Trigger warnings du Chapitre 2 :
- violences institutionnelles à l'encontre de jeunes adultes
- camisole chimique
- violences physiques
- violences psychologiques
- usage de drogue à visée récréative
- sexe
ꕤ ꕥ ꕤ
« Lâchez moi bordel ! »
Je donne de faibles coups de pied et j'essaie mollement de me retenir aux murs alors que deux gardes qui me tiennent sous les bras me poussent lentement mais résolument vers une destination inconnue.
« Et qu'est-ce que vous m'avez obligée à bouffer ? C'est dégueulasse ! De quel droit vous nous refilez des médocs de force comme ça ?!
— C'est pas bientôt fini de gueuler oui ? T'avais qu'à y réfléchir avant de foutre la merde, sale gosse ! »
Je continue de faire semblant de les empêcher de me déplacer, les cachets calés dans ma joue depuis notre départ du bureau du médecin. Faut pas que ces conneries durent trop longtemps ou bien ils vont fondre à cause de la salive et ma manœuvre n'aura servi à rien. Leur goût ignoble me remplit déjà la bouche, mais pas moyen de les cracher discrètement pour l'instant. Je m'attendais à pas mal de trucs mais clairement pas à ça quand j'ai mis au point mon plan tout à l'heure... Tiens, on descend un escalier raide, ça doit être la fin du voyage. Ils sont pas tendres les types, la balade n'aura pas été une partie de plaisir et je vais finir pleine de bleus demain, c'est sûr.
« Dites, ça tourne vachement…
— T'auras tout le temps d'y réfléchir cette nuit au frais, rentre là-dedans ! »
Je m'étale par terre. C'est... vachement plus douloureux que ce à quoi je m'attendais en fait. Le bruit d'une grosse porte métallique résonne derrière moi, suivi de celui de serrures qu'on ferme. La voix d'un des gardes me parvient, étouffée :
« Et vous entre-tuez pas, enfin si vous arrivez à faire autre chose que tabasser des gens, bande de demeurés ! »
Je crache les pilules et je commence à saliver le plus possible pour me nettoyer la bouche. C'est parti pour baver par terre je suppose...
« Fais comme chez toi, je t'en prie ! »
Le ton sur lequel cette phrase a été prononcée est clairement sarcastique. Je lui réponds en essuyant ma langue sur ma manche :
« Blerg. Je fais ce que je peux ok ? Franchement, si je pouvais éviter de bouffer n'importe quoi, ça m'arrangerait. Puis c'est pas comme si l'endroit s'y prêtait pas de toute façon...
— Je vois pas pourquoi tu dis ça, je qualifierais pourtant l'ambiance de charmante et accueillante. »
Le gars a prononcé ça avec un faux air de comtesse britannique en train de boire le thé. J'arrive pas trop à rire, probablement à cause de l'engourdissement. Je me laisse tomber sur le dos.
« Tu sais ce qu'ils nous filent ? Je me sens pas ouf.
— Des sédatifs je crois. Ça assomme pendant plusieurs heures, style tu voudrais rester réveillée que tu pourrais pas.
— Quelle angoisse... »
Je ferme les yeux. Dans le noir, ça sert pas à grand-chose mais ça me rassure quelque part : si j'y vois rien, c'est de mon fait et pas parce qu'on vient de me droguer et de me jeter je sais pas où avec je sais pas qui pour je sais pas combien de temps. Le silence s'installe. C'est pas mal finalement. Vachement calme, presque méditatif. Il fait juste froid, humide et l'air pue le moisi vieilli en cave pendant soixante ans. À part ces petits détails, ça serait presq-
« Hum.
— …
— Kof kof…
— …
— Scritch scritch scritch... »
Pitié. Pas les bruits agaçants. Je déteste les bruits agaçant.
« Tu peux pas me laisser réévaluer mes choix de vie en paix deux minutes, là ? Même dix, tiens. Dix minutes délectables de tranquillité, est-ce trop demander à Votre Majesté ? »
Silence. Bruissement des vêtement d'une personne qui se tourne, de chaussures qui frottent sur le sol dans la manœuvre. Silence à nouveau.
Où en étais-je ?... Ah, oui. Température trop basse. Humidité trop haute. Moisi trop vieilli. À part ces petits détails, ça serait presque agréa-
« Nan mais sans déconner, faut que je me retienne de respirer aussi ou comment ça se passe ?! »
Je pousse un grognement de dépirvement (un mélange de dépit et d'énervement). J'ai pas envie de parler, j'ai envie de dormir. Ou au moins de profiter du calme qu'une geôle en sous-sol est sensée fournir... mais non, faut que je me tartine un co-détenu bougon à tendances casse-couille. Soit. Tant pis pour la sieste pour l'instant. Vu que ça a l'air d'être l'heure des discussions, je tente d'en lancer une :
« C'est bon, laisse tomber... T'es Kid, c'est ça ? »
Pas de réponse.
