CHAPITRE 19
Bien que les jours eussent commencé à s'allonger, il faisait encore nuit dans la chambre quand Sirius ouvrit les yeux – une nuit de janvier, âpre, presque polaire, donT il se réveilla transi, les lèvres bleuies et la tignasse raide de gel, avec l'impression d'avoir dormi sur la banquise. Il comprenait mieux, à présent, l'utilité du bonnet de nuit qu'arborait Maugrey passé vingt-deux heures. Se mettant assis dans son lit, il se frictionna la poitrine et les bras avec sa brosse à vêtements. Il avait si froid qu'il aurait presque été tenté de se lover dans la robe de chambre de McGonagall, une vieillerie en velours côtelé, entièrement doublée de soie matelassée, qu'utilisait sans doute une aïeule châtelaine pour se prémunir des froidures écossaises.
Sirius sortit du lit centimètre par centimètre, comme on entre dans l'eau froide. Sur la table de chevet, le réveil pattu, qui se remontait tout seul, indiquait sept heures. La veille, à la même heure, alors qu'il bavait encore sur l'oreiller, Marlene avait plié bagage sans lui dire au revoir. Maugrey, qui effectuait sa ronde, avait intercepté la fugitive dans le potager, alors qu'elle croyait naïvement pouvoir filer à l'anglaise. En guise de justification, elle avait expliqué avoir perdu confiance en ses pouvoirs. Maugrey, diplomate, avait fait mine de la croire ; il avait dédramatisé le raté de Gringotts ; il n'y avait pas mort de sorcier ; elle aurait d'autres occasions de prouver sa valeur ; l'important était d'apprendre de ses erreurs.
Mais Marlene était bien décidée à prendre la clef des champs : l'Ordre ne manquait pas de bras, avait-elle répliqué. Hormis de menues enquêtes, quels services avait-elle rendu ? On pouvait aisément se passer d'elle. Sans rougir, Maugrey avait affirmé qu'elle était le plus fin limier de l'équipe. La flatterie, éhontée, avait arraché un sourire à la jeune femme, trop fine pour ne pas lire dans le jeu de l'Auror.
« Vous êtes trop modeste, avait-elle esquivé, et,pour les autres, avait-elle ajouté, c'est leur faire injure ».
Marlene avait cru consoler Maugrey en lui disant qu'ils se reverraient bientôt au centre de formation. Sur ce, elle s'était mise à marcher d'un pas énergique vers l'ancien pont, là où la Serpentine était la plus étroite. Dépité et à court d'argument, l'Auror avait crié à son dos que tout ça, c'était encore « la faute à son cœur d'artichaut » et que si elle voulait devenir une Auror, elle devait arrêter de s'enticher de tous les « bellâtres égocentriques » qui passaient.
Tiré de son sommeil par les éclats de voix, Sirius avait suivi toute la conversation depuis la fenêtre de sa chambre – à son corps défendant, bien sûr : des oreilles à rallonge avaient malencontreusement glissé le long de la façade et lui, par le plus grand des hasards, s'était trouvé à l'autre extrémité. Aurait-il dû s'interdire d'écouter ? Ce n'était pas de la curiosité déplacée. On ne pouvait pas lui reprocher de s'inquiéter pour sa camarade. Quoi qu'en réalité, il n'eût aucune raison de se faire du mauvais sang. Marlene était en train d'aller mieux ; la preuve, elle envoyait promener tout le monde – lui le premier. Quand elle reviendrait – car cette guerrière allait revenir, forcément, tôt ou tard – tout serait digéré et leur amitié reprendrait de plus belle.
Malgré le froid, Sirius s'habillait sans hâte, retardant l'échéance du départ. Ou plutôt celle de son retour. Toutes ces années passées à fuir son passé et voilà que celui-ci le rattrapait au pire moment ! À cette pensée, sa mélancolie l'aspirait vers le fond. Hormis ses parties d'osselets avec Regulus du temps où celui-ci n'était pas encore le ventriloque de ses parents, quels bons souvenirs gardait-il du 12, Square Grimmaurd ? Aucun. Il n'avait jamais eu le sentiment d'être chez lui dans cette maison. Ses parents le traitaient en étranger et Regulus semblait douter qu'ils fussent frères. Ce sentiment – celui de ne pas être à sa place – l'avait poursuivi après son départ. Même dans la demeure des Potter à Godric's Hollow, où il avait été si bien accueilli, Sirius avait eu l'impression d'être une pièce rapportée. Il ne savait pas ce qu'était la chaleur d'un foyer. Il se sentait comme le prince exilé d'un royaume qu'il n'aurait jamais connu.
Une bougie presqu'entièrement consumée tremblotait au fond de la coloquinte. Cependant qu'il enfilait son pantalon, Sirius surprit son reflet qui palpitait dans le clair-obscur de la fenêtre. Jamais, sans doute, n'avait-il été aussi outrageusement, scandaleusement beau. Une colère froide le saisit. Il était temps, plus que temps, de régler son compte à ce Sirius-là. Certes, le qualificatif de « bellâtre égocentrique » aurait pu viser Theodore, qui, en son temps, passait pour le playboy de Serpentard. Mais Sirius l'avait pris pour lui, comme de juste. Et tout blessant que cela fût, il ne pouvait le nier : il le méritait. Il retourna au cabinet de toilette.
