Bonjour à toutes et à tous,

Merci à Chlio pour son commentaire et merci aux lecteurs anonymes.

Réponse aux reviews :

Chlio : Ah oui tu as raison, c'est vrai que j'avais déjà avancé mes hypothèses sur Ombrecoeur à ce moment-là ! Et effectivement, qu'importe le choix fait, le personnage gagne et perd quelque chose. Il n'y a pas de bonne option ! Contente que tu aies apprécié la pirouette scénaristique. Il y aura des combats dans cet acte 3, pas mal en réalité, mais comme d'habitude j'ai choisi mes scènes. Par contre, je crains d'avoir peut-être manqué de clarté dans mon précédent chapitre, car Viconia est belle et bien décédée ! Le changement capillaire d'Ombrecoeur est en réalité le moment où elle accueille Séluné en elle, et cela provoque une lumière si intense que la haute-prêtresse a brûlé à son contact. Je me note de rendre ça plus limpide lors de ma relecture/correction ! Merci beaucoup pour ton retour !

Je vous souhaite une excellente lecture.


Chapitre 38 :

La Guilde des voleurs

Il pleuvait, quand ils quittèrent la Maison du Chagrin. Il était dit que les âmes en peine s'y rendaient pour se décharger de leur fardeau ; l'ironie faisait qu'ils en ressortaient, porteurs d'un nouveau. Ombrecoeur marchait comme une automate. Après avoir accompli la dernière volonté de ses parents, la prêtresse avait vu leur corps disparaître en une myriade de particules argentées. "Des étincelles de lune, avait-elle murmuré. Elles apportent la lumière de Séluné dans les endroits obscurs, et guident ceux qui en ont besoin."

Il leur était difficile d'y voir un bon présage. Leur amie était certes libérée de sa malédiction, et le cloître de Shar était dissous. Pourtant, la Dame Sombre avait pris son dû ; jamais le regard d'Ombrecoeur n'avait été aussi absent.

De retour au Chant de l'Elfe, la prêtresse partit s'enfermer dans ses quartiers. Lae'zel, Nymuë et Astarion furent accueillis par les cris chaleureux de Yenna, vite tempérés toutefois par leur grise mine. Seul le temps guérirait leur camarade. Le temps et - l'elfe noire l'espérait - la main affectueuse d'une nouvelle déité, plus douce que la précédente. Ombrecoeur avait besoin de croire, car telle était sa nature.

C'est pourquoi la musicienne ne fut pas surprise quand elle entendit sa porte s'entrouvrir au milieu de la nuit. Sortant de sa méditation, elle observa la prêtresse quitter discrètement l'auberge. Ni une, ni deux, elle la suivit.

Ombrecoeur passa parmi les tables du rez-de-chaussée, vide à cette heure. Elle s'avança dans les ruelles sombres sans accorder un regard aux ivrognes et autres oiseaux de nuit. Elle tourna à plusieurs reprises, sans jamais regarder en arrière, avant de se rendre au tabernacle.

Nymuë s'immobilisa. Après les événements de la journée, nul doute que son amie avait besoin d'espace. Mais était-ce bien prudent de la laisser seule, vulnérable, à la merci de dagues étrangères ? Elle pénétra le lieu sacré à pas hésitants. La demi-elfe faisait face à une immense statue de Séluné. Les cheveux lâchés, les bras grands ouverts, la Vierge Lunaire semblait accorder aux croyants son étreinte éternelle…

"Je me serais attendue à voir plus de fidèles, un soir de pleine lune, lança soudainement Ombrecoeur. Peut-être qu'avec tout ce qui se passe, les gens ont perdu la foi. Ou qu'ils ont… oublié leurs croyances."

Elle se tourna vers l'elfe noire en esquissant un faible sourire.

"Je ne suis peut-être plus ce que j'étais, Nymuë, mais j'ai gardé suffisamment d'acquis pour savoir quand je suis pistée."

La musicienne afficha une expression désolée, mais sa camarade poursuivit :

"Je voulais venir ici, pour voir si je ressentais des choses que je n'avais encore jamais ressenties. Maintenant que je sais ce que je sais… que j'ai appris qui je suis…"

Elle soupira :

"Et j'ai juste… un sentiment de perte. Un réel, cette fois-ci, pas lié à l'oubli de Shar. L'espace d'un bref instant, j'ai retrouvé mes parents, et maintenant… ils sont morts. Par ma faute."

