CHAPITRE 2
Les deux amis reprirent leur partie d'échecs là où ils l'avaient interrompue. Mais Sirius était incapable de se concentrer. Son genou tressautait frénétiquement sous la table comme si sa jambe était mue par un ressort. Sans cesse, il regardait en l'air. Rogue avait affirmé n'en avoir que pour quelques minutes ; pourtant, à moins que l'horloge du vestibule ne fût détraquée, cela faisait près d'une heure qu'il s'entretenait avec Dumbledore. Quels boniments était-il en train de réciter ? À cette distance, avec le vent qui hululait dans la cheminée, Sirius n'entendait même pas le son de sa voix. Et Maugrey, lui, que faisait-il pendant ce temps-là ? Le connaissant, il devait se tenir en faction devant la porte du bureau, l'oreille tendue, prêt à s'interposer si nécessaire.
« Sirius, soupira James en dodelinant de la tête. Ça fait une éternité que j'attends que tu joues ton coup. Je vais finir par m'endormir. »
Pris d'une pulsion d'agressivité, Sirius balaya de la main le plateau de jeu, lequel se renversa par terre dans un fracas assourdissant, réveillant le hibou de Maugrey, qui somnolait paisiblement sur son perchoir.
« Mais qu'est-ce qu'il te prend encore ! lui cria James, les sourcils froncés. Tu deviens fou ou quoi ? »
Sirius répondit par un grognement. Comment lui expliquer ? Tellement de sentiments se bousculaient dans son cœur. Il se leva et se mit à arpenter la pièce.
« C'est Rogue qui te met les nerfs en pelote comme ça ? hasarda James dans un effort pour se montrer compréhensif. Je ne te dirais pas que je suis enchanté de le revoir, mais admets que son revirement est de bon augure pour nous. Cela veut dire que Voldemort est tellement inhumain que même les plus fanatiques de ses partisans se retournent contre lui ! »
Pour toute réponse, Sirius piétina les pions éparpillés au sol avant de les disperser d'un coup de pied. Il ne pouvait s'empêcher de penser que c'était Regulus, plutôt que Rogue, qu'il aurait voulu retrouver ce soir. Mais Voldemort n'avait pas laissé à son frère le temps de se raviser. Plus Sirius réfléchissait et plus il était persuadé que Regulus avait été exécuté. Voldemort exigeait de ses sbires une obéissance aveugle ; sensible et inexpérimenté comme il l'était, Regulus n'avait pas dû le contenter. Ce qui avait valu à ce salopard de Rogue de survivre, c'était qu'il ne s'encombrait pas d'états d'âme.
Depuis sa chaise, James regardait son ami s'agiter, l'air navré.
« Tu es épuisé, Sirius… Va dormir. J'assurerai la permanence seul. »
Dans la voix de James, Sirius crut déceler de la pitié. C'était le dernier sentiment qu'il souhaitait inspirer ; il aurait encore préféré que son ami le déteste.
« Où vois-tu que l'autre cinglé ait changé de camp ? cracha-t-il en montrant le plafond d'un geste de la main. Le seul camp auquel il ait jamais appartenu, c'est le sien !
– Tu l'as entendu, et Maugrey semble en être convaincu : il est prêt à se mettre au service de l'Ordre. S'il était vraiment l'un des favoris de Voldemort, il nous sera très utile. »
Sirius se retint de donner un coup de poing dans le mur. Plus encore que la présence de Rogue dans cette maison, c'était le pragmatisme de James qui le mettait hors de lui. Avec le Quidditch, la Bièraubeurre et le rejet des règles, la détestation de Rogue faisait partie des fondements de leur amitié. Et voilà que James parlait du Serpentard comme d'une connaissance qui aurait mal tourné, se félicitant de son retour dans le droit chemin !
« Il n'agit que par esprit de vengeance ! se récria Sirius en faisant les cent pas. Il n'éprouve pas la plus petite once de repentir…
– Qu'importe ses raisons, coupa sèchement James. Ce sont les actes qui comptent, non ? »
Du regard, James quémandait un signe d'approbation de son ami. Ce dernier lui tourna le dos et s'avachit, l'air maussade, dans le canapé, dont les coussins avaient gardé l'empreinte du corps massif de Maugrey. Bien sûr, James avait raison, il avait toujours raison, parce qu'il était un être profondément raisonnable. Et il n'avait plus aucune raison de haïr Rogue maintenant qu'il occupait un poste en vue au Ministère et qu'il était en couple avec l'amour de sa vie. Car lui, ne chauffait pas sa haine au feu du mépris, mais à celui de la jalousie. Tout révulsé qu'il eût été par la personnalité du Serpentard, il avait envié son esprit subtil, son savoir encyclopédique et surtout l'attrait incompréhensible qu'il semblait exercer sur Lily, qui prenait sa défense à chaque fois que Sirius et lui l'importunaient. Lorsque James avait compris que la jeune fille n'éprouvait que de la commisération pour Rogue, il avait cessé de le harceler.
