Bonjour à toutes et à tous,
Merci à Chlio pour son commentaire et merci aux lecteurs silencieux, toujours aussi présents, et dont le nombre a doublé cette semaine !
La relecture de cette histoire, sa traduction, ainsi que la rédaction de la seconde fiction me prennent plus de temps que prévu, en addition avec pas mal de complications d'ordre personnel. J'espère réussir à rester consistante.
Pour rebondir sur le dernier chapitre : j'ai mis le combat contre Gortash dans le Trône de Fer, car dans le jeu je ne peux m'empêcher de trouver cette phase légèrement incohérente. Si vous vous rendez dans la prison sous-marine, Gortash menace de vous noyer et détruit le bâtiment. Et cela alors qu'il a besoin de la Netherstone portée par les aventuriers. Comment espère-t-il la retrouver exactement, au milieu du Chionthar ? Il m'a parut plus logique de le faire intervenir, via des dispositifs ou des chemins connus des Banites seuls.
Quant à Revan, c'est un personnage que j'ai adoré écrire. À mes yeux, son décès était inévitable pour la construction psychologique de Nymuë, qui doit affronter son plus gros défaut : sa lâcheté. Sa peur de vivre. Le dernier clou du cercueil est planté aujourd'hui.
Réponse aux reviews :
Chlio : Sache que j'ai eu les larmes aux yeux en écrivant le précédent chapitre, la figure du mentor est un trope connu, je le trouve toutefois très efficace à chaque fois. Je suis contente malgré tout que leurs derniers échanges t'aient fait sourire !
Je vous souhaite une excellente lecture.
Chapitre 40 :
Fissure
Ils ne durent leur survie qu'au bouclier d'Ombrecoeur.
Lorsque le collier de Revan explosa, la prêtresse eut juste le temps de murmurer son incantation avant que la déflagration n'emporte tout sur son passage. Neuronateur, Banites, archiduc à l'agonie… ils ne furent plus qu'une ombre fugace face au soleil levant, des silhouettes translucides disparaissant en fumée.
Quant au voleur ? Nymuë ne le vit même pas se désagréger.
Le Trône de Fer trembla sous le coup de la détonation. Les tuyaux de cuivre gémirent, le sol chancela ; des jets d'eau jaillirent à travers les interstices. Maintenant que l'Élu de Baine n'était plus, Umberlie était libre d'accueillir sa création au cœur de son royaume. Autour de l'elfe noire, le monde n'était qu'un vaste bruit sourd. Une abondance d'images et de lumières clignotantes. Elle n'eut pas conscience des bras musclés de Lae'zel la soulevant du sol. N'eut pas de réaction en voyant Astarion se précipiter sur la pierre infernale de Gortash. Elle ne vit pas non plus la myriade de couloirs, alors que ses camarades rejoignaient le submersible en étant traqués par les flots de plus en plus violents.
"Il y a un souci, songea-t-elle. Il manque quelqu'un."
Ombrecoeur hurla à Masserouge de démarrer l'engin, tandis que la prison grondait tel un animal en colère. Quand ils s'éloignèrent, la musicienne vit la forteresse exploser depuis la fenêtre de son hublot. Une unique étincelle au milieu de l'océan, vite éteinte. Des mains se posèrent sur son épaule sans qu'elle ne réagisse. Des visages en larmes, soulagés, ou inquiets se succédèrent. Certains avaient murmuré des remerciements.
"Les captifs", se rappela-t-elle. Elle était venue en chercher un en particulier. Elle devait lui dire quelque chose, après leur dernière conversation. Quelque chose d'important.
Mais ses mots, tout comme celui à qui ils étaient destinés, s'étaient éparpillés aux quatre vents.
La cérémonie préparée par Neuf-Doigts était grandiose. Sous les rues de la ville, la reine de la pègre avait allumé un immense bûcher. Les flammes rougeoyaient d'un éclat irréel dans les catacombes. Les pertes avaient été nombreuses pour les voleurs ; malgré le sauvetage des prisonniers, plusieurs membres de la première expédition avaient été sommairement exécutés par les Banites. L'ancien archiduc avait fait peu de cas d'un groupe de criminels.
- Finn Rivebois, déclama solennellement la cheffe des lieux.
La femme que Nymuë avait interrogée dans sa cellule du Trône de Fer s'avança, afin de déposer un anneau au milieu des braises. Le dénommé Finn avait réussi à quitter la prison avec les autres captifs, mais ce qu'il avait subi dans les eaux du Chiontar l'avait changé à jamais. Sa compagne l'avait retrouvé dans leur chambre commune, quelques heures après avoir été recueillis par la Guilde. Il s'était tranché la gorge.
