CHAPITRE 16

Sans un bruit, Marlene, Shacklebolt et Maugrey se posèrent sur un toit verglacé, fourrèrent leurs balais dans leur cape de voyage et, les mains libérées, enfourchèrent à tour de rôle la gouttière qui dévalait jusqu'au sol. En cette matinée de janvier, l'Allée des embrumes, de sinistre réputation, baignait dans une purée de pois propice à la clandestinité. Ils patientèrent un bon quart d'heure dans l'arrière-cour de Barjow et Beurk avant de voir leurs comparses atterrir au-dessus de leur têtes ; à en croire les noms d'oiseaux qui fusaient, Sirius et Rogue n'avaient pas attendu le début de la mission pour se chamailler comme un vieux couple.

« On va pas coucher là ! leur cria Maugrey, dont les yeux vaguaient anxieusement. Voldemort place ses espions partout. »

Balai dans le dos, Rogue coulissa le premier le long de la façade décrépie. Voulant suivre son exemple, Sirius coinça la lanière de son sac entre ses dents et se mit à glisser. Hélas, dans la manœuvre, sa veste se déchira, ses bas filèrent et sa jupe remonta jusqu'à la taille. Sitôt à terre, il se hâta de dégainer sa baguette pour réparer les dégâts. Avant de s'aviser que personne n'avait eu le réflexe d'en rire. Une gravité inhabituelle se lisait sur les visages de Marlene et de Shacklebolt. Rogue, lui, avait carrément une mine de déterré.

Ils se faufilèrent dans la venelle qui séparait Barjow et Beurk de la boutique voisine – une brocante bien connue de Mondingus, qui y écoulait le produit de ses larcins. En passant devant la vitrine poussiéreuse, Sirius remarqua, posé sur un piédouche en laiton, un crâne humain aux orbites barbouillées de rouge. Marlene fit la grimace. Shacklebolt pressa le pas. Et Sirius tenta de détendre l'ambiance avec une plaisanterie de mauvais goût. Car, pour sa part, il ne ressentait pas la moindre appréhension, seulement de l'excitation, comme à chaque fois qu'il flairait l'odeur du danger. Pour ce que sa chienne de vie lui importait, de toute façon... La Faucheuse pouvait bien l'attendre au coin de rue, il n'avait pas peur d'elle !

« Tu ne respectes vraiment rien…, marmotta Rogue entre ses dents.

– Pourriez faire l'effort de rester sérieux ! l'admonesta Maugrey, dont le haut du visage était mangé par son feutre ; et le bas par le col de son pardessus.

– Sapé comme ça ? se défendit Sirius en montrant son accoutrement. J'aimerais vous y voir ! »

À un jet de pierre de là, dans le Chemin de traverse, se pressaient sorciers et sorcières à l'affût de bonnes affaires – les soldes d'hiver venaient tout juste de débuter – de sorte que personne ne remarqua, lorsque le quintette s'engagea en file indienne dans la rue, la bosse suspecte que formaient leurs balais sous leur cape de voyage. Des cris perçants se faisaient entendre au milieu du brouhaha : foulant aux pieds des lambeaux de tissu, deux femmes se battaient devant la boutique de Madame Guipure, où des portants, déjà vides, promettaient des robes de cérémonie à moitié prix. De l'autre côté de la rue, des clients ressortaient de l'échoppe du chaudronnier en tirant sur les pavés des charriots remplis de récipients de toutes formes et de toutes tailles.

Quand Sirius, Rogue, Marlene, Shacklebolt et Maugrey ne furent plus qu'à une vingtaine de mètres de Gringotts, ils dissimulèrent leurs balais sous le chevalet du glacier Fortarôme avant de se séparer en deux groupes. Le monumental portail en bronze de la banque était ouvert ; des clients en ressortaient déjà, la bourse vide ou pleine. Marlene franchit le seuil d'un pas de reine. Les gardiens postés sur le perron la regardèrent passer le nez en l'air avant d'échanger quelques mots en Gobelbabil.

