24. Profil bas, haut-le-corps
La nouvelle se propagea très vite, et l'OASIS se réunit le soir même. Kelly, Naomi et John savaient parfaitement ce qui les attendait. En entrant dans la Cour des Mirages, Kelly eut une sensation nouvelle: elle était saoulée d'être dans cet endroit. Ils étaient les derniers arrivés. Bien évidemment, Astrid était déjà dans une fureur noire. A peine le portrait de la Cour se fut-il refermé derrière le trio qu'elle bondit sur John:
- Alors? Alors? Je ne t'avais pas prévenu, John? Je ne t'avais pas dit qu'il fallait utiliser ta Relique avec prudence pour pas attirer l'attention? T'es fier de ce que tu as fait? D'avoir braqué les projecteurs sur toi, et sur nous tous par la même occasion? Comment on va rattraper ça?
- Euh… je réponds à quelle question? demanda-t-il.
- Raaah, tu t'en sortiras pas avec tes blagues à la con! s'écria Astrid. Provoquer McGonnadie en duel devant tout le monde! J'imagine que tous ceux qui ont assisté à la scène sont restés comme deux ronds de flan? Tu crois peut-être que les autres profs vont classer ça sans suite? Ils vont faire une enquête, c'est certain! Tu aurais voulu balancer directement l'OASIS que tu ne t'y serais pas pris autrement!
- Mais n'importe quoi! râla Kelly. John s'est un peu laissé aller, c'est tout! T'en a pas marre d'être aussi parano, Astrid?
Astrid lui adressa un regard venimeux. Kelly se rapprocha de John, pour souligner son soutien envers lui. Quand bien même elle avait su dès le début que John avait commis une terrible sottise en provoquant ce duel, elle ne le laisserait pas se faire incendier comme Deborah. Le jeune homme bomba le torse, l'air déterminé.
- Kelly, Astrid est peut-être un peu radicale, mais dans le fond elle a plutôt raison, dit Oszike. John, c'était de la folie… tout le monde déteste McGonnadie, ici, mais lui casser la gueule, c'était le meilleur moyen de mettre le groupe en danger!
- Alors, il suffit de ça pour que vous paniquiez? grogna John, méprisant. On est censé vouloir renverser les profs, et vous m'engueulez parce que j'ai stupéfixé un de ces cons? Ah, elle est belle, la «résistance» de Lettockar…
- John, doit-on te rappeler que la dernière fois que l'un d'entre nous a attaqué directement un professeur, il s'est fait renvoyer? dit Vladimir, faisant allusion à Pavel.
- Toi t'es qu'un mou du gland, de toute façon! lui répliqua John avec méchanceté.
- Quoi? s'étrangla Astrid. Tu te permets d'insulter les autres, en plus? T'es pas en position de faire le malin, John, pas après avoir utilisé ta Relique d'une manière aussi inconsciente! A ton avis, pourquoi je n'ai jamais essayé d'utiliser les pouvoirs de la Cuillère sur quelqu'un comme McGonnadie ou Fistwick?
«Fourre-la toi dans le fion, ta Cuillère...» maugréa intérieurement Kelly.
John détourna aussitôt la tête, refusant de se justifier. Vladimir, offusqué par le «mou du gland», lui envoyait des regards assassins. Il aurait sûrement jeté un sort à John si celui-ci n'avait pas eu la Perruque de Scravoiseux. Naomi, qui s'était mollement assise dans un fauteuil, était dépassée par les événements. Et Peter Shengen, co-chef de l'OASIS, l'était aussi, manifestement…
- Attendez, là… dit Mercedes. D'accord, John aurait peut être dû réfléchir à deux fois, mais… merde, c'est bien fait pour McGonnadie, non? Moi, il m'a collé un mois de retenue pour un accident, alors je suis bien contente qu'il se soit pris une branlée.
- Ah bah merci, Meche! s'exclama Kelly, contente de voir qu'ils n'étaient pas seuls contre tous. Et puis vous vous catastrophez prématurément, pour le moment on a encore aucun ennui, non?
- Oui, sauf que ça durera pas éternellement, et le jour où ça retombera sur la tête de John, y'a de fortes chances que ça ricoche sur l'OASIS, rétorqua Vladimir avec calme.
- Eh bah on verra à ce moment-là, en attendant ça sert à rien qu'on s'engueule! Et toi, Peter, DIS QUELQUE CHOSE! rugit Kelly, ulcérée.
- Dis donc, Kelly, tu ne me parles pas comme ça! s'écria le préfet-en-chef d'une voix éraillée.
- ÉCOUTEZ-MOI! beugla Astrid.