D'un maléfice de glu perpétuelle, il colla son débris de miroir à la cloison, puis, d'une main, s'empara d'une lame de rasoir et, de l'autre, d'une mèche de cheveux. Sans hésiter, il trancha à ras. En quelques minutes, la vasque de toilette fut remplie de ses boucles noires. C'était à peine s'il se reconnaissait. Il passa la main sur sa nuque, ses tempes, le sommet de son crâne. Aurait-il plu à Marlene comme ça ? Merlin, c'était plus fort que lui ! Il jeta une serviette sur le miroir et endossa son blouson. Fini de jouer les Narcisse. C'était le moment de montrer ce qu'il avait dans le ventre. Il allait achever ce que Regulus avait commencé. Pour que celui-ci ne fût pas mort en vain !
Cependant que Sirius dévalait l'escalier comme un fou, sans regarder où il mettait les pieds, Rogue traversait le vestibule de son inimitable pas saccadé. Ils manquèrent de se percuter devant le pilastre. Avec sa main, Sirius arrêta net l'épaule de Rogue, qui en lâcha ses bottes – car il les portait à la main. Et dans la confusion, les deux hommes firent ce qu'ils évitaient avec soin de faire en temps ordinaire : se regarder droit dans les yeux.
C'était la première fois que Sirius revoyait Rogue depuis leur... explication. Malgré la rancune qu'il lui en gardait, il sentit sa main – celle qui reposait sur la clavicule de Rogue – se mettre à trembler et lui... Devenir tout chose. Grâce à Merlin, le regard du Serpentard se détacha bien vite du sien pour se hisser, avec un sourcillement, à hauteur de sa chevelure – ou plutôt de ce qu'il en restait après le défrichage qu'il lui avait infligé.
« Quelle regrettable initiative, Black. Tes cheveux envolés, que va-t-il rester pour te lester le crâne ? »
Sur cette vacherie, Rogue se dégagea, se pencha pour ramasser ses bottes et contourna Sirius pour aller s'asseoir sur un banc – dans la manœuvre, leurs corps s'étaient frôlés.
« Ton collier anti-puces n'a pas fonctionné pour que tu en arrives à cette solution radicale ?
– N'importe quoi ! démentit Sirius, qui se frottait la nuque pour se donner une contenance. C'est juste que Nouvelle coupe, nouvelle vie ! »
Nul, il était nul. L'autre rageux lui cherchait des noises, de but en blanc, dès potron-minet, et lui, en guise de représailles, que faisait-il ? Il chantonnait un slogan publicitaire pour des ciseaux à cheveux auto-coupants. Il fallait qu'il se reprît – et vite.
« Tu devrais essayer de faire pareil : peut-être que ça t'aérerait un peu le bulbe. Et sinon, on peut savoir où tu comptes aller comme ça ? Si c'est au Square Grimmaurd, retourne à tes bouquins : c'est moi le mieux placé pour accomplir cette mission ! »
Voilà ! bien envoyé ! les mots avaient claqué. Mais dans un vide abyssal. Car Rogue, plié en deux, la tête entre ses cheveux, avait d'autres chats à fouetter ; il tirait de toutes ses forces sur la tige de ses bottes sans parvenir à glisser ses talons dans l'empeigne. Il avait dû marcher dans une flaque et le cuir de ses bottes s'était rétracté en séchant.
« T'es sourd, Servilus, ou tu fais encore la gueule ? Une manie chez toi, décidément.
– Crois-tu sérieusement que Maugrey va te laisser y aller tout seul ? fit Rogue, sans relever la tête. L'avenir de l'Ordre dépend en partie de l'issue de cette mission. »
Sirius haussa les épaules : c'était toujours la même chose. On ne lui faisait pas confiance, on le traitait comme un gosse.
« Maugrey trouvera bien d'autres larrons pour m'accompagner ! » éructa-t-il.
Rien, hélas, n'était moins sûr. Car la nuit qui avait suivi le festin mouvementé de l'avant-veille, les convives avaient été pris d'affreux maux de ventre donT ils n'étaient toujours pas remis. Après une rapide enquête, Molly avait incriminé les bolets dont Hagrid avait farci ses bécasses. Le demi-géant avait hurlé au procès en sorcellerie. Tout ça parce que ces champignons – qu'il avait amoureusement cueillis, brossés et mis en bocaux l'automne dernier – avaient un aspect peu ragoûtant ! Lui-même en avait consommé sans être incommodé. Ou si peu.
« Tu n'as pas compris ce que je viens de dire ? Fous le camp !
– Je suis au regret de t'informer que ton instructeur m'a personnellement chargé de te marquer à la culotte, le nargua Rogue.
– Comment ça ? s'indigna Sirius. Et pourquoi toi ?
– Il se méfie, à raison, de tes coups de sang. Et il a dû se dire que j'avais une certaine expérience en la matière.
– Mais... mais je suis tout à fait capable de maîtriser mes nerfs !
– Tu m'en vois ravi ! fit mine de se féliciter Rogue. Alors, pour une fois, fais l'effort de ne pas amocher ton elfe de maison : il faut qu'il soit en état de nous dire où se trouve l'Horcruxe. »
Mais comment pouvait-il savoir pour Kreattur ? se raidit Sirius. Regulus l'avait-il mis au parfum ? Ou bien était-ce l'elfe lui-même qui avait cafté ? Ce sale déchet puant, qui assommait tout le monde avec ses jérémiades, aurait bien été capable de raconter à Rogue comment il s'amusait, du temps où il habitait au Square Grimmaurd, à le lancer dans l'escalier. Ce n'était pas que Sirius avait honte de ses agissements, mais... la manière qu'avait Rogue de s'immiscer partout était agaçante ; ce fouineur en savait presque plus que lui-même sur sa vie.