Incommodée par la chaleur qui la saisit en pénétrant dans le hall d'entrée, Marlene se débarrassa d'un geste hautain de sa cape doublée de fourrure de renard argenté. Marchant à sa suite, Maugrey, méconnaissable, la rattrapa de justesse. Quant à Shacklebolt, il fermait discrètement la marche, une mallette oblongue à la main, destinée à servir d'écrin à l'épée. L'équipage se dirigea d'un trait vers un comptoir à l'écart, réservé aux clients de marque, où trônait une grande balance en or. Un Gobelin pesait les opales que venait de lui donner en gage un sorcier engoncé dans une robe à l'ancienne mode. Un second, plus âgé, écrivait des lignes de chiffres sur un registre.

Narcissa heurta par trois fois le zinc du comptoir avec le chaton de sa chevalière.

« Madame désire ? » finit par s'enquérir le vieux Gobelin, reposant sa plume pour s'approcher d'elle.

D'une voix plus sèche qu'un claquement de fouet, Marlene déclina son identité et exigea d'accéder à sa chambre forte. Nullement impressionné, le Gobelin réclama son passeport. Prenant un air offensé, Marlene le tira de son manchon et le lui tendit du bout de ses ongles vernis de noir. Le Gobelin examina longuement le document, léchant son long index à chaque tour de page. En retour, il remit à Marlene une pile de formulaires. Cette dernière fit mine de s'étouffer de rage. Mais elle savait qu'il était vain de parlementer avec les Gobelins.

Pendant que Maugrey remplissait les papiers pour Marlene, Sirius faisait une entrée fracassante dans le hall, vociférant à Rogue, qui marchait sur ses talons, qu'il était bien décidé à mettre leurs économies en lieu sûr.

« Voyons, ma puce…, protestait platement Rogue, dans une imitation assez réussie d'Arthur Weasley.

– J'en ai marre que tu dilapides ton salaire au jeu !

– Mais je vais me refaire ! Je te le jure ! Dès ce soir !

– Crève ! »

Et Sirius de s'en donner à cœur joie, rembarrant Rogue à coups de sac à main. Les regards des autres clients se tournèrent vers eux ; il y eut quelques rires. Sirius était sur le point d'atteindre le comptoir où il comptait renverser le contenu de son sac quand il sentit que Rogue le retenait par le coude ; il s'arrêta net ; il lui semblait que la main du Serpentard avait la force d'une serre ; ou était-ce sa métamorphose qui avait rendu son corps débile ? Mais comment les femmes faisaient-elles pour s'accommoder de leur vulnérabilité ?

Rogue fit se retourner Sirius face à lui et lui enveloppa les épaules avec ses mains. Les genoux de Sirius s'entrechoquèrent et le rythme de son cœur s'accéléra ; ce n'était pas le scénario qu'ils avaient répété sur le trajet ; que se passait-il ? que fabriquait Rogue ?

« Je te jure de ne plus jamais aller au cercle de jeu, promit celui-ci d'une voix assez forte pour que chacun l'entendît. Es-tu contente ? »

Puis il pencha son visage vers Sirius, qu'il surplombait d'une tête. D'instinct, ce dernier ferma les yeux ; mais Rogue suspendit son mouvement ; il voulait juste lui parler en privé :

« L'homme à ta droite, avec le manteau noir, est un homme de main des Malefoy, murmura-t-il tout près de la bouche de Sirius. Je crains que quelqu'un n'ait eu vent de notre visite. Tiens-toi prêt à te battre. »

Ce fut à peine si Sirius prêta attention à la mise en garde de Rogue. Il était fasciné par la suavité de sa voix ; par la manière dont ses yeux accrochaient les siens ; par la caresse de son souffle sur son visage... Il n'y avait pas que son corps qui était devenu faible, songea Sirius : son cerveau, lui aussi, avait ramolli. L'unique réaction dont il fut capable fut de poser tendrement sa main sur la joue de son complice. Ce geste aurait pu passer pour la suite de la comédie à laquelle ils venaient de se livrer. Mais Rogue ne fut pas dupe ; sortant de son rôle, il se détacha avec brusquerie de Sirius.