Le silence s'abattit sur la Cour des Mirages. La tension était à un point inégalée depuis le débat sur la nécessité ou non de tuer le Demiguise de Martoni l'an dernier. Kelly avait les entrailles brûlées par la rage, animée d'une forte envie de distribuer des claques. Astrid prit une profonde inspiration. Petit à petit, et à la surprise de tous, ses traits se détendirent, et ses cheveux prit une teinte bleue. Elle se mit à discourir en faisant les cent pas dans la pièce, jouant distraitement avec la Cuillère de Lalaoud entre ses doigts.
- On est sur le point de réussir ce pourquoi on travaille depuis des années: tout le monde sait ici à quel point ça a été difficile, mais aussi à quel point c'est fragile. Ce n'est vraiment, vraiment pas le moment de foncer tête baissée vers une bourde qui révélerait l'existence de l'OASIS. Surtout qu'il ne reste que très peu de temps avant que Peter et moi quittions Lettockar: c'est cette année ou jamais, rien ne serait pire que de tout perdre au dernier moment. Oui, on en a chié, oui on a subi des pertes ces derniers temps, je ne le nie pas. Mais elles ne doivent pas nous détourner de notre objectif. Aucune perte, aussi douloureuse soit-elle, ne doit nous stopper dans cette dernière ligne droite, vous m'entendez?
Kelly croisa les bras, retenant une exclamation dédaigneuse. Ce discours prétentieux et bêcheur n'avait à ses yeux aucun intérêt. Astrid s'adressa alors en particulier à John:
- John, ton passif avec McGonnadie ne doit pas interférer. Tes désirs personnels, tu pourras les satisfaire APRÈS qu'on ait réuni les quatre Reliques. Ça a été l'erreur de Deborah que d'oublier les intérêts du groupe, et je ne souhaite pas que ça finisse pour toi comme ça a fini pour elle. Je pense que celui qui détient une Relique de Fondateur doit avoir l'engagement le plus total. C'est pour ça que je voulais que Kwaï soit le Maître de la Perruque.
Ces mots plongèrent l'OASIS dans un abasourdissement général. Kelly haussa son sourcil droit si haut que son œil marron atteignit une taille démesurée. Elle ne s'était vraiment pas attendue à ce qu'Astrid révèle ça d'elle-même. Les autres personnes se regardèrent d'un air sidéré, sauf Peter: apparemment, il était effectivement au courant. Astrid resta imperturbable.
- Oui. Avant que vous alliez dans la Forêt Déconseillée, je me suis entretenue avec lui, et je lui ai demandé de… de faire en sorte d'être le Maître de la Perruque. J'estimais qu'il avait le meilleur profil pour ce rôle, et qu'il l'utiliserait comme je pense qu'il convient de l'utiliser. On sait aujourd'hui que ce n'est pas le cas. Je n'aurais pas dû faire ça, c'était une erreur de ma part et j'en suis profondément désolée. John, on n'a pas l'intention de te confisquer la Perruque. Elle est à toi. Mais si tu veux t'en servir, il faut privilégier notre cause, pas ta cause personnelle. J'aurais dû te le dire dès le début, je sais, et pour cela je te dois des excuses. Maintenant je t'en prie, ne refais pas ton erreur d'aujourd'hui! Fais-toi discret, n'utilise la Perruque qu'en cas de besoin, ne donne pas une raison aux profs de te poursuivre. Et avec un peu de chance, ce qui s'est passé aujourd'hui n'aura pas de suite.
Kelly échangea un regard discret avec Naomi. Pendant des semaines, John et elles avaient détenu cette information sans savoir quoi en faire, ils n'auraient jamais cru qu'Astrid serait capable de faire un tel aveu devant le groupe. John ne savait pas quoi dire. Dans son fauteuil, Tarung toussa. Kelly lui jeta un bref regard, et remarqua qu'il n'avait pas ouvert son carnet noir… Alors, en voyant Astrid le regarder avec une expression proche de la supplication, John se massa le front, puis capitula:
- Bon, OK. Je vais faire en sorte de plus me faire remarquer.
- Hésite pas à laisser la Perruque ici, de temps en temps, ajouta Peter.
Il fit apparaître d'un sortilège un support en bois avec une tête de mannequin juste à côté du piédestal de la Boule de Curcumo. John grimaça ostensiblement. Astrid lui envoya un autre regard insistant, pour l'inciter à déposer la Relique dès maintenant. John souffla fort par le nez, les lèvres retroussées, puis il sortit la Perruque de sa poche et la disposa sur le mannequin. Comme pour faire amende honorable, Astrid déposa la Cuillère sur le troisième présentoir. John laissa alors échapper un bâillement sonore dont Kelly se demandait bien d'où il venait; il n'était même pas 22 heures, et John n'avait pas manifesté de signe de fatigue de la journée. Peter conclut la réunion en appelant une dernière fois au calme.
