CHAPITRE 10
« On avait dit : pas dans la chambre, Patmol. »
Las que James le serine avec ses bronches sensibles, Sirius ne chercha même pas à négocier. Il jeta son mégot encore incandescent par la fenêtre et claqua la croisée avant de se jeter sur son lit. Dehors, il gelait à pierre fendre. Et Maugrey devait sûrement rôder dans les couloirs, avec son flair de chien de chasse. Autant dire qu'il devrait attendre son retour au Centre pour s'en griller tranquillement une ! D'une torsion des reins, il tourna le dos à James, qui, assis en tailleur sur sa courtepointe, faisait mine de lire les Echos du Ministère.
Sirius était exaspéré. Après la soirée qu'il venait de vivre, jamais son besoin de boire n'avait été aussi impérieux. Las ! cette peste de Molly avait vidé les bouteilles dans l'évier, sous prétexte que, la veille, il s'était imbibé avec ses frères et qu'elle l'avait retrouvé à l'aube dans la baignoire, maculé de vomissures. Pourtant – Sirius l'avait juré la main sur le cœur – il n'était pas alcoolique ! Boire, fumer, emballer des filles, dire des énormités, tout ça n'était pour lui que des moyens de décompresser. Molly avait levé les yeux au ciel. Benjy avait ri. Et Marlene lui avait caressé la joue comme à un gosse. Avant de repartir, cette dernière l'avait, en guise de consolation, dépanné d'une cigarette – dont il n'avait pu, finalement, goûter que quelques bouffées. La vie était trop injuste.
« Sir', au fait… », appela une voix dans son dos.
Caché derrière sa feuille de chou, James devait réfléchir depuis longtemps à cette interpellation, songea Sirius avec mécontentement. Qu'est-ce qu'il allait encore lui sortir ?
« Te fatigues pas, Corn'…, grommela-t-il en étirant ses membres douloureux. Je sais que j'aurais pas dû dire ça. Mais c'est sorti tout seul. Quelle soirée de merde, tu avoueras !
– Tu devrais présenter tes excuses à Rogue », fit James d'un ton de reproche.
Sirius se retourna vers son ami pour s'assurer qu'il plaisantait. Car, pour lui, seuls les mots qu'il avait eus à l'encontre de son frère étaient répréhensibles. L'algarade dont il avait gratifié Rogue, c'était juste pour défouler ses nerfs – presque une mesure d'hygiène.
Malheureusement, James paraissait sérieux, grave même. Depuis qu'il travaillait au Ministère, on aurait dit que tout sens de l'humour s'était volatilisé chez lui.
« Tu as hurlé avec les loups, ajouta James en repliant avec soin son journal. C'est indigne d'un Gryffondor.
– De quoi ? se récria Sirius en se redressant sur un coude. Mais je n'étais pas moi-même ! Nous étions tous sous l'emprise de ce truc ! Crois-tu que les Bones se soient excusés, eux ? »
C'était surtout qu'il imaginait la moue condescendante avec laquelle Rogue n'aurait pas manqué d'accueillir ses excuses. De quoi lui faire passer toute velléité de repentance.
Et puis pourquoi devrait-il s'excuser d'avoir exprimé le fond de sa pensée ? S'il avait pu échanger la vie de Rogue contre celle de son frère, il l'aurait fait.
« On ne va pas se mettre à le plaindre, dévia-t-il. Ce type a du sang sur les mains. Qui te dit, d'ailleurs, qu'il a vraiment changé de camp ? Si ça se trouve, il nous manipule. Dumbledore se fie beaucoup trop à lui si tu veux mon av… ! »
Derrière les verres de ses lunettes, le regard de James s'était embué, si bien que Sirius n'alla pas au bout de sa phrase. Avait-il encore dit quelque chose qu'il ne fallait pas ? James décroisa les jambes et, s'aidant de ses bras, glissa au bord du lit.
« Je suis désolé, Sirius », dit-il à mi-voix.
Sirius en eut le souffle coupé. Le ton solennel que venait d'employer son ami ne lui disait rien de bon. Que pouvait avoir à se reprocher ce Monsieur Parfait, qui, il y a quelques secondes encore, lui faisait la morale ?
« Pourquoi désolé ? interrogea Sirius, le cœur au bord des lèvres.
– Il y a quelque chose que j'aurais dû te dire depuis longtemps.
– Ha ouais ? fit Sirius d'un ton bravache, sans parvenir à cacher l'angoisse qui était en train de prendre possession de lui. Parce qu'il te reste encore une mauvaise nouvelle à m'annoncer, après ton mariage avec Lily et ta paternité imminente ?
– Il n'est pas question de moi, répliqua James avec un visage navré. C'est au sujet de… ton frère.