L'intéressé était toujours aux prises avec ses bottes. Alors Sirius, l'air de rien, se mit à l'observer. Son regard s'attarda sur la courbe de sa nuque ; sur ce qu'il apercevait de son visage – ou plutôt de son nez – à travers l'entrebâillement de sa chevelure ; sur ses poignets, très fins, et ses doigts fuselés, qui auraient pu être ceux d'un pianiste ; et pour finir sur ses longues et maigres jambes, qui échangèrent brusquement leur position, l'une repliée, l'autre tendue – car Rogue avait réussi à enfiler une botte et s'attaquait à présent à l'autre.
Longtemps cette image – Rogue assis sur le banc, sa tête en avant, ses mains élégantes agrippant le bord de ses bottes – hanterait Sirius. C'était cette image-là qui viendrait à son esprit toutes les fois qu'il penserait à lui.
Mais comment avait-il pu le trouver laid ? Ce n'était pas que Rogue fût beau – la beauté était une chose si normée et lui était tout le contraire : singulier. Déjà à son arrivée à Poudlard, on le regardait comme une bête curieuse, à cause de son teint, de ses cheveux et de son nez. La puberté n'avait pas arrangé les choses. Son grand corps biscornu, tout en lignes brisées et en extensions, avait la grâce étrange, maladive des oiseaux échassiers – caractéristique encore accentuée par sa manière particulière de se mouvoir, comme s'il se faufilait par une porte étroite. En somme, Rogue fascinait Sirius et son nez aurait bien pu faire trois fois le tour de sa tête que cela n'y aurait rien changé.
Rogue était venu à bout de la seconde botte. Il se leva et, sans un mot, décrocha sa cape du portemanteau. Alors qu'il la déployait au-dessus de ses épaules pour s'en draper, son regard ourlé de longs cils noirs happa celui de Sirius. Celui-ci se sentit une nouvelle fois irrésistiblement entraîné. Regarder Rogue dans les yeux, c'était comme se pencher au-dessus d'un puits avec le vain espoir d'en discerner le fond. Le mystère enfoui dans ces yeux d'un noir d'encre l'intriguait, le troublait, l'excitait. Parviendrait-il un jour à comprendre cet animal à sang-froid ? Était-ce aussi la personnalité insaisissable de Rogue qui avait plu à Regulus ?
Rogue fit un pas vers lui, puis, dans la foulée, encore un autre. Sirius cligna des paupières : rêvait-il ou Rogue était-il... en train de le provoquer ? Il vacilla, chercha un appui derrière lui et, imperceptiblement, se déroba. Alors Rogue poussa son avantage. C'était grave, très grave, frémit Sirius, bien plus grave que ce qu'il avait cru lorsque les premiers symptômes de ce délire s'étaient manifestés. Il était complètement subjugué par ce sombre c*nnard – à la merci de son venin. Fallait-il en conclure que ce qu'il ressentait ne se résumait pas à de l'attirance physique ? Foutremerlin ! Jusqu'alors, il était si bien passé entre les gouttes ! Mais pourquoi un garçon ? Et, surtout, pourquoi celui-là ?
C'était le supplice de Tantale. Rogue se tenait tout près de lui, à la portée de ses lèvres, mais il était intouchable. Car Sirius ne pouvait pas, ne devait pas. Son frère était mort en martyr. Il n'allait tout de même pas lui voler l'homme qu'il aimait – et qui, voulait-il croire, l'avait aimé en retour ! D'une bourrade, à regret, il tenta d'éloigner Rogue. Les cheveux de ce dernier, raides comme des baguettes de tambour, oscillèrent d'avant en arrière, mais ses grands pieds, eux, ne bougèrent pas d'un pouce. Quelqu'un aurait surgi à cet instant, qu'aurait-il pensé en les voyant dans cette position ? L'autre chacal soufflait presque dans sa bouche.
Finalement, ce fut Sirius qui céda du terrain, reculant jusqu'à ce que son dos rencontrât le pilastre de l'escalier. Un tapotis caractéristique se fit alors entendre et, au moment où Rogue s'écartait de lui, la face défigurée de Maugrey sortit de l'ombre du couloir. L'œil magique marqua un temps d'arrêt sur le crâne de Sirius, mais l'Auror garda pour lui ce qu'il pensait de sa nouvelle coupe – sans doute jugeait-il le sujet trop frivole pour la circonstance.
« Prêts, mes tourtereaux ? » s'enquit-il d'un ton goguenard en dévisageant l'un puis l'autre.
À cette taquinerie, le visage de Rogue s'allongea. Quant à Sirius, il ne put camoufler son embarras. Cependant Maugrey scrutait leur réaction, comme s'il cherchait à confirmer ses soupçons.
À leur tour, Mondingus et Remus firent irruption dans le vestibule. Le nez dans sa besace, l'escroc ne remarqua rien. Le lycanthrope, lui, tiqua en voyant Sirius, mais son tact inné lui interdit tout commentaire. De son côté, Sirius constata avec effroi que les deux hommes avaient revêtu leurs habits de voyage. Maugrey n'aurait pas pu trouver pire aréopage pour cette mission, pensa-t-il. Remus était de bonne volonté, mais trop timoré, si les choses devaient se corser, pour être d'un grand secours. Quant à l'autre margoulin, toujours à l'affût d'un bon coup, il ne se signalait pas vraiment par son sens du devoir.