Durant les jours suivants, l'ambiance à l'école fut légèrement altérée. Comme c'était à prévoir, la victoire de John Ebay contre un professeur de Lettockar au club de duel ne passa pas inaperçue. Toute l'école fut très vite au courant. S'il s'attirât quelques félicitations, la plupart des élèves considérait John avec inquiétude. Comment ce petit troisième année avait pu accomplir un exploit pareil? Même Doubledose, réputé avoir été l'élève le plus fort qu'ait connu Lettockar, n'aurait pas fait ça à son âge. La rumeur générale disait que John s'était dopé magiquement, mais par quel moyen? Lors d'un entraînement de Crève-Ball, Gudrun Emilsdottir (qui n'était pas membre du club de duel) interrogea Kelly sur ce qui s'était passé.
- Comment il a fait ça? Il a pris un produit qui booste les pouvoirs? Une fois, Iossif m'a parlé de la griffe de dragon en poudre ou je sais plus quoi…
- Rien, j't'assure! affirma Kelly sans sourciller. Je traîne tout le temps avec John, je peux t'assurer qu'il n'a rien fait de… de mal ou d'illégal. Il a été très bon, c'est tout.
- Eh ben… déjà que c'était pas le grand amour entre John et McGonnadie… ironisa sombrement Gudrun.
On aurait pu en effet s'attendre à ce que McGonnadie s'acharne sur John, assoiffé de vengeance. Mais ce fut l'exact contraire qui se produisit. Il n'avait pas l'air de lui en vouloir de l'avoir écrasé en public, devant ses propres élèves. Et, contrairement à ce qu'Astrid avait pronostiqué, il ne procéda à aucune enquête pour savoir d'où venait la victoire improbable de John. Il aurait toutefois été faux de dire qu'il était totalement indifférent. Régulièrement, Kelly le voyait observer John d'un regard encore plus perçant que de coutume, lorsque le jeune homme faisait de la magie en travaux pratiques. Heureusement, John avait appliqué les conseils de Peter et Astrid et tâché de ne pas faire de zèle ou de prouesse improbable en cours. Cela le frustrait un peu – il avait été si grisé d'être le premier de la classe pendant quelques semaines! - mais il n'avait pas cédé. Il saisissait bien les enjeux de l'affaire.
Après l'entraînement de Crève-Ball, Kelly retrouva Naomi dans le parc. John les rejoignit peu après. Il avait les cheveux en pétard, coiffure qu'il n'avait pas le matin même. Kelly renifla.
- Tu sens le tabac, John, t'as fumé? demanda-t-elle.
- Non, c'est à cause de Doubledose. Il vient de me parler.
- Tu as été convoqué dans son bureau? s'inquiéta Naomi.
- Même pas. On s'est croisés dans le château, et il m'a interpellé.
- Il… il t'a cuisiné à propos du combat au club de duel?
- Ben, pas trop en fait. Il m'en a parlé, bien sûr, il m'a dit qu'il avait été étonné de l'apprendre et qu'il trouvait ça balèze. Mais il m'a pas demandé comment je m'y étais pris pour vaincre McGonnadie, ni si j'avais pris des trucs pour ça… du coup j'ai juste dit des banalités. Mais à la fin de la conversation, il avait l'air hyper contrarié…
John marqua une pause, songeur.
- C'était très bizarre, comme entrevue, poursuivit-il. Il me regardait très intensément, comme si ça allait me faire parler. Ça va vous paraître insensé, mais j'avais l'impression qu'il attendait que j'avoue de moi-même, sans qu'il m'interroge…
- C'est bien ce que je pensais.
Kelly, John et Naomi se retournèrent: Astrid et Peter étaient derrière eux. Les cheveux de la Métamorphomage étaient violets. Elle avait l'air calme, mais soucieuse.
- Ça fait quelques temps déjà que je soupçonnais que Doubledose était un legilimens, dit-elle en s'accroupissant près de John.
- Un legilimens? répéta John, incrédule.
- John, enfin, on en a parlé plusieurs fois à propos d'Imène Lalaoud! Ce sont des sorciers qui ont la faculté de pénétrer l'esprit d'autrui, rappela Peter. Et d'après ce que tu nous décris, Doubledose a eu exactement l'attitude de quelqu'un qui a ce pouvoir…
Kelly frémit. Niger Doubledose était encore plus dangereux qu'elle l'avait pensé. Meurtrier, legilimens… elle se souvenait que Pavel avait déclaré un jour que seules les Reliques leur permettraient de le surpasser.