« On n'est pas là pour flirter, Black !

– T'as besoin de me chauffer, aussi ? »

Sirius n'eut pas le loisir de se ridiculiser davantage : Rogue regardait avec inquiétude au-dessus de son épaule. Car, au même moment, le dôme immaculé de Gringotts, sous lequel quelques volatiles avaient élu domicile, s'était mis à retentir de clameurs qui devinrent bientôt des cris stridents ; une nuée d'ombres, arme au poing, cagoulées et vêtues de noir se répandait à toute allure dans le hall d'entrée, prenant en étau les clients effarés, lesquels tombaient comme des mouches sous leurs sorts. Mais c'étaient les membres de l'Ordre que les ombres cherchaient à atteindre. La mission tournait au traquenard.

Jetant son haut-de-forme et son Glamour aux orties, Rogue avait dégainé sa baguette.

En un éclair, Sirius se débarrassa de son sac et de ses escarpins et, d'un Revelio ! dirigé contre lui-même, reprit sa forme originelle : il se sentait mieux ainsi, même avec cette tenue qui lui saucissonnait le ventre et les cuisses ! Las ! il n'eut pas le temps de s'arranger : les Mangemorts étaient déjà sur eux. De l'autre côté de la salle, Marlene, Maugrey et Shacklebolt avaient, eux aussi, été encerclés. Les sortilèges fulguraient en rafales, éblouissant Sirius et Rogue. Ils furent refoulés vers le comptoir central, puis acculés. Les choses sérieuses pouvaient commencer.

Rivalisant d'adresse, Sirius déviait avec brio les Stupefix ! qui pleuvaient sur lui et, en retour, distribuait à la volée les Expelliarmus ! Rogue n'était pas en reste, dans son style à lui : précis et sans effet de manche. Malheureusement, au bout d'un quart d'heure à faire des moulinets, Sirius accusa une baisse de régime ; son élocution devint plus lente, son bras moins vif. Il était à deux doigts de céder quand il sentit deux mains agripper ses aisselles ; c'était Rogue, qui avait escaladé le comptoir sans qu'il s'en aperçût et qui tentait de le soulever pour le tirer de l'autre côté. Mais Sirius s'avisa abruptement qu'il y avait un moyen plus simple pour se sortir de ce guêpier : que n'y avait-il pas pensé plus tôt ?

Bien qu'il n'eût plus pratiqué depuis ses maraudes à Poudlard, le réflexe lui était resté ; il appuya brièvement la pointe de sa baguette sous son sein gauche, à l'endroit où battait son cœur, et ferma les yeux ; aussitôt l'image d'un animal lui apparut et il se concentra sur elle. Il éprouva des tiraillements dans tout son corps : sa tête s'aplatit, sa peau se couvrit de poils, ses dents devinrent des crocs, ses ongles des griffes et sa colonne vertébrale s'étira jusqu'à ce qu'une queue se mît à poindre. Devenus trop larges, ses vêtements s'affaissèrent. Sirius se sentit glisser des mains de Rogue. Et ce fut comme si le sol l'aspirait. Le manquant de peu, une salve de sortilèges ricocha au-dessus de sa tête.

Un dogue noir au poitrail étoilé de blanc se mirait à présent dans le pavage de marbre. Pardi ! jappa Sirius avec satisfaction : il avait autant de chien sous sa forme canine que humaine ! Il ramassa sa baguette avec sa gueule et, d'un bond puissant, sauta à pattes jointes sur la poitrine de Rogue, le faisant tomber à la renverse de l'autre côté du comptoir. Cette acrobatie improbable leur permit, de justesse, d'éviter un Endoloris ! décoché par un Mangemort très remonté. Le sort perdu toucha un Gobelin qui n'avait pas eu le réflexe de se baisser ; le malheureux se tortilla quelques secondes avant de s'effondrer, inerte, la bave aux lèvres.