Nymuë se rapprocha. Les ombres des bougies dansaient sur les cheveux blancs de sa camarade.

"Je sais qu'ils m'accompagnent, depuis le royaume divin de Séluné mais… ce n'est pas suffisant pour me réconforter. Ils ne peuvent pas me donner des conseils, ni me dire comment j'étais lorsque j'étais petite."

Sa voix se brisa à l'idée de tout ce qu'elle avait perdu. De tout ce qu'elle avait été sur le point d'avoir. Ce lien, avec ses parents, était ce qui avait guidé toute sa vie. Même sous l'égide de Shar, la prêtresse avait conservé cette connexion. Maintenant qu'ils n'étaient plus… elle devait faire le deuil d'une part d'elle-même.

"Empotée." suggéra l'elfe noire.

Son amie la dévisagea avec des yeux ronds.

"C-comment ? balbutia-t-elle.

- Quand vous étiez enfant. Je suis sûre qu'ils vous auraient décrite comme étant empotée. À vous précipiter dans les bois sans utiliser votre pierre de lune. À revenir à la maison, couverte de cicatrices de la tête aux pieds. Aucun doute que "Jenevelle" était un véritable petit démon."

Un faible rire s'échappa des lèvres d'Ombrecoeur, vite transformé en violents sanglots. La jeune femme porta ses deux mains à sa poitrine, comme pour contenir ses larmes. Ses yeux verts croisèrent ceux de sa camarade qui, sans rien ajouter, vint la serrer dans ses bras. La prêtresse pleura longuement ; une infinité de secondes durant lesquelles Nymuë la berça.

"Nous pourrions passer pour soeurs, maintenant, remarqua-t-elle d'une voix enrouée. Avec nos cheveux blancs.

- J'aime beaucoup l'idée." sourit l'elfe noire.

Ombrecoeur s'assit, et l'invita d'un geste à la rejoindre. Au bout de quelques minutes, elle demanda :

"Ce Revan que nous allons voir demain… Il est comme un père pour vous ?"

La musicienne leva les yeux vers la sculpture de Séluné. Le visage d'un voleur à l'air bourru se grava dans son esprit.

"En quelque sorte. Il m'a recueillie, après le cirque. Sa famille et lui vivaient ici. Il avait une femme et une petite fille que la maladie a emportée. Revan n'avait pas d'argent pour payer un guérisseur, et ni les dieux, ni les puissants n'ont répondu à ses appels."

Ombrecoeur l'observait intensément.

"Je crois qu'il a oublié comment être heureux, après ça, conclut Nymuë.

- Quand vous êtes-vous vus pour la dernière fois ?"

L'elfe noire fronça les sourcils. Elle se rappelait de leur dernière conversation comme si c'était hier ; c'était la veille de son départ. Si elle avait su qu'un Nautiloïd l'attendait après ça, les choses auraient été sans doute bien différentes. Il n'aurait pas crié ; elle ne lui aurait pas dit adieu. Tant de mots, qu'elle souhaitait changer.

"C'était à peine quelques heures avant l'attaque illithide. Je prévoyais de partir depuis des semaines. Mes effets étaient prêts, mon itinéraire tracé… Tout avait été ficelé dans les moindre détails pour cette nouvelle vie. Tout, sauf les au revoir."

Elle déglutit brièvement :

"Quand Revan a eu connaissance de mon projet, il… il ne l'a pas bien pris. Après la mort de sa famille, la Guilde est devenue sa seule raison de vivre. Un boulot dangereux, stimulant, payant bien. Qui troquerait ça contre l'inconfort des routes, l'inconnu ?

- Il voulait que vous restiez, comprit la prêtresse.

- Servir Neuf-Doigts lui a toujours évité de se confronter à sa perte. Son chagrin. Peut-être qu'en devenant mon mentor, il s'était trouvé un point d'ancrage. Peut-être même avait-il commencé à guérir, sans le vouloir… Mais cette simple idée lui était insupportable. Alors, quand je lui ai annoncé mon départ, cela l'a confronté à son deuil."