- Mon dieu, ça veut dire que Doubledose pourrait percer l'OASIS à jour s'il découvrait nos secrets dans l'esprit d'un des nôtres? s'inquiéta Naomi.
- Ça craint! s'exclama Kelly.
- Attendez, y'a un truc que je comprends pas, reprit John. Manifestement, il a pas réussi à lire dans mes pensées, alors que j'ai jamais appris à me protéger de la legilimancie…
- C'est normal, je t'ai protégé, dit Astrid.
John, Kelly et Naomi émirent une exclamation, surpris. Astrid s'éclaircit la gorge et s'expliqua:
- Après ton combat avec McGonnadie, j'ai tout de suite su que tu allais être interrogé d'un moment à l'autre; c'est pour ça que j'ai créé des barrières mentales dans ton esprit avec la Cuillère pour empêcher quiconque de le violer. Et, ajouta-t-elle rapidement, si je ne te l'ai pas fait savoir, John, c'était pour ne pas te perturber. La legilimancie dépend beaucoup des émotions, ceux qui les maîtrisent mal y deviennent très vulnérables. Si tu avais été troublé à ce moment-là, Doubledose aurait pénétré dans ton esprit. Maintenant, t'es tranquille.
John, dérouté, chercha Peter du regard. Celui-ci hocha la tête en signe d'approbation. Kelly dut admettre, non sans réticence, que le raisonnement d'Astrid se tenait.
- Oh… eh ben… merci… fit John.
Astrid sourit et laissa une petite caresse amicale sur le bras de John. Il fut encore plus déconcerté. Peter parut lui aussi un peu surpris. Astrid regarda alors Naomi et Kelly, les yeux plissés.
- Je devrais le faire avec tout l'OASIS… personne n'aura besoin d'apprendre l'occlumancie. Peut-être faudrait-il faire une réunion rapidement… marmonna-t-elle. Oui, nous allons convenir d'un rendez-vous d'ici peu.
Une fois encore, on aurait dit qu'elle se parlait à elle-même. Astrid leur sourit légèrement, puis Peter et elle leur souhaitèrent une bonne journée et s'en allèrent. Naomi, John et Kelly étaient pour le moins perplexes. Le soir, ils en discutèrent à voix basse dans leur salle commune. John se tenait tout près de la cheminée, dont il contemplait le feu d'un regard vide.
- Je sais pas quoi en penser… marmonna-t-il. Astrid m'a quand même protégé sur ce coup-là… et même si elle l'a fait à mon insu, elle avait ses raisons. Je sais pas où on en serait à l'heure actuelle si Doubledose avait découvert la vérité…
- J'admets qu'elle a bien fait, mais ça ne rattrape pas ses conneries d'avant, chuchota Kelly d'un ton tranchant. Il faudra qu'elle fasse beaucoup plus que ça pour que je lui refasse confiance.
John acquiesça et jeta une autre bûche dans le feu, alors qu'il était déjà très intense. Puis il se tourna vers les filles.
- J'arrive plus à la cerner, la Astrid, déclara-t-il. Mais alors plus du tout. Un coup elle se comporte comme une connasse, et le coup d'après elle fait quelque chose de vraiment bien pour nous…
- Ouais, rien que durant la réunion de samedi soir, c'était bizarre, renchérit Kelly. Pour moi, c'est parce qu'elle est paumée. C'est peut-être méchant de ma part, mais c'est ce que je pense. Elle sait plus où elle en est en tant que cheffe, alors elle souffle le chaud et le froid…
Kelly était certaine de cela depuis que Naomi leur avait fait son analyse du comportement d'Astrid cette année. Elle regarda son amie, qui ne parlait pas. Elle semblait perdue dans ses pensées. Tout à coup, une curieuse odeur de brûlé se fit sentir dans la salle commune. John se tourna et regarda dans la cheminée.
- Ça sent bizarre, vous trouvez pas?
- On dirait… JOHN, T'ES EN FEU! s'écria Kelly, épouvantée.
John poussa un grand cri. Une énorme flamme avait troué son pantalon et était en train de lui brûler le derrière. Naomi criait en s'enfonçant les ongles dans les joues. John attrapa un coussin et essaya d'étouffer le feu avec, mais il ne réussit qu'à l'enflammer à son tour. Complètement paniqué, il s'agita dans tous les sens, s'attirant les regards ébahis des autres personnes présentes dans la salle commune. Alors, Carmen Elicia, une fille de sixième année que Kelly et ses amis avaient rencontré leur premier jour à Lettockar, intervint. Elle se masqua les yeux en pointant sa baguette vers le derrière de John.
- Aguamenti!
