CHAPITRE 5
« Je croyais qu'on ne se connaissait plus… » objecta sèchement Sirius tandis que Marlene s'asseyait juste à côté de lui.
Ils se trouvaient derrière le gymnase, sur un petit banc aux pieds de guingois et à la peinture écaillée, à deux pas de l'endroit où commençait le parc.
Sirius se crispa. Comment Marlene osait-elle venir empiéter sur son espace vital ? Car, bien que ce banc fût théoriquement à la disposition de tous les étudiants du centre du formation, Sirius se l'était approprié comme un refuge contre la pression du groupe. Plus le temps passait, plus il se sentait en décalage. Sur ce banc à l'écart, il pouvait être lui-même.
« Ne commence pas à me chercher ! le moucha Marlene, occupée à fouiller dans son sac à dos. Cela ne t'est-il jamais arrivé de dire des horreurs sur un coup de tête ? J'étais vexée comme un pou et tu l'aurais aussi été, gros vaniteux, si tu t'étais trouvé à ma place, ne dis pas le contraire. Alors faisons comme si rien de tout ceci n'avait eu lieu, d'accord ? »
Marlene avait débité tout cela d'une traite. Quoi qu'elle en dît, elle paraissait toujours remontée contre lui. Il se décala d'une glissade, la considérant avec défiance.
« Et si je ne voulais pas ? osa-t-il.
– Tu as vu ta tête depuis qu'on a repris les cours ? repartit Marlene. Ça se voit que tu as besoin de parler. Alors raconte : que s'est-il passé après que je sois repartie du cottage ? J'ai raté quelque chose ?
– Pourquoi je te le dirais, madame la grande inquisitrice ? renâcla Sirius, contrarié d'avoir été si facilement percé à jour.
– Parce ce que je me fais du souci pour toi », rétorqua Marlene en lui pinçant la joue comme l'aurait fait Molly Weasley.
Elle lui tendit sa boîte à casse-croûte où roulait une paire de scotch egg. Sirius n'avait rien avalé à midi. Alors il en piocha un et l'engloutit goulûment avant de s'aviser que Marlene l'avait peut-être fait mariner dans du veritaserum. Sa curiosité l'en aurait rendue capable.
« Et j'ai l'impression d'être la seule », ajouta la jeune femme, comme pour se donner de l'importance.
Voilà qu'après joué les ensorceleuses, elle se muait en mère de substitution, pesta Sirius. Mais il ne pouvait nier que depuis son retour au Centre, il déprimait encore plus que d'habitude, alternant cauchemars et insomnies et buvant plus que de raison, sans que personne autour de lui ne semblât le remarquer. C'était l'indifférence de Maugrey, surtout, qui l'affectait – même si, il le savait, c'était un espoir bien saugrenu que d'attendre quelque chose de cette brute. Le peu d'empathie que Maugrey avait, il l'avait donné à Rogue. À croire que, comme Dumbledore, il se fiait à ce traître plus qu'à lui. Mais pouvait-il lui donner tort ?
Seul Hagrid, qui n'était pourtant pas un fin psychologue, avait perçu son abattement. La veille de son départ du cottage, le demi-géant l'avait conduit à la bibliothèque du deuxième étage, la seule pièce où on pouvait espérer s'entretenir en privé dans cette auberge espagnole où les membres de l'Ordre allaient et venaient à leur guise. L'air grave, Hagrid avait enfilé quelques banalités relatives aux horreurs de la guerre et à la nécessité pour lui de s'endurcir. Sirius, touché, penaud, avait bredouillé qu'il n'était plus certain de vouloir devenir Auror. Ni de continuer à servir l'Ordre. Hagrid avait rapproché les buissons qui lui servaient de sourcils et s'était mis à le fixer d'un air soupçonneux :
« Tu ne songes pas à devenir Mangemort, tout de même ? »
Alors que Sirius s'apprêtait à lui avouer que depuis la mort de son frère, tout lui paraissait absurde, y compris les idées pour lesquelles il était censé se battre, Rogue s'était faufilé dans la pièce sans frapper, un épais volume sous le bras. Son pas était plus furtif que celui d'une ballerine. Certainement avait-il surpris la fin de la phrase de Sirius, où il confessait une crise de vocation. Peut-être même – Sirius en frissonnait – avait-il entendu le reste, renouant avec sa manie, célèbre à Poudlard, d'écouter aux portes. Le fourbe était monté sur l'escabeau, avait remis le livre en rayon puis s'était attardé pour en choisir un autre, en montrant son dos avec une insistance que Sirius avait trouvé louche. Ses confidences s'étaient arrêtées là.