Seulement la haine que Sirius vouait à Rogue, elle, n'avait rien de rationnel. Elle s'était cristallisée dès la seconde où leurs regards s'étaient croisés à travers la vitre du compartiment 17 du Poudlard Express. Sirius se souvenait parfaitement de la manière dont les yeux de Rogue s'étaient rétrécis jusqu'à se réduire à deux fentes hostiles. Cela s'était passé avant même que le Choixpeau magique ne les répartît dans deux maisons rivales. Les regards de travers échangés pendant les cours, les noms d'oiseaux lancés au détour d'un couloir, ces mauvais tours qu'ils s'étaient joués par la suite, tout cela avait été autant de prétextes dont Sirius s'était saisi pour justifier son animosité envers lui. Mais la vérité était qu'il exécrait Rogue parce que c'était Rogue. Et réciproquement, selon toute apparence.
Un silence oppressant s'était installé entre les deux amis quand des bruits confus leur parvinrent de l'étage. Il y eut des éclats de voix et un remue-ménage ponctué de tapotis rapides – la jambe de bois de Maugrey sur le parquet. À plusieurs reprises, Dumbledore haussa la voix, mais Sirius ne put saisir ce qu'il disait. Un gémissement aigu éclata, se prolongea, puis se transforma en un hurlement qui n'avait plus rien d'humain. Une odeur nauséabonde, rappelant celle d'un porc dont on brûlerait les soies, satura l'air. Sirius sentit ses tripes se tordre. Face à lui, James était comme pétrifié. Puis tout redevint silencieux, horriblement silencieux. Jusqu'à ce qu'un pas lourd et précautionneux ébranlât l'escalier ; c'était Hagrid, qui tâchait de ne pas briser les marches sous son poids.
« Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent là-haut ? bégaya James.
– C'est louche, on devrait monter voir », proposa Sirius, qui s'était déjà levé.
Mais à peine avait-il achevé sa phrase que la voix rauque de Maugrey se fit entendre au loin. Moins d'une minute plus tard, Hagrid redescendait l'escalier en courbant l'échine pour ne pas heurter le plafond. Il se rua à la cuisine, ouvrit la porte au-dessus de l'évier et se mit à fourailler dans le placard. Les deux amis, intrigués, l'avaient suivi. Sirius vit le garde-chasse déposer sur la table des pansements, des bandes de crêpe, un pot d'onguent et un flacon à demi rempli d'un liquide jaune fluorescent, sans doute de l'essence de Murlap.
« Est-ce que Dumbledore va bien ? s'inquiéta James.
– Pourquoi irait-il mal ? lui répondit Hagrid avec un calme que démentait la fébrilité de ses gestes.
– Parce que cette pourriture de Rogue est ici et qu'on a entendu crier ! répliqua Sirius d'un ton acerbe.
– Suis au courant, répondit posément Hagrid, comme si accueillir un Mangemort n'eût rien que de très banal. Maugrey vient de me demander de lui préparer une chambre. Mais qu'est-ce que j'ai fait de mes ciseaux ?
– Quoi ? s'étouffa Sirius, comprenant par ces mots que Rogue était parvenu à ses fins. Parce qu'il compte rester ici, en plus ?
– Et où veux-tu qu'aille un Mangemort en cavale ? lui répondit le débonnaire garde-chasse. Et puis il doit être soigné. »
Sirius n'eut pas le temps de réagir à cette dernière phrase que son interlocuteur avait disparu avec son matériel. Le demi-géant remonta l'escalier aussi vite que le lui permettaient les contorsions auquel il devait s'astreindre.
Sirius et James se rassirent en silence à la table du séjour. Tous deux étaient songeurs. Visiblement, la même idée, dérangeante, leur avait traversé l'esprit.
« Tu crois que Dumbledore l'a torturé ? demanda enfin James.
– C'est un excellent légimens, répondit Sirius d'un ton moins assuré qu'il ne l'aurait voulu. Il n'a pas besoin de cela pour savoir si les gens disent vrai.
– Sauf s'il a en face de lui un occlumens… Shacklebolt dit que fermer son esprit est la première chose qu'on apprend à faire chez les Mangemorts.