"Tu pourrais venir avec moi", avait-elle suggéré dans un murmure. Elle n'avait su, du ricanement de Revan ou de son refus, ce qui lui avait fait le plus mal. "Pour quoi faire, mésange ? s'était-il exclamé. Tu vivrais de ta musique, et moi de mes talents de poète ? On voyagerait joyeusementcomme père et fille ?".

Ils s'étaient dévisagés, sans un mot. Nymuë avait eu l'impression que sa voix était faite de plomb, quand elle avait demandé : "Serait-ce une si mauvaise chose ?".

Différentes émotions avaient traversé le visage de Revan. Il les avaient chassées aussi rapidement qu'elles étaient apparues, scellées dans le coffre de chair lui faisant office de cœur. "Tu n'es pas ma fille, avait-il soufflé. Elle m'a été arrachée il y a des années."

Elle ne l'avait plus revu, cette nuit-là. Au petit matin, personne ne l'attendait à l'entrée de son appartement. Elle avait attendu une heure ; puis, s'était emparée de son sac à dos pour se diriger vers la forteresse du Dracosire.

"Ceux liés par le cœur ne sont jamais vraiment séparés."

Nymuë se tourna vers sa camarade, surprise. Elle fixait la statue de Séluné avec une expression résolue.

"Que cela soit les non-dits ou le voile de la mort, reprit Ombrecoeur. Rien ne peut nous éloigner entièrement de ceux qui nous quittent. Une part de notre personne reste attachée à eux… et une part d'eux, à nous. Je sais que cela est vrai pour mes parents."

Ses prunelles vertes glissèrent vers la musicienne :

"J'espère sincèrement que cela sera le cas pour votre père adoptif."


Quand les compagnons se retrouvèrent le lendemain, nul commentaire ne fut fait quant à leur balade nocturne. Ombrecoeur et Nymuë étaient rentrées au moment où les rayons du soleil commençaient à éclairer le Chiontar. Malgré la fatigue, la musicienne n'éprouvait aucun regret. Son amie conservait un air mélancolique, mais paraissait plus déterminée que jamais. Elle était bien décidée à faire honneur à la vie pour laquelle ses parents s'étaient sacrifiés. Ils triompheraient de leurs épreuves ; et ensuite, peut-être, pourraient-ils même vivre.

Il était grand temps d'en apprendre plus sur l'influence de l'Absolue en ville… Et pour cela, aujourd'hui serait le jour où ils se mêleraient à la pègre locale.

"Sauriez-vous trouver leur repère ? s'enquit le roublard. Après tout, vous n'avez jamais été membre officiel de la Guilde.

- Je n'y suis jamais entrée, certes, mais j'en connais la localisation. Revan m'a indiqué comment le trouver en cas d'urgence. Toutefois, je suis curieuse que vous n'y soyez jamais allé. Vu vos talents, vous auriez été à votre aise.

- Oh, je n'en doute pas. Cependant, traîner avec des criminels quand on a soi-même un tableau de chasse est un jeu dangereux. La Guilde faisait ses affaires ; je m'occupais des miennes."

Nymuë entendit l'amertume dans la voix de son compagnon, et jugea bon de ne pas pousser le sujet. Au sortir du Chant de l'Elfe, la jeune femme guida ses camarades à travers les rues de Baldur's Gate. Les entrées vers le quartier général de la Guilde étaient nombreuses ; il était dans l'intérêt des voleurs de toujours savoir disparaître, après tout. L'une d'elles, fort heureusement, ne se situait qu'à quelques pas de l'auberge où ils avaient élu domicile.

"Nous sommes chanceux, déclara-t-elle en soulevant la bouche d'égoût. Ce passage-ci est un des plus proches vers le repère de la Guilde. Nous n'aurons pas à patauger longtemps."

Trois paires d'yeux la dévisagèrent avec répulsion :

"Il faut descendre là-dedans ? s'exclama Lae'zel.

- Je vais finir par regretter le temple de Shar… grommela Ombrecoeur.

- C'est ab-so-lu-ment hors de question, darling. L'odeur est tout bonnement insupportable."