« Maugrey t'a embarqué dans un truc ? Et ça ne s'est pas bien passé ?
– Tu t'es mise à la légilimancie ? demanda Sirius d'un ton agressif.
– Intuition féminine, crâna Marlene. J'ai remarqué que tu avais changé de baguette. Tu as cassée l'autre en duel ?
– Même pas… » bougonna Sirius, qui ne pouvait se retenir de penser que s'il l'avait retrouvée, il aurait peut-être pu empêcher ce qui était arrivé.
Marlene darda un œil vers la nouvelle baguette de Sirius, dont le manche dépassait de la poche intérieure de son blouson.
« Elle ne ressemble pas à la précédente, fit-elle observer en caressant le bois sombre et strié de larges veines. L'autre était en charme, si je ne m'abuse. Mais je ne connais pas cette essence de bois-ci. La forme est inhabituelle, aussi. Légèrement torse. C'est le genre d'article qu'Ollivander ne sort qu'en tout dernier recours du fond de sa boutique. Elle est en quoi, dis-moi ?
– Arbre de Judée… »
Au moment de payer, Ollivander, chagrin, avait expliqué à Sirius que pour certains Moldus, l'arbre de Judée était l'arbre du remord : « Celui auquel se pendent les traîtres » avait-il précisé. L'érudite Marlene devait le savoir, car elle dit à Sirius :
« Quelqu'un t'a-t-il déjà dit, Sirius, que ce n'était pas de ta faute ? »
Elle avait chuchoté, bien qu'ils fussent seuls et à l'abri des oreilles indiscrètes. Sirius regarda ses mains, comme toujours quand il était gêné. Il avait très bien compris à quoi Marlene faisait allusion. Que répondre à cela ? La jeune femme, évidemment, lui trouvait des excuses. Il se tourna vers elle.
« Toute fière que tu sois, Marlene… j'imagine, qu'à un moment ou à un autre, tu as dit à Theodore que tu l'aimais. »
Il vit Marlene se raidir. Jamais elle ne lui avait explicitement parlé de son amour de jeunesse. Tout ce qu'il savait de leur histoire, c'étaient des rumeurs qui le lui avaient appris. Mais Marlene ne nia pas.
« Il est possible, en effet, que je me sois ridiculisée à lui dire quelque chose de ce goût-là…, concéda-t-elle à mi-voix. Je crois même lui avoir lancé un ultimatum. Avec le succès que tu sais.
– Moi, je n'ai pas réussi à le dire… je n'ai pas arrêté de rabaisser mon frère… c'est à cause de moi – je le sais, à présent – qu'il a voulu prendre sa revanche. En prouvant qu'il n'était pas un gentil garçon… »
Cependant que Sirius prononçait cette phrase, il ne put s'empêcher de penser au Rogue de Poudlard, petite chose malingre et renfrognée qui donnait l'impression d'en vouloir à la terre entière.
« Je n'aurais pas été ce que je suis, Regulus ne serait sûrement pas devenu ce qu'il était. C'est comme si je l'avais poussé dans les bras de Voldemort… »
Il voyait Marlene hocher la tête pendant qu'il se flagellait. Mais que lui arrivait-il ? Les mots sortaient sans effort, ils jaillissaient, même. C'était effrayant. Armée de sa seule finesse d'esprit, cette fille venait de crocheter, l'air de rien, la serrure de son âme. Jamais il n'aurait pu se livrer de cette manière à James. Ce lourdaud n'aurait pas compris. Ou, pire, il aurait fait semblant, parce qu'il chérissait la petite vie tranquille qu'il s'était construite, loin du malheur des autres. Alors que Marlene, elle – il le sentait obscurément – avait traversé les mêmes affres que lui.
« Tu t'exagères ton rôle dans tout cette histoire, finit-elle par l'interrompre, sûre d'elle. Regulus s'est contenté de suivre le chemin qu'avaient tracé pour lui vos parents. Dès son arrivée à Poudlard, il s'est embrigadé dans une clique peu recommandable et, naturellement, c'est comme eux qu'il a fini. À son âge, quel recul aurait-il pu avoir ? Tu aurais voulu le dissuader de prendre la Marque que tu aurais échoué. Pour lui, tu étais un paria. Il ne t'aurait pas écouté.
– C'est parce que tu es amoureuse de moi que tu es si indulgente ? »
Il l'asticotait pour s'empêcher de pleurer.
