pour nous remonter le moral !

Avant qu'Alice ait pu répondre, Marlène se précipita dans sa chambre. Elle en sortit un immense carton contenant des guirlandes et des boules de Noël, ainsi qu'un vieux sapin en plastique.

— C'est Emmeline qui m'a filé ça. C'est génial, non ?

— Euh, tu es sûre ? C'est un petit appartement.

— Il sera parfait ici, tu ne trouves pas ?

— Si tu le mets là, on ne pourra même plus s'asseoir dans le faut...

— Regarde comme elle est belle !

Marlène y accrochait une guirlande rouge avec l'enthousiasme d'une enfant de cinq ans.

— C'est très laid, commenta Alice sans grand espoir d'être entendue.

Un quart d'heure fut nécessaire à Marlène pour transformer le petit appartement en un abîme de mauvais goût.

C'était un peu sévère, mais Alice en pensait chaque mot. Impossible de s'asseoir sans subir l'attaque groupée des branches synthétiques. Un mélange de boules disco et de guirlandes jaunes et rouges pendaient aux fenêtres sans la moindre harmonie entre les couleurs. Marlène était si contente de son petit aménagement qu'Alice n'eut pas le cœur à la contredire. C'était son appartement après tout, si l'enlaidir lui faisait plaisir...

Alice portait de toute façon contre le concept de Noël une vive rancœur dont les guirlandes n'était pas tout à fait responsables. Elle s'apprêtait à sortir quand la voix de son amie la retint.

— On pourrait organiser quelque chose pour le réveillon, non ?

Elle se retourna dans un sursaut et la fixa, soupçonneuse.

— Attends, qu'est-ce que tu veux dire par organiser quelque chose ?

— Tu es invitée chez mes parents bien sûr. Mais je pensais à un Noël rien qu'à nous. On pourrait faire la cuisine et inviter quelques amis... Ou faire ça pour le premier de l'an !

— Faire la cuisine ? Tu es au courant que mes talents en cuisine sont comparables à mes talents en potion ?

— Je m'occupe de mélanger les ingrédients, ne t'inquiète pas. Tu pourras découper les patates.

Alice était moins dérangée par la partie cuisine que par le fait qu'elles n'avaient aucun ami en commun (ce qui était dû au fait qu'à part Marlène, Alice n'avait pas d'amis). L'idée de passer chez elle une soirée où elle n'avait pas de solution de repli, en compagnie d'une bande de Gryffondor, était loin de titiller son impatience.

Sans parler du jugement qui ne manquerait pas de survenir : les guirlandes étaient affreuses.

— Tu veux pas plutôt qu'on passe une bonne petite soirée toutes les deux ?

— Ton numéro de dragon solitaire fondra comme neige au soleil au premier de l'an, tu verras ! C'est un moment de partage, ma belle. On inviterait... Emmeline, Amos, Benjy, Jack, et tes autres potes de l'académie !

Alice tiqua.

— Si tu invites Travis, je te tue.

Marlène lui offrit un large sourire.

— Oh non, je parlais de ce cher Londubat, tu sais, le garçon qui te donne des cours particuliers dans une salle vide...

— Londubat et moi on n'est pas amis, on est partenaire de galère.

— Bien sûr.

— J'enverrais une invitation à ton harceleur si tu ne te tais pas. Et tu sais que je le ferais.

Marlène hésita un instant, mais ne perdit pas son sourire.

— N'oublie pas que Travis peut recevoir son petit carton, lui aussi.

— Tu n'oserais pas ! Et j'insiste, cette soirée est très une mauvaise idée !

Alice n'avait aucune vie sociale et ça lui convenait très bien. Un instant, elle imagina la réaction de Londubat devant le bazar jaune et rouge qu'était devenu leur appartement. Elle aurait mis sa main à couper que le sien était d'une sobriété impeccable, avec des murs taupe et un petit sapin de cinq centimètres de couleur bois posé sur l'étagère.

Alice se reprit très vite. Quelle importance ce que Londubat pensait de leur pièce de vie ?

— Moi je pense que ça peut nous faire du bien, nous sortir du train-train quotidien. Et c'est une excellente excuse pour revoir...

Marlène s'arrêta net.

