CHAPITRE 15

Alors qu'ils dormaient l'une dans le giron de l'autre, un coup assourdissant les réveilla en sursaut. Encore dans un état de semi-conscience, Marlene décolla mollement sa tête décoiffée de la poitrine de Sirius ; mais, en apercevant, dans le chambranle de la porte, le visage buriné de Maugrey, éclairé par-dessous – ce qui lui donnait l'apparence d'un mascaron – la jeune femme retrouva tous ses esprits et chassa si vigoureusement son voisin que celui-ci faillit tomber du lit. Chacun se mit sur son séant, Sirius affectant un air innocent et Marlene virant au rouge pivoine.

« Comme c'est touchant…, feignit de s'attendrir Maugrey en les éblouissant avec le faisceau de sa baguette.

– Ce n'est pas du tout ce que vous pensez ! », soutint Marlene d'un ton très digne, rajustant d'un coup d'épaule la bretelle qui menaçait de dégringoler dans la pliure de son coude.

Mais Maugrey avait des choses plus pressantes à faire que de commérer. Il claudiqua d'un pas formidable dans la chambre : à chaque appui qu'il y prenait avec son bâton, le parquet ondulait comme s'il était liquide.

« Auriez-vous oublié, McKinnon, que nous devons être à Gringotts pour l'ouverture ? rugit-il. Et qu'à cette fin – il appuyait sur les consonnes – nous étions convenus, hier soir, de partir d'ici à sept heures pétantes ? Filez au séjour ! Cela fait vingt minutes que Minerva vous y attend ! Vraiment, vous me décevez ! »

La coupable s'extraya souplement du lit – d'un même mouvement, Sirius et Maugrey détournèrent les yeux – se rhabilla et ramassa ses pantoufles avant de disparaître par l'embrasure de la porte dans un froufrou de satin, frôlant, par inadvertance, l'épaule de Rogue, qui passait en sens inverse. Ce dernier se tordit le cou pour la suivre du regard comme si elle venait de lui dérober quelque chose. Rigide, lugubre, drapé jusqu'aux chevilles dans sa cape, il semblait s'être détaché des sculptures d'un portail gothique.

Glissant à bas du lit, Sirius s'étonna que Maugrey ne l'eût pas, comme Marlene, agoni de reproches ; il fallait croire qu'à force de tout rater, il s'était écrasé si bas dans son estime qu'il ne pouvait plus le décevoir. Ou alors, autre hypothèse, que la vie amoureuse de Marlene ne laissait pas Maugrey totalement indifférent. Tandis qu'il cherchait ses chaussettes, Sirius réalisa que Rogue, dont il pensait qu'il n'était pas allé plus loin que le seuil, se tenait juste à côté de lui. Mais que fichait-il là ? Et pourquoi le dévisageait-il comme s'il s'apprêtait à faire tomber la foudre sur lui ?

Selon toute apparence, Rogue était en train d'essayer de lire dans ses pensées. Mais Sirius, lui, n'avait nul besoin de légilimancie pour subodorer l'idée dégoûtante qui fermentait dans son esprit ; car si la détresse de Marlene pouvait encore passer pour du sans-gêne quelques semaines plus tôt, elle crevait les yeux à présent.

« Moi, abuser d'elle ? répondit Sirius, bien que Rogue n'eût pas desserré les dents. T'as vraiment l'esprit mal tourné !

– Tu admettras que ça pourrait prêter à confusion, susurra ce dernier. Surtout quand on a en mémoire le goujat que tu étais à Poudlard ».