Elle projeta un grand jet d'eau sur John. Psssscht! Les flammes sur John et sur le coussin s'éteignirent. De la fumée s'échappait toujours de l'arrière de son pantalon. Kelly, affreusement gênée, risqua un bref regard: il y avait une grosse trace de brûlure sur ses fesses. Leurs condisciples de Dragondebronze, qui n'avaient rien manqué de la scène, se mirent à ricaner.
- Alors petit, on a le feu au cul? lança Rick Henbacker.
- Va jouer avec tes boules, Rick, lui répliqua Kelly. John, comment c'est arrivé?
- Je… je comprends rien, avant que tu me le dises, je sentais absolument rien!
- Mais comment ça? Tu t'es pas rendu compte que ton pantalon brûlait? dit Naomi, effarée.
- Euh… non… répondit John, le teint écarlate.
Les amis de Carmen regardaient John d'un air moqueur. Mais alors, celui-ci leur adressa un regard si foudroyant qu'ils se recroquevillèrent aussitôt. Même des gaillards de sixième année évitaient de se frotter à celui qui avait battu le professeur McGonnadie en duel. Mais cela n'enlevait rien au grotesque de la situation. Pour ce qui était de sa brûlure, John ne voulait pas aller à l'infirmerie: il se tenait le plus loin possible du personnel de l'école, y compris de Madame Patatchaude qui risquait bien d'aller raconter cette histoire insolite à ses collègues. Carmen, qui était douée en sorts de soin, consentit à guérir les fesses de John, qui refusait catégoriquement de se faire soigner par un autre garçon. Kelly et Naomi étaient consternées. Comment diable John avait-il pu ne pas sentir qu'il avait pris feu?
Dès que John fut soigné, les trois amis allèrent aussitôt se coucher, mal à l'aise. Kelly se glissa dans sa couverture, et pendant un long moment, elle se demanda d'où pouvait bien provenir cette insensibilité. John avait peut-être la peau dure, mais de là à ne pas sentir qu'elle prenait feu… elle claqua alors des doigts. C'était sûrement un coup de McGonnadie! Il avait dû discrètement lancer un maléfice à John qui l'empêchait de ressentir la chaleur, ou la douleur, au point qu'il ne se rende même plus compte qu'il se brûlait. Devant la perversité sans fin de son professeur, Kelly sentit un goût acide dans la bouche. Elle mit longtemps à s'endormir, pleine de rage et d'amertume…
«On est bien, là, hein?»
Kelly, assise sur une petite dune de sable à l'ombre d'un unique palmier, admirait le soleil qui semblait au loin se coucher sur la mer. A côté d'elle, Angelica s'étira. Elle se mit à jouer avec la queue de cheval latérale de Kelly.
«C'est magnifique, comme toi, Kelly, minauda-t-elle.
- Ooohh…
- C'est beau et c'est lumineux…
- Angelica, est-ce que tu m'aimes?
- Bien sûr que je t'aime».
Elles se penchèrent, et leurs bouches se rencontrèrent. Kelly mordilla doucement les lèvres peintes en noir d'Angelica.
«Et ma robe, tu l'aimes ma robe? demanda-t-elle.
- Mais tu ne portes rien…»
Oui, elles étaient nues… Le vent marin faisait frissonner leurs peaux. Soudain, Angelica caressa l'entrejambe de Kelly. Elle rit. Puis, Angelica se laissa légèrement tomber en arrière, les jambes écartées.
«Je peux te…? demanda timidement Kelly.
- Mais oui, tu peux, je suis toute à toi… rien qu'à toi…»
Kelly promena ses lèvres et sa langue partout sur le corps d'Angelica… son ventre, son cou, ses seins, son intimité. Kelly, totalement grisée, releva la tête. Elle ne comprit pas comment c'était arrivé, mais elle était allongée, et Angelica était au-dessus d'elle. Son visage au sourire étincelant, paraissait emplir tout l'espace, et ses cheveux noirs étaient si longs qu'ils trempaient dans la mer… mais pourtant, Angelica n'avait pas d'aussi longs cheveux…. La vision de Kelly se brouilla, changea… à la place du visage d'Angelica, c'était un fond d'un pourpre foncé, plongé dans la pénombre qu'elle voyait…
C'était le plafond de son baldaquin. Elle s'était réveillée. Tout autour d'elle, le dortoir des filles était parfaitement silencieux. Kelly éprouva une effroyable sensation d'aigreur et réalisant que ce moment magnifique n'était qu'un rêve. Elle sentit que sa culotte était toute humide… «merde, j'ai mouillé», se dit-elle. Elle regarda sa montre sur son meuble de chevet. Il était 6 heures. Kelly resta un instant immobile. Soudain, elle sourit en se mordant la lèvre inférieure. Elle sortit discrètement de son lit et quitta le dortoir des filles.