L'elfe noire retint un grognement d'exaspération. Ils avaient voyagé pendant des semaines parmi la pluie et la boue, et c'était maintenant qu'ils se découvraient une sensibilité de citadins ? Bon sang, Astarion trimballait même des fioles de sang humain dans ses paquetages…

"Pardonnez-moi, ironisa-t-elle. J'aurais dû songer à vous faire passer par l'entrée des visiteurs, celle faite de marbre, sentant continuellement la rose."

Son humour se heurta à leur expression butée. Les ignorant superbement, la musicienne s'enfonça dans les profondeurs.

Les catacombes s'étendaient sur des kilomètres et des kilomètres. Pour quiconque n'était pas familier des lieux, il ne s'agissait que d'un vaste labyrinthe malodorant, parfois même dangereux de par la présence des créatures que ce climat favorisait. Toutefois, cela faisait des siècles qu'il abritait en réalité une activité aussi fructifiante que le reste de la cité. "La ville sous la ville", comme certains l'appelaient ; ces couloirs de pierre faisaient l'objet d'une délimitation minutieuse entre la Guilde, le Zentharim, et toute autre crapule souhaitant agir en parfaite discrétion. De temps en temps, une société annexait une parcelle de territoire auprès d'une autre. Cela entraînait des conflits armés ; mais la plupart du temps, l'argent et le chantage demeuraient les meilleurs arguments.

Nymuë ouvrit la voie, s'avançant avec aisance sur le sol boueux. Elle avait accompagné Revan tant de fois que se repérer au sein des cloaques lui était instinctif. A plusieurs reprises, se réfugier dans les égouts avait même été leur unique atout pour échapper aux Poings Enflammés… Ils traversèrent plusieurs corridors, certains gardant les traces d'anciens occupants. Sacs de couchage, restes de feu de camp… Réfugiés comme criminels s'établissaient parfois à l'abri des regards extérieurs. L'elfe noire fit passer ses compagnons d'un bout à l'autre d'une rivière en escaladant de vieux conduits rouillés. Une fois de l'autre côté, elle se dirigea d'un pas résolu vers un mur de brique, et frappa trois grands coups à différentes extrémités.

Pendant plusieurs minutes, il ne se passa rien.

"Si nous sommes descendus pour rien, darling, considérez cette péripétie comme notre premier litige de couple.

- "Couple", reprit Lae'zel avec un reniflement dédaigneux. Comme c'est adorable.

- Il veut dire "compagnon d'entrecuisse".", corrigea sournoisement Nymuë.

La githyanki hocha la tête, comme si l'explication relevait de l'évidence. Astarion s'apprêtait à émettre une suggestion de son cru quand, soudainement, un pan du mur s'effaça :

"Vous voulez quoi ?" grogna une voix rocailleuse.

La musicienne étudia aussitôt leur interlocuteur, deux yeux charbonneux profondément enfoncés dans un faciès patibulaire.

"Pissenlit ? reconnut-elle. Tu as abusé des vins de feu de Zigna, pour être encore de garde ?

- Nymuë ! s'exclama joyeusement l'orc. Ça faisait une éternité qu'on t'avait pas vue, tiens. Qu'est-ce qui t'amène ici ?

- Je viens voir Revan. Est-il là ?"

Le guetteur parut subitement embarrassé :

"Non, il ne l'est pas. Pour quel business as-tu besoin de lui ?

- Sais-tu quand il rentrera de mission ?"

Nouvelle grande inspiration. Quelque chose clochait.

"C'est privé, petite. Affaires de Neuf-Doigt, tu vois.

- Je sollicite un entretien. J'ai des informations qui devraient intéresser la patronne.

- Je peux pas te laisser entrer comme ça, Nymuë, tu le sais bien. T'es pas membre officiel de la Guilde.

- Même si ce que j'ai à dire concerne l'Absolue ?"

Pissenlit se figea. Il détailla les compagnons du coin de l'œil, avant de refermer brutalement le panneau communiquant.

"Je suppose que c'est un refus, maugréa Astarion.

- Bien au contraire."

Une porte - dissimulée tel un trompe l'œil - s'ouvrit sur leur droite. Pissenlit se tenait sur le seuil, plus agité que précédemment.