« Putain si j'avais su qu'il suffisait de poser cette question pour avoir la paix, c'est par ça que j'aurais commencé !
— Mais qu'est-ce que t'es chiante à la fin ! Oui, c'est Kid, tu veux que ce soit qui, le Pape ?!
— Calmos mon vieux, j'y vois rien, comment tu veux que je devine qui t'es ? Je connais pas la voix de tous les ahuris que cet endroit héberge !
— C'est sûr que c'est bien le genre, mettons, de Cavendish par exemple, de traîner ici...
— Oh ça va hein. J'essaie d'être polie, moi, c'est tout. Et c'est Isobel.
— Connais pas. »
Ça va être long, vraiment très long. J'entends Kid grommeler en remuant, probablement pour me tourner le dos. Pour ma part, je suis toujours allongée par terre, les bras en croix. Je sens que changer de position serait une des plus mauvaises décisions que j'ai prise ces dernières heures, et pourtant il y en a eu des gratinées. Après avoir laissé passer quelques instants sans piper mot, je reprends :
« En vrai, c'est pas une mauvaise chose que je sois dans la même cellule que toi, je voulais te parler.
— Ah ouais ? »
J'arrive pas trop à déterminer s'il est véritablement intéressé ou s'il essaie juste de me faire passer pas du tout subtilement un "cause toujours, tu m'intéresses".
« Ouais ouais. Mais je m'attendais pas du tout à ce qu'on me drogue, ça rend la conversation plus... chaotique ? Enfin bon, maintenant que je suis là, autant en profiter. »
Je me frotte le visage avec les mains. C'est vraiment compliqué de trier mes pensées et de pas perdre le fil. Kid ne dit rien, il est probablement en train d'essayer de m'ignorer, renfrogné dans son coin.
« En gros, je cherche une chambre parce que celle que Crocodile m'a filée chez les filles me convient ab-so-lu-ment pas. Genre à zéro pourcent. Du coup, j'ai demandé à des gens s'ils avaient pas des plans et Luffy, tu vois qui c'est j'imagine, m'a dit que t'avais une place de libre. Je me suis dit que ça se faisait pas trop de débarquer sans rien demander, mais comme j'ai vraiment besoin d'un endroit pour dormir et poser mes affaires, j'ai décidé de venir te parler. Du coup j'ai tabassé un type. »
J'entends presque les articulations de sa nuque craquer tellement il se retourne vite dans ma direction.
« T'as quoi ?
— J'ai mis sur la gueule à quelqu'un. Attention hein, pas un random du Stunfest, un vrai bully de merde que j'ai vu casser les couilles à un pauvre gamin. Et puis il a eu le malheur de me siffler alors qu'on était à côté des gardiens, et bah tu sais quoi ? Je crois qu'il regrette encore plus ses choix de vie que moi là tout de suite, et pourtant il y a de la marge…
— T'as... fait exprès d'être envoyée au mitard... parce que tu voulais tailler le bout de gras ?! »
Il a l'air excéssionné (un mélange entre excédé et impressionné). Je crois que je viens de l'entendre facepalm. Ou se claquer les mains sur les genoux. Ou alors c'est une brique du plafond qui est tombée par terre. Bref, un bruit qui fait "clac". Puis à nouveau le silence. Qui s'éternise. C'est Kid qui le rompt cette fois, un fond d'impatience dans la voix :
« Hé.
— Oui ben les sédatifs, voilà. Parler, c'est compliqué.
— Du coup, tu voulais me dire quoi ? »
Ah tiens, son intérêt serait-il piqué ? Je me racle la gorge avant de répondre :
« En gros, c'est pour te demander si t'es ok que je devienne ta coloc. Je suis pas prise de tête... »
Je l'entends ouvrir la bouche pour répliquer quelque chose mais je le coupe avant qu'il ait le temps de dire quoi que ce soit :
« Sauf quand on m'a sédatée de force et jetée dans un cachot infect. Aussi, je peux probablement payer pour le service. »
Encore le silence. Je crois qu'il réfléchit à ce que je viens de lui proposer. Ou alors il en a marre de me parler. J'écoute mon cœur qui bat et ma respiration, ça me berce.
« Hé.
— Ah ! »
Il m'a réveillée en sursaut le con. Je dormais bien en plus, je crois que j'étais en train de rêver que je voyageais dans une voiture conduite par un poulet géant pour aller à une soirée ou quelque chose du genre, on portait tous les deux de belles robes à sequins avec des boas à plumes. Kid me donne un coup avec ce que j'identifie comme le bout de sa pompe et me demande :
« Les sédatifs ?