- Laura Fillie, Bert Razor, Wilfried le Raton, continua Neuf-Doigts.
À chaque fois, un membre de l'assistance venait alimenter le feu avec un objet de son choix. Qui une lettre, qui un bijou, qui une fleur. La musicienne se tenait droite, parmi les voleurs. La nuque redressée, le visage lisse. Pour un regard extérieur, elle était aussi inexpressive qu'une page vierge ; mais ses camarades, derrière elle, savaient. Ils n'avaient pas besoin de parasite pour entendre son cri silencieux.
"En ce monde, mésange, on a deux choix. Tu ne peux pas éviter les coups que te porteront les autres. Tu ne peux pas esquiver le deuil ou les blessures. Quoi que tu fasses, tu finiras dans l'arène."
Avait-il trouvé, à la dernière seconde, ce qui l'avait décidé à prendre les armes plutôt qu'à abandonner ? Quand ses lèvres avaient formé un rictus d'au revoir, et quand le mécanisme de son collier avait décimé la moindre parcelle de son corps… avait-il su quelle bataille avait été menée au cœur de l'arène, pendant tout ce temps ?
"Moi, en revanche… je t'ai, toi, pour protéger mes arrières. Loupe pas ton coup, mésange : je détesterai revenir d'entre les morts pour te donner la raclée de ta vie."
Nymuë sentait ses larmes la brûler. Non pas le long de ses joues, ou à la lisière de ses yeux ; mais à l'intérieur de sa gorge, comme une mauvaise fièvre. Dans sa poitrine, en train de ligoter son cœur avec des cordes raides.
"Tu n'es pas ma fille. Ma fille m'a été arrachée il y a des années."
Elle se demandait si son affliction avait été la cause réelle de son refus. Peut-être l'avait-il sciemment blessée, afin qu'elle quitte Baldur's Gate sans un regard en arrière. Libre de vivre une toute nouvelle existence, sans le fardeau d'un homme destiné à la folie…
Les choses auraient-elles été si différentes, si elle avait été moins crédule ? Si elle s'était davantage renseignée sur le décès de sa famille, si elle avait consulté tous les prêtres et guérisseurs de cette cité ? Aurait-il eu une chance, si elle n'avait pas laissé sa fierté prendre le pas sur sa logique, le soir de l'attaque du Nautiloïd ?
Elle ne le saurait jamais. Tout ça parce que Revan était un foutu idiot. Un crétin arrogant, qui au détour de ses larcins s'était dit que ça serait une bonne idée de s'acoquiner avec une drow. Un voleur antipathique, tyrannique, ayant trouvé un oiseau blessé et n'ayant rien eu de mieux à faire que de le garder à ses côtés. Une mésange, qu'il disait ? Nymuë avait presque envie de rire.
Elle tenait plus du vautour.
- Revan Hautebreuil, chuchota la reine de la pègre.
La musicienne sentit les visages se tourner vers elle. Leur relation de mentor-pupille n'avait jamais été officielle bien sûr, mais tous les Guildiens savaient que Revan avait ramené une gamine à la place d'un sac d'or, il y a une quinzaine d'années. D'aucun avait dit qu'il avait perdu au change, ce jour-là. Pouvait-on vraiment les blâmer, quand on voyait où cela l'avait mené… Elyon avait été la première à tenter le pari, Revan le second. Et ses compagnons avaient aujourd'hui tout le loisir de s'interroger ! Combien de temps encore, avant que leur confiance soit pavée de désillusion ?
Une main s'enroula autour de sa taille, assurée et délicate. Une autre lui effleura le bout des doigts ; la dernière lui serra abruptement l'épaule. D'un même mouvement, les trois étreintes la poussèrent en avant. Nymuë laissa ses pieds la porter jusqu'au bûcher. Les flammes lui réchauffaient la figure, presque comme une respiration. Elle calqua son souffle sur celui de l'incendie et, de leur propre volonté, ses membres vinrent saisir le poignard à sa ceinture.
Un cliquetis de chaînes, le jour où un voleur l'avait libérée de sa prison. Un sifflement de braises, lorsqu'elle les jeta dans le feu. Elle avait appris, maintenant. Elle connaissait la différence entre la danse et le combat.
Elle saurait se battre seulement armée de son couteau.
- Un mot, si tu le permets.
Nymuë se figea. Le bûcher était maintenant cendres, et ceux ayant adressé leurs derniers adieux commençaient à se retirer. Seuls les aventuriers et quelques Guildiens étaient encore présents. Bien qu'elle souhaitât se jeter à corps perdu sur son matelas, l'elfe noire consentit à la requête de la reine de la pègre.