— Mes amis.

— Hum hum, répliqua Alice. Pas du tout un ami en particulier...

Elle aussi pouvait jouer à ce petit jeu !

— Cette soirée aura lieu, ma belle. Tu ne pourras pas l'en empêcher.

Marlène avait raison et Alice était bien placée pour le savoir. Elle n'avait jamais pu lui enlever de la tête qu'elles pouvaient désormais devenir amies et ce n'était pas faute d'avoir essayé. Marlène avait un trop grand cœur pour laisser une fille pleurer seule dans les toilettes, fut-elle une fille à la réputation douteuse, dont les agissements étaient inscrits noir sur blanc dans Les Grandes Rumeurs de Poudlard.

Alice ne voulait pas être mesquine mais elle était à peu près sûre que Londubat, malgré l'isolement dont parlait Marlène, n'avait pas vécu le tiers de ce qu'elle avait subi.

— Si tu le dis, Marly !

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Où étaient-ils ? En Sibérie ? Alice n'en avait aucune idée. Whittaker avait disparu de son champ de vision. Autour d'elle, il ne neigeait pas mais l'air était glacial. Il paraissait se solidifier dans sa gorge, brûlant sa trachée au passage. Alors qu'elle détaillait son environnement pour trouver un endroit où atterrir, une nouvelle vague de peur lui glaça les os. Le paysage était celui du vide, une terre aride semée de crevasses, des arbres morts qui étendaient leurs branches noires et fragiles.

« Respire, Alice. »

Son brossdur partit en piqué. Puis remonta aussi sec. Le cœur d'Alice accéléra encore sa course. Le balai fou était tombé sur elle. Pour la deuxième fois de suite. A trente mètres du sol, elle ne parvenait plus à respirer. Les souvenirs de sa chute, trois jours plus tôt – deux fractures et une peur du vide redoublée – lui revinrent une netteté terrifiante. Le vide, puis la douleur au moment de l'impact étaient à jamais gravés dans sa mémoire.

Sous une nouvelle rafale de vent, le balai fit une violente embardée.

Alice hurla.

— Laissez-moi descendre !

Elle était moins résistante qu'elle ne l'avait cru. Elle ne pouvait encaisser les coups que jusqu'à un certain point, puis son cerveau disait non et lui envoyait les symptômes d'une panique violente.

— Essaie de diriger ton balai vers le bas, cria une voix familière.

Londubat.

— Je ne peux pas !

Alice agrippa à deux mains le manche de son balai maudit. En vain. Il faisait tout pour l'éjecter et elle voyait à peine Frank qui tournait autour d'elle, entendait à peine ce qu'il lui criait.

Elle maudit Whittaker et sa corrida sur balai, elle maudit les Aurors et leur formation mortelle, elle maudit sa foutue malchance pour avoir attiré le balai piégé comme un aimant. A moins que Whittaker ne se soit arrangé pour qu'elle l'obtienne. C'était assez vicieux pour être son genre.

— Alice, ça va ?

Son balai la secouait comme un prunier mais à part ça, oui, la forme ! Elle se contenta de hurler en espérant que Londubat comprendrait le message.

Elle n'avait pas dix-neuf ans !

Elle était trop jeune pour mourir.

Près d'elle, Frank faisait de son mieux pour la suivre et elle n'entendait que la moitié de ce qu'il disait, le reste de ses mots se perdaient dans la vent et la panique.

— Accroche-toi à moi...

Une nouvelle embardée lui fit perdre son équilibre. Frank disparut.

Alice cria son nom.

— Tu me fais confiance ? entendit-elle juste derrière elle.

— J'ai pas tellement le choix !

La réponse était quand même oui.

Londubat lui tendit la main et Alice la saisit ; son balai se déroba sous elle, disparaissant dans la brume. Seule la force de Frank Londubat la maintenait dans le vide. Alice n'était pas de ces filles légères comme une plume – elle le savait –, elle avait un côté bon vivant, quelques kilos en trop, des cuisses plus musclées que la moyenne.

— Tu es sûr que c'était une bonne idée ? cria-t-elle.