– Maugrey a toujours sur lui une fiole de veritaserum, pour ses interrogatoires.
– Mais le cri ? Et sa blessure ? »
Sirius ne répondit rien. Ses pupilles allaient et venaient sous ses paupières à demi baissées.
« Tu sais, quand j'y repense…, lâcha James. On lui a quand même fait pas mal de crasses.
– Ce que tu peux déteindre sur Lily, mon pauvre…, persifla Sirius.
– Je vais finir par croire que tu es jaloux ! Me penserais-tu incapable de me forger ma propre opinion ? »
James le dévisageait d'un air provocateur. Sirius regarda une nouvelle fois ses mains aux ongles rongés. Puis il se mit à se balancer sur sa chaise, d'avant en arrière. Il sentait la colère monter en lui, implacable.
« Qu'est-ce que tu es en train d'insinuer ? explosa-t-il soudain en retombant sur ses pieds. Que c'est de notre faute si l'autre est devenu Mangemort ? La vérité, c'est qu'il est né mauvais ! Il a le mal dans le sang ! Souviens-toi de la fois où on l'a gentiment bizuté : lui, il a tenté de te blesser avec un maléfice ! Quand je pense, James, que tu lui as sauvé la vie ! Te rends-tu compte que s'il était mort à seize ans dans ce tunnel où ses mauvaises intentions l'avaient conduit, de nombreux vies auraient été épargnées !
– Il n'y est pas allé de son propre chef, rectifia James. C'est toi qui l'as incité à appuyer sur la racine. Sciemment, sans le prévenir du danger.
– Il l'avait bien mérité ! Ce fouille-merde passait ses nuits à nous espionner…
– Il n'a jamais cherché à nous tuer ! Après avoir constaté quel cas tu faisais de sa vie, quelle valeur voulais-tu qu'il accorde à celle des autres ? »
La réplique réduisit Sirius a quia. Entre eux, ils avaient toujours parlé des événements de cette nuit-là comme d'une blague qui aurait pu mal tourner. C'était la première fois que James l'accusait d'avoir voulu la mort de Rogue – lui qui prétendait, de son côté, ne pas l'avoir sauvé par scrupule, mais uniquement de peur qu'on les accusât de meurtre. Que s'était-il donc passé pour que James se mît à lui faire des reproches ?
Sirius faillit répondre que Rogue aurait été alerté par les cris de Remus. Que sûrement il aurait rebroussé chemin avant d'atteindre la cabane hurlante. Du reste, pourquoi cet idiot l'avait-il écouté ? Il aurait dû se méfier. Quant à lui, il n'avait cherché qu'à lui coller la frousse.
Finalement Sirius ne desserra pas les dents. Ce n'était pas son genre de se justifier. Et puis, il ne se sentait pas coupable. Ils entendirent Hagrid redescendre.
« Hein, Sirius ? le pressa James.
– Quel père-la-morale tu fais ! grommela ce dernier. Tu deviens aussi pénible que Remus, ma parole !
– Encore à vous chamailler, vous deux ? » tonna Hagrid, qui venait d'entrer dans le séjour, ses bras musculeux chargés de bûches.
Il les laissa bruyamment choir en tas à côté de la cheminée ; rapportées à la taille de ses bras, les bûches ne semblaient pas plus grosses que du fagot.
« De vieux amis comme vous, ajouta-t-il en se mettant laborieusement à genoux devant l'âtre. Si c'est pas malheureux ! »
Une indicible nostalgie serra le cœur de Sirius. Ces cendres, dans la cheminée, c'était ce qu'il restait de leur amitié.
Le garde-chasse déposa des bûches sur les chenets, tira un vieux numéro de Sorcière hebdo de sa tunique en peau – il avait coutume de couvrir sa poitrine de papier journal pour résister à la morsure du vent – et fit partir un feu, au-dessus duquel il suspendit une bouilloire en fer-blanc. Son office accompli, il quitta la pièce en emportant sous son bras une valise qui appartenait à Dumbledore. Machinalement, Sirius le suivit dans le vestibule. Dumbledore et Rogue redescendaient l'escalier côte à côte. Sous la clarté crue du lustre, le Serpentard était blême. Sa main droite, qui pendait bizarrement, suivait la rampe sans s'y appuyer. L'autre se cramponnait convulsivement au bras de Dumbledore. Maugrey, le visage fermé, fermait la marche ; lui aussi semblait éprouvé. James les rejoignit.