"Dépêchez-vous d'rentrer, grommela-t-il. Le bureau de Neuf-Doigts est juste derrière, là où les gros bras montent la garde. J'leur ai dit d'vous laisser passer. Grâce à toi petite, j'suis bon à faire le guet pendant encore dix nuitées."

L'elfe noire glissa une pièce à l'infortunée sentinelle. Quand elle s'écarta, le quartier général de la Guilde se dévoila sous leurs yeux. Pour un repère de voleurs, l'endroit tenait davantage de la taverne décrépie qu'autre chose. Un peu partout, on pouvait voir des tapis luxueux ainsi que des tables rondes. Un bar faisait étalage de vins précieux, d'épices et de mixtures interdites ; la contrebande était reine, dans la ville du dessous. Malgré les troubles récents, le marché noir ne semblait jamais s'être porté aussi bien.

Si quelques criminels leur jetèrent un œil méfiant, la plupart vaquaient à leurs activités. Les voleurs de Neuf-Doigts avaient le visage couvert d'un masque, selon leur rang ; ceux qui allaient nu-tête, comme les compagnons, étaient soit de la bleusaille, soit des invités ponctuels. Aucun intérêt à les approcher.

"Pissenlit ? murmura Ombrecoeur, une fois l'orc à bonne distance.

- Un grand artiste, expliqua Nymuë. Un maître de la peinture. Dommage toutefois qu'il se limite à la couleur jaune."

Même si l'ensemble du quartier général se construisait comme un large hall, un endroit cependant demeurait soigneusement clôt. Entourés de gardes armés jusqu'aux dents, c'était là que se trouvait le bureau de Neuf-Doigts. L'un d'eux leva une main :

"Vos armes." ordonna-t-il.

Elle pointa un panier vide sur leur gauche, avant de redevenir aussi immobile qu'une statue. Nymuë grimaça : s'ils voulaient une entrevue avec la reine de la pègre, ils allaient devoir accepter de se présenter en position de faiblesse. Sa magie était toujours une option, mais quelque chose lui disait que Neuf-Doigts n'était pas assez stupide pour ne pas avoir placé de dispositif arcanique aux alentours.

Lae'zel poussa un grognement quand les gardes s'approchèrent du Marteau Orphique mais - après avoir essuyé un regard lourd de la part de l'elfe noire - elle abdiqua de mauvais gré. La docilité sereine d'Astarion lui fit soupçonner que le roublard était loin d'avoir déposé toutes ses dagues. Quant à Ombrecoeur, elle plaça sa masse et son bouclier dans les bras d'une sentinelle maigrelette avec un rictus moqueur.

On les fit entrer dans une grande pièce sombre, meublée avec élégance. Des parchemins, coffres scellés, et autres bibelots étranges constellaient les étagères. Au fond de la salle, un bureau en acajou luttait contre une invasion massive de notes et de cartes. Penchés au-dessus, deux individus étaient en pleine étude.

Le premier portait un masque doré, signe de haut rang parmi le peuple des voleurs. Il s'agitait avec nervosité, manifestement furieux. La femme en face de lui paraissait au contraire être un modèle de calme et de retenue. Son visage était dévoilé, car Kine Neuf-Doigts n'était pas du genre à se cacher au reste du monde. Quand on contrôlait le plus grand réseau criminel de la ville, on avait tout intérêt à être connu. Sans l'avoir jamais rencontrée, Nymuë en savait assez sur la reine de la pègre pour savoir que son apparence lambda était son plus grand atout. Cheveux châtain, terne, une figure sans trait distinctif. Elle pouvait à la fois être une fille de bonne famille ou une fermière sans le sou. Et c'était là sa plus grande force : d'aucun disait que ce portrait ordinaire la rendait difficile à pister. La seule singularité de Neuf-Doigts venait de ce à quoi elle devait son nom : un auriculaire manquant, sur sa main gauche.

La cheffe de la Guilde avait la réputation d'être pragmatique, n'engageant un conflit et ne vengeant sa société que si elle en tirait un quelconque avantage. Il lui arrivait parfois d'être cruelle, si la nécessité s'en faisait sentir ; toutefois, la patience et la stratégie étaient ses outils favoris. Quand leur regard se croisèrent, la musicienne se rappela une autre rumeur à son sujet. On disait aussi que Neuf-Doigts n'oubliait jamais un visage.