Non. Elle ne voyait que les nuages qui grossissaient sous un ciel de plus en plus sombre, mais elle n'avait besoin ni de le regarder, ni de l'entendre pour savoir. Alice sentit la main de Frank se raffermir sur la sienne. Il la tira vers lui en même temps qu'il évitait les griffes des arbres sur leur course. Il voulait rejoindre le sol, comprit Alice, même s'ils ne voyaient plus grand chose, que leur progression devenait de plus en plus incertaine, de plus en plus dangereuse.

Il la lâcha dans un buisson et Alice sentit les épines érafler ses bras, les racines ses genoux, tandis que les rares feuilles amortissaient sa chute. C'était des égratignures sans importance, qui n'enlevaient rien à cette donnée étonnante : elle était vivante. Et c'était grâce à Frank Londubat.

Alice se releva en crachotant des restes de poussière.

— Je déteste la nature.

Frank avait atterri sans grâce un peu loin. Il parut soulagée de la voir arriver. Alors qu'elle reprenait son souffle, Alice sentit monter contre Garrett Whittaker une nouvelle salve de colère. Elle ne put empêcher le flot d'insultes de franchir ses lèvres, meurtrier, assassin, fou à lier. Lorsque l'intervenant posa pied à terre pour leur annoncer la fin du cours, un feu brûlait encore au creux de l'estomac d'Alice, alimenté par le souvenir de sa terreur.

— Vous avez atterri, constata-t-il, sans qu'elle puisse déchiffrer son expression.

Elle lui adressa un regard de défi.

— Je sais, vous ne vouliez pas qu'on s'aide. Mais j'ai préféré vivre.

— Être Auror, c'est aussi survivre.

Il lui renvoya un étrange sourire.

— Et survivre, c'est parfois désobéir. Tu peux considérer cela comme ta première vraie leçon.

— Une leçon délicieusement mortelle, murmura-t-elle entre ses lèvres.

Alice suivit Londubat en silence sur le chemin du retour, incapable de trouver les mots pour le remercier. Jusqu'ici leur relation avait été de l'ordre du service mutuel, un contrat sans attache. Elle ne savait pas quoi dire à quelqu'un qui venait de lui sauver la vie.

La réponse que ne lui vint que bien plus tard, confortablement calée dans son lit.

— Merci ! C'est ça que j'aurais dû lui dire. Juste ça, merci.

oOoOo

Plus les semaines passaient, plus Londubat louait les progrès d'Alice. Il n'avait pas peur de l'encourager. Et lorsqu'il lui disait qu'elle s'améliorait, elle avait envie de le croire. Il avait cessé de parler concentration pour évoquer plus sérieusement la théorie. Avec prudence, il marquait les réactions magiques entre les ingrédients par des lettres sur un morceau de parchemin.

P + P = P. *

Ça paraissait logique et pour le moment, c'était plutôt révolutionnaire.

Alice n'y comprenait toujours pas grand chose, mais il y avait suffisamment de conviction dans la voix de Londubat pour qu'elle ait l'impression de pouvoir en décrypter un jour les mystères.

La vieille horloge murale indiquait vingt-deux heures passées.

Dans la petite salle des potions, ils rangeaient leurs ingrédients en silence. Il était temps de partir. Alice poussa son chaudron à côté des autres chaudrons en se félicitant de le voir encore intact. Un exploit qui arrivait de plus en plus souvent – rien n'échappait à la vigilance de Londubat.

La fatigue qu'elle éprouvait était de la bonne fatigue. Un sentiment d'accomplissement qui n'avait rien de désagréable. Elle s'appuya sur le dossier de la chaise, ferma les yeux un instant et lorsqu'elle les rouvrit, se surprit à observer le dos de Frank qui s'affairait près du lavabo. Elle songea distraitement aux paroles de Marlène et esquissa un sourire.

— Tu fais quoi pendant ton temps libre ?

Londubat ne se retourna pas immédiatement. Lorsqu'il le fit, dans ses yeux brillait un soupçon de surprise. Parfois, Alice avait l'impression d'avoir devant elle l'être le moins curieux du monde. Il ne posait jamais de questions personnelles. Il ne cherchait jamais à la connaître, elle et ses motivations. Parce que le silence pouvait être envahissant, il la connaissait quand même – un peu. Il savait ce qu'elle disait parfois sans réfléchir, qu'elle avait des guirlandes moches dans son appartement, qu'elle allait courir au moins une fois par semaine, qu'elle aimait le fromage et le chocolat chaud les soirs de pluie. Alice ne savait de lui que ce qu'elle pouvait observer, c'est-à-dire pas grand chose.