Mais Maugrey avait-il le choix ? Ces bras cassés étaient les seuls convives à avoir réchappé de l'hécatombe : Mondingus, parce qu'il avait quitté la table en douce avant l'arrivée des bécasses pour aller dévaliser le vaisselier ; et Remus, parce qu'il avait décidé trois mois plus tôt d'arrêter de manger de la viande. Dans l'espoir de se guérir du goût du sang ? s'interrogea Sirius, qui trouvait cocasse l'idée d'un loup-garou végétarien. Ce régime, en tout cas, ne semblait guère réussir à l'intéressé, encore plus falot et languissant que d'habitude. Certes, sa casquette toute décatie et son pardessus merde d'oie ne contribuaient pas à lui donner vaillante mine.
« Bonjour Sirius, murmura Remus de sa voix éternellement enrouée. Bonjour Severus ».
Il avait gratifié chacun d'un hochement de tête. Son expression affable jurait avec la mine fermée et absente de Maugrey, qui répétait mentalement les détails de son plan. Rogue marqua ses distances en se retranchant près du portemanteau. Il n'avait pas dû apprécier de s'entendre appeler par son prénom – personne, hormis Dumbledore, ne se risquait à pareille familiarité. Ou peut-être craignait-il de se faire mordre. Depuis la frousse qu'il avait eue dans la cabane hurlante – il était sorti du tunnel si choqué que James avait dû l'aider à retrouver le chemin des dortoirs – il fuyait Remus comme la peste.
Pris d'un mouvement de pitié, Sirius rendit son salut au lycanthrope, ce qui lui valut un sourire reconnaissant.
« King' vient pas ? s'étonna brusquement Mondingus, avec son accent cockney à couper au couteau. Passque, sauf vot' respect, Alast', j'la sens pas du tout vot' combiné. J'ai pris mes tuyaux auprès des monte-en-l'air du quartier. Paraît que la baïte est blindée de maléfices anti-intrus, genre bunker. Même pas de bouclette sur la lourdière. On aurait bien besoin du savoir-faire de ce brave King' sur c't'affaire, si vous voulez mon avisoire.
– Le pauvre ne nous serait pas d'une grande aide dans son état... », grommela Maugrey.
Au même moment, Hagrid, de retour de la chasse, trois perdrix dans chaque main, traversait le vestibule sur la pointe de ses chausses enneigées. S'avisant qu'il ne passait pas inaperçu, il s'efforça de se donner une contenance, commentant le temps qu'il faisait – il avait rempli les poches de sa pelisse de briques brûlantes – et demandant où ils allaient comme ça. Pour tout réponse, Maugrey le pulvérisa du regard.
Dès que le demi-géant se fut engouffré, tout penaud, dans la cuisine, Remus s'entremit :
« Ne lui en tenez pas rigueur. Ces bolets satan ressemblaient vraiment à s'y méprendre à des bolets à pied rouge.
– L'odeur nauséabonde aurait détrompé tout autre que ce rustre, médit Rogue dans son coin. On comprend qu'avec un odorat si peu développé, il chérisse ses monstres. Je n'ose imaginer quels ravages il ferait si la pratique de la magie ne lui était pas interdite.
–Ouais, genre, il serait devenu un monstre lui-même, riposta Sirius. De la même engeance que toi. »
Rogue, qui ne s'attendait pas à cette balle perdue, accusa le coup. Sirius faillit s'en veut ; mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Ce n'était pas tant qu'il mît un point d'honneur à défendre ce gaffeur de Hagrid, qui avait manqué de décimer l'Ordre à lui tout seul. C'était qu'il détestait se sentir englué dans ses sentiments. Il était déterminé à se battre – ou plutôt à se débattre. Il avait bon espoir qu'à force de blesser Rogue et de se prendre des coups en retour, il finirait par le haïr, pour de vrai, parce qu'il n'avait pas le droit d'aimer ce type ; cela heurtait tous ses principes, les glorieux comme les moins reluisants.
« Mais de quels monstres parlez-vous ? s'inquiéta Remus, qui ne pouvait s'empêcher de tout ramener à sa propre condition.
– Je parle des Mangemorts, répondit Sirius sans cesser de transpercer le Serpentard du regard.
– C'est ton frère que tu traites de monstre ? »
C'était facile, sans doute, mais efficace. Un ange passa. Remus fixait ses gants troués. Mondingus piochait du tabac à chiquer. Et Sirius sentit le bout du bâton de marche de Maugrey lui broyer les orteils. Il était allé trop loin, crut-il comprendre. Il semblait exister au sein de l'Ordre, en effet, une sorte de consensus implicite consistant à proscrire toute allusion au passé sulfureux de ses membres. À quoi bon remuer la vase ? avait dit Dumbledore un jour que Sturgis Podmore avait été pris à parti sur les errements de sa jeunesse – il avait cosigné, sous un faux nom, un pamphlet anti-Moldus, qui avait connu un grand succès chez les Sang-purs extrémistes.
« Trêve de plaisanterie ! s'agaça Maugrey. Chacun a-t-il bien compris ce qu'il doit faire ? »
Remus opina docilement du chef ; Mondingus émit un bruit de mastication qui semblait signifier « mouais » ; Sirius haussa les épaules d'un air blasé ; et, Rogue se mit en train, devançant tout le monde. Il était huit heures passé et un liséré orange flamboyait au ras de l'horizon. Malgré la température, glaciale, et le vent, qui soufflait en rafales, la journée s'annonçait radieuse. L'escouade prit la direction de l'ancien pont. Les poches de Mondingus tintinnabulaient bruyamment.