– Me dis pas que tu sais sur lui quelque chose que je ne sais pas ! »
La voix de Sirius avait fait un bond d'une octave. Son ami acquiesça lentement de la tête, ses yeux bruns plantés dans les siens. Ce n'était plus le James distant, propre sur lui, un peu snob, que Sirius avait côtoyé ces derniers mois. Il lui semblait revoir le garçon simple et chaleureux dont il était inséparable à Poudlard, celui qui n'avait aucun secret pour lui.
« Pendant longtemps, je n'en ai pas été sûr, crut bon de se justifier James. Tu te souviens des rumeurs qui circulaient dans les dortoirs de Poudlard ? Neuf sur dix étaient fausses. Et puis ç'aurait pu être des coïncidences. Alors j'ai pensé, bêtement sans doute, que cela ne valait pas la peine de t'en parler. Et après la mort de ton frère, j'ai continué à garder ça pour moi, en me disant que je rajouterais inutilement à ta peine… Jusqu'à cette nuit où… »
Le cœur de Sirius lui dégringola dans le ventre.
« … Rogue est revenu.
– Quel rapport avec mon frère ? demanda Sirius avec fébrilité.
– Parler de l'un, c'est parler de l'autre, répondit James après un temps de réflexion.
– Tu voudrais bien arrêter de tourner autour du pot ? s'impatienta Sirius, qui sentait ses mains trembler.
– En fait… ils… enfin… Ton frère et Rogue… »
Sirius ferma d'instinct les yeux, comme s'il voyait se rapprocher inexorablement un obstacle qu'il aurait été impuissant à éviter. Lorsqu'il les rouvrit, son ami agitait ses mains comme s'il jonglait, à la recherche du mot juste. Mais Sirius savait déjà ce que James allait lui dire. Parmi toutes les hypothèses qui avaient germé dans sa tête au sujet du lien entre Rogue et Regulus, une seule, qu'il avait d'abord jugée grotesque, pouvait expliquer l'embarras qui s'était emparé de son ami.
« Ils étaient ensemble », lâcha abruptement James, avec l'air de quelqu'un qui se jette dans le vide.
Et il se décala d'un mètre pour se mettre à l'abri d'un tir de représailles.
« Ensemble ? » répéta Sirius d'une voix machinale.
Non pas qu'il attendît que son ami confirmât : il avait parfaitement compris. Ce n'était qu'un réflexe, le temps de laisser à son cerveau le temps de s'approprier cette information.
« En couple, si tu préfères », précisa James.
Non, Sirius ne préférait pas : accolée à Rogue et à Regulus, l'expression avait quelque chose d'incongru. Ce n'était pas tant que son frère aimât les garçons qui le perturbait – il s'était lui-même posé cette question à le voir si froid avec les filles – c'était que Rogue, l'être le moins charnel du monde, eût une vie sexuelle.
« Tu es sûr de ça ? » tenta-t-il, un accent désespéré dans la voix.
James fit oui de la tête.
« Tu te souviens de Stebbins, le petit gros dont le père était éleveur de dragon ? Alors qu'on était en septième année, il m'a raconté que Rusard les avait surpris, une nuit, dans le parc, l'un dans les bras de l'autre. Sur le coup, je n'y ai pas cru, parce que Stebbins était à l'affût du moindre ragot pour se faire mousser. Mais, au fond, ce n'était pas totalement invraisemblable. Ils étaient de la même maison, pas si éloignés en âge. On pouvait se dire que Rogue, tordu comme il l'était, cachait bien son jeu. Quant à ton frère, peut-être bien qu'il était un peu… comment dire… »
James avait rougi.
« … efféminé ?
– Jamais de la vie ! le contredit vertement Sirius, qui ne put néanmoins s'empêcher de se rappeler l'affectation avec laquelle Regulus s'exprimait. Il avait les… manières de notre famille, c'est tout ! »
James lui lança un regard étrange.
« Ils auraient pu faire semblant devant Rusard, osa Sirius dans un sursaut de mauvaise foi. Qui te dit qu'ils n'étaient pas là pour une raison encore moins avouable qu'un rendez-vous galant ?
– Tu crois vraiment qu'ils se seraient cachés de leurs camarades pour pratiquer des maléfices ? La magie noire n'a jamais été taboue à Serpentard. Alors que l'homosexualité, si. »
Sirius se leva d'un bond et alla s'accouder à la fenêtre. Il aurait apprécié que James restât allusif, plutôt que d'employer ce terme clinique, cru, vulgaire même, pour parler de son frère ; ça ressemblait à un nom de maladie.
« Je n'ai jamais pu le sacquer, ce Stebbins, pesta Sirius en entreprenant de se ronger les ongles. Il était… jaloux… il médisait de tout le monde !