Non mais sans rire ! Rogue osait le chapitrer ! Lui qui n'avait jamais pratiqué aucune fille ? Comme Remus, qui se croyait autorisé à l'ouvrir, alors qu'il était encore puceau, à coup sûr. De toute façon, à voir l'air pincé de Rogue, Sirius en était sûr : il n'était pas scandalisé, il était juste jaloux. Oui, jaloux de Marlene. Après ce qu'il s'était passé entre eux dans la salle de bains, le pauvre s'était monté la tête, forcément. Il s'était imaginé qu'il avait ses chances avec lui. Sirius sourit ; cela lui plaisait, en fait, de voir Rogue énervé comme ça. Il mesurait l'ascendant qu'il avait sur lui. Il l'aurait bien embrassé pour rire, rien que pour voir sa tête.

« Ça te va bien de jouer les père-la-morale ! se contenta-t-il de ricaner. Hypocrite !

– Avons pas le temps pour ça, Black ! », le recadra Maugrey, qui semblait enfin s'être rendu compte de la présence de son élève, qui se trouvait pile sur la trajectoire de sa baguette.

Car l'Auror l'avait pointée sur une bonnetière en merisier qui penchait contre le mur du fond de la chambre. Sirius n'avait jamais osé ouvrir ce meuble, de peur d'en voir jaillir, comme des armoires de sa mère au square Grimmaurd, des robes étrangleuses et des épouvantards de famille. Avec un grincement qui n'augurait rien de bon quant à l'état des gonds, la porte s'ouvrit à grand' peine, laissant apparaître, à la lumière dorée de la baguette, un amoncellement baroque de vêtements et d'accessoires. D'un Accio ! énergique, Maugrey en tira des tenues surannées qui se mirent à tournoyer dans les airs comme si elles glissaient sur un rail invisible.

Sur ces entrefaites, Shacklebolt fit irruption dans la pièce. Sirius ne le reconnut qu'à sa démarche féline et à son anneau d'oreille, car le jeune Auror avait totalement changé d'apparence : sa peau noire était devenue presque translucide, son crâne chauve s'ornait désormais d'une épaisse chevelure poivre et sel, séparée par une raie sur le côté, et son nez épaté avait été remodelé jusqu'à être aussi pointu que celui d'Arthur Weasley. Shacklebolt semblait ravi de son effet, dont il s'assura d'un regard dans le miroir suspendu au-dessus de la commode. Son sourire découvrit des dents chevalines.

Sans cesser de faire sortir des habits du rang pour les examiner, Maugrey demanda d'un ton admiratif :

« Hum, beau boulot. Métamorphose ? »

– Un simple glamour, le détrompa son collègue. Je me le suis lancé à moi-même, car Minerva est tout à Marlene. Tu permets ? »

Au moyen d'un sortilège d'attraction, Shacklebolt attrapa au vol un complet en flanelle ardoise qui se déroula sur lui tel un costume de transformiste. Pour parachever la supercherie, il noua une cravate à pois autour de son cou puissant et glissa ses pieds dans une paire de mocassins fatigués.

« Tu ressembles à un homme politique ! le taquina Maugrey, lequel prit pour lui-même un complet-veston en prince de galles, un feutre marron et un pardessus. Aurais-tu, par le plus grand des hasards, pour projet de devenir Ministre de la magie ?

– Exactement ! lui répondit son collègue, à demi-sérieux. Il m'arrive de penser que je pourrais faire mieux que la titulaire actuelle du poste.

– T'as pas besoin de te grimer pour être crédible. », fit observer Maugrey.

Il s'affairait à fixer un soulier en cuir jaune à sa prothèse, à l'aide d'un maléfice de glu perpétuelle. Une fois ceci fait, il rabattit son pantalon et se débarrassa de sa canne.

« King', refais-moi le portrait, tu veux ? »

En deux coups de baguette, Shacklebolt redressa son nez cassé – séquelle d'un mauvais cognard reçu dans sa jeunesse – et estompa la balafre qui lui barrait la joue gauche – souvenir d'un Sectumsempra qui avait failli lui coûter la vie.

« M'améliore pas trop ! coquetta Maugrey. J'aimerais continuer à faire peur !