Elle descendit dans les toilettes. Elle s'enferma dans une cabine et se déshabilla entièrement. Elle ferma les yeux et se concentra pour ne penser qu'à ce rêve qu'elle avait fait. Elle se mit à se masturber. Des ondes de plaisir, plus fortes qu'avant, l'envahirent. Elle se palpa la poitrine, se taquina, se pénétra, sans se détourner un instant de l'image d'Angelica et elle sur le sable. «Oh, pardon, Angelica...» songea-t-elle. Mais elle ne parvint pas à s'arrêter. Elle souriait aux anges en se touchant de plus en plus intensément. C'était merveilleux. Tout à coup, alors que tout son corps semblait électrisé, ses jambes se mirent à trembler, et son buste fut agité d'un grand soubresaut et se raidit. Elle rejeta la tête en arrière, sa main bougeant toute seule… ça venait… ça venait…
«Oui!» hurla-t-elle dans sa tête.
Kelly se stoppa d'un coup et haleta, toute retournée. Enfin, elle avait eu un orgasme. Elle comprenait à présent pourquoi elle n'y était jamais parvenue, avant. Elle avait craint un temps d'être frigide, mais elle savait maintenant que ça avait juste été une question de fantasme. Elle expira avec force, avec un petit rire étouffé.
«La vache...» pensa-t-elle.
Elle reprit progressivement son souffle, savourant ce petit moment d'extase. Puis, elle remit ses habits et ouvrit la porte. Elle entendit alors du bruit dans les sanitaires. Il y avait quelqu'un. Kelly plaqua sa main sur sa bouche, estomaquée. Elle ne se rendait pas compte si elle avait fait du bruit ou pas. Le cœur battant, elle passa la tête par-delà la porte. A l'autre bout de la pièce, Deborah Jones se maquillait devant un miroir. Un thermos était posé à côté de sa trousse. L'Équilibriste aperçut sa coéquipière de Crève-Ball et lui fit un petit sourire. Kelly n'eut d'autre choix que de sortir.
- S-salut, Deborah… dit-elle d'une voix aigrelette et tremblante.
- Salut Kelly! dit-elle d'un ton décontracté. Ça va? Tu te lèves super tôt, dis donc.
- Oh non, j'avais juste très envie d'aller… faire pipi. Et toi, alors? Pourquoi t'es déjà debout?
- J'ai un rencard, dit-elle d'un ton enjoué. Avec Bruce Pussynson, l'Indic de PatrickSébastos, tu vois qui c'est? Mais voilà ce qu'on gagne à flirter avec un joueur de Crève-Ball le jour de son entraînement, on est obligés de se voir très tôt.
«Ouf», se dit Kelly, à en juger par l'attitude de Deborah, elle n'avait rien remarqué. Elle s'empressa de se laver les mains. Deborah admira sa bouche enduite de rouge à lèvres dans le miroir, puis dit alors à voix basse:
- Vous avez chopé la Perruque de Scravoiseux, à ce que je vois…
- Euh… oui! C'est… c'est John qui te l'a dit?
- Pas besoin. Quand j'ai eu vent de la victoire de John contre McGonnadie, j'ai compris… t'en fais pas, je ne dirai rien.
Kelly pinça les lèvres. Elle avait régulièrement revu Deborah à travers le Crève-Ball, mais c'était la première fois qu'elle lui reparlait de l'OASIS depuis qu'elle en avait été exclue. Deborah sourit et continua:
- Je suis très contente que vous y soyez parvenus. Il ne reste plus que le Bonnet, du coup, n'est-ce pas? Comme quoi vous vous débrouillez très bien sans moi, ajouta-t-elle avec un petit rire.
- Ça te manque pas trop? demanda Kelly. L'OASIS?
- Plus maintenant, répondit Deborah. C'est sûr qu'au début j'avais honte de plus faire partie de l'OASIS, mais je suis passée à autre chose, j'ai même recommencé à parler à Peter. Après tout, j'ai mes amis, mon équipe de Crève-Ball et mon café du matin pour avoir la patate! Tiens, t'en veux?
- Non merci, j'aime pas le café. En prendre juste pour avoir la patate, ça m'intéresse pas.
- Un jour, tu auras le bonheur d'être en cinquième année à Lettockar, Kelly, alors tu comprendras très vite les vertus de la caféine.
- Eh bah en attendant, je vais profiter de ma vie «paradisiaque» de troisième année à Lettockar, si tu veux bien. Bonne journée Deborah! Et bonne chance avec ton amoureux!
- Roh, mon amoureux, tout de suite les grands mots! gloussa Deborah. Allez, bonne journée à toi aussi.
Kelly se dirigea vers la sortie des sanitaires, l'esprit léger. Elle allait retourner dormir.