Sirius marchait en queue de colonne, tête basse, les mains dans les poches, traînant des bottes. Sans la masse de ses cheveux, il avait froid aux oreilles. Et la pensée de l'épreuve à venir lui tordait le ventre – il n'avait même pas essayé d'avaler un bout de pain avant de partir. Une fois arrivés à la rivière, les sorciers convinrent qu'ils traverseraient un par un pour prévenir tout risque de collision. Maugrey commença par faire léviter Mondingus. Ce dernier ne semblait pas vraiment à l'aise dans les airs, d'autant que le vent le ballotait, faisant tomber divers objets de ses poches, auxquelles Mondingus avait manifestement lancé un sortilège d'extension.
Alors que Sirius attendait son tour pour traverser, il eut le réflexe de jeter un œil derrière lui. Éclairée de plein fouet par le soleil levant, la façade du cottage se détachait avec une netteté picturale sur la forêt. Les événements de ces dernières semaines lui revinrent à la mémoire tout d'un coup. Il y avait de quoi donner le tournis. Il avait vu James, le pilier de sa vie affective, s'éloigner irrémédiablement de lui. Il avait trouvé en Marlene, l'emmerdeuse, une vraie amie. Il avait découvert que son frère, qu'il avait tantôt pris pour un monstre tantôt pour un idiot, était comme lui, ou le contraire. Et, surtout, misère, il... il était tombé amoureux de l'autre reptile. Oui, fou amoureux : à un moment, il fallait bien appeler un chat un chat, et merde.
C'était comme s'il avait laissé au cottage une partie de lui-même – plus exactement ses idéaux, ses croyances et ses préjugés. Il entendit des voix, dans le lointain, crier son nom. Il n'y avait plus que lui de ce côté-ci de la rivière ; ses équipiers l'observaient depuis la plate-forme de l'ancien pont. L'heure était venue. Il ne pouvait plus reculer. Il s'avança vers la Serpentine jusqu'à ce que l'eau effleurât l'extrémité racornie de ses bottes. Au signal qu'il fit avec la main, Remus – que les autres avaient désigné d'un commun accord pour accomplir la tâche – pointa sa baguette sur lui : Wingardium leviosa ! s'époumona-t-il. Sirius sentit aussitôt ses pieds décoller du sol. Dès qu'il eut pris un peu de hauteur, Remus se mit à l'attirer lentement à lui, le dirigeant à la manière d'un cerf-volant. Hélas, le vent contraire compliquait les choses.
Rogue observait la scène comme s'il espérait secrètement voir Sirius tomber dans l'eau. Lui n'aurait certainement pas usé d'un Wingardium Leviosa. Il aurait préféré un Leviscorpus – un maléfice de son invention qui vous attrapait la cheville à la façon d'un collet et vous tirait violemment vers le haut. En cinquième année, Sirius et James s'étaient ainsi plusieurs fois retrouvés la tête en bas, la robe rabattue sur le visage et le caleçon à l'air. Jusqu'à ce qu'ils réussissent à percer le secret de la formule, qui n'avait rien de sorcier. Les deux garnements n'avaient alors eu de cesse d'en faire usage contre leur ennemi commun – l'arroseur arrosé ! – ce qui leur avait permis de faire connaissance avec son caleçon grisâtre – encore heureux qu'il eût cessé d'en porter ! – ainsi que de ses jambes maigrissimes aux rotules saillantes.
Et puis un jour, les choses avaient dérapé. Cela s'était passé au bord du lac, à la sortie des épreuves du BUSE. Une semaine plus tôt, lors d'une sortie à Pré-au-lard, Sirius et James avaient eu vent de bruits disant que Rogue n'était pas un « vrai » garçon. Dans leur inexpérience, ils avaient pris la rumeur au pied de la lettre. ONU Léviscorpus leur donnerait l'occasion de vérifier sur pièce et d'humilier publiquement Rogue, avaient-ils pensé. Ce jour-là, outre Peter, surexcité, et Remus, qui faisait mine de lire, il y avait une grappe de filles qui gloussait sur un rocher tout proche – don't Evans, une jolie rousse, amie de Rogue, que James convoitait.
Mais quand ce dernier, après avoir attaqué Rogue par surprise, avait tiré son caleçon vers le bas, il s'était avéré que non seulement – Ô déception – l'infâme Serpentard était bien un garçon, mais qu'en plus – Ô jalousie – il n'avait pas à rougir de ce que la nature lui avait donné. Leur curiosité mal placée avait valu aux deux Gryffondor quatre dimanche de colle et un blâme de leur directrice de maison – car à peine rhabillé, l'autre avait couru à la loge de Rusard pour tout balancer. Comme si ça ne suffisait pas, Evans, au lieu d'en rire, les avait traités d'« imbéciles arrogants » – ce qui prouvait bien que James et elle n'avaient rien à faire ensemble.
Perdu dans ses pensées, Sirius ne prit pas garde, lors de son atterrissage, au fait que la plate-forme était nappée d'une épaisse couche de verglas. Après avoir dérapé sur plusieurs mètres en décrivant des entrechats, il acheva sa course par une acrobatique bascule en avant. Alors qu'il allait chuter la tête la première dans la Serpentine, Rogue, plus rapide à la détente que Remus, le retint de justesse par le col du blouson.
« Et tu disais n'avoir besoin de personne ! se moqua ce dernier en le remettant d'aplomb.