– T'inquiète, Alastor, je m'arrête là ! fit ingénument Shacklebolt. T'as de la marge d'ici à être beau !

– Si tu veux devenir ministre, faudra que t'apprennes à mentir un peu, ronchonna Maugrey. Bon, terminons-en de nos affaires de chiffons ! »

Vrillant vers Rogue, qui n'avait pas vu le coup venir, Maugrey l'affubla d'un pantalon à rayures, d'un gilet gris perle et d'un frac élimé puis fit virevolter au-dessous de lui un haut-de-forme qu'il lui enfonça sur la tête jusqu'aux sourcils.

« Est-il vraiment indispensable d'être grotes… ? se récria Rogue en arrachant son couvre-chef.

– Taratata, quel râleur vous faites ! l'interrompit Maugrey, qui en profita pour lui raccourcir les cheveux d'un Breviare ! tiré plus vite qu'un coup de feu. C'est tout de même autrement seyant que vos nippes d'oiseau de malheur. Regardez-vous ! »

Seulement l'ancien Mangemort n'était pas si naïf ; il voyait bien que Maugrey avait gardé sa baguette levée et que ses yeux exprimaient une concentration suspecte :

« N'y pensez pas, Maugrey ! le mit-il en garde, en dégainant à son tour sa baguette.

– Faites pas l'enfant, Rogue. Je vous assure qu'avec ça, on ne vous reconnaîtra plus ! »

Maugrey remua les lèvres. Mais Rogue fut plus rapide ; il para le maléfice, qui ricocha avec une étincelle sur le nez tout neuf de Shacklebolt, lequel rapetissit de moitié. Maugrey ramassa sa baguette de mauvaise humeur, vexé de s'être fait désarmer :

« Votre tête est mise à prix, Rogue ! revint-il à la charge. Si vous vous montrez sous votre vraie apparence dans un lieu aussi fréquenté que le Chemin de Traverse, vous ne reviendrez pas vivant de cette mission ! »

Rogue se drapa, grommela qu'il n'était pas un lâche, mais, après de nouveaux avertissements de Maugrey, finit par troquer son appendice en forme de serpe contre un nez normal, qui le rendait méconnaissable. Accoudé à la cheminée, Sirius faisait mine de rire de tout ce carnaval, mais, au fond de lui, il était troublé. Troublé par la prestance de Rogue dans ces oripeaux, qui auraient été hors de propos sur toute autre silhouette que la sienne. Troublé par la manière sèche et nerveuse dont ce dernier fit coulisser ses longues mains dans des gants en pécari. Troublé par le son de sa voix, profonde comme un violoncelle, lorsqu'il demanda à Maugrey quel personnage il était censé interpréter vêtu de cette défroque. Ça devenait grave.

« Black et vous serez de jeunes mariés venus ouvrir un compte, lui annonça Maugrey. Comportez-vous comme les pires des clients : entrez à grand bruit dans le hall de manière à attirer l'attention sur vous, accaparez les conseillers présents, bombardez-les de questions stupides, prétendez ne rien comprendre aux formulaires, disputez-vous et, au moment opportun, faites un scandale au sujet des frais bancaires.

– Mais qui fait la femme ? », intervint Sirius dans un bâillement.

Il s'avisa trop tard qu'il aurait dû tenir sa langue, car il se retrouva instantanément accoutré d'un tailleur-jupe en tweed kaki, d'un chapeau cloche assorti dont s'échappait une puissante odeur de naphtaline et d'escarpins vernis qui lui garrotaient les orteils. Maugrey lui rembourra ensuite la poitrine avec des chaussettes roulées en boule et lui tapota les joues d'un fard criard. Il recula de deux pas pour apprécier le résultat.

« Ravissante, dit-il d'un ton sarcastique en rangeant sa baguette. Si ce n'est que ce tailleur vous boudine un peu. Minerva va s'empresser de rectifier ça. »

À chaque respiration, Sirius entendait craquer les coutures de la veste quant à l'ourlet de la jupe, lesté de plomb, il menaçait à tout moment de remonter au-delà des limites de la décence.