La question sortait de nulle part, et pendant un instant, elle eut l'impression qu'il allait se retourner sans lui répondre.

— Je... je travaille, généralement.

Alice constata qu'elle l'avait déstabilisé. Ce qui, en soi, était une petite victoire.

— Tu sais, le propre du temps libre, c'est qu'il est libre justement. A moins que tu ne fasses que travailler.

— Aux dernières nouvelles, contra-t-il, on n'a pas tellement de temps libre. Mais il m'arrive aussi de dormir, si c'est ce que tu veux dire.

— OK, laisse tomber.

Alice posa sa cuillère en bois sur le meuble à côté des chaudrons. Elle ne savait plus pourquoi elle avait posé la question. Qu'est-ce que ça pouvait lui faire, ce qu'il faisait de son temps libre ? Elle avait besoin de lui pour son travail, le reste n'avait pas d'importance.

— J'aime bien me balader en forêt.

Alice faillit s'étouffer sous les yeux imperturbables de Londubat. Il n'y avait que lui pour prononcer ces mots avec le plus grand sérieux. Il occupait donc son temps libre par des balades en forêt. Pourquoi était-elle si surprise ? On parlait du garçon qui avait lié avec Rubeus Hagrid une amitié indéfectible et qui allait nourrir avec lui les licornes de Forêt Interdite !

Peut-être l'avait-elle plus observé qu'elle n'était prête à l'admettre.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

La question était sincère. Alice était une fille de la ville. Elle aimait les rues occupées de Londres, le bruit des voitures et le chuintement du métro. Elle prenait plaisir à voir passer les gens pressés, à observer la vie qui grouillait, la fumée, les néons des boutiques au coin de la rue. Elle qui avait grandi dans un étrange manoir en banlieue de Londres n'avait jamais compris cet attrait pour la campagne, la boue, les animaux, ce calme entêtant qui lui rappelait trop le vide.

Londubat haussa les épaules.

— Je ne sais pas. J'en ai besoin, de temps en temps. Ça me vide la tête.

— Hum, je vois. Rien de mieux pour le moral qu'une bonne cure d'ennui sous la végétation !

Alice avait prononcé ces mots d'un ton léger, un peu provocateur, comme à son habitude. Mais il ne rit pas et elle sentit l'envahir une sensation désagréable.

— Désolée.

Ils s'observèrent un instant, aussi surpris l'un que l'autre.

— Je crois que j'ai une conception un peu radicale de la nature, marmonna-t-elle. Même une plante verte ne saurait trouver grâce à mes yeux.

Elle leva les yeux vers lui. Il ne paraissait pas vraiment fâché. Il devait avoir accepté le fossé qui s'étendait entre eux. Ils n'étaient pas équipés pour se comprendre.

— C'est parce que tu n'as pas connu les bonnes forêts, dit-il juste avant d'ouvrir la porte.

Alice le regarda disparaître, le souffle coupé.

C'était Londubat. Il parlait peu et parvenait à la cueillir au moment où elle s'y attendait le moins, lui ôtait les mots de la bouche précisément là où elle pensait maîtriser la conversation. Elle passait du temps avec lui. Parfois, elle jouait avec lui. Elle tentait de pénétrer ses défenses par de petites piques bien senties, comme elle l'avait toujours fait.

En réalité elle tâtonnait dans le noir et chaque fois qu'elle s'imaginait mener la danse, Alice réalisait qu'il l'avait conduite exactement où il voulait aller.

oOoOo

Noël était bientôt là.

Les guirlandes continuaient d'envahir l'appartement à mesure que les collègues de Marlène lui refilaient leurs vieilleries. « Tu comptes nous reconvertir en déchetterie ? » avait demandé Alice le matin même, et alors que son amie chantait toujours plus fort des chansons de Noël dans la salle de bain, feignant de ne pas l'entendre.