"C'est d'un orphelinat dont on parle, Uktar, lança-t-elle froidement à son subordonné. Que voudrais-tu que je fasse ? Que je confisque leurs jouets en guise de paiement ?

- Ils n'ont pas payé leur tribut, s'indigna l'interpellé. Nous devrions au minimum les priver de notre protection.

- Et céder encore plus de terrain à ce culte ? J'espère que tu n'es pas en train de me conseiller d'abandonner ne serait-ce qu'un centimètre de ma cité à l'Absolue ?"

Les compagnons échangèrent un bref regard : voilà qui mettait leur futur échange sous un auspice favorable…

"Je… repris Uktar. Nous sommes déjà perçus comme faibles ! Si on apprend que vous effacez des dettes…

- Qui a parlé d'effacer leur dette ? Réquisitionne le bâtiment et fais distribuer des armes aux enfants en âge de se battre. S'ils protègent ce qui m'appartient, ce sera un bon début pour rembourser ce qu'ils me doivent.

- Oui, maîtresse." capitula le haut-gradé.

Son attention se porta sur les nouveaux venus.

"Que faites-vous là ? glapit-il. C'est un conseil privé.

- En effet, Uktar, approuva Neuf-Doigts. Va-t-en donc."

Le voleur émit une exclamation outrée, mais eut le bon sens de quitter le bureau sans protester davantage. La reine de la pègre dévisageait les aventuriers avec un intérêt non dissimulé, s'attardant notamment sur l'elfe noire :

"Tu es la gamine de Revan, reconnut-elle. N'étais-tu pas censée avoir disparu ?

- Nous vivons au temps des miracles, répondit Nymuë. Où est Revan ?"

Neuf-Doigts resta silencieuse, observant plutôt les quatre compagnons avec une placidité calculée.

"Vous n'avez pas réagi, quand j'ai mentionné l'Absolue, annonça-t-elle. Habituellement, c'est un indice assez révélateur pour que j'ordonne à mes gardes de vous transformer en passoire. Mais je te connais, et je suis curieuse, vois-tu. J'aimerais savoir ce qui t'amène ici… et qui tu amènes, aussi.

- Nous avons été victimes du culte de l'Absolue, révéla la musicienne. C'est ce qui a entraîné ma disparition. Ils sont à l'origine de l'attaque du Nautiloïd sur la cité. Nous avons fait un long voyage, mes camarades et moi, avons traversé bien des régions… Et maintenant que nous sommes de retour au bercail, nous avons besoin de savoir à quel point l'Absolue s'est répandue entre les murs de Baldur's Gate.

- Une information qui pèse son poids, réfléchit la reine de la pègre. Ce n'est pas le genre de renseignement qu'on offre sans contrepartie, petite de Revan. Du moins, pas en temps normal. Mais quoi d'autre réunirait une drow, une githyanki, une religieuse et un vampire ?"

Nymuë écarquilla les yeux, stupéfaite ; le sourire satisfait de Neuf-Doigts lui apprit que ses acolytes réagissaient de même.

"Le Nautiloïd a été attaqué par un groupe de githyankis chevauchant des dragons rouges, déclara-t-elle en désignant Lae'zel. Le cloître de Shar est un secret de polichinelle, bien sûr, continua-t-elle en pointant cette fois-ci Ombrecoeur. Bien que malgré votre armure, votre couleur de cheveux me fasse plutôt penser à Séluné… intéressant. Quant à vous, acheva-t-elle en se tournant vers Astarion, les rejetons de Cazador Szarr sont soigneusement connus de nos services depuis plusieurs années. Au cas où nous aurions à rendre des comptes à votre maître, vous comprenez. Vous avez fait disparaître certains de nos débiteurs à l'occasion de vos petites chasses nocturnes… La Guilde note tout paiement non rendu."