« N'oubliez pas de prendre un sac, pour vos économies », suggéra Maugrey avec un clin d'œil.

D'un geste rageur, Sirius se saisit d'un sac à main en crocodile avant de laisser dériver son regard en direction de Shacklebolt, qui observait religieusement ses mocassins, puis vers Rogue, qui réprimait mal un sourire. Sirius réalisa qu'il devait avoir l'air, au mieux d'un clown, au pire d'un prostitué travesti. Il ne lui en fallait pas davantage pour lui donner envie de prendre le Serpentard à parti :

« Toi, franchement, avec ta dégaine de…. – il se retint, parce qu'il ne voulait pas insulter son frère en visant Rogue –, bref, tu aurais été plus crédible dans le rôle !

– On a la mémoire courte… », répondit ce dernier avec une intonation suggestive, qui remua l'estomac de Sirius.

D'une bourrade dans le dos, Maugrey coupa court :

« Attendez que nous ayons récupéré l'épée pour vous dire des mots doux ! »

Ce fut ainsi déguisés qu'ils descendirent au rez-de-chaussée. Sirius fermait la marche, maudissant Maugrey. Ses souliers à talons lui faisaient un mal de chien et il était réduit à tituber tel un faon sorti du ventre de sa mère.

Il remarqua alors, dans le corridor, alignés contre le mur, des balais dont les manches semblaient cirés de frais. Parmi eux, un Nimbus 1000, jaugea-t-il d'un œil connaisseur, un des fleurons de l'industrie aéronautique sorcière, commercialisé depuis moins d'un an. Assis sur un tabouret pliant, Hagrid terminait de fourbir un dernier balai, un Comète 260 bien conservé, mais d'un gabarit inhabituel – sûrement une version long courrier, remontant à une époque où le transplanage n'était pas encore la norme sur les longues distances.

« Prêt du professeur Bibine, commenta Maugrey en passant. Proviennent de sa collection personnelle. Tous très maniables, et, surtout, plus discrets que votre moto volante, Black. Nous les garerons à l'entrée de Gringotts. »

Sirius pensa qu'avec sa jupe, il aurait préféré transplaner jusqu'à l'arrière-cour du Chaudron baveur, quitte à avoir la nausée et à fournir le reste du trajet sur les instruments de torture qui lui tenaient lieu de chaussures. Mais cette prévention n'ayant aucune chance de trouver un écho chez un homme en pantalon, il s'abstint d'en faire part à Maugrey.

Bien qu'il restât muet, Rogue, lui non plus, n'avait pas l'air enchanté : il fixait les engins volants d'un oeil torve comme s'il eût voulu les réduire en fumée. Il devait se rappeler comment, en première année, lors des tests d'entrée de l'équipe de Serpentard, il avait glissé de son véhicule pour finir la tête dans la boue. Sans surprise, il avait été recalé de la sélection et, logiquement, avait passé le reste de sa scolarité à dénigrer les succès de James au Quidditch. Selon son degré de mauvaise foi, il prétendait que les exploits du Gryffondor n'étaient que le fruit du hasard, d'un vent favorable ou d'une potion de chance.

À peine les quatre hommes eurent-ils pénétré dans le séjour qu'un rire frais comme une source se fit entendre : c'était Marlene, moulée dans une robe en brocard d'argent, qui pouffait de rire avec les traits de Narcissa – spectacle passablement perturbant pour Sirius, qui n'avait jamais vu sa cousine ne serait-ce qu'esquisser un sourire. Quant à McGonagall, debout face à elle, baguette à la main, son faciès constipé disait l'effort qu'elle devait fournir pour contenir son hilarité.

« Oh, Sirius ! l'apostropha Marlene. Tu m'avais caché ta nature profonde !