— Les sédatifs.
— Par rapport à ce que t'as dit tout à l'heure avant de te mettre à ronfler. Mettons que j'accepte ta proposition. Il se passe quoi si un jour j'en ai marre de ta tronche ?
— J'me casse et on n'en parle plus. Et d'ici là ça se trouve j'aurai trouvé autre chose ou j'aurai été virée de l'école, on en sait rien.
— Au rythme auquel tu vas, c'est sûr que tu risques de pas faire de vieux os !
— Oui ben venant de ta part... »
Hum. J'ai parlé avant de réfléchir. J'espère qu'il va pas me mettre une beigne.
Kid soupire :
« Je suppose que je l'ai bien cherchée celle-là.
— Désolée…
— C'est pas grave.
— Aussi qu'est-ce qu'ils ont contre le fait qu'on se castagne, c'est pas ce qu'on est sensé apprendre à faire ici ? »
Kid émet un petit grognement et me fait, d'un ton désabusé :
« Je crois qu'on est sensé apprendre sur qui taper, pas comment le faire. »
C'est vraiment bien formulé. Je lui tapote ce que je pense être son pied.
« Je suis sûre qu'on va s'en sortir.
— C'est les sédatifs qui parlent.
— Non mais vraiment. Et puis dormir m'a fait du bien, ça va vachement mieux. J'ai juste mal partout maintenant. »
Il ricane et me pousse du talon.
« Quelle idée de te jeter par terre aussi.
— Je voulais faire une entrée théâtrale. Tu sais, au moins ça m'a ouvert les yeux sur quelque chose : je ne suis pas faite pour être cascadeuse. »
Je me redresse en position assise pendant qu'il se marre. Je tapote mes bras pour en décoller les miettes et autres résidus et je lui pose la question :
« Tu veux voir un truc cool ?
— Plus cool que ton entrée théâtrale ?
— Très drôle. Oui, plus cool que ça.
— Ça doit valoir le détour !
— Toi aussi t'es casse-couille. »
Je fais un petit bruit de bouche en disant ça. En vérité, j'aime bien la joute verbale, mais l'admettre en ôterait tout le charme.
« Ici, les gardes sont vraiment pas à cheval sur la fouille. Pas comme les flics du comico d'à côté de mon ancien lieu de travail. Donne ta main.
— Tu vas me filer quoi, un truc à la Fort Boyard ?
— Ça serait drôle mais non. Allez là, fais pas ton difficile.
— Ok ok. Mais je te préviens, si tu me fais un sale coup, j'ai pas honte de mettre des pains aux meufs.
— Ouais ouais... »
Je tâtonne dans le vide jusqu'à entrer en contact avec sa manche. Je laisse glisser ma main le long de son bras jusqu'à toucher ses doigts. Ils sont froids. Je place dans sa paume un sachet que j'ai tiré de la doublure de ma veste.
« Tiens.
— C'est quoi ?
— Un paquet de viande séchée. J'en ai qu'un donc si tu dois rester ici un moment, faudra le rationner. Ou tout bouffer d'un coup pour y ensuite y repenser nostalgiquement tous les jours qu'il te restera à patienter au mitard, si tu préfères faire comme ça. »
J'entends le bruit de l'emballage qu'on tente maladroitement d'ouvrir pendant que je fouille une des poches intérieures de ma veste dont je sors une feuille d'aluminium pliée et trois pastilles de cire de la taille de très grosses pièces. Je déplie le papier alu et le froisse puis le forme en une espèce de petit bol que j'imagine particulièrement biscornu, dans lequel je place les pastilles et une petite mèche. C'est pas du grand art mais ça devrait le faire. Plus qu'à réussir à sortir une allumette de mon ourlet sans la casser. Kid m'interrompt :
« Un peu chiant à ouvrir ton truc.
— Je finis et je t'aide si tu veux.
— Mmh. Tu fais quoi ?
— Présentement, j'essaie de manœuvrer un tout petit bout de bois dans un endroit fort exigu sans le casser... aha ! »
Mon cri de victoire retentit alors que je brandis l'objet de ma convoitise devant moi.
« Si tu essaies de me montrer quelque chose, sache que je n'ai toujours pas d'yeux à vision infrarouge.
— Bientôt, tu n'en auras plus besoin ! »
Joignant le geste à la parole, je frotte l'allumette de survie sur le mur. Une grosse étincelle qui se transforme en petite flamme en jaillit et illumine la pièce. C'est à la fois éblouissant et très doux. Je cherche Kid des yeux et quand nos regards se croisent, je lui fais un grand sourire puis je m'applique à allumer la petite bougie de fortune. Ça fonctionne mieux que ce que j'aurais cru, je suis assez contente d'avoir réussi du premier coup.