Rogue, lui aussi, était à terre, assommé par sa chute. Approchant son museau du visage de celui-ci, Sirius donna un grand coup de langue, ce qui lui valut une ruade dans le ventre.

« Sale cabot ! gronda Rogue en se relevant. J'aurais dû m'en douter ! Toi et ta clique étiez vraiment prêts à tout pour tromper la vigilance de Rusard ! Si je sors vivant d'ici, je te dénonce au Ministère comme animagus non déclaré ! »

Pointant ses oreilles vers l'avant, Sirius lui signifia de ne pas s'éterniser, car, dans l'intervalle, leurs assaillants s'étaient remis de leur stupeur et plusieurs d'entre eux, pressés d'en finir, montaient à l'assaut du comptoir. Prenant jambes et pattes à leurs cous, Sirius et Rogue se précipitèrent dans le péristyle circulaire. Galopant ventre à terre, le premier esquivait aisément les sorts. Le second, lui, devait régulièrement s'abriter derrière une colonne pour répliquer. À une dizaine de mètres de là, Maugrey et Shacklebolt, le visage en sueur, ferraillaient contre sept ou huit Mangemorts ; le double gisait à leurs pieds. Où était Marlene ?

Sirius la chercha anxieusement du regard. À son grand soulagement, il l'aperçut enfin, près du bureau de change, non loin de l'une des deux portes qui donnait accès à la salle des coffres – l'autre, sa jumelle, se trouvait du côté opposé du hall. Une femme se tenait face à Marlene et avait l'air de lui parler. Sirius ne voyait que le dos de cette dernière, drapé dans un manteau de veuve, mais, même à cette distance, son odeur – il remua sa truffe pour mieux en juger – lui était familière ; et cette familiarité remontait à l'enfance.

Sinuant entre les victimes allongées au sol, il s'approcha à pas de loup des deux femmes. Quand il ne fut plus qu'à trois mètres, il haussa la tête et se rendit compte que l'inconnue menaçait Marlene. Ce qu'il voyait de son visage était flouté par une voilette, mais sa voix, à la fois dure et enfantine, lui rappelait quelqu'un. Rogue surgit, hors d'haleine, et tenta de désarmer l'agresseuse. Las ! exténué par le combat qu'il venait de livrer, il manqua son coup, ne faisant que lui arracher son bibi, qui retomba à cinq mètres de là, sur un buste d'Eargit l'Affreux.

En guise de représailles, l'inconnue, qui se révéla aussi blonde que sa voisine, vrilla sur ses talons ; se jeta sans sommation sur Marlene ; lui ficha la pointe de sa baguette dans le cou, au niveau de la jugulaire ; l'attira contre sa poitrine en la ceinturant avec son bras ; et, enfin, se retourna vers les deux sorciers.

« Sirius ! Severus ! Comme on se retrouve ! les apostropha-t-elle d'un ton sardonique. Un seul geste, et je la tue ! »

Sirius, qui lorgnait sur ses mollets, rangea ses crocs. Quant à Rogue, il laissa retomber sa baguette le long de sa cuisse. Le spectacle était surréaliste : semblant sortir du même corps, deux têtes parfaitement identiques leur faisaient face : celle de Marlene changée en Narcissa et celle de la vraie Narcissa, qui se mit à marcher à reculons vers la porte, se faisant un bouclier du corps de son otage.