– C'est ça, marre-toi, grogna l'intéressé en tirant sur sa jupe.

– Je m'occupe des finitions et je vous prends », s'offrit charitablement McGonagall.

D'un coup de baguette, l'auguste professeure éclaircit encore la chevelure de Marlene, puis, s'aidant d'une photographie froissée qu'elle tenait à la main, elle reprit la forme du front et affina légèrement sa mâchoire. Ceci fait, elle parut considérer son office terminé.

« Mr Black ? s'enquit-elle toutefois, par acquis de conscience. Vous qui êtes de sa famille... »

Sirius s'approcha de Marlene. Frappante au premier regard, la ressemblance ne résistait pas à un examen attentif. Tous les détails, pourtant, étaient imitées à la perfection : la carnation, le pli subtilement tombant des lèvres, la délicate amande des yeux…. Quelque chose – il n'aurait su dire quoi – clochait. L'expression du visage, peut-être ?

« Comment tu me trouves ? crâna Marlene. Elle pète, cette robe, nan ? McGonagall l'a trouvée dans la garde-robe du prem...

– Arrête de sourire, l'interrompit Sirius. Emploie un ton agacé. Et essaie d'imaginer que tu te promènes en permanence avec un scroutt sous le nez. »

Marlene remballa aussitôt son sourire et pinça les narines. C'était déjà plus crédible. Car depuis ses quinze ans la vraie Narcissa était importunée par tout, et tout le monde, même par l'air qu'elle respirait. Comment avait-elle pu passer de cette fillette vive et rieuse, qui jouait à la poupée avec son petit cousin, à ce monstre froid, obnubilé par sa position sociale ? À croire que la vanité était, chez les Black, une maladie héréditaire, qui n'attendait que l'âge pour se déclarer… Aveugle au pourpre qui montait aux joues de Marlene, Sirius rajusta les épingles de son chignon, pour tirer plus franchement ses cheveux en arrière.

« Mr Black ? répéta McGonagall.

– Ce n'est pas tout à fait cela, répondit Sirius d'une voix songeuse.

– Ce portrait date », fit soudain remarquer Rogue.

Il s'était avancé, les mains derrière le dos, pour mieux voir le cliché que McGonagall tenait à la main.

« Hélas, soupira McGonagall. C'est le seul sur lequel Argus ait pu mettre la main. Le dossier de Narcissa Black a disparu des archives de Poudlard, tout comme, du reste, ceux de sa sœur et de son époux. Et moi qui espérais y glaner des informations sur sa biographie, qui auraient pu aider Miss McKinnon à jouer son rôle. La photographie était agrafée à un formulaire d'autorisation de sortie à Pré-au-Lard, qui calait une patte du bureau de Rusard. Une chance que ce meuble ait été bancal. »

Rogue entreprit de faire le tour de Marlene comme s'il se fût agi d'une statue.

« Les joues de Mrs Malefoy n'ont plus cette rondeur. Et elle a un grain de beauté sous l'œil droit – de son index, il désigna l'emplacement exact, touchant presque la jeune femme. En outre, elle est un peu moins grande que Miss McKinnon, si je ne m'abuse. »

Sirius assistait à la scène avec le sentiment d'avoir raté un épisode : comment Rogue pouvait-il connaître physiquement sa cousine ? Ils n'avaient pas pu se croiser à Poudlard : plus âgée que lui, mariée dès ses quinze ans, Narcissa avait fini sa scolarité avant même que lui ait commencé la sienne. La seule explication plausible était qu'il l'avait rencontrée au moment où il s'était rallié à Voldemort. Et ce fourbe avait encore le toupet de prétendre ignorer si Lucius, son mari, était un Mangemort !

Cependant, McGonagall, usant de la pointe de sa baguette comme d'un burin, resculptait artistiquement les joues de Marlene. Celle-ci ne battait plus un cil, comme tétanisée – car à la différence du sortilège de glamour, qui n'était qu'une illusion et ne passait pas le test du toucher, le sortilège de métamorphose modifiait réellement la forme du corps. Marlene devenait peu à peu une œuvre d'art.