– Quelques semaines plus tard, je suis allé à l'infirmerie pour faire soigner mon genou, reprit James, sans s'arrêter à ce que Sirius venait de dire. Et là, je les ai vus. Rogue avait l'air méchamment grippé. Il avalait un remède que venait de lui préparer Madame Pomfresh. Ton frère était à côté de lui et le regardait. Il n'y avait rien d'équivoque dans leur posture seulement, quand ils ont remarqué ma présence, ils se sont éloignés l'un de l'autre, comme si je les avais pris en faute.
– Cela ne veut rien dire, s'accrocha Sirius, qui avait écouté avidement. Ils savaient que tu étais mon ami ; ça aura suffi pour les gêner. T'as autre chose ?
– J'ai mieux, promit James. Ça s'est passé un jour que je… faisais une scène à Lily… au sujet de Rogue… »
Sirius ne put s'empêcher de sourire en repensant à la jalousie maladive dont James avait fait preuve à l'égard de Lily pendant les premiers temps de leur liaison :
« Parce qu'elle fréquentait encore Rogue en septième année ? le taquina-t-il. Ils n'étaient pas censés être fâchés depuis la fin de la cinquième… ?
– On ne tire pas aussi facilement un trait sur une vieille amitié, nuança James. Ils continuaient à se voir, en cachette, parce qu'ils n'assumaient ni l'un ni l'autre de le faire. Mais qu'importe… Au plus fort de la dispute, Lily a fini par me lâcher qu'il n'y avait rien de sexuel entre eux et qu'il n'y aurait jamais rien, parce que les goûts de Rogue étaient ailleurs et qu'il ne s'en était jamais caché avec elle. Ça m'a rassuré et vexé en même temps, je l'avoue. Je me suis toujours demandé ce qu'il serait arrivé si Rogue avait été intéressé. »
Sirius avait froncé les sourcils : il s'était figuré Rogue en soupirant éconduit. Et voilà qu'il le découvrait racontant ses coucheries à Lily.
« Ne me dis pas qu'il a cité le nom de Regulus !
– Il aurait parlé à Lily d'un autre Serpentard, plus jeune que lui, de bonne famille... »
Sirius digéra. Puis il imagina Rogue et Regulus en train de... Il se passa la main sur le front. C'était insoutenable. Comment pouvait-on bander à la vue d'un type comme Rogue ?
« Que l'autre pervers le soit, c'est une chose ; qu'il ait eu des vues sur mon frère, je veux bien, concéda Sirius coup sur coup. Mais qu'est-ce qui nous prouve que c'était réciproque ? »
Alors que la dernière syllabe mourait sur ses lèvres, Sirius se remémora la pique que lui avait lancée Marlene lorsqu'il l'avait repoussée : « Tu es comme ton frère ». Une sueur froide lui coula jusqu'au creux des reins. Se pourrait-il que tout le monde eût été au courant, sauf lui ? Il aurait tellement eu besoin d'une cigarette en ce moment. Il était à deux doigts de descendre chercher son mégot dans la neige.
« Tu m'as dit mille fois que tes parents régentaient la vie de ton frère, lui asséna James. Et qu'ils projetaient pour lui une brillante carrière au Ministère. Pourtant cela ne l'a pas empêché, à seize ans, de s'enrôler comme Mangemort… la même nuit que Rogue… Tu comprends ? Ton frère a désobéi pour le suivre. As-tu besoin d'une autre preuve qu'il l'aimait ? »
Sirius donna un coup de pied dans le mur : il trouvait que James faisait un emploi inconsidéré du verbe « aimer ». À l'âge qu'avait Regulus, ce ne pouvait guère être qu'une histoire d'hormones.
« Qui te dit que ce n'était pas le contraire ? »
Sirius avait émis cette hypothèse sans aucune conviction car dès sa prime jeunesse, Rogue semblait se destiner à entrer au service de Voldemort.
« Ou bien…, tenta-t-il de se rattraper. Ou bien… Rogue l'aura attiré en lui faisant miroiter des rêves de gloire. Regulus n'était pas totalement insensible à ce genre de choses, il adorait les uniformes…
– Mille fois j'ai pensé t'en parler, reprit James d'une voix éteinte. Je me disais que, d'une certaine façon, tu serais soulagé de savoir que ton frère s'était fait entraîner. Malheureusement, cela impliquait d'entrer dans les détails… Je n'étais pas certain que tu m'en aurais été reconnaissant.
– Tu vas trop vite en besogne, s'entêta Sirius. Même à supposer que mon frère eût ce genre de tendances, tu ne crois pas qu'il aurait trouvé mieux que ce… ce… Non mais tu les vois ensemble, sérieux ? »
James laissa échapper un profond soupir. Prenant appui sur ses genoux, il se leva et s'approcha de Sirius. Était-ce la lumière tamisée de la lampe qui produisait cet effet ou bien ses traits étaient-ils plus marqués que de coutume ? Il posa ses mains sur les épaules de son ami.