Désorienté, Sirius retrouva sa forme initiale ; pour ajouter à son malheur, ses habits étaient restés là où ils étaient tombés – mais avait-il vraiment envie de réintégrer son accoutrement ? Il dépouilla un client inanimé de son manteau pour s'en couvrir. Pendant ce temps, Rogue surveillait les siamoises d'un œil sourcilleux, prêt à intervenir au moindre mouvement suspect. Lorsque Sirius releva la tête, son regard croisa celui de Marlene. Au contact de la baguette de Narcissa, la jeune femme était, elle aussi, redevenue elle-même. Blanche comme un linge, elle semblait vouloir l'appeler à l'aide, mais aucun son ne sortait de sa bouche aux lèvres décolorées.

Le regard de Sirius tomba sur la baguette qui la tenait en respect ; il se rendit alors compte qu'il ne s'agissait pas du délicat instrument en bois de rose, semblable à un jouet, qu'il connaissait à Narcissa, mais de l'arme à la forme contournée de…. Sirius agrippa le bras de Rogue pour le prendre à témoin de sa découverte, lui désignant l'objet. D'un hochement de tête, le Serpentard confirma son intuition :

« Bellatrix se plaît à jouer avec son apparence », commenta-t-il, laconique.

Forcément, songea Sirius, Rogue était au parfum ; il avait dû apprendre à se méfier de cette folle sanguinaire du temps où il était chez les Mangemorts.

Dans l'intervalle, Maugrey les avait rejoints, muni de son habituel faciès désagréable – son Glamour n'avait pas résisté au duel acharné dont il sortait à l'instant :

« Vous deux, au lieu de rester plantés là comme des souches, filez chercher l'épée ! En grouillant, vous arriverez avant eux ! »

Rogue fit mine de se mettre en route, mais Sirius ne bougea pas. Il voyait Marlene, sa camarade, sa confidente, sa sœur, disparaître par l'étroite porte, entraînée par l'autre mégère ; on aurait dit Eurydice ravalée par les Enfers ! Quand la malheureuse Marlene eut disparu, un petit groupe de Mangemorts s'engouffra à sa suite ; sûrement la garde rapprochée de sa cousine.

« Je ne peux pas abandonner Marlene ! », s'écria Sirius.

Et il se vit s'élancer, seul, à la poursuite des ravisseurs de la jeune femme ; les rattraper en trois foulées ; brandir sa baguette d'un geste théâtral ; et, au péril de sa vie, arracher Marlene à leurs griffes. Si deux secondes plus tôt il était au désespoir, sa poitrine se gonflait à présent d'une ferveur chevaleresque. Le sauvetage de Marlene était l'acte qu'il attendait depuis longtemps : celui qui allait donner un sens, un lustre et même une justification à sa pitoyable existence !

Mais en surprenant le rictus moqueur qui se dessinait sur les lèvres gercées de Maugrey, Sirius redescendit sur terre.

« Black, je ne doute pas un seul instant que vous seriez capable de mourir pour McKinnon. Mais seriez-vous prêt, pour la sauver, à lancer un sortilège de mort à une personne de votre famille ? »

Pris de court par l'insinuation, Sirius resta bouche bée. Son instructeur voyait juste, comprit-il dans un glaçant éclair de conscience : jamais il n'aurait pu tuer de sa main l'une de ses cousines. Surtout pas Bellatrix qui, toute affreuse qu'elle fût, ou précisément parce qu'elle l'était, lui rappelait tellement sa mère. Sa bravoure avait ses limites. Cela ne remettait évidemment pas sa loyauté en cause. Il voyait à côté de lui Rogue qui s'impatientait.