« Rien à signaler, jeune homme ? » chantonna Dumbledore une fois que tout le monde fût réuni dans le vestibule.
Sirius mit trois secondes à comprendre que c'était à lui que le directeur s'adressait. Pour toute réponse, il fit les yeux ronds, comme s'il venait de lui demander la lune.
« N'étiez-vous pas censé être de permanence cette nuit ? s'enquit Dumbledore sans malice.
– Allez, au rapport ! » aboya Maugrey en donnant une bourrade à Sirius.
Mais avant que l'aspirant Auror eût le loisir de se ressaisir, le diligent James répondit à sa place :
« Aucun événement à signaler, M. le directeur.
– Fayot ! » grogna Sirius.
James venait de le faire passer pour un demeuré devant Rogue ! Heureusement, celui-ci, à voir son air éteint, n'était pas en état de se gausser. Dumbledore avait lâché son bras, mais lui jetait de fréquents regards, tout en faisant mine d'écouter Maugrey, qui expliquait avoir lancé des investigations sur des catastrophes dont la presse moldue s'était fait l'écho. L'effondrement du viaduc de Ribbleshead lui semblait, de manière assez évidente, avoir été causé par un acte de sabotage. Marlene McKinnon était sur le coup. Le carillon désaccordé de l'horloge tintinnabulait en contrepoint de la voix de Maugrey et Sirius, qui avait cessé de tendre l'oreille à ce que racontait son instructeur, compta qu'il était quatre heures du matin. Il se sentait si fatigué.
Dumbledore se drapa dans sa cape de voyage avant de se saisir de la valise que lui tendait Hagrid. Déjà Maugrey lui ouvrait la porte. Dumbledore prit congé de la petite assemblée d'un hochement de tête. Au moment de sortir, comme saisi d'un remord, il se retourna vers Rogue :
« Allez vous reposer, Severus », chuchota-t-il en effleurant son poignet dans un geste familier.
De tous les crève-cœur de cette soirée, entendre Dumbledore appeler Rogue par son prénom fut sans doute le pire pour Sirius. En une heure à peine, le Mangemort en était arrivé au même point que lui en deux ans de bons et loyaux services pour l'Ordre.
Rogue s'inclina en une révérence quasi imperceptible. L'œil noir, Sirius le regarda remonter le corridor d'un pas traînant, soutenu par Hagrid. Une fois les deux hommes hors de vue, Sirius s'élança au dehors et rattrapa Dumbledore par sa cape, le tirant si énergiquement en arrière que le vieil homme en perdit l'équilibre et lâcha sa valise.
Indifférent aux mimiques consternées de James, qui observait la scène depuis le seuil du cottage, Sirius tourna autour du directeur jusqu'à lui faire face, sa main droite continuant d'agripper sa cape pour l'empêcher de se dérober. Ses yeux couleur de grisaille vinrent se planter dans les siens d'une manière parfaitement irrespectueuse.
« Que comptez-vous faire de ce salaud ? » hurla-t-il.
Il avait beau faire, c'était plus fort que lui : il n'arrivait pas à appeler Rogue par son nom.
D'un discret signe de tête, Dumbledore apaisa Maugrey, qui fulminait en arrière-plan. Son visage était impassible, mais, à la lumière sourde du porche, ses yeux d'un bleu de glace semblaient jeter des étincelles. Bien qu'il fût de taille plus modeste que le jeune Gryffondor, il le dominait de sa présence physique, à tel point que ce dernier sentit ses épaules se tasser.
Enfin, avec une autorité dénuée de brutalité, Dumbledore se dégagea de son étreinte, mettant en eux un mètre de distance.
« Lui permettre de faire de bons choix, répondit-il calmement.
– Ah oui, j'avais oublié, répartit aussitôt Sirius d'une voix grinçante. Votre manie de laisser une seconde chance aux gens ! Croyez-moi, ce tordu n'en est pas digne. Il vous trahira comme il a trahi Voldemort ! »
Dumbledore balaya l'argument d'un geste nonchalant :
« Jusqu'à présent, je ne me suis jamais trompé. Si vous avez confiance en moi, ayez confiance en lui.
– Je ne suis plus sûr de vouloir vous faire confiance ! » vociféra Sirius.
Était-ce bien lui qui venait de prononcer cette phrase ? Une nouvelle fois, Maugrey se mit à gesticuler, mais Dumbledore le dissuada d'intervenir.
« Je vais mettre votre comportement inqualifiable sur le compte de votre désarroi », lança-t-il à Sirius.