Alice avait Vive le vent dans la tête pour la journée.

Na na na, et bonne année grand-mère...

— Tout va bien ?

Jack et Benjy avaient vissé sur leur crâne un bonnet rouge pour égayer un peu l'ambiance avant le grand jour. Ils avait supporté sans honte le laïus de Dawlish sur le sérieux qu'impliquait la position d'Auror, selon lui incompatible avec un costume aussi grotesque. Fabian, qui passait par là, leur avait sauvé la mise en versant dans un gobelet la moitié de son thermos.

— Bois, John, ça va aller.

— C'est ce foutu père-noël, avait murmuré ce dernier. Il est toujours là... Ces HO HO HO, j'en peux plus, je vais craquer.

— Je sais vieux, c'est dur pour tout le monde.

A les observer dans un coin de couloir, Alice avait bien failli mourir de rire. Fabian lui adressa un léger clin d'oeil avant de raccompagner Dawlish dans l'open space.

— Il faut bien s'amuser un peu ! déclara Benjy en faisant retentir ses grelots. Certes, on en bave pas mal, mais on s'approche aussi d'un jour de congé ! Il paraît que les Aurors ne travaillent jamais le jour de Noël.

Alice devait bien admettre que Noël avait cet avantage : leur laisser quelques jours de répit. Croupton allait bien les laisser se reposer un peu, non ?

— Je rêve d'un jour entier dans mon lit, ajouta Jack.

— Moi j'ai commencé à rêver de la formation.

— C'est vrai ? Moi aussi...

Elle eut un léger sourire.

— Commencé seulement ? Muddle visite mes rêves depuis longtemps.

— Encore Muddle ça va, répliqua Jack. La dernière fois j'ai rêvé de Whittaker. Merlin, le cauchemar.

Alice s'apprêtait à défendre le désagrément causé par la vision de la barbe de Muddle, puis s'arrêta pour y réfléchir. Elle devait bien admettre que Whittaker avait ce petit côté psychopathe qui le rendait redoutable.

— Au fait Alice, tu diras à Marlène qu'on est d'accord, pour la soirée du réveillon. On sera là.

— Vous...

Son amie avait donc envoyé les invitations. C'était bon à savoir. Qui d'autre avait-elle invité ? Alice pria pour ne pas voir arriver un Travis tout content d'enrichir sa vie sociale. Et même si elle ne détestait ni Jack ni Benjy, les voir tous les jours lui suffisait amplement.

— Très bien. Je lui dirai.

Plus tard dans la soirée, Alice s'en rendit compte : les deux Gryffondor étaient les seuls auxquels Marlène avait adressé une invitation. Ce n'était pas étonnant puisqu'ils étaient amis de longue date. Londubat, s'il avait reçu quoi que ce soit, n'en fit pas mention et il n'y eut pas d'intervention de Travis autre que pour lui faire comprendre qu'il était plus doué qu'elle en duel (Spellman leur apprenait à se servir de leur environnement pour éloigner un danger).

Devait-elle l'inviter elle-même ? Pas Wenworth, l'autre.

Après tout, ils étaient partenaires de travail, le prendrait-il mal s'il découvrait l'existence d'un réveillon chez Alice auquel il n'avait pas été convié ?

Plus important : en quoi était-ce important ?

Alice chassa cette idée. Les journées qu'elle passait en compagnie de Londubat étaient loin d'être une partie de plaisir. A part cette unique fois où elle avait appris qu'il aimait les balades en forêt, leurs conversations n'allait pas plus loin que : « tu peux me passer une queue de rat ? ». Pour être honnête, c'était tout de même agréable de passer du temps avec un garçon qui ne l'obligeait pas à écouter Ma vie, mon œuvre. Ou qui ne se vexait pas à chaque provocation. Il était très bien, ce silence. Elle était parfaite, cette relation professionnelle, nul besoin de la gâcher avec une soirée trop arrosée dans un appartement à la décoration douteuse.

Alice n'avait pas d'effet sur Frank et ce n'était pas bien grave. Ils n'étaient pas là pour ça.

oOoOo

Après des courses en balai sous un temps glacial – le pauvre Jack avait dû y subir le balai maudit –, de la Dissimulation qui demandait toujours plus de concentration, des cours de Duels plus exigeants encore et des équations incompréhensibles, le vingt-quatre décembre avait enfin fini par pointer le bout de son nez.