- Revan était un de mes meilleurs hommes, commença-t-elle. J'aurais vidé mes coffres, si cela avait pu lui apporter un remède. Mais face aux dieux, nous sommes bien éphémères.
- Et pourtant, voilà aujourd'hui que nous devons en combattre trois.
- Un seul, rectifia Neuf-Doigts. Les Élus de Myrkul et de Baine subissent l'éternel tourment de leurs souverains. Le Meurtre a survécu aux Ossements et à la Tyrannie ; si mes bardes n'avaient pas peur de se prendre un coup de pied au cul, ils m'écriraient des poèmes quant à cette leçon d'histoire.
- Il nous reste Bhaal, intervint Ombrecoeur. Et Orin la Rouge n'est pas simplement sa plus fervente disciple…
- … Elle est sa fille, rejetonne maudite, issue d'une lignée qui l'est tout autant. La craignez-vous ?
- Non, répondit l'elfe noire. Il y a trop de choses en jeu pour se laisser paralyser par la peur. Je ne laisserai pas ce qui est arrivé à Revan être survenu en vain.
- D'aucun penserait que vous auriez raison d'être effrayés.
Nymuë dévisagea la cheffe de la Guilde, laissant filtrer pour la première fois sa colère.
- J'ai versé trop de larmes. J'ai accumulé trop de lâcheté. Si Orin souhaite m'offrir mes pires cauchemars, je jure que le tourment infligé par Bhaal paraîtra doux, comparé au mien.
- Parfait, approuva son interlocutrice.
Les compagnons lui jetèrent un regard intrigué, tandis qu'elle s'avançait vers l'arrière-cour de son repaire. De grandes tentures séparaient la taverne du marché noir, afin de ne jamais mélanger plaisir et business. L'expression de Neuf-Doigts se fit espiègle, quand elle repoussa les draperies.
- D'autres possèdent le même état d'esprit.
Le réseau de contrebande avait entièrement disparu. Plus de vendeur, d'épices ou de bijoux précieux ; mais à la place, un océan de tentes. Certaines étaient en bois, et recouvertes de lianes ; d'autres, plus modestes, se composaient de tissus vifs et rapiécés. Des nouvelles encore arboraient un symbole qu'ils connaissaient bien, celui d'une harpe sur un croissant de lune.
Et parmi tout ce chaos d'armures, d'épées et de parchemins, Nymuë reconnut des visages familiers.
- La vieille pie n'a eu de cesse de m'envoyer ses oiseaux jusqu'à ce que j'accepte de l'héberger, continua la reine de la pègre. Soi-disant que je lui devais une faveur. Elle s'est bien gardée de me dire qu'elle débarquait avec toute une foutue armée.
- Tu m'as demandé de verser une pièce d'or par homme bénéficiant de ta protection, riposta Jaheira en s'approchant. Ne suis-je pas la meilleure des amies en t'en amenant autant ?
La doyenne sourit face à la mine ahurie des aventuriers. Aussi féroce que lors de la prise de Hautelune, la Ménestrelle resplendissait au milieu du camp de guerre.
- Quand vous êtes partis pour Baldur's Gate, nous avons fait nos préparatifs, expliqua-t-elle. Nous avons appelé des renforts, rassemblé nos ressources. Il fut vite évident que le culte vous surveillait. Nous sommes tombés plusieurs fois sur des espions de l'Absolue en suivant votre piste.
- C'est alors que Jaheira s'est rappelée une ancienne connaissance, poursuivit une voix bourrue.
Halsin sortit de sa tente, escorté par un groupe de tieffelins.
- Une amie pour qui les dessous de la cité n'étaient pas un mystère. Une qui, peut-être, pouvait même nous permettre de nous faufiler en ville, au nez et à la barbe des dieux morts…
- Si seulement nous avions eu ce genre d'amie, à notre arrivée ! plaisanta Ombrecoeur.
- Oh, mais vous avez beaucoup mieux, sœur de Lune !
Dame Aylin détonnait au milieu des égouts. Resplendissante et immaculée, malgré la crasse et la corruption. Derrière elle, Isobel suivait avec un sourire ravi.
- Je le sens sur vous, déclara l'Aasimar. La Mère du Mensonge a perdu sa prise sur votre personne, et à la place, la Vierge Lunaire vous a accueilli en son sein. Gloire à son éternelle étreinte !
