Forcément, Robert ne prenait la peine de se rappeler l'existence de Stannis que lorsqu'il était question de la guerre. Parfois, le second frère Barathéon songeait qu'en lieu et place de Lyanna Stark, c'était la bataille que le premier roi de la nouvelle dynastie devrait proclamer son seul et unique amour.
Enfin, l'heure n'est pas aux récriminations, celles-ci peuvent attendre – elles peuvent toujours attendre, ce n'est pas comme si la pile qu'elles constituent diminuera, le monticule a plutôt tendance à croître vigoureusement. Ce qui importe est de se consacrer à l'effort de guerre, et en tant que Maître des navires, Stannis occupe une place prépondérante dans la stratégie de son frère.
La tactique a la simplicité glaciale d'un couteau aiguisé à tant de reprises que sa lame en a la finesse d'un brin d'herbe et le tranchant invincible de l'acier : elle repose sur l'incapacité des Fer-nés à ne pas s'attirer la haine des Six autres Couronnes de Westeros, en les noyant sous les nombres. Oui, les marins de la flotte de Fer sont redoutables dans leur élément, mais ils finissent bien par fatiguer un jour ou l'autre, et c'est sur ce détail que compte Robert.
Le roi compte également sur le Bief pour fournir navires et combattants, et les dents de Stannis grincent furieusement, au point que des vibrations parcourent son crâne et descendent le long de sa colonne vertébrale. Bien sûr, le monde tire un malin plaisir à se moquer de lui, et pour cette guerre la principale moquerie consistera à le forcer à implorer l'aide de Mace Tyrell.
Robert n'a cure de la rancune de son cadet immédiat, bien entendu. Robert ne voit que les chiffres, la facilité, la victoire conquise plus rapidement et plus aisément grâce à une alliance, et Stannis admet à contrecœur que la stratégie est bonne, mais cela ne signifie aucunement qu'il souhaite se traîner à genoux pour accorder à l'homme ayant assiégé Accalmie, l'homme qui l'aurait vu mourir de faim sans en perdre une goutte de sommeil, une opportunité de se couvrir de notoriété.
Stannis refuse d'oublier pareille offense envers lui, envers le bastion ancestral de sa famille. Il faut bien cela, puisque Robert semble incapable de retenir en sa mémoire les injures adressées à la lignée Barathéon, ou même envers lui – les Sept Couronnes pensent que c'est une remarquable preuve de miséricorde royale, Stannis préfère qualifier la chose de défaut enrageant.
Néanmoins, le second frère Barathéon accomplira son devoir, parce que son roi l'a commandé, que les émotions irrationnelles ne devraient pas triompher du bon sens, et parce que c'est une tactique valide avec de hautes chances de réussir. Il n'a qu'à se consoler avec la présence de son cadet immédiat, qui semble tout aussi dégoûté que lui par la sottise des Fer-nés, et tout aussi impatient de mettre fin à cette farce afin de regagner ses pénates précipitamment.
Parfois, Stannis se surprend à vouloir nourrir de la jalousie envers Bruce qui a hérité tout ce que le puîné des cerfs aurait voulu, Accalmie et l'estime discrète de leurs vassaux, mais l'étincelle ne parvient jamais à prendre. À quoi bon, en vérité ? Surtout lorsque les salutations d'usage prennent fin, et que le troisième des frères confesse avec un coin des lèvres tiraillant vers le haut que s'il faut retirer une bonne chose de cette nouvelle rébellion Greyjoy, c'est l'opportunité pour Bruce de passer du temps avec Stannis.
C'est impossible de se sentir jaloux de Bruce en de pareilles circonstances, et alors que la flotte royale s'aventure près des berges du Bief afin de s'agrandir et de se faire plus redoutable, la présence silencieusement inquiétante de son cadet allège l'épreuve pour Stannis – la visite demeure odieuse, mais elle ne l'insupporte point assez pour lui conférer l'envie de démolir quelque chose, avec une nette préférence pour le visage nigaud de Mace Tyrell.