Il était temps.

Une chape de fatigue était tombée sur eux. Même Wenworth se vantait moins que d'habitude. Il avait l'air d'un fantôme, errant devant la machine à café en essayant d'éviter l'étreinte mortelle de la guirlande farceuse. Ils lançaient parfois des opérations à plusieurs, la dernière menée par Jody Parker, qui avait failli se terminer en drame.

La guirlande régnait en maître sur la salle de repos.

Alice eut un sourire compatissant à l'adresse de Benjy qui gisait sur le canapé. La veille, alors qu'il commençait à tomber malade, il avait utilisé tout son temps libre dans la salle de potion pour se préparer de la pimentine. En le voyant aussi mal en potion – ainsi que la couloir vomi de chat de sa mixture –, Alice avait généreusement offert – c'était aussi ça, l'esprit de Noël – d'écrire à Marlène pour qu'elle lui rapporte de Sainte-Mangouste. Avec les vingt-et-un mouchoirs qui s'étalaient autour de lui et son nez aussi rouge que son bonnet, le pauvre n'était plus bon à grand chose. Il avala la totalité du flacon et le reposa sur la table basse.

— Je blâme Whittaker pour ça... Merci Alice, merci. Je t'en suis infiniment reconnaissant.

— Tu remercieras Marlène, répondit-elle.

Toute cette reconnaissance la gênait un peu. Elle n'en avait pas l'habitude.

Un jet de fumée s'échappait des deux côtés de sa tête. Benjy soupira.

— Le cours de Dissimulation avec les oreilles qui sifflent risque d'être bien fun.

HO HO HO.

— Je me suis moqué de Dawlish mais je vais tuer ce Père Noël à la noix, fit la voix de Fabian derrière eux.

— Travis a tenté une nouvelle fois de l'anéantir, répondit Benjy. Il a passé deux heures hier à tester tous les maléfices de Spellman, rien n'y a fait.

— Ce truc est le mal incarné. Mais c'est made in Croupton, je ne sais pas à quoi on s'attendait.

Fabian finit par laisser tomber et s'asseoir à côté d'eux, contemplant avec un grand sourire Benjy qui fumait comme une locomotive.

— Ne dis rien. J'ai honte.

— Je ne dis rien ! T'en fais pas Fenwick. Un jour ou l'autre, ça nous est arrivé à tous. C'est même arrivé à Sturgis pendant une mission incognito !

Il se mit à rire.

— Pauvre Sturgis...

— J'en peux plus, fit Benjy. Le temps que la potion fasse effet, je sens que j'ai bien deux heures de mal de crâne à tenir et j'ai juste envie de m'effondrer sur mon lit...

— Courage, répondit Alice. Dis-toi que Aurors ne travaillent pas à Noël.

C'était du moins ce qu'elle-même se répétait depuis plusieurs semaines déjà. Fabian sourit.

— Vous ne savez pas ?

Son ton désolé laissait entrevoir une vérité à laquelle Alice n'était pas être prête du tout.

— Les Aurors ne travaillent pas le soir de Noël... parce que les apprentis travaillent pour eux. Les patrouilles et les signalements, qui s'en charge à votre avis ? C'est nous !

Oh.

Le son articulé par la voix encore éraillée de Benjy ne masquait pas sa déception. Oh. Alice n'avait pas grand chose à ajouter.

— Je suis désolé de briser vos rêves, les jeunes. Vous découvrirez bien vite que quand ils peuvent exploiter leurs apprentis, encore plus les première année, si frais et si nombreux, ils n'hésitent pas à le faire.

La déclaration de Fabian ne tarda pas à leur être confirmée par Barty Croupton lui-même. Venu leur rendre visite, le chef du Département leur adressa un signe de tête un peu guindé.

— Vous comprenez que les Aurors travaillent beaucoup.

Alice observa le visage de ses camarades. Certains d'entre eux, comme Travis, Jody ou Andrzej, n'étaient pas au courant. Ils paraissaient heureux dans leur ignorance.