- Mais cela s'est fait à un prix, Aylin, tempéra la cléresse. Regarde mieux. "Ombrecoeur" est un nom qui vous va bien. Vous reflétez l'unité qu'auraient pu avoir les deux sœurs, si elles n'avaient point décidé de s'opposer.
Nymuë en avait perdu l'usage de la parole. Des poignées de main s'échangèrent, des accolades, des hourras. Tous ces gens avaient-il réellement croisé leur route, au cours des dernières semaines ? Avaient-ils vraiment décidé de placer leur vie et leurs espoirs en un groupe de vagabonds ?
- Le saviez-vous depuis le début ? chuchota l'elfe noire.
- Bien sûr, répondit Neuf-Doigts. Quand vous vous êtes présentés à moi, Jaheira et sa joyeuse bande étaient déjà en chemin. L'histoire que vous m'avez racontée correspondait à la leur, ce qui m'a assuré que vous n'étiez pas des imposteurs. "De fabuleux héros", voilà comment elle vous a décrits ! J'ai bien ri, en lisant sa lettre.
La cheffe de la Guilde prit un air plus sérieux :
- Après les événements du Trône de Fer, sachez que je ne rirai plus. Mes gars et moi ne côtoyons guère de héros ; vous excuserez donc notre manque de courbettes. Mais tu es la gamine de Revan, et il y aura toujours une place pour toi auprès des forbans et des voleurs. Si vous souhaitez vous opposer à un dieu et un cerveau vénérable, sachez que nous vous suivrons.
- Au passage, glissa Jaheira, je n'ai pas écrit "fabuleux"... J'ai dit que vous valiez plus que ce que vous en aviez l'air.
- C'est fort aimable, ironisa Astarion.
- Nous ignorons encore où se terrent Orin et l'Absolue, tempéra Nymuë. La trêve que nous avions avec l'Élue de Bhaal ne saurait durer maintenant que Gortash est mort… Nous devons la trouver en premier, ou c'est elle qui nous trouvera.
- Sa pierre infernale est une priorité, déclara Halsin. Cette ville est faite de roches, de pavés et de murs. Trop peu de choses y poussent… Mais un cerveau vénérable ne saurait se cacher bien longtemps des racines foulant le sol, ou des animaux. Laissez-nous cette charge, pendant que vous vous concentrez sur le combat à venir.
- Nous allons débusquer notre ennemi, alors que vous plantez vos lames dans le cœur des vilains ! tempêta Aylin. Ensuite, nous prouverons aux dieux morts qu'eux-mêmes sont sujets au trépas !
- Je tâcherai de garder en vie ce groupe d'heureux optimistes, soupira Neuf-Doigts, mais il y a du vrai dans leurs boniments. Bien que Baldur's Gate ait connu son lot de tragédies, celle-ci est sans précédent. Vous êtes proches de vaincre l'impossible... Ce serait bête de renoncer maintenant.
Plus doucement, elle ajouta :
- Et puis, j'ai parié de l'argent.
Nymuë échangea un regard malicieux avec Jaheira, avant de se tourner vers ses camarades. Son cœur était encore lourd d'un chagrin qui mettrait des années à s'apaiser. Vide d'une perte immense, scarifié par les regrets. Une part d'elle-même continuait à vouloir refiler ce combat à quelqu'un d'autre. La paix n'était pas ce qui viendrait soulager ses terreurs nocturnes, tout comme elle n'effacerait pas le visage des défunts dans le noir.
Mais elle venait de lui amener des alliés.
À la suite de la mort de Revan, la chambre du Chant de l'Elfe lui parut étouffante. Même dans ses propres appartements, la jeune femme n'était jamais seule. Yenna venait se réfugier à ses côtés tous les soirs, lui racontant avec enthousiasme les recettes apprises auprès des cuisiniers de la taverne. Cela faisait deux jours, depuis le Trône de Fer. Les aventuriers avaient jugé prudent de se faire discret, alors que les rues résonnaient des cris de panique des habitants. Les Gardes d'Acier de service s'étaient effondrés ; et voilà que les crieurs annonçaient la disparition du tout nouvel archiduc ! Celui-là même ayant promis de les sauver. Les patrouilles du Poing Enflammé s'étaient multipliées, et les contrôles de réfugiés menaçaient de tourner à l'émeute. La foule était dépassée, pleurant à chaudes larmes l'absence de son sacro-saint persécuteur.