« Vous voyez que j'ai raison ! se rengorgea Maugrey. Occupez-vous de récupérer l'épée ! Et vous faites pas de mouron pour McKinnon : avec King', on se charge de la tirer de là. »

Shacklebolt, justement, accourait, la baguette encore fumante ; il ne lui avait fallu qu'un sortilège pour estourbir cinq Mangemorts. Refusant de s'avouer vaincu, Sirius voulut expliquer qu'il pouvait sauver son amie sans tuer sa cousine. À bout de nerfs, Rogue lui donna un coup de poing dans le dos pour le faire avancer :

« T'attends quoi, abruti ? lui cria-t-il. Qu'il y en ait d'autres qui rappliquent ? »

Comme pour donner raison à Rogue, un Mangemort rescapé bondit d'un recoin, baguette pointée, et fonça sur Maugrey, avec qui il semblait avoir un compte personnel à régler. Shacklebolt s'interposa. Abandonnant leurs complices à son sort, Sirius et Rogue gagnèrent en courant l'autre porte qui menait aux coffres. Un Gobelin inconscient s'avisa de leur barrer le passage. D'un Everte statum ! Rogue le projeta violemment en arrière. Profitant de l'hébétude du Gobelin, il planta la pointe de sa baguette à la base de son crâne et, sans desserrer les dents, le neutralisa d'un Impero ! Le Gobelin eut un soubresaut ; ses pupilles devinrent vitreuses, ses mains se recroquevillèrent comme les pattes d'un insecte mort et il cessa de s'agiter. Rogue l'empoigna par le col de sa livrée pour le soulever de terre ; ses yeux roulaient dans ses orbites ; il faisait peur :

« Conduis-nous sur-le-champ au coffre 717 ! » ordonna-t-il en secouant le pauvre Gobelin.

Et de le laisser choir comme un sac d'ordures. Se relevant avec peine, le Gobelin lui montra le chemin. La porte s'ouvrait sur un tunnel aux murs de pierre brute qu'éclairaient de rares torchères. Précédé par le Gobelin, Rogue et Sirius foulèrent pendant quelques minutes un sol inégal avant de déboucher sur une grotte, vaste comme une cathédrale, où stationnait une centaine de berlines de mine ; de là, rayonnait un réseau ferré qui desservait l'ensemble des galeries. Un wagonnet se mit automatiquement en branle à leur approche. Tandis que le Gobelin se juchait à l'avant, Sirius prit place aux côtés de Rogue, qui se décala pour que leurs cuisses ne se touchassent pas.

Remarquant que personne ne sortait de l'autre accès, Sirius se demanda si Maugrey et Shacklebolt avaient réussi à ralentir Bellatrix et ses hommes dans leur progression. Y avait-il un espoir que Marlene fût sauve ? Et Bellatrix seulement prisonnière ? Alors que le wagonnet se mettait en route, Rogue se tourna vers Sirius :

« Vu ton parcours, je te pensais dessalé, lui lança-t-il.

– Pardon ? interrogea Sirius.

– Tu crois encore à ces sornettes ? La force des liens du sang ? »

Rogue avait mis toute l'ironie dont il était capable dans cette expression consacrée. Mais pourquoi, se demanda Sirius, Rogue lui posait-il cette question, lui qui n'en posait jamais ? Surtout en pareilles circonstances… Ce fourbe avait-il encore lu dans ses pensées ?

« Si tu avais été seul face à elle, elle n'aurait pas hésité à te tuer », ajouta Rogue, le visage sombre.

Sirius garda le silence. Sans doute l'autre avait-il raison : Bellatrix était connue pour avoir la baguette facile ; et son penchant pour la cruauté était incontestable ; le bureau des Aurors bruissait des sévices qu'elle faisait subir à ses victimes. Sirius caressa sa baguette. Oui, Rogue avait raison. Mais que la réciproque ne fût pas vraie, qu'est-ce que cela changeait à l'affaire ? Il refusait de se laisser habiter par la haine. Il ne finirait pas comme sa mère. Il valait mieux que cela.

Le wagonnet roulait à tombeau ouvert, descendant de plus en plus profondément dans les entrailles de la terre. Sirius ferma les yeux et inspira l'air froid et humide de la grotte.

« Et toi ? demanda-t-il abruptement, les yeux fermés.

– Quoi, moi ? se raidit Rogue.