- Ah, petit détail Kelly, ajouta Deborah d'un ton badin. La prochaine fois que tu jouis, fais moins de bruit.
Kelly se cogna violemment contre la porte.
Quelques heures plus tard, après s'être recouchée, Kelly descendit dans la Cantina Grande pour le petit déjeuner. Il était déjà 9 heures et demi, il n'y avait que très peu de monde: tous les professeurs étaient déjà en cours. Essayant de dissimuler d'une mèche de cheveux la grosse bosse qu'elle avait sur le front, Kelly traversa la salle vers la table de Dragondebronze. Naomi y lisait un livre, seule, à l'écart de leurs condisciples. Kelly lui tambourina l'épaule du bout de ses doigts: Naomi se retourna et la salua d'un simple sourire.
- John n'est pas là? demanda Kelly.
- Dans le parc; ça fait déjà un moment qu'il est levé, répondit Naomi. Quand je suis descendue, il était déjà habillé. Il dort très peu, en ce moment… et puis il a rien mangé pour le petit déjeuner. Il a pris quoi… un jus d'orange?
- Et toi, qu'est-ce que tu fais donc?
- Mon rôle au sein de l'OASIS, Kelly: je fais des recherches sur les Reliques, répondit-elle sans le moindre enthousiasme.
Kelly souleva légèrement la couverture du livre. C'était Vie de l'illustre fondatrice de la maison Becdeperroquet, Imane Lalaoud… un livre que l'OASIS avait volé à la bibliothèque il y a longtemps. Naomi examinait une page sur laquelle il y avait une gravure représentant la Cuillère d'Imène. Kelly ne comprenait pas.
- Youhou, Naomi! dit-elle en agitant la main. La Cuillère on l'a trouvée l'année dernière, c'est plus la peine de faire des recherches!
- Je sais bien, Kelly, mais quand même. Je vérifie qu'aucune information ne nous a échappé.
- Comme quoi?
- Je ne peux rien te dire pour l'instant, j'ai juste des… suppositions. Ne t'inquiète pas, je sais ce que je fais.
- Bon, comme tu veux, céda Kelly. Mais ça me surprend quand même que tu fasses ça, je pensais que vous aviez suffisamment de pain sur la planche avec le Bonnet de Gilluc…
Elle resta évasive et n'ajouta rien, mais elle avait secrètement grand intérêt à ce que le Bonnet soit localisé rapidement maintenant qu'elle le convoitait. Naomi tourna une page de son livre et soupira.
- Du pain sur la planche, ça tu l'as dit… et on va en avoir encore plus maintenant que le groupe de recherche est diminué…
- Comment ça, diminué? demanda Kelly, étonnée. Qu'est-ce que ça veut dire?
- Tarung a quitté l'OASIS ce matin, dit abruptement Naomi.
Ce fut comme si quelqu'un avait jeté un sort qui avait congelé Kelly sur place: elle resta totalement figée pendant plusieurs secondes. Elle n'en croyait pas ses oreilles. Naomi rompit le silence de mort en martelant la table avec ses doigts. Alors, Kelly se laissa lourdement tomber sur la chaise à côté d'elle.
- Mais… mais… mais c'est pas vrai?! Dis-moi que c'est pas vrai?
- Si… c'est même à moi qu'il l'a dit…
- Mais pourquoi? P… pourquoi il a fait ça?
- Pour la même raison que tous les autres. Il n'aime pas la tournure que ça prend. Il estime qu'un cap a été franchi quand deux d'entre nous ont fait un pacte en secret. C'est moi qui ait du l'annoncer à Oszike, et à Astrid… même elle est anéantie. Elle le sermonnait souvent, mais dans le fond elle l'aimait beaucoup.
Naomi laissa alors sa tête tomber sur son livre. Ses yeux, à demi-clos derrière ses grosses lunettes, étaient brillants. Kelly, hagarde, regarda tout autour d'elle dans la Cantina Grande, comme si quelque chose allait se passer, que quelqu'un allait surgir de quelque part dans la salle pour leur annoncer que tout ça n'était qu'une farce.
- Encore un coup de couteau dans le ventre de l'OASIS… dit Naomi. C'est plus qu'une ruine, maintenant…
- Non, Mimi, dit pas ça! répondit Kelly, désespérée. C'est vraiment pas le moment de perdre pied… on est sur le point de réussir… je… écoute, j'aime bien Tarung moi aussi, mais… c'est lui qui a tort, faut que tu te dises ça! S'il laisse tomber, c'est son problème, et uniquement son problème, pas le nôtre, hein?