Nymuë et ses compagnons avaient tenté de déterminer où pouvait se terrer Orin, en suivant la trace de ses meurtres. Mais les assassinats en l'honneur de Bhaal étaient hasardeux et chaotiques ; son Élue frappait sans stratégie, ou préméditation. Sa sentence s'appliquait aussi bien aux riches qu'aux pauvres, aux fidèles de l'Absolue qu'à ses détracteurs. Son terrain de chasse se résumait à tout ce qui saignait, et les habitants de Baldur's Gate avaient la chair tendre. Il n'y avait aucune logique à ses actions, ainsi leur piste fut bien vite avortée.
Comment la dénicher, en ce cas ? La musicienne espérait que leurs alliés nouvellement arrivés se montreraient plus chanceux. Orin ne prendrait pas le risque de laisser le cerveau vénérable sans surveillance, et trouver l'Absolue revenait donc à se rapprocher de la Bhaalspawn. En attendant, l'elfe noire était enfermée entre quatre murs, et avait malheureusement tout le loisir de se confronter à ses sentiments. La présence ténue d'Astarion, Ombrecoeur et Lae'zel l'empêchait de laisser libre court à sa peine. Elle avait envie de mettre sa chambre sens dessus dessous, de crier à gorge déployée… Mais elle restait leur leader. Elle ne pouvait se permettre de sombrer maintenant, alors qu'ils étaient si proches de tout obtenir et tout perdre à la fois. Même dans son esprit, elle n'était jamais en paix. L'Empereur était encore là, à analyser ses faits et gestes. Il demeurait silencieux, mais Nymuë se rappelait parfaitement leur dernière conversation. Lui-aussi attendait avec impatience qu'ils mettent la main sur la dernière pierre.
Dans ses rêves, elle revoyait Revan disparaître dans une explosion de lumière. Elle entendait sa voix, discernait son sourire. Etrangement, Elyon était là elle aussi ; il lui arrivait parfois de se tenir debout près de son ancien mentor, et tous deux la dévisageaient en silence.
La jeune femme avait songé à trouver le repos auprès d'Astarion. À se pelotonner contre son épaule, et à disparaître au creux de ses bras. Mais là encore, quelque chose la retenait.
Quand elle avait perdu sa petite fée, Nymuë avait survécu en se jetant à corps perdu dans sa nouvelle vie d'apprentie voleuse. Il y avait alors tellement de choses à apprendre, à découvrir ! Baldur's Gate était immense, et Revan était un maître exigeant. Et maintenant qu'il n'était plus, elle avait troqué la place de novice pour celle de meneuse. Le monde était devenu un vaste bourdonnement incohérent, un charivari de clameurs.
Malgré cela, elle fut la première à les entendre arriver.
Ils étaient deux, si elle se fiait à son ouïe ; discrets et habiles, habitués à évoluer dans le noir. La jeune femme saisit silencieusement son couteau. Orin s'était donc lassée de jouer avec ses proies ? Elle tomberait sur des adversaires prêts à se battre. L'elfe noire se tendit, guettant le bon moment pour appeler ses compagnons…
- Ne vous approchez pas de moi ! siffla une voix, furieuse.
Elle retint une exclamation de surprise : Astarion était déjà réveillé.
Son intonation était calme, bien qu'irritée. Il connaissait leurs visiteurs. Risquant un œil dans l'autre pièce, Nymuë aperçut un homme et une femme à l'accoutrement étrange. Le premier, un humain, était torse nu et portait un pantalon de cuir. Du sang séché inondait sa poitrine ainsi que ses longs cheveux bruns. Quant à la seconde, ses riches atours sonnaient faux. Les coutures de sa chemise étaient défaites, le cuir de ses semelles, usé. C'était une tieffeline à la peau rouge et aux boucles noires.
Pour des assassins, ils paraissaient très mal préparés : ils ne portaient même pas d'armes ! Elle ne les aurait pas pris au sérieux si leur allure n'avait pas présenté quelque chose de menaçant… et de familier. Ils avaient tous les deux des prunelles d'un rouge vif, rendues brillantes par la soif.
- Du calme, frère, chuchota l'inconnue. Léon et moi sommes là pour te ramener à la maison.
- Le maître a besoin de nous sept pour la cérémonie. Viens avec nous, et tu renaîtras au monde. C'est une nouvelle vie qui t'attend.
"De nous sept ?" songea Nymuë. Avaient-ils affaire aux autres rejetons de Cazador… les frères et sœurs d'Astarion ? La jeune femme déglutit tout en rejoignant son compagnon. Les vampires ne réagirent pas à sa présence, gardant au contraire leurs mains sagement levées. S'ils étaient vraiment les camarades d'infortune du roublard, alors le rite de leur seigneur et maître menaçait de les tuer, eux-aussi. Mais contrairement à Astarion, ils n'avaient pas la liberté de se révolter face aux commandes de Cazador…
- Comment m'avez-vous retrouvé ? demanda le roublard.