Le vieux directeur ramassa péniblement sa valise, qui s'était renversée dans la neige. Comme il semblait âgé en cet instant avec sa silhouette malingre, son cou dont la peau pendait et ses mains toutes parcheminées ! Maugrey lui proposa de porter sa valise jusqu'à la plateforme de l'ancien pont. Après avoir lancé un coup d'œil à la Serpentine qui bruissait en contrebas, le vieil homme posa une main sur l'épaule de Sirius. Pourquoi prenait-il soudain cet air vaguement compatissant ?
« Je sais à quel point la disparition de votre frère vous a éprouvé », souffla-t-il à son oreille.
Sirius pouvait sentir, sur sa joue, la chaleur humide de son haleine et le chatouillement de sa barbe.
« Toutefois, je vous déconseille de tester les limites de ma bienveillance. Je tiens à ce que ce garçon travaille pour l'Ordre.
– On ne peut pas lui faire confiance ! s'obstina Sirius.
– Je crains d'avoir davantage foi en sa loyauté qu'en la vôtre. »
Le ton de Dumbledore s'était durci sur cette dernière réplique. Le vieil homme le lâcha et recula d'un pas. Sirius soutint son regard pendant trois secondes avant de baisser penaudement la tête. Voilà qu'à présent Dumbledore doutait de son dévouement à la cause ! Décidément, il enchaînait les camouflets ce soir.
« Votre opinion sur lui changera, ajouta Dumbledore.
– Je ne pense pas, non », répliqua Sirius d'une voix si engorgée qu'il n'était pas certain que Dumbledore l'eût compris.
En guise d'adieu, le vieux directeur se fendit d'un sourire bienveillant qui remonta toutes ses rides. Sirius se retint de lui cracher au visage : il y avait déjà assez de Maugrey pour le traiter comme un gamin ! L'Auror, justement, trépignait derrière eux ; sa tête tournait sur son cou comme le périscope d'un sous-marin :
« M. le directeur, il est déraisonnable de s'attarder ici ; nous sommes à découvert.
– Je vous suis, mon cher Alastor. »
Le cœur en berne, Sirius regarda Dumbledore et Maugrey s'éloigner dans la nuit d'un pas alenti par la neige. Le froid, mordant, le ramena bientôt à l'intérieur. James l'attendait dans le vestibule, le dos appuyé contre le mur, à moitié endormi.
« Que fiche Hagrid ? demanda Sirius d'un ton désagréable. Toujours occupé à jouer les nounous ?
– Il touille des mélanges bizarres, répondit James dans un bâillement. Commande de Rogue, m'a-t-il dit. »
Ils virent Hagrid sortir de la cuisine. Il tenait dans ses énormes mains un petit chaudron fumant. Passant à côté d'eux sans s'arrêter, il poursuivit précipitamment sa route dans le corridor. De toute évidence, il apportait le chaudron à Rogue.
« Un baume réparateur, expliqua James en réponse au regard perplexe de Sirius. Hagrid m'a donné le fin mot de l'histoire, figure-toi : Maugrey a dû neutraliser la Marque par le feu, car si elle était restée active, elle aurait pu nous faire repérer. Et sinon, vous vous êtes dit quoi avec Dumbledore ?
– Rien », soupira Sirius.
Comme un automate, il entra dans la cuisine où flottait une odeur écœurante qu'il reconnut aussitôt comme étant celle du millepertuis. Un bout de papier froissé avait été oublié sur la table. Sirius s'approcha et lut. Une liste d'ingrédients, des dosages, un mode d'emploi en trois étapes : il ne pouvait s'agir que de la recette du baume dont venait de parler James. Mais la main – il en était sûr – n'était pas celle de Hagrid : les caractères, minuscules, avaient été tracés avec une précision et un soin dont aurait été bien incapable le demi-géant. Sans doute s'agissait-il de l'écriture de Rogue lui-même ; celle-ci collait assez bien avec sa manie d'écrire le nez collé à la table. Sirius se souvenait de s'en être moqué à Poudlard.
Alors qu'il reposait le papier, le jeune Gryffondor fut happé par un étrange sentiment de déjà-vu. Son pouls s'accéléra. Il se retint à la table. Il croyait reconnaître cette écriture. Il fallait qu'il en ait le cœur net. Il palpa nerveusement la poche intérieure de son blouson pour s'assurer qu'il était toujours en possession de la lettre qui l'avait informé de la mort de son frère. Ses mains tremblaient de manière incontrôlable lorsqu'il la sortit de sa cachette. Mais avait-il vraiment besoin de la déplier pour savoir que son auteur était le même ?