–C'est toi qui ne peux pas te passer de moi ! »
D'un coup de coude, Sirius le renvoya dans ses cordes.
« Raclure !
– Tocard ! »
Remus les contemplait sans comprendre. Mondingus riait sous cape. Les yeux clos, Maugrey se massait douloureusement le front ; on aurait dit Arthur Weasley en butte à ses gamins ingérables.
Après un recadrage de Maugrey, ils avaient transplané jusqu'à Londres. À présent, tapis qui derrière un réverbère, qui dans une cabine téléphonique vandalisée, qui à côté d'une fontaine publique, qui sous une boîte aux lettres, qui dans une poubelle débordante d'ordures, ils épiaient les allées et venues – rares en cette matinée d'hiver – aux abords de l'endroit où devait se trouver l'invisible demeure du 12, Square Grimmaurd.
Tout à coup, une automobile à la carrosserie noire et aux vitres teintées vint se garer au coin de la rue. Rien, à première vue, ne la distinguait d'un véhicule moldu ; mais si on l'observait plus attentivement, on se rendait compte qu'elle était dépourvue de pot d'échappement, que deux petits réacteurs fumaient à l'arrière de sa carrosserie et, surtout, que ses pneus n'étaient qu'un leurre, car ils ne touchaient pas le macadam. Son chauffeur avait laissé tourner le moteur.
Maugrey sortit brièvement la tête de sa poubelle pour lancer une peau de banane à Sirius, accroupi cinq mètres plus loin dans sa cabine téléphonique. « Mon œil magique qu'il attend vos parents ! », grogna l'épluchure lorsque Sirius la ramassa.
L'Auror avait vu juste, car au moment où neuf heures sonnaient à un clocher des environs, Sirius les vit onduler à travers les carreaux taggués de la cabine : comme recrachés par le mur, ses parents étaient soudainement apparus entre le 11 et le 13. Ainsi que l'exigeaient les circonstances, ils étaient vêtus de noir de pied en cap – ce qui ne les changeait guère de leur sinistre ordinaire. Monsieur offrit son bras à Madame et le couple se mit à marcher en direction de l'automobile – la scène semblait se dérouler au ralenti.
Sirius ne distinguait pas le visage de sa mère à travers le voile de deuil don't celle-ci s'était couvert la tête, mais il pouvait mesurer la dégradation de son état physique : sa silhouette s'était tassée et, malgré le soutien de son époux, elle clopinait. Quant à ce dernier, qui arborait un crêpe sur le revers de son veston, il était l'ombre de lui-même : ses cheveux, naguère poivre et sel, avaient blanchi ; son dos s'était voûté ; et ses traits affaissés le faisaient ressembler au masque mortuaire en cire d'Arcturus Black II, qui prenait la poussière sur la cheminée du Grand salon.
Ce spectacle toucha Sirius plus qu'il ne l'aurait voulu : ses parents n'avaient pas soixante ans et on aurait dit des vieillards ! Était-ce la disparition de leur fils préféré qui les avait diminués à ce point ?
Le chauffeur, un jeune gominé aux manières obséquieuses, était sorti du véhicule pour leur tenir la portière. Walburga monta à l'intérieur avec les plus grandes difficultés, aidée par Orion, qui fit ensuite le tour pour la rejoindre sur la banquette. Le chauffeur reprit sa place et profita de ce qu'aucun Moldu ne se trouvait sur la place pour décoller. Sirius regarda ses parents – don't il n'apercevait plus que la nuque par la lunette arrière – s'éloigner avec le pressentiment poignant que c'était la dernière fois qu'il les voyait. Un jour, dans peu de temps peut-être, un hibou anonyme viendrait lui annoncer leur mort ; car ses parents étaient à ce point inséparables que Sirius n'imaginait pas que l'un pût vivre sans l'autre.
« Le champ est libre ! » s'écria Maugrey.
Tous sortirent de leur cachette. Sirius répéta l'adresse en son for intérieur. À la dixième tentative, les immeubles du 11 et 13 coulissèrent sans bruit le long du trottoir, l'un à droite, l'autre à gauche. Jaillit alors dans l'intervalle une maison de style géorgien à la façade complètement décrépie, mais dont les proportions continuaient d'en imposer. Comme un seul homme, les cinq sorciers gravirent le perron; ils durent se tenir au garde-corps, car le creux des marches était rempli de glace. Une fois sur le palier, ils entreprirent d'examiner la porte d'entrée; autour de la poignée en forme de serpent, le vernis noircomportait plusieurs éraflures.
« Effraction ou tentative d'effraction, diagnostiqua Maugrey. Et récente, semble-t-il. Curieux.
– Me surprend pas, vu la joncaille qu'y doit y avoir là-dedans, déclara Mondingus, qui se dressait sur la pointe des pieds dans le vain espoir de percer du regard la crasse des fenêtres. Tous les frics-fracs du coin en frétillent, croyez-moi!
– Je crains que nous arrivions trop tard, grasseya Remus, entre deux raclements de gorge. Vous-savez-qui nous aura précédé. Ce qui veut dire que notre mission est achevée avant même d'avoir commencé.»
L'optimisme n'avait, certes, jamais été la qualité première du lycanthrope, passé maître dans l'art de plomber l'ambiance. Mais, pour une fois, il y avait de quoi broyer du noir. Sirius sentait le poison du découragement le gagner quand Rogue prit la parole d'un ton doctoral:
« Il ne s'agit pas de cela, Lupin. Certes, cette maison a été visitée. Mais le Seigneur des Ténèbres ne cherchait pas l'Horcruxe.