Une question vaine, se dit la musicienne. Il ne devait pas être compliqué pour un seigneur vampire d'avoir des yeux et des oreilles partout… Et ils étaient loin d'avoir fait une entrée discrète. Son camarade gagnait du temps. Le dénommé Léon dû le comprendre, lui aussi, car il se plaça discrètement devant la porte menant au couloir de service. La lueur tremblotante du feu de cheminée illumina son dos.
Lui aussi avait des runes gravées entre ses omoplates.
- Maître Cazador a toujours su où tu te cachais, répondit la rejetonne. Il savait que tu finirais par revenir. Le maître a besoin de toi pour le Rite, Astarion… Tu dois être présent.
- Oh, je sais très bien de quoi le maître a besoin… susurra le roublard. Mais ne méritons-nous pas mieux, Aurélia ? Après ces longs siècles de tourment, je suis bien placé pour savoir ce que vous voulez. Plus que le pouvoir, plus que la possibilité de vivre à nouveau au grand jour… Vous souhaitez le voir mort.
Aurélia et Léon échangèrent un regard épouvanté, comme si cette simple idée était profane. Il y avait de la peur dans le cramoisi de leur prunelle, de la méfiance… Astarion leur avait ressemblé, lors de leurs premières nuits de camp. Présumant du pire après avoir rencontré de parfaits inconnus, et tellement, tellement effrayé.
La réalité frappa brusquement la musicienne : ses frères et sœurs ignoraient que le rituel causerait leur fin. Pourquoi Cazador leur aurait-il partagé cette information ? Ce massacre, ces sept mille âmes que le seigneur vampire comptait absorber… ils couraient vers leur annihilation.
- C'est moi qui accomplirai le Rite d'Ascension Profane, poursuivit Astarion, et ce pourri pourra faire une croix sur son heure de gloire. Je deviendrai le tout premier vampire ascendant, et ensuite, je le tuerai. C'est votre chance : joignez-vous à moi et faites de moi votre nouveau maître. Nous nous vengerons ensemble.
La musicienne pivota vers lui, stupéfaite. Il ne pouvait pas… Non. Il n'oserait pas.
Le rictus de son compagnon était celui qu'il réservait à ses mensonges et tentatives de séduction. Son faux sourire, encore plus affûté qu'un poignard. Astarion savait pertinemment que ses frères et sœurs ne survivraient pas au rituel, et pourtant, il cherchait à les convaincre de le mener en sa faveur.
Nymuë se rappelait leur conversation, peu avant leur arrivée à Baldur's Gate. Elle avait vu l'avidité se glisser dans les yeux de son camarade, senti l'ivresse provoquée par l'idée d'un tel pouvoir. Sur le moment, elle avait espéré que ce désir soit passager. Qu'une fois confronté à sa famille, aux innocents, il reviendrait à la raison. Mais Astarion n'avait jamais paru aussi sûr de lui.
- Ça suffit, chuchota Léon. Assez de beaux discours, Astarion. Tu as toujours été faible ! Et nous ne suivons pas les faibles.
- C'est notre unique chance de retrouver la liberté après des siècles de servitude ! s'écria Aurélia. Tu ne la gâcheras pas !
Un bruit de porte alerta les rejetons, qui sursautèrent. Lae'zel et Ombrecoeur venaient de les rejoindre.
- Vous ne comprenez rien ! rugit le roublard. Je vais stopper Cazador. Je suis bien plus que ce que j'étais autrefois. Le soleil ne peut rien contre moi, et plus rien ne m'oblige à obéir à ses ordres ! Ne le voyez-vous pas ? Je suis le seul à pouvoir l'arrêter.
- Est-ce là ce que vous vous dites, pour vous donner bonne conscience ? murmura Nymuë.
Son camarade lui jeta un regard d'avertissement. Les poings de Léon étaient serrés, prêts à faire usage de la force si nécessaire ; mais les armes dégainées de la prêtresse et de la githyanki le firent hésiter. Les yeux d'Aurélia passaient d'un frère à un autre. Ses lèvres tremblaient à l'idée de verser le sang de son unique famille.
- Le maître prépare la Messe Noire, abdiqua-t-elle.
Astarion cacha difficilement son triomphe. D'un signe de tête, il enjoignit sa sœur à continuer :
- Il existe une chapelle profanée, sous son palais… Elle a toujours été là, cachée aux yeux de tous. C'est là-bas qu'aura lieu la cérémonie… Demain, à l'aube.