« Tu n'as toujours pas compris, Sirius ?… Si Rogue a rejoint l'Ordre après la mort de ton frère, c'est pour le venger... »
Sirius sentit ses jambes flageoler. Il parvint à articuler :
« C'est ce que ce salaud a raconté à Lily ?
– C'est ce qu'elle lui a fait avouer, la baguette sur la tempe. Tu penses bien qu'elle n'allait pas lui indiquer l'emplacement de notre quartier général sans lui faire subir un interrogatoire en règle...
– J'imagine qu'il a servi la même soupe à Dumbledore pour le convaincre de la sincérité de son revirement.
– Oh Sirius… Tu le détestes tellement que ça t'aveugle. Tu devrais grandir, un peu. Ne t'en déplaise, il aimait autant ton frère que toi. »
Que dire après cela ? Sirius repoussa sèchement James et se mit à tourner dans la chambre. Il avait envie de frapper James, de se frapper lui-même, de tout casser. Il lui fallait de l'air, tout de suite.
« Qu'est-ce que tu… ? s'inquiéta James en le voyant enfiler hâtivement son blouson.
– Vais fais un tour…
– À cette heure ? Par ce temps ?
– T'occupe… »
James n'eut pas le temps de lui proposer de l'accompagner que Sirius dévalait déjà l'escalier à grandes enjambés. Alors qu'il traversait le corridor, les cheveux dans les yeux, il bouscula Maugrey, qui revenait d'une ronde. Il tenta de le contourner, mais ce dernier le retint par le col pour scruter son visage, allant jusqu'à écarter ses boucles pour mieux voir. Avait-il l'air bouleversé à ce point ?
« Je vois…, soupira Maugrey en le relâchant. Une âme charitable s'est enfin décidée à vous le dire.
– Et vous ? frémit Sirius, les narines dilatées. Pourquoi vous ne m'avez rien dit, si vous étiez au courant ?
– C'est tellement compliqué de prévoir vos réactions, Black. Vous êtes un chien fou… Faites pas de bêtises avec Rogue. Ce n'est certainement pas un saint – du reste, il ne prétend pas l'être – mais je suis convaincu qu'on peut lui faire confiance et puis, comme vous l'avez compris, l'Ordre a besoin de lui… Vous promettez ? »
Maugrey lui administra une tape sur la nuque, qui était sans doute le geste le plus tendre dont il fût capable, et, devançant sa réponse, s'éclipsa comme une ombre.
« OK », murmura Sirius, résigné.
Il lui fallait composer avec ça, à présent. Il se retrouva dans le jardin, les bras ballants. Le sol était recouvert d'une épaisse couche de neige. Mais il ne la sentit pas s'écraser sous ses bottes tandis qu'il marchait, à pas lourds et incertains, jusqu'au bord de la Serpentine. Il y trouva un rocher plat, à fleur de berge, sur lequel il se laissa tomber, les jambes dans le vide, la tête ailleurs. Ses yeux supportaient sans ciller la réverbération de la lune sur la neige. Le vent glacé soufflant sur son visage ne le faisait pas frissonner. Ses oreilles, même, ignoraient le tumulte de la rivière qui courait autour de lui, léchant les flancs du rocher sur lequel il était assis. Il avait quitté son corps.
C'était donc « ça » qui n'allait pas chez son frère, pensa-t-il avec amertume. La pièce de travers, celle qui ne rentrait pas dans le moule. Son ami se trompait : Regulus n'avait pas suivi Rogue chez les Mangemorts par amour, mais par réflexe de survie ; pour fuir le morne destin qui l'attendait. Dût-il pour cela vivre dans la clandestinité. Alors qu'il avait quatorze ans à peine, Walburga, déjà, avait tout arrangé. Il était prévu que, dès sa majorité, son fils préféré épousât un bon parti choisi par elle. Il n'était jamais trop tôt pour perpétuer la race des Sangs-purs, affirmait Walburga. Ce n'était pas son autre fils qui allait s'en charger.
À de nombreuses reprises, ces dernières années, surtout après avoir quitté Poudlard, Sirius s'était senti seul au monde, comme l'est un exilé. Mais jamais ce sentiment n'avait été aussi douloureux que cette nuit. Quelque effort qu'il fît pour se raisonner – parce qu'au fond de lui, il comprenait parfaitement ce qu'avait pu ressentir Regulus – il se sentait trahi, dupé. Son frère ne lui avait pas fait confiance ; il ne s'était jamais montré à lui comme il était vraiment, comme il devait être avec Rogue. Si seulement Regulus avait encore été en vie… Sirius aurait pu apprendre à le connaître. Mais il était trop tard. Depuis des mois, il pleurait un étranger.
Sirius ne sut jamais ce qui, ce soir-là, l'avait retenu de se jeter dans la Serpentine.