— Le soir de Noël est une exception.

— Ne souris pas, conseilla-t-elle à Andrzej dont le visage s'était éclairé. Il n'a pas terminé.

— C'est la tradition de faire travailler les apprentis le soir de Noël. Cela permet de libérer les anciens.

Croupton y alla de son petit laïus sur l'engagement absolu que constituait la mission d'Auror et la quasi-absence de danger d'une fête pleine de joie et d'espoir. Après tout, les Mangemorts aimaient la dinde et les marrons comme tout le monde. Au cas où, parce qu'il fallait tout de même que les gens se sentent protégés – quoi de mieux qu'une première expérience sous les lumières de Noël –, il devraient eux-mêmes répondre aux alertes. Bien vite, Alice ne l'écouta plus.

Non pas qu'elle attendît Noël avec une impatience de gosse. Il était trop tard pour retourner au manoir et profiter de la dinde cuisinée par sa mère, ainsi que la soupe préparée dans le nouveau modèle de chaudron. Elle n'avait pas vu sa famille depuis longtemps et les réunions entre Sang-purs ne lui manquaient nullement. Mais la pensée qu'elle allait patrouiller le jour de Noël, sans qu'elle puisse bien analyser pourquoi, la déprimait un peu.

— Ce qui veut dire qu'on passera la soirée ensemble j'imagine, articula Travis à son encontre.

— Ô joie.

— Mes Elfes de maison font des fondants au chaudron merveilleux, je pourrais leur demander d'en faire pour l'occasion.

Alice s'apprêta à le rembarrer – toute phrase commençant par mes elfes de maison ne méritait pas mieux – puis songea à ce que les mots fondants au chaudron voulaient dire. Il y avait si longtemps qu'elle ne les avait pas entendus. Marlène et elle se contentaient de restauration rapide – riz, pâtes, semoule – depuis des semaines. Pour une fois que ce qui sortait de la bouche de Wenworth ne la repoussait pas, elle pouvait bien signer une courte trêve.

— Bonne idée.

Elle eut beau vendre son âme pour des fondants au chaudron, Alice ne regrettait rien.

Lorsqu'ils retournèrent déprimés sur leurs canapés, les jumeaux Prewett les attendaient, un sourire désolé aux lèvres.

— Allez, ce n'est pas si terrible..., tenta Gideon.

— Il faut le prendre comme une expérience.

— Je fume autant qu'une cheminée, râla Benjamin en se bouchant les oreilles sous les rires. Pourquoi est-ce que je ne peux pas juste rentrer chez moi ?

— C'est juste une nuit, pas vrai ? demanda Jody.

Fabian grimaça et choisit de se taire.

— Ça va aller, j'en suis sûr ! déclara Jack après un bref silence. Et quelques jours après, on file tous chez Alice pour se remettre de nos émotions !

Le cœur d'Alice s'arrêta un court instant.

— Bien sûr, balbutia-t-elle en observant la réaction de Londubat une seconde de trop. Parce que vous êtes tous invités. A notre... à notre soirée du réveillon.

Alice se mordit la langue jusqu'au sang. L'enthousiasme de Wenworth ne lui avait pas échappé, pas plus que la surprise de Frank, Jody ou d'Andrzej. Tous, vraiment ?

Merlin, qu'avait-elle fait ?

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(A suivre)

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* Positif + Positif = Positif

N/A

J'espère que vous avez pris plaisir à lire ! On ne dirait pas, mais c'était un chapitre plutôt tranquillou, non ? Heureusement que Garrett Whittaker – et Barty Croupton – sont là pour challenger tout ça. Et qu'Alice se complique la vie toute seule. Mes personnages aiment bien faire ça.

Au programme de la prochaine fois : une sortie à Noël qui va ravir les apprentis (ironie ? we'll see) et permettra de faire plus ample connaissance avec certains, sans parler de répondre à certaines de vos questions !

(Hé oui, parfois ça m'arrive, mais ne vous habituez pas trop)

La dernière était quand même bien naze, alors je sais si on doit être très ambitieux, mais je vous souhaite quand même de passer la meilleure année possible !

Bisous, même si j'ose pas dire à très bientôt !

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