- Cette journée est la dernière où le seigneur Cazador Szarr erre parmi les mortels, compléta Léon. Bientôt, il cheminera auprès des dieux, et nous avec lui !
- Soyez en sûrs, ronronna Astarion. Rentrez auprès de lui, et tenez-vous prêts. Cette heure sera la nôtre.
Sans demander leur reste, Léon et Aurélia disparurent dans un nuage de fumée. L'elfe noire sursauta, quand les aventuriers demeurèrent seuls dans la pièce : les rejetons s'étaient tout simplement évaporés.
- Une petite astuce de Cazador, pour pouvoir nous invoquer à sa guise, expliqua le roublard. Seigneur, quelle histoire. Enfin, vous avez fait la connaissance de ma famille au moins.
- Tout cela aurait pu très mal finir, Astarion, reprocha la prêtresse.
Lae'zel acquiesça, mais le vampire ne parut guère les écouter. Tout à ses rêves de grandeur, il donna une accolade complice à la musicienne :
- Maintenant que nous savons que Cazador se cache dans les souterrains de son palais, nous allons pouvoir nous occuper de lui !
- Je n'arrive pas à y croire, murmura-t-elle.
Astarion interrompit ses allers et venues, sa bulle d'allégresse soudainement percée. Pendant une seconde, les traits de son visage trahirent sa peine. Le cœur de l'elfe noire bondit vers lui, mais elle musela cet instinct. Ce soir, elle devait garder la tête froide… pour eux deux. Quand son compagnon reprit la parole, le brasier de la colère avait remplacé le chagrin.
- Qu'est-ce qui vous surprend, Nymuë ? siffla-t-il. Est-ce si étonnant de vouloir emprunter une porte de sortie, quand celle-ci se présente enfin ?
- Comment avez-vous osé leur mentir avec autant d'aplomb ? explosa-t-elle. Vous savez très bien que ce rituel leur sera fatal !
- Oh, par pitié, nous en avons déjà parlé ! Quelle importance ? Ce que leur fait vivre Cazador au quotidien n'est pas une vie. Croyez-moi, nombre d'entre eux préféraient grandement la mort à la servitude ! Ce ne sont que des rejetons de vampire !
- Tout comme vous ! En quoi votre vie serait-elle plus précieuse que la leur ?
- Il faut bien que quelqu'un se dévoue… Pour le bien commun !
Nymuë laissa échapper un rire incrédule :
- Le bien commun ? Astarion, vous ignorez tout de ce pouvoir ! Rien qu'à son évocation, je ne vous reconnais plus ! Cette personne, refusant de donner aux autres la chance qu'elle a elle-même reçue… ce n'est pas vous.
- Et qu'en savez-vous ? hurla-t-il soudain. Après deux cents ans de malheurs, de purs malheurs ! Est-il si insensé de ma part de vouloir mieux ? Suis-je donc si monstrueux en voulant empêcher Cazador d'atteindre le stade ultime de sa puissance ?
Il recula brusquement, contemplant avec rancune chacune de ses compagnes :
- Et qui donc sont-elles, ces camarades de quelques semaines, pour me dénier ce droit ? Une prêtresse sans famille ayant renié sa foi ! Une githyanki délaissée par sa souveraine, engagée dans une cause perdue ! Et pour finir…
Les yeux d'Astarion étaient un incendie de rancœur, balayant tout sur son passage.
- ... Une pauvre petite barde n'ayant jamais rien accompli d'exceptionnel. Votre plus grand talent est de laisser vos êtres chers mourir devant vos yeux. Vous êtes lâche, Nymuë, et je refuse d'être la prochaine victime de votre passive existence !
Le roublard reprit son souffle, l'écho de ses paroles claquant dans un silence de mort. Il redressa fièrement la tête face à l'expression horrifiée d'Ombrecoeur et Lae'zel ; puis, il se tourna vers l'elfe noire, et chancela. Elle avait les prunelles si écarquillées qu'elles paraissaient lui dévorer la moitié du visage. Ses traits étaient déformés, presque comme s'il l'avait giflée.
Plusieurs émotions l'envahirent. La satisfaction de la voir blessée comme elle l'avait blessé. N'était-elle pas censée être de son côté dans cette histoire ? Pourquoi était-ce précisément quand il avait besoin de son soutien, qu'elle se décidait à l'abandonner ? Il ressentait de la honte, aussi. Il savait qu'elle venait de subir une perte, et avait précisément visé cette faiblesse afin de lui faire du mal. Déjà, dans sa gorge, coulait le goût amer du regret. Mais il était étouffé par les murmures vicieux de la fierté et la peur. Il ne pouvait se permettre aucune faiblesse, pas maintenant. Autrement, il risquait de tout perdre.