Une fois le Bief derrière eux, une fois rejoint par la flotte Redwyne brûlante d'en découdre et par plusieurs navires de Villevieille, ils mettent le cap sur Belle Isle où patientent les vauriens gavés de sel et de mauvais rhum menés par Victarion Greyjoy.
Stannis n'a jamais eu l'occasion de rencontrer Victarion Greyjoy en personne, mais s'il faut juger par l'aisance avec laquelle la flotte de Fer est prise en tenaille, incapable de s'échapper car bloquée par les grèves de l'Ouest d'un côté et Belle Isle de l'autre, alors le sire de Peyredragon n'a rien perdu. Se laisser prendre si facilement dans une nasse élémentaire, c'est déplorable et cela incite l'accablement devant pareille sottise.
Pour leur part, ser Davos et Bruce haussent les épaules, l'ancien contrebandier élevé aux rangs de la noblesse déclarant que ce serait encore plus ridicule d'interrompre son ennemi quand il commet une erreur vous donnant l'avantage et le suzerain des Terres de l'Orage approuvant la maxime d'un grommellement inarticulé qui passerait presque pour de la mauvaise humeur, mais Stannis est assez familier avec les humeurs de son frère pour entendre davantage d'épuisement que d'irritation dans ce bruit sans structure.
En tant que frères du roi, les sires de Peyredragon et d'Accalmie devaient participer à l'assaut contre les Fer-nés. C'était leur obligation, l'obligation qui coulait dans le sang de la noblesse, le devoir de prendre les armes contre le péril troublant la paix et la tranquillité des petites gens, tant pis s'ils auraient voulu se trouver ailleurs et consacrer leur temps à une activité plus reposante que l'art de réduire les hommes à des cadavres plus ou moins démolis.
C'était un art que Bruce avait maîtrisé très tôt, et dans lequel il démontre presque autant de talent que Robert. Presque seulement, en raison de la révulsion persistante du second frère Barathéon pour infliger la mort dans son passage, une horreur silencieuse qui hurle dans la tension de ses muscles et de ses articulations alors qu'il plonge dans la mêlée et en émerge couvert de sang. Stannis sait que son cadet voudrait pouvoir se limiter à des blessures assez graves pour empêcher son adversaire de se relever, mais c'est folie de suivre cette lubie à la guerre, quand un ennemi épargné pourrait vous plonger sa lame dans le dos ou le dos de votre allié. Et quand ce n'est plus la guerre, les blessures ne se guérissent pas aisément, et beaucoup choisissent de se laisser crever plutôt que de se traîner dans les rues pour mendier, objet de dégoût car bouche rendue inutile.
Apprendre à tuer, c'est l'option la plus miséricordieuse pour tous, sauf aux yeux de Bruce. Si cela ne tenait qu'au suzerain de l'Orage, le second frère Barathéon ne répondrait jamais au ban et se consacrerait pleinement à la gouvernance de son fief et à l'éducation de sa marmaille bâtarde et légitimée, coulant des jours paisibles jusqu'à sa descente dans le caveau, que ce soit pour raison de vieillesse ou de maladie.
Mais Bruce Barathéon est un frère de roi, et le roi qui lui sert d'aîné chérit la guerre, ne vit que pour la guerre, au point que la lueur dans ses yeux s'éteint en période de paix, quand Robert ne peut écraser la tête de personne sous son marteau. Cruelle ironie du sort, encore un signe que les dieux ne méritent pas de vénération s'ils existent bel et bien car leur nature intrinsèque les pousse à torturer l'humanité de mille et une petites et grandes vexations.
Cruauté du sort que Bruce endure malgré tout, comme Stannis endure l'existence impunie de Mace Tyrell, car ceux de la fratrie Barathéon qui ne sont ni l'aîné ni le benjamin connaissent le devoir qui les accablent et quel autre choix ont-ils, si ce n'est de le suivre ?