Nymuë retint un sifflement admiratif. La reine de la pègre était exactement telle que Revan l'avait décrite, impressionnante, vive d'esprit, et prompte à faire valoir ses intérêts. Elle ne les avait pas mis dehors, pour l'instant. Ce qui voulait dire qu'elle voyait un potentiel dans leur petit groupe…

"Ainsi donc, vous cherchez vous-aussi à lutter contre la nouvelle déesse de Faerun. Mais je ne peux m'empêcher de remarquer un détail. Malgré votre enlèvement par un vaisseau illithid, vous ne ressemblez guère à des flagelleurs mentaux. Dois-je en conclure que vous n'avez pas été infecté ?"

Les compagnons se concertèrent rapidement du regard : l'instinct de l'elfe noire lui disait de faire preuve de franchise. Toutefois, la pente était on ne peut plus glissante…

"Nous avons un parasite. Depuis plus d'un mois."

Les yeux de Neuf-Doigts s'agrandirent. Loin d'appeler sa garde, son intérêt sembla redoubler :

"Comment ? souffla-t-elle.

- Grâce à la magie de ladite Absolue. Il ne s'agit pas d'une déité, mais d'un cerveau vénérable, contrôlé par trois usurpateurs.

- Le seigneur Gortash, Orin la Rouge, et le vieux nécromancien décrépit qui, je suppose, vient compléter leur trio."

Nouveau silence ébahi de la part des aventuriers.

"C'était facile, sourit la cheffe de la Guilde. Le petit lord n'est pas particulièrement discret, pas plus que le culte de Bhaal. Mes hommes enquêtent sur eux depuis des semaines ; leur influence s'est accrue en parfaite adéquation avec la montée en puissance du culte de l'Absolue. Et je ne crois pas aux coïncidences. Alors, quand d'anciens alliés - les Ménestrels - se sont rendus à Hautelune pour investiguer, ça a été l'occasion de mettre mon nez dans les affaires de la secte.

- Vous connaissez donc Jaheira ? s'exclama Ombrecoeur.

- Oh, nous avons des amis communs ? Voilà qui est prometteur. Oui, je connais bien cette vieille grand-mère. Elle avait des comptes personnels à régler avec le général Thorm.

- Thorm n'est plus, informa Astarion. Nous l'avons éliminé."

Ce fut au tour de la reine de la pègre de leur adresser une moue appréciative. Manifestement, ils gagnaient des points.

"Je vais presque finir par vous apprécier, voyageurs. Mais vos ennemis sont au nombre de trois, et deux sont encore en course. Parce que ce sont toujours les trois dieux morts qui tirent les ficelles dans ce genre d'affaires, pas vrai ? Foutus demi-dieux. A enquiquiner leur monde, incapable qu'ils sont de supporter leur propre insignifiance. Mais je m'estime satisfaite, malgré tout : les renseignements dont je disposais sur vous étaient incomplets, et vous venez de remplir les blancs.

- Vous aviez déjà des informations sur nous ? Nous sommes arrivés il y a deux jours !

- C'est plus qu'il m'en faut pour enquêter, répondit négligemment leur interlocutrice. L'espace d'un instant, je me suis demandée s'il ne valait pas mieux vous tuer, mais vous allez pouvoir prouver votre utilité. Mes renseignements n'avaient nullement établi de connexion avec un cerveau vénérable corrompu, et cela est fâcheux.

- Oh, fâcheux seulement ? ironisa Astarion. Il est vrai que ça ne menace nullement toute cette foutue cité…

- Ma foutue citée, corrigea Neuf-Doigts. Le culte met un frein à mes affaires, et je déteste que l'on touche à mon business. J'ai envoyé un groupe d'hommes enquêter sur un entrepôt, près du port, il y a maintenant plus d'une semaine. Selon mes informateurs, on y aurait vu des allers-retours d'individus liés aux cultistes, dont le fameux seigneur Gortash lui-même. Ils ne sont jamais revenus.

- Revan.", comprit Nymuë.

Le monde trembla autour d'elle. Le regard de la cheffe de la Guilde se fit inquisiteur, tandis que la musicienne contrôlait difficilement sa panique croissante. Pendant une seconde, son expression parut presque s'adoucir :

"Il a fait partie des premiers à se porter volontaire. Je soupçonnais déjà, à l'époque, que le Nautiloïd avait un lien avec les cultistes, ne serait-ce que pour l'apport politique que cette attaque apportait à Gortash et à sa Garde d'Acier. Plus personne pour empêcher sa milice d'investir nos rues après une telle débâcle. Alors, quand mes guetteurs nous ont informés ne t'avoir jamais vue quitter la forteresse du Dracosire…

- Revan a su que j'avais été enlevée, chuchota l'elfe noire, et a cherché à me retrouver."