– Quoi alors ? intervint Maugrey, sceptique.
– À proprement parler, il cherchait quelqu'un.
– Sirius, peut-être ? hasarda Remus, en coulant un regard vers l'intéressé. Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom doit savoir que tu as rejoint nos rangs.
– Jedusor savait aussi qu'il n'avait aucune chance de le trouver chez ses parents», balaya Maugrey.
Sirius avait beau se composer un visage impassible, comme il seyait au héros qu'il entendait incarner, une désagréable intuition le tenaillait. Il sentait obscurément que Rogue se retenait d'en dire plus par égard pour lui. Quand leurs regards se croisèrent, le jour se fit dans son esprit: pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt?
« Voldemort traquait Regulus, fit-il d'une voix blanche. Regulus qui l'avait trahi. »
Rogue cligna des yeux dans un acquiescement tacite:
« Le Seigneur des Ténèbres était convaincu que ton frère avait trouvé refuge chez vos parents. Mais Il se trompait. C'est Lui qui leur a appris sa désertion. »
Cependant que le Serpentard prononçait ces paroles, d'un ton trop monocorde pour être honnête, Sirius tremblait d'horreur: il était en train de comprendre la raison pour laquelle ses parents avaient pris un tel coup de vieux.
« Cette ordure les a torturés ? » demanda-t-il, révulsé.
Il lui semblait qu'il n'y avait plus que Rogue et lui sur le palier. Ce dernier baissa les yeux; moins par dissimulation, sembla-t-il à Sirius, que pour se préserver de la détresse qu'il devait lire dans ses yeux.
« Le Seigneur des Ténèbres ne les a pas crus. »
Rogue n'en dit pas davantage, ce dont Sirius lui sut gré; il ne tenait pas aux détails – le récit de la mort atroce de Regulus lui avait suffi – car, malgré les maltraitances qu'il avait endurées, il compatissait au sort de ses parents. Non seulement Walburga et Orion avaient perdu l'espoir de leurs vieux jours, mais en outre ils avaient subi les conséquences d'un choix qu'ils n'avaient pas encouragé, ni même approuvé, tout obscurantistes qu'ils fussent – Sirius devait leur reconnaître ça.
Quel prix Voldemort avait-il fait payer à ses parents pour leur supposée complicité avec leur fils? se demanda-t-il. Restait-il encore de la magie en eux? D'ordinaire, pour leurs déplacements, ils ne recouraient pas aux services d'un taxi; ils laissaient cette facilité aux Cracmols, incapables de transplaner. Peut-être n'avaient-ils plus toute leur tête ? Le reconnaîtraient-ils s'il se montrait à eux? Il lui semblait qu'il était en train de se désagréger. Heureusement, le garde-corps suppléait à la faiblesse de ses jambes.
« Reste donc un espoir que l'Horcruxe se trouve toujours ici, conclut Maugrey, qui surveillait Sirius du coin de l'œil.
– Aux dernières nouvelles, le Seigneur des Ténèbres était convaincu que l'elfe de maison n'avait pas survécu à son séjour dans la grotte, abonda Rogue. S'il ne l'a pas cherché, il est peu probable qu'il l'ait trouvé. »
Pendant qu'ils parlaient, Mondingus passait la façade au révélateur d'un Prior Incanto.
« Ventremerlin, jamais vu ça ! maugréa-t-il quand il eut fini son inspection. Y a des malédictions partout et de toutes sortes: Videntrailles, Bloque-jambes, Furonculose ! Jusque sur les lucarnes du grenier !
– Je pourrais essayer de me glisser par le soupirail, se proposa Remus. Une fois à l'intérieur, je vous ouvrirai. »
Son gabarit d'écolier rendait sa proposition crédible.
« Te donne pas cette peine, Rem', abrégea Sirius, qui avait décidé de s'arracher à sa torpeur. Ça ne devrait pas être trop compliqué d'entrer. »
Sans ménagement, il poussa les deux hommes pour se frayer un chemin jusqu'à la porte. Il était quasiment certain que ses parents, attachés à leurs habitudes, n'avaient pas changé le mot de passe depuis son départ. Courbant le dos, il souffla à la poignée d'argent: «Pollux» – c'était le nom de son grand-père maternel. Aussitôt, le serpent de la poignée se déroula et une suite de cliquetis se fit entendre. Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrait d'elle-même, en grinçant.
Un grand soleil brillait au dehors; mais dans le hall d'entrée, on n'y voyait goutte. Le lieu, qui sentait l'humidité et le remugle, n'offrait pas la moindre vue sur l'extérieur – les volets étaient clos, les rideaux tirés, les aérations calfatées. La maison semblait vouloir signifier à ses visiteurs qu'ils entraient dans un autre monde, sans aucun lien avec celui qui l'entourait.
Soudain, un vacarme épouvantable se fit entendre; Mondingus, qui s'était imprudemment avancé dans la pénombre, avait trébuché sur l'horrible porte-parapluie en jambe de troll qui encombrait le passage – un cadeau de Noël des Lestrange. Sirius pointa sa baguette droit devant lui: un à un, les becs à gaz s'allumèrent le long des murs; enfin, ce fut le lustre orné de serpents qui s'illumina, jetant une clarté verdâtre sur le vestibule. Remus eut un sursaut d'effroi en apercevant les trophées d'elfes de maison.
« Je comprends mieux pourquoi tu disais que c'était lugubre chez toi! fit-il d'un air dégoûté.