« Oh toi, tu mériterais que je t'en retourne une ! se mit à écumer Marlene. Pour qui me prends-tu ? J'apprécie la situation en toute objectivité !
– Tu te trompes sur moi, soupira Sirius, abandonnant son masque d'arrogance. Tout ce que j'ai fait dans ma vie, y compris m'engager dans l'Ordre, ce n'était pas par grandeur d'âme. Je voulais juste emmerder mes parents et faire un pied de nez à ce qu'on attend d'un garçon de ma race. Je ne suis qu'un sale petit con. Au fond, je ne vaux pas mieux qu'un Mange…
– C'est bon, tu as fini ? l'interrompit Marlene d'une voix qui claquait comme un fouet. Ou alors tu comptes t'immoler par le feu, histoire de finir en beauté ton mea culpa ? Ce sont les choix qui comptent, Sirius. Et, tout imparfait que tu sois, tu as fait les bons. Alors ce n'est pas le moment de flancher. »
Marlene fouilla à nouveau dans son sac. Sirius ne fut pas tellement surpris de la voir sortir un paquet de cigarettes moldues. L'ombre ocre sur ses phalanges ne trompait pas, ni le léger voile sur sa voix, si mélodieuse par ailleurs.
Marlene lui tendit une cigarette – une brune sans filtre – qu'il accepta machinalement, et en prit une autre pour elle, qu'elle porta à sa bouche et alluma avec l'élégance d'une dame du monde, d'un incendio informulé. Déjà une volute de fumée montait de sa cigarette, flattant les narines de Sirius. Le pouvoir de la nicotine sur son angoisse avait quelque chose de magique. Sirius inclina son visage vers elle, comme pour l'embrasser, et pressa l'extrémité de sa cigarette contre la sienne jusqu'à ce qu'elle s'embrasât à son tour. Alors il se mit à tirer avidement.
« Tu accouches ? s'impatienta Marlene, dont le teint de porcelaine était devenu un peu rouge. C'était quoi cette mission ? Repérage ? Filature ? Sabotage ? Interpellation ? »
Sirius raconta, mais en omettant volontairement de mentionner la présence de Rogue et l'épisode avec Mulciber. Comme il le redoutait, Marlene avait tiqué à la chute de son récit. Pour faire diversion, il fit mine de s'interroger sur la raison pour laquelle Voldemort était si attaché à un vulgaire outil de culte moldu. Il lui raconta aussi comment, dès leur retour de mission, Maugrey et Shackelbolt s'étaient claquemurés dans le bureau de Dumbledore pour examiner l'ostensoir, qui rayonnait de magie noire. Mais Marlene n'écoutait pas. Son petit sourire montrait qu'elle n'était pas dupe de sa soudaine volubilité.
« Tu as sauté des passages, petit cachotier… Se serait-il passé quelque chose dont tu aies honte ? »
Il ne pouvait vraiment rien lui cacher, à cette emmerdeuse.
« Tu as envoyé un Mangemort au casse-pipe ? Il arrive qu'on n'ait pas le choix…
– Ce n'est pas moi qui l'ai fait ! se défendit vivement Sirius, à la manière d'un enfant pris en faute.
– Qui ?
– Mulciber. Tu te souviens, à Poudlard, il…
– Je me souviens parfaitement de lui, abrégea Marlene. Le prototype du déclassé revanchard. Toujours fourré avec Avery et Rogue. Mais ce n'était pas ma question. Je voulais savoir qui l'avait descendu. »
Sirius se sentit acculé. Il ne pouvait pas décemment accuser Maugrey ou Shacklebolt.
« Rogue, répondit-il laconiquement.
– Hé bien, il n'a pas traîné pour se rendre utile ! s'exclama Marlene. Pourquoi ne m'as-tu pas dit tout de suite qu'il était avec vous ?
– Parce qu'on s'en fout ! » s'emporta Sirius.
Marlene dévisagea Sirius d'un air songeur avant de rejeter la fumée de sa cigarette par le nez.
« Tu as donc fait l'expérience de ce dont nous a parlé le formateur ? murmura-t-elle, le regard dans le vague, comme si elle essayait de s'imaginer ce que Sirius avait pu ressentir. Le fameux souffle ? »
Sirius acquiesça lentement de la tête. Il aurait voulu ne pas s'en souvenir. Il aurait préféré mourir plutôt que de revivre une horreur pareille.