Neuf-Doigts hocha la tête.

"Nous pensons que ce qu'ils cachent sur les berges du Chiontar doit être de la plus haute importance pour être aussi souvent visité. Notre nouvel archiduc se donne rarement la peine de fréquenter la basse-ville ; ce qui se cache là-dessous vaut son pesant d'or.

- Il ne se rend pas non plus à la Fonderie ? demanda Astarion. Toutes les affiches de propagande sur la Garde d'Acier en parlent…

- Il n'y a pas de Fonderie. Mes gars s'y sont infiltrés il y a quelque temps déjà, et si le premier étage est effectivement rempli de plaques d'aciers et d'appareils en tout genre, le reste du bâtiment est vide. Ce n'est pas là que le petit seigneur fabrique ses machines : c'est une illusion pour le grand public. Gortash n'est pas complètement idiot. Pourquoi laisser la fabrique de sa milice personnelle connue de tous, parfaitement vulnérable à une attaque extérieure ? Non, la Fonderie est le lieu de construction officiel des Gardes d'Acier. Ce qui veut dire que son véritable centre d'opération est ailleurs.

- L'endroit que vos hommes ont repéré, intervint Lae'zel. Là où ce… Revan, a disparu.

- Précisément."

Nymuë sentit les doigts d'Ombrecoeur serrer les siens. Alors qu'elle pensait avoir été bannie de la vie de son mentor, voilà que celui-ci n'avait jamais cessé de remuer ciel et terre pour la retrouver. Malgré leur dispute, il s'était assez soucié d'elle pour vouloir lui porter secours. Quitte à se mettre en danger lui-même.

"Pourquoi ne pas avoir envoyé une autre unité ? s'enquit l'elfe noire.

- Parce qu'une armée menace la ville, répondit Neuf-Doigts. Revan et ses hommes sont des types fidèles, des voleurs de qualité. Toutefois, ils connaissaient les risques s'ils se faisaient prendre. À ce jour, le seigneur Gortash et le culte de Bhaal ne s'intéressent pas trop aux affaires de la Guilde, et je préfère que nous continuions à nous tourner autour sans déclarer de guerre ouverte. Mes hommes n'ont pas les faveurs de la Garde d'Acier.

- Mais nous, si." réalisa Nymuë.

Ses compagnons la dévisagèrent avec curiosité, tandis que la reine de la pègre affichait un sourire entendu.

"Nous avons un accord tacite avec l'archiduc, expliqua la musicienne. Tant que ce statu-quo est maintenu, sa milice ne peut nous faire de mal.

- Nous pouvons nous approcher de l'entrepôt sans éveiller les soupçons, saisit Lae'zel.

- Découvrir les petits secrets de Gortash… continua Astarion.

- … Tout en trouvant un moyen d'éliminer sa Garde d'Acier et de le rendre vulnérable." poursuivit Ombrecoeur.

Nymuë approuva. Neuf-Doigts et elle échangèrent un regard dans lequel miroitait une quatrième possibilité.

"Et sauver Revan", conclut l'elfe noire.


Notes de fin :

J'ai adoré écrire Neuf-Doigts. C'est un personnage que j'apprécie beaucoup dans le jeu, ça a été un vrai plaisir que de l'introduire dans cette histoire.

Pas de Fonderie dans cette fiction, et non ! C'est un parti-pris de ma part, mais je trouvais que révéler publiquement le lieu de construction des Gardes d'Acier n'était pas la décision la plus stratégique de M'sieur Gortash. La première fois que je m'y suis rendue dans le jeu, je m'attendais à trouver un passage secret m'amenant ailleurs, dans le vrai centre de construction. J'ai donc décidé de fusionner la prison du Trône de Fer - qui me paraît plus adéquate - et la Fonderie.

Le chapitre de la semaine prochaine sera le plus long de toute cette histoire : 17 pages ! Il se passe un certain nombre de choses...

Merci pour votre lecture et à bientôt !