McGonagall appliqua une mouche à l'endroit indiqué par Rogue et d'un petit tapotis sur la tête, abrégea Marlene de quelques centimètres. Vu sous cet angle et avec ces volumes retravaillés, le visage de Marlene coïncidait exactement avec celui de Narcissa, tel que Sirius en gardait la mémoire. Il devait se pincer pour se convaincre que cette enveloppe corporelle hébergeait l'âme de sa camarade de formation.

McGonagall se tourna alors vers lui, l'effleurant de sa baguette en sapin. À peine eût-elle scandé Conversio ! que les muscles de Sirius, dont celui-ci était si fier, fondirent en graisse. Quant à son mètre quatre-vingt-dix, il se tassa en un modeste mètre soixante. Le tailleur-jupe lui tombait à présent parfaitement et ses pieds, qui avaient perdu sept pointures, flottaient dans ses escarpins. McGonagall ne toucha pas à son visage, se bornant à donner un coup de rabot au niveau de l'os du menton et de passer sur ses joues un charme de rasage, que Sirius se promit d'apprendre à reproduire.

« Vous voilà avec une stature plus compatible avec la personne que vous êtes censé incarner ! commenta-t-elle.

– J'ai trouvé ! lâcha abruptement Marlene, telle Galathée s'animant. Serena !

– Qui ça ? répondit Sirius, croyant saisir qu'elle s'adressait à lui.

– Le féminin de Sirius ! Fais bien attention à parler en voix de tête.

– Mais arrête ton balai ! Je ne suis pas une gonz… ! »

Pris d'un blanc, Sirius éprouva soudain le besoin impérieux de s'assurer de son intégrité physique. Après avoir constaté que tout était en place, il s'essuya le front. Sa palpation spontanée avait arraché un éclat de rire à Marlene et un gloussement étouffé à McGonagall. Même Rogue, qui semblait pourtant pressé de partir, s'était déridé. Unique consolation dans cet océan de gêne : Maugrey et Shacklebolt s'étaient isolés dans le corridor, où ils discutaient des derniers détails du plan, sans faire attention à lui.

« Ai-je besoin de vous rappeler, Black, que pour rompre un sortilège de métamorphose, il suffit d'un simple Revelio ? » fit McGonagall, avec un sourire en coin.

Certes, le sortilège de métamorphose était réversible, mais on ne pouvait exclure des ratés comme en transplanage, où il arrivait que des organes restassent en arrière. Telle était la profondeur des préoccupations de Sirius tandis qu'il suivait ses coéquipiers dans le corridor.

Maugrey prit Marlene par le coude, la détailla de pied en cap, visiblement satisfait, et lui fit répéter son texte. Pendant ce temps, Elphias Doge dévalait l'escalier en burnous, s'enquérant de la cause de tout ce tapage, qui l'avait tiré du lit aux aurores – avec ses rhumatismes, imaginez un peu.

« La mission ! se souvint-il tout à coup en voyant Maugrey s'agiter. Maudite mémoire ! Trouée comme un papier d'orgue de barbarie ! »

Et le conseiller spécial de tirer de sa poche un passeport sorcier, qu'il tendit à Maugrey. Après l'avoir feuilleté d'un regard pointilleux, celui-ci le remit à Marlene sans faire de commentaire.

Le jour se levait tout juste sur le jardin enneigé. Hagrid déblayait la partie où le sol était le plus égal pour y aménager une piste de décollage. En voyant le manteau en taupe du demi-géant remuer bizarrement tandis qu'il maniait sa pelle, Sirius se demanda s'il abritait des nichées de scroutts dans ses poches.