Marlene se ressaisit rapidement :
« Vous étiez en infériorité numérique, reprit-elle. Il fallait battre en retraite et un prisonnier vous aurait ralenti. Mais, à vous deux, vous auriez pu neutraliser Mulciber. Pourquoi l'avoir supprimé ?
– Il venait de me désarmer, se justifia Sirius en pâlissant malgré lui. Alors Rogue…
– … t'a sauvé ? compléta Marlene, perfidement.
– Non ! protesta Sirius avec l'énergie du désespoir, parce qu'il avait sa fierté. Mulciber lui a lancé un Impardonnable. Rogue a sauvé sa peau...
– Ce que tu peux être de mauvaise foi », le contredit Marlene.
Sirius avait la désagréable impression qu'elle venait de comprendre quelque chose, sans qu'il sût quoi.
« Maugrey, en revanche, aurait pu empêcher cela…, fit-il observer, comme pour se dédouaner. Et il a laissé faire.
– Je ne comprends plus rien à tes histoires, chéri. Maugrey était là ?
– J'en suis quasiment sûr. Juste après que Mulciber soit mort, je l'ai vu sortir du décor. Il avait dû se jeter à lui-même un sortilège de Désillusion… »
Sirius pensait que Marlene allait trouver le procédé choquant, mais il n'en fut rien.
« Il devait mettre Rogue à l'épreuve », estima-elle.
Elle jeta par terre ce qui restait de sa cigarette et le broya avec sa botte. Vraiment, elle était la digne élève de son instructeur, songea Sirius. À côté d'elle, il était tellement friable. Le vent se leva et il se sentit profondément seul, tout à coup. Sa cigarette s'était consumée entre ses doigts et sa voisine, en se mettant debout, venait de sonner la fin de leur conversation. Sirius répugnait à se l'avouer, mais il avait trouvé un apaisement maladif à ce que Marlene fût près de lui. En fils ingrat, il se réchauffait à l'amour qu'elle avait pour lui, sans lui en donner en retour. S'il n'avait pas eu peur de l'équivoque, il aurait laissé aller sa tête contre son épaule.
« Tu as l'intention de dormir là ? fit Marlene avec sa brusquerie habituelle. On a cours de tactique dans cinq minutes, je te signale. »
Sirius vit, au loin, un groupe d'étudiants qui les observait avec intérêt depuis la cour. Malgré la distance, Sirius parvenait à discerner leurs sourires en coin ; ces idiots devaient les croire en rendez-vous galant. Il espérait, surtout, qu'ils n'iraient pas cafter au surveillant général. Il n'avait pas la moindre envie de devoir récurer les toilettes pendant une semaine – c'était la punition réservé aux impudents qui avaient le toupet de fumer dans l'enceinte du Centre.
« Je peux te poser une question, Marlene ? »
Sirius, toujours assis, avait attrapé le poignet de la jeune femme, ce qui parut la prendre de court. Sous ses doigts, il sentit s'accélérer le pouls de cette dernière. Son cœur à lui aussi battait à toute allure, mais pour une autre raison. Une idée lui était venue. Que n'y avait-il pas pensé plus tôt ? Sans attendre l'assentiment de Marlene, il se jeta d'un coup dans le vide :
« Sais-tu si Rogue et mon frère se fréquentaient ? »
Marlene ne répondit pas immédiatement. Il n'avait pas rêvé : son regard lumineux s'était troublé. Peut-être était-elle surprise. Ou, plus vraisemblablement, déçue. Sirius enroula ses doigts plus étroitement autour de son poignet. Après avoir dévalisé son intimité, cette cambrioleuse n'allait pas s'en tirer comme ça !
« Pourquoi ça t'intéresse ? s'enquit-elle, visiblement mal à l'aise.
– On ne t'a jamais appris qu'il est impoli de répondre à une question par une autre ? répondit Sirius du tac-au-tac. Je te pose la question car je pensais que tu aurais pu le savoir, par Lily ou par Theodore. »
Sirius comptait sur ses beaux yeux tristes pour émouvoir Marlene : quelle fille pouvait résister ? Une fois de plus, il s'était bien gardé de lui révéler le fond de sa pensée. Le fait que ce fût Rogue qui lui eût appris la mort de Regulus tissait entre eux un lien qui l'embarrassait. Personne ne devait savoir. Surtout pas elle, qui savait déjà bien trop de choses. Peut-être même des choses qu'il ignorait.
Marlene dégagea sèchement sa main, mais il semblait à Sirius qu'elle le faisait à contre-cœur.
« Tu n'as qu'à demander à Rogue », esquiva-t-elle en jetant son sac sur son épaule.