Nymuë se détourna :
- Je vais aller rassurer Yenna, souffla-t-elle d'une voix trop basse pour être correctement entendue.
Elle s'éloigna d'une démarche raide. Quand Astarion leva la main pour la retenir, il sentit le conflit au cœur de sa poitrine freiner son mouvement, le figer à mi-hauteur. Il entendit à peine la prêtresse pester à son encontre :
- Félicitations. À défaut de vampire ascendant, vous vous êtes élevé au rang d'imbécile.
Il fut bientôt seul dans la pièce. Ses poings se serrèrent : ses camarades pouvaient le mépriser, il se moquait de leur avis. Une fois le rituel terminé, Nymuë elle-même reconnaîtrait son erreur. Elle viendrait présenter ses excuses à genoux. Ils verraient, tous. Il n'avait pas besoin de leur approbation maintenant, il en aurait encore moins l'utilité une fois devenu l'égal d'un dieu.
Un hurlement interrompit ses réflexions enfiévrées. Ombrecoeur et Lae'zel eurent beau bondirent vers la porte, il fut le plus rapide des trois.
Quatre créatures étaient dans la pièce. Leur museau retroussé évoquait celui d'une chauve-souris ; leur épiderme était poussiéreux, difforme… amovible. "Des changelins", réalisa-t-il. Les assassins favoris de Bhaal, parfaits pour s'infiltrer auprès de leur victime. Ces hommes avaient été envoyés par Orin.
L'un d'eux tenait dans ses bras le corps de Nymuë. Lorsqu'il voulut se jeter sur lui, Astarion fut bloqué par une Yenna secouée de sanglots. L'enfant hurlait face aux monstres, s'agrippant de toutes ses forces à la chemise de ses protecteurs. Les doppelhangers profitèrent de cette distraction pour sauter par-dessus la fenêtre.
- Non ! rugit le roublard.
Il saisit fermement les mains de la fillette, mais se heurta à une poigne étrangement vigoureuse. Un rire s'échappa des lèvres de la petite. Avant même de comprendre ce qui lui arrivait, Astarion se sentit soulevé de terre, projeté droit sur ses compagnes qui le rattrapèrent in-extremis.
Quand les aventuriers se relevèrent, le corps de Yenna se désarticulait. Sa silhouette s'agrandit, sa peau prit une teinte laiteuse. Le sourire immense, vicieux d'Orin remplaça son expression terrorisée :
- Rassurez-vous, caqueta-t-elle, Orin va prendre soin de son animal de compagnie. Je ne la trancherai pas, non… Pas tout de suite. Les siens meurent trop facilement.
- Is'tark ! cracha Lae'zel. Rendez-nous notre camarade, ou vous goûterez de notre acier.
- Oui ! exalta l'Élue de Bhaal. Une offrande pour le Seigneur du Meurtre ! Une danse macabre, de râles et de carnages…
Son rictus s'élargit, quand son regard sans vie se posa sur Astarion. D'un geste vif, elle lâcha un petit objet à leurs pieds : une clé rouillée, entourée d'une étiquette.
- Tic, tac, chantonna-t-elle. Le temps est compté pour la meneuse du troupeau ! Oh, les petites brebis souhaitent la retrouver ?
Elle s'évapora au moment où un nuage obscurcissait la lumière de la lune.
- ... Venez donc la chercher.
Notes de fin :
Aïe aïe aïe. J'enchaîne les fins difficiles.
J'espère que vous avez apprécié la réunion des alliés, auxquels je donne un rôle un peu plus concret, histoire de ne pas les faire surgir de nulle part en fin de jeu.
Je pense que la présence de Yenna avait déjà créée des soupçons, mais aviez-vous vu venir le kidnapping de Nymuë ? Sachez que ça m'amuse un peu d'imaginer Orin dans la peau de Yenna pendant plusieurs jours, à observer le groupe, dormir avec Nymuë etc...
Je suis également très curieuse de connaître vos retours quant à l'échange avec Astarion. De mon point de vue, notre vampire préféré est trop aveuglé par la peur et l'exaltation du rituel pour se contenir. Et ce, même envers quelqu'un avec qui il a un lien profond.
Il a été hideux avec Nymuë, et vous aurez l'occasion d'avoir un aperçu plus détaillée de ses pensées la semaine prochaine, car le chapitre sera de son point de vue.
Merci pour votre lecture et à bientôt !