– Si tu avais une cousine, tu en ferais de la viande froide ? »

Sirius rouvrit les yeux. Rogue était occupé à chasser une chauve-souris qui passait et repassait en frôlant sa tête.

« Alors ? insista Sirius.

– J'ai fait bien pire », lâcha Rogue, d'une voix si faible cependant qu'elle fut à moitié couverte par le bruit de ferraille qu'émettait le wagonnet.

Sirius ne chercha pas à en savoir plus ; cette réplique n'était, naturellement, qu'une manière détournée de le traiter de mauviette – Rogue adorait jouer les durs. Et puis il n'était plus temps de se faire des confidences : ils venaient d'arriver à destination.

Le Gobelin apposa sa main arachnéenne sur la plaque où figurait le numéro de la chambre forte. La porte s'ouvrit lentement dans un râle de mourant. Lumos ! intima Sirius. De ce qu'il pouvait voir depuis le seuil, rien n'avait changé depuis sa dernière visite, si ce n'était qu'il venait seul. Sa famille avait basculé du côté obscur. Et son frère était mort. La pièce lui fit soudain l'effet d'un caveau funéraire. Les objets précieux qu'il voyait scintiller dans le noir avaient l'air de vanités.

Las de l'attendre, Rogue le précéda, prenant soin de lancer un Finite incantatem ! pour désactiver un éventuel maléfice. Mais il n'eut pas à s'aventurer bien loin pour trouver ce qu'ils cherchaient : l'épée, intacte, resplendissante, était posée bien en vue sur un monticule de gallions. Rogue se précipita sur l'objet, dont il s'empara avec la cupidité d'un orpailleur, allant jusqu'à la serrer contre sa poitrine. Il avait l'air un peu fou. Sirius le regardait à peine ; il balançait à remplir ses poches de pièces d'or. Tout désargenté qu'il fût, il ne voulait rien devoir à Narcissa. Ni à personne d'ailleurs. Le Gobelin, laissé sans surveillance, commença à reprendre doucement conscience. Ils regagnèrent la surface en toute hâte.

Lorsqu'ils revinrent dans le hall, auréolés de leur succès, quelle ne fut pas leur surprise de voir que la brigade de police magique avait investi les lieux. Une dizaine de Mangemorts avait été capturée – les autres avaient vraisemblablement eu le temps de s'enfuir. Des guérisseurs aux longues blouses vertes brodées de l'emblème de Sainte-Mangouste s'affairaient à réanimer les clients stupéfixés. Un Auror interrogeait le Gobelin qui avait accueilli Marlene ; le vieil homme tremblait encore de tous ses membres. Un attroupement s'était formé un peu plus loin. Sirius s'en approcha avec un mauvais pressentiment. Rogue, lui, resta en retrait, cachant l'épée dans son dos, comme s'il craignait qu'on la lui volât. Ce fut alors que Sirius découvrit ce qui concentrait ainsi l'attention générale.

Maugrey était étendu au sol, grièvement blessé : son visage avait été lacéré ; son nez, à moitié arraché, laissait voir la béance de sa narine ; plus atroce encore, de son œil gauche, crevé, s'échappait un flot de sang. La douleur lui avait faire perdre connaissance, mais son œil valide était resté ouvert et sa main aux phalanges velues continuait à serrer sa baguette. Agenouillée à ses côtés, Marlene pleurait à chaudes larmes, en s'arrachant les cheveux. Shacklebolt lui-même semblait en état de choc.

Sirius remarqua soudain la présence d'Arthur Weasley. C'était lui qui avait eu le réflexe d'appeler la police, lui expliqua-t-il à voix basse ; par une heureuse coïncidence, il était ce jour-là de passage au Chemin de traverse.

« Mais qu'est-ce… ?, balbutia Sirius, en montrant Maugrey.

– La signature de ta charmante cousine », murmura Rogue derrière lui.