Elle-même croyait à peine à ce qu'elle disait. Naomi haussa les épaules. Elle pinçait les lèvres, se retenant clairement de pleurer. Dans l'esprit de Kelly, la raison pour laquelle elle était tant affectée par le départ de Tarung était limpide. Kelly posa aussi la tête sur la table, se mettant à son niveau pour la regarder droit dans les yeux. Elle lui caressa gentiment la joue du bout des doigts.
- Allez, tu peux me le dire, maintenant… chuchota-t-elle. C'était bien Tarung, le garçon pour qui tu avais le béguin, hein?
- NON! cria Naomi en se redressant. ET ARRÊTE DE PARLER DE CA, KELLY!
Kelly sursauta sur son banc. Les quelques rares personnes qui se trouvaient dans la Cantina Grande les regardèrent, ce qui n'embarrassa nullement Naomi, qui était furibonde.
- Mais qu'est-ce qui te prend? dit Kelly d'une voix étranglée.
Naomi poussa un soupir exaspéré et se reporta sur son livre, l'air furieuse. Elle n'adressa pas la parole à Kelly et ne leva même plus les yeux vers elle. Kelly était confuse. Elle avala très lentement ses petits pains, ayant la gorge serrée: elle savait qu'elle avait mis un pied trop loin. Après le petit déjeuner, en cours de potions, les deux filles s'assirent avec John comme d'habitude. La préparation de la Potion de Mémoire se passa dans une ambiance lugubre. C'est alors que Naomi se pencha vers Kelly. Elle avait l'air tracassée, et même honteuse.
- Kelly… chuchota-t-elle, pour tout à l'heure, au petit déjeuner… je suis désolée d'avoir crié…
- Non Naomi, l'interrompit calmement Kelly, c'est de ma faute, j'aurais pas dû dire ça. C'était déplacé de ma part.
- Qu'est-ce qu'il y a eu? s'immisça John.
- Euh… hésita Kelly. C'est un peu délicat, John… en fait…
- Non, non, coupa vite Naomi en glapissant, c'est rien, rien du tout!
Kelly fut surprise de la réaction de Naomi, mais elle lui obéit et se tut.
- Comment ça, «rien»? Vous pouvez me dire, non? s'agaça John.
- Truc de filles, lui chuchota Kelly.
Mais, bien loin d'être compréhensif comme il l'était d'ordinaire, John se renfrogna encore plus en entendant cela.
- OK, je vois, on me met à l'écart… c'est très agréable, vraiment… marmonna-t-il sur un ton de princesse outragée.
- Non, mais non, John, c'est pas ça! répliqua Kelly, irritée. On t'exclut pas, simplement, c'est quelque chose d'un peu délicat, je le répète. Des fois, y'a des trucs qu'on peut pas dire à tout le monde… toi aussi, t'en as, non?
- Ben non, figure-toi que moi, je vous cache rien, répondit John d'une voix suffisante que Kelly n'avait jamais entendu chez lui. Je croyais qu'on se disait tout, même les trucs «délicats»… mais bon, puisque j'ai le mauvais goût d'être un mec, hein…
- Mais… John, tu arrêtes, hein! J'vais me fâcher! Si c'est pour faire ta crise pour des queues de cerises, va prendre l'air!
- Hé ho, Kelly, c'est pas une raison pour lui parler comme ça! intervint Naomi avec colère.
- HO! lança Grog depuis son bureau. Moins de gaz, vous trois !
Les trois élèves sursautèrent et reportèrent leur attention sur leurs chaudrons. John devint encore plus grognon – si c'était possible. Mais quelques secondes plus tard, il eut un sourire goguenard et dit à voix à basse à Kelly:
- «Moins de gaz», de la part d'un allemand, c'est gonflé… il devrait mieux apprendre son histoire…
- Hin hin hin… fit Kelly en levant les yeux aux ciel et en fronçant le nez (comme John n'avait rien mangé ce matin, il avait très mauvaise haleine).
- Et toi tu devrais apprendre à mieux chuchoter, Ebay, tonna Grog, parce que si j'entends encore un truc comme ça, tu finis en kebab. De la part d'un demi-turc.
John fut interloqué par cette révélation. Kelly, elle, le savait: Pavel lui avait un jour raconté que la mère de Grog était turque (d'où son teint un peu hâlé) et son père un ouvrier allemand. Soudain, le visage doux et affable de Pavel vint lui occuper l'esprit. Elle s'interrogea sur ce qu'il aurait pensé de tout ça… de l'OASIS qui se déchiquetait, de leurs précieuses Reliques qui étaient mal utilisées… peut-être aurait-il pu empêcher que ça tourne ainsi Mais s'il n'y était pas parvenu… oui, il était certain que lui aussi aurait quitté l'OASIS.
Kelly dut se retenir de renverser son chaudron d'un coup de pied.