– Pas de temps à perdre ! grogna Maugrey, en brandissant sa baguette. Faut qu'on mette la main sur l'elfe, en espérant qu'il n'ait pas pris la poudre d'escampette. Le premier qui le débusque prévient les autres. Je vous rappelle: pas d'insulte, pas de coup. Je me charge de ratisser la cave. Mondingus, vous qui aimez la vaisselle, occupez-vous donc du rez-de-chaussée. Vous en profiterez pour faire le guet, au cas où les propriétaires rappliqueraient plus vite que prévu. Lupin, allez fouiller les combles. Et vous deux, répartissez-vous les étages.»
Maugrey avait à peine fini sa phrase qu'il disparaissait au sous-sol. Mondingus ne se fit pas prier pour aller fureter dans la salle à manger, où les pièces d'orfèvrerie gobeline ne manquaient pas. Quant à Remus, qu'on devinait apeuré, il entreprit l'ascension des dix volées de marches qui le séparaient du grenier comme on monte à l'échafaud. Sirius, qui le regardait depuis en bas, se demanda combien de temps il lui faudrait patienter avant d'entendre son ancien camarade hurler d'épouvante; le pauvre allait fatalement tomber sur la goule meurtrière qui hantait les toilettes.
« Tu as sans doute une idée de l'endroit où ton elfe pourrait se cacher», demanda une voix grave derrière lui.
Sirius prit brusquement conscience que Rogue et lui étaient seuls dans le hall d'entrée. Il l'avait presque oublié, celui-là.
« Absolument pas », prétendit-il, en évitant le regard de son chaperon.
C'était faux: il savait pertinemment que Kreattur avait sa tanière dans un placard de la cuisine, où il accumulait les vieilles chaussettes et les torchons sales. Mais avant de procéder à son interrogatoire, Sirius voulait s'assurer de plusieurs choses – et notamment de ce qui se cachait derrière les deux tentures neuves qu'il voyait pendre à côté des têtes d'elfe.
Faussant compagnie à Rogue, il s'approcha de la première et tira le cordon d'un coup sec. Il se retrouva face à un portrait grandeur nature d'Alphard Perseus Black, comme l'indiquait le cartouche argenté apposé sur le cadre. Décidément, ses parents n'avaient pas perdu de temps pour enrichir leur collection de portraits de famille! À croire qu'ils préféraient la compagnie des morts à celle des vivants.
Sirius pointa le faisceau lumineux de sa baguette sur le tableau, pour mieux en apprécier les détails. C'était à peine s'il reconnaissait son oncle dans ce vieillard hébété et égrotant qui n'avait plus que la peau sur les os et qui peinait à tenir sa tête droite. Sirius se sentit coupable en se rappelant qu'il lui avait reproché son silence. Dans ses derniers jours, le vieil homme ne devait même plus avoir la force de peindre ses chères natures mortes. Il avait fini par les rejoindre dans leurs cadres.
Tout à coup, le portrait se mit à rouler des yeux et fit mine de sortir ses mains squelettiques du cadre:
« Enfin, te voilà de retour! chevrota le simulacre. Nous t'attendions tous. Tes parents seront tellement contents de te revoir!
– Mes parents? répéta Sirius d'un ton incrédule. Contents? De me voir, moi?»
Son oncle devait perdre la tête sur la fin, pensa-t-il, contrarié. Plus jeune, déjà, il avait tendance à radoter; il lui arrivait aussi de confondre les gens; et sa distraction était légendaire. «Manie d'artiste», persiflait Walburga, qui l'avait toujours considéré son frère comme un taré. Bien sûr, il n'était pas question d'imputer ces défaillances à la consanguinité, qui avait pourtant envoyé bien des nouveau-nés au tombeau – l'arbre généalogique de la noble et très ancienne famille Black grouillait de ces petits fantômes.
Sirius réduisit le portrait au silence en rabattant la tenture sur lui.
Il écarta alors la seconde tenture. Cette fois-ci, ce n'était pas un portrait, mais un miroir. Telle fut du moins, à la lumière trouble et incertaine du lustre, sa première impression. Mais lorsque le reflet s'anima, décroisant ses mains tout en inclinant la tête, Sirius comprit sa méprise: les mouvements de son jumeau n'étaient pas synchrones avec les siens. Était-il en train de devenir fou? Il y aurait eu de quoi!
Lorsque l'image du miroir l'appela doucement, Sirius tressaillit comme s'il avait été frappé par la foudre. Le timbre de la voix s'était légèrement assombri, mais la diction, traînante et affectée, ne laissait pas de place au doute. La personne qu'il voyait dans le cadre, la personne que l'Alphard du portrait, abusé par ses cheveux courts, avait cru revoir vivante, cette personne n'était pas lui, mais Regulus. Un Regulus que Sirius n'avait jamais vu. Adulte, aux cheveux ras, aux mâchoires élargies et dont le beau visage portait les marques d'une vie de combats et d'errance. Quel contraste avec l'adolescent gracile dont il se souvenait. Il préférait tellement cette image à celle du cadavre aux yeux creux et au ventre gonflé qu'il avait ramassé sur une grève de la mer du Nord!
Il resta longtemps sans pouvoir parler. Et lorsqu'il le put, il ne trouva rien d'autre à dire que :
« Excuse-moi, Reg'... je... je t'ai si mal jugé. Je ne te connaissais pas. Je ne me connaissais pas moi-même. ».
Avait-il rêvé ou bien le portrait lui avait-il souri ?
A suivre...