Les balais reposaient sur un muret, les branches plantées dans la neige. Sirius tiqua, compta : il n'y en avait que quatre. Et ils étaient cinq. Folle de vitesse, Marlene s'était déjà jetée sur le Nimbus et Shacklebolt avait galamment consenti à se rabattre sur le Brossdur. Maugrey, lui, s'était approprié d'un geste conquérant le Lancechêne, dont le manche épais et noueux devait lui rappeler son bâton de marche. Ne restait donc plus que le Comète, dont Sirius s'avisa avec horreur qu'il comportait en fait deux places – modèle rarissime, crée pour une expérimentation de Quidditch en couple, restée sans suite.

« C'est moi qui conduis ! tint-il à faire savoir à Rogue, qu'il poussait du coude avec l'idée d'être le premier à s'emparer du manche.

Hélas ! Rogue, profitant de son allonge, le précéda et enfourcha le balai avec un sourire cruel :

« Occupe-toi plutôt de ton baise-en-ville. Ce serait bête que tu le lâches. »

Tout en disant cela, il se cala ostensiblement sur la partie supérieure du manche. Sirius commençait à faire tournoyer la lanière de son sac à main quand il se fit gourmander par Maugrey, qui avait deviné ses intentions hostiles :

« N'oubliez pas votre rôle !

– Comptez sur moi pour rafraîchir la mémoire de Black, promit Rogue, qui triomphait.

– Serena ! le corrigea Marlene.

– Mais de qui parlez-vous ? » sourcilla Shacklebolt.

Retroussant sa jupe et ravalant sa fierté, Sirius prit place derrière Rogue, son sac sous l'aisselle. Ce dernier décolla en trombe, sûrement pour le faire chuter, à moins que ce ne fût pour faire la course avec Marlene, qui avait pris les deux aurors de court avec une accélération supersonique – vraiment, cette trompe-la-mort aurait dû être sa sœur.

Sirius et Rogue s'élevaient en flèche quand une bourrasque leur fit faire un écart. Sirius serra les cuisses, Rogue donna un coup de balai malhabile et ils virèrent à angle droit, fonçant dans un nuage dont ils ressortirent quelques secondes plus tard trempés et grelottants, ce qui fit regretter à Sirius de n'avoir pas pris ses gants de moto. Après avoir tenté divers expédients pour réchauffer ses doigts ankylosés, il eut l'idée saugrenue de les glisser sous les basques du frac de Rogue.

« Tu outrepasses ton rôle ! entendit-il ce dernier râler, malgré le bruit du vent qui sifflait dans ses oreilles.

– Faudrait savoir, chauffard ! lui cria-t-il. Tu laisserais ta femme mourir de froid ? »

Pour le plaisir de déconcentrer Rogue, il agrippa ses hanches, dont il se fit des poignées. Rogue jura, se débattit, lui donna un coup de coude bien senti dans les côtes, mais n'alla toutefois pas jusqu'à lâcher le manche du balai, ni même regarder en arrière, car l'engin progressait à si vive allure que la moindre embardée aurait été fatale.

« Tu te comportes vraiment comme… », cracha Rogue, mais le vacarme ambiant submergea le reste de ses récriminations.

Ils volaient depuis une heure déjà, dans un ciel d'un gris mat, luttant contre un vent contraire. Devant eux, les autres n'étaient plus qu'un point à l'horizon. La fatigue, le froid et la lassitude aidant, Sirius finit par se coucher sur le dos de Rogue et passer ses bras autour de sa taille. Quelle bonne idée d'avoir laissé ce crétin monter devant ! Comme ça, il pouvait profiter de sa chaleur. Saisir l'occasion de lui chatouiller les flancs – là, comme ça. Ou souffler sur sa nuque, rasée de près. Et s'il s'amusait à glisser sa main dans… ?

« Black ! Tu as vraiment envie de finir dans le décor ?

– Je révise, prétexta Sirius dans un ronronnement. Et appelle-moi Serena. »