Afin de se mettre à l'œuvre, il est crucial de répertorier les moyens du bord – en l'occurrence, puisque Sally et Percy se retrouvent à vivre en Angleterre pour le moment, on verra plus tard si c'est une situation tenable, ils nécessitent des guides pour leur indiquer les ficelles de la société dans laquelle il leur faudra plonger très, très bientôt.
En d'autres termes, Black et Kreattur. Ce… n'est pas franchement réconfortant, pour diverses raisons.
Comme Sally l'a réalisé plus tôt, son cousin fraîchement découvert (elle pense que la terminologie précise, c'est cousin germain éloigné au premier degré, désormais qu'elle s'est découverte la descendante d'une famille possédant sa propre tapisserie indiquant les divers degrés de parenté elle songe qu'il lui faudra apprendre tous les termes inventés par la science des généalogies si elle ne veut pas perdre pied promptement) ne semble pas très au courant de la situation politique actuelle dans le monde sorcier, et pas non plus très stable mentalement.
Bon, il lui a expliqué qui sont les Mange-Morts, sous l'étendard de qui ils se sont ralliés, quel agenda ils prétendent promouvoir, mais c'était dans les grandes lignes. Probablement en raison de l'heure tardive, possiblement parce qu'il voyait bien qu'elle était déjà secouée et que trop d'information à digérer d'un coup la ferait brutalement disjoncter, peut-être parce qu'il veut attendre qu'elle gagne assez en contexte culturel pour ne pas interpréter complètement de travers la situation. Elle peut comprendre ces raisons, néanmoins…
Néanmoins, l'intuition de Sally refuse de se taire. Et c'est sans doute cliché pour une femme de se reposer sur son instinct, mais l'instinct en question ne l'a encore jamais induite en erreur. Et ce qu'il lui susurre à l'oreille, c'est que Sirius Black est loin d'être dans le coup, pour une raison ou une autre.
Aussi, elle ne peut pas s'empêcher de le cataloguer parmi les poètes maudits cherchant à imiter point par point la vie de lord Byron. Lord Byron a écrit des vers absolument sublimes et est entré dans les mémoires comme l'un des plus illustres auteurs anglais de tous les temps, mais il a aussi entretenu une relation scandaleuse avec sa propre demi-sœur, s'est mis les gens à dos en les provoquant délibérément et mené une telle vie de bâton de chaise qu'il a succombé à trente-six ans.
Sally veut-elle vraiment s'afficher avec un homme pareil, risquant de tuer ses chances pour ce qui est de se frayer un chemin qui l'amènera en lieu sûr ainsi que Percy ? Au fond d'elle, la jeune femme hésite sincèrement, pesant la potentielle instabilité du bonhomme contre le fait qu'il est aussitôt venu la chercher parce qu'il la croyait en danger alors qu'il ne l'avait encore jamais rencontrée.
Elle aimerait pouvoir se fier à lui sans réserve, mais un frisson de révulsion lui noue l'estomac quand elle rumine cette perspective, un frisson qui s'intensifie quand elle pose les yeux sur Percy. Non. Elle ne peut pas se permettre la confiance, pas avec la vie et la santé de son fils en jeu. Même pas envers son sauveur.
De l'autre côté, il y a Kreattur, qui n'est pas humain mais un elfe de maison, lourde insistance sur elfe. Sally a lu trop de contes de fées pour ignorer que les elfes du cordonnier sont une exception spectaculaire à leur espèce, car si on leur laisse le choix les lutins et autres gnomes préféreront faire tourner le lait et crever les chevaux à force de folles cavalcades que de passer le balai dans le vestibule. Qui sait si l'idée que Kreattur se fait de l'aide à apporter aux humains est la même que celle de Sally ? Et encore, apparemment il l'aime bien.
L'affection de Kreattur, la jeune femme ne sait pas si elle en veut. Si l'elfe se montre si aimable et serviable, c'est d'abord et avant tout parce qu'elle descend de la famille Black – des gens qui trouvent normal, même chic, de décapiter leurs serviteurs pour accrocher les têtes au mur de l'escalier en guise de décoration, et soutiennent un terroriste notoire à la gâchette si sensible qu'il tue autant de ses partisans que de ses ennemis.
Mine de rien, la perspective d'un domestique attaché à ces gens-là, trouvant leur comportement entièrement justifié, et attendant de leurs enfants qu'ils reproduisent pareils excès… Sally se demande si Hollywood a jamais envisagé d'en faire un film d'horreur, mais si ça se trouve ils ont cédé à un accès de décence (mais c'est Hollywood, elle se méfie d'emblée quand le monde de la scène et des paillettes proclame qu'il existe des lignes dans le sable à ne pas franchir) parce que c'est un concept qui devient toujours plus glauque au fur et à mesure qu'elle le détaille.
Alors, ça lui donne lord Byron au bras droit, un Igor elfique l'encourageant à devenir la nouvelle Bela Lugosi au bras gauche, et un gamin de bientôt deux ans sur le dos. C'est désolant, que Percy soit le plus rationnel du lot, mais que peut-elle y faire ?
Autrement dit, la situation exige de la créativité et de la ressource. Son meilleur pari est vraisemblablement de faire illusion, donner à croire qu'elle n'est qu'une sorcière comme les autres. Utiliser un balai comme une simple mortelle prendrait le bus ? Aucun problème ! Elle fait ça tous les jours !
Bon, comme les autres, ça risque d'être difficile : vu la réaction de Black et de Kreattur à la vue de son visage, Sally ressemble beaucoup à Bellatrix Lestrange – se faire confondre avec une folle furieuse expédiée en prison pour la vie, ça complique les sorties en public. Voyons, est-ce que l'ancienne maîtresse des lieux, la mère de son hôte actuel, avait des chapeaux et du maquillage ? C'est marrant, dès qu'une femme porte un chapeau un peu ridicule, personne n'arrive à se rappeler de son visage.
Et en plus du déguisement, Sally dispose de sa connaissance du monde mortel : si la famille Black est aussi raciste et classiciste que tout la porte à croire, rien que savoir à quoi sert un réfrigérateur devrait convaincre un sceptique endurci qu'elle ne peut pas leur être apparentée. Surtout si elle se présente sous le nom Sally Jackson, le nom le plus résolument banal, classe moyenne frôlant l'ouvrière que vous puissiez imaginer au pif.
Ceci étant, Delphini Black – ou Lestrange, les deux noms sont aussi prout-prout l'un que l'autre pour la Grande-Bretagne sorcière – a accès à des portes intéressantes, elle aussi. La nature humaine ne peut pas résister à l'éclat des titres ou de l'or, souvent en dépit de la réputation de ceux qui les détiennent. Là où une pauvre travailleuse luttant pour rester au-dessus du seuil de pauvreté se ferait claquer la porte au nez, une héritière fortunée au pedigree impeccable sera accueillie à bras ouverts, garanti sur facture.
Et si elle croise malencontreusement la route des Mange-Morts, ceux-ci devraient se montrer raisonnablement hésitants pour ce qui est de toucher à un cheveu de sa tête. Même si sa filiation paternelle est un secret au sein de l'élite des terroristes, l'identité de sa mère crève les yeux. Et Bellatrix Lestrange s'est taillé une réputation telle que personne ne veut attirer sa colère – un moyen imparable pour qu'une femme décide de vous annihiler de manière irrévocable et inavouablement douloureuse, c'est de s'en prendre à son enfant.
Sally ne peut pas parler pour Bellatrix Lestrange ni parler d'expérience sur ce sujet particulier, mais elle n'en est pas moins disposée à la gagner, cette expérience.