« Tadaaaa !
— T'as un sacré niveau en débrouillardise.
— Merci, merci. Du coup c'est quoi qui te fait galérer comme ça ? »
Je regarde le sachet tout froissé que Kid tient dans une main. Je regarde son autre main. Il n'a en vérité pas d'autre main à regarder. J'entends mon cerveau embrumé par la sieste s'activer avec difficulté.
« Pourquoi t'as pas ta prothèse ? »
Kid est une des personnes qui a le handicap le plus visible au sein de l'établissement. C'est une des raisons pour laquelle certains se moquent de lui. C'est une des raisons pour laquelle certains ont peur de lui. Il se trouve même que certains ont peur de lui à cause de ça mais s'en moquent quand même (ils ne sont pas très malin). En tout cas, les gens en parlent régulièrement.
« Ils la confisquent.
— Je me doutais bien que tu l'avais pas jetée par une fenêtre ! C'est pour quelle raison ?
— Ça doit être un mélange de pas vouloir que je les blesse eux, que je me blesse moi, ou que je casse quelque chose avec.
— Les enflures... Pour le sachet, il y a moyen de l'ouvrir avec les dents là, sur les pointillés, ou je peux le faire si tu préfères... »
J'ai pas le temps de finir que Kid est déjà en train de manger du plastique. Ça ne le tuera pas plus vite que d'être enfermé ici je suppose... Il me postillonne dessus :
« Et t'as encore combien de trucs comme ça sur toi ?
— Un certain nombre... tiens, par exemple... »
Je décroche un lacet qui dépasse de la ceinture de mon jean et le secoue devant son nez. Un petit cône en plastique noir est accroché à chacune de ses extrémités, pour éviter que le cordon ne se détricote.
« Ceci est une petite boîte, je l'utilise pour stocker des choses. Regarde, ça s'ouvre comme ça. D'ailleurs c'est n'importe quoi, ils nous prennent pas les trucs avec lesquels on pourrait se suicider quand ils nous mettent ici ?
— Heh. »
Sous les yeux de Kidd, un cône d'encens tombe du compartiment dans ma main. Sceptique, il lève un sourcil.
« J'ai l'impression que les entrées théâtrales c'est vraiment pas ton fort. »
Je lève les yeux au ciel et sans lui répondre, j'allume le cône sur la bougie de fortune avant de le placer à côté de la porte de notre cellule puis je sors un petit tube de la doublure de ma manche. Je démonte son couvercle dans un petit pop et le secoue tête en bas. L'odeur de la weed se répand immédiatement dans le cachot.
« Et maintenant, elle est comment mon entrée ?
— Sérieusement ?
— Bah quoi ? Je suis déjà enfermée, qu'est-ce qu'ils peuvent faire de pire ?
— Eh bien…
— C'était une question rhétorique ! Tout le monde fume ici, de toute façon. »
Enfin, ceux qui peuvent se permettre de payer pour. Il y a un paquet de drogues douces qui circule, et quelques autres plus... addictives, mais peu de personnes ont les moyens de se procurer ces dernières. Les gardiens ferment les yeux quand ça arrange la direction, il y en a même qui dealent.
J'allume le pétard à la flamme émise par le lumignon de fortune et je me rassieds à côté de Kid en tirant une latte. La fumée s'étend lentement en longs volutes autour de nous. Il finit par attraper le joint que je lui tends en haussant les épaules. Je prends une voix mondaine et lève un petit doigt :
« Votre palace est bien plus accueillant désormais que l'on peut y faire bombance en pleine lumière, monsieur le Marquis ! »
Kid commence à essayer de répondre mais s'étouffe et se met à tousser, les larmes aux yeux. C'est pas très sympa mais ça me fait rire. Ce qui le fait tousser de plus belle. Quand sa quinte de toux s'arrête enfin, son visage est presque aussi rouge que ses cheveux. J'attends qu'il reprenne son souffle et une couleur normale avant de lui demander :
« Du coup, pour ta chambre ?
— Qu'est-ce qu'elle a, ma chambre ?
— T'as réfléchi à ce que je t'ai dit tout à l'heure ?
— Ah, ouais, un peu.
— Honnêtement, j'aimerais bien que tu me donnes une réponse avant que je ressorte, pour savoir si j'y déplace mes affaires. »
Kid me rend le joint, que je tourne distraitement entre mes doigts. J'ai vraiment pas envie de retourner avec les filles, elles ont au moins cinquante manières de m'assassiner plus douloureuses les une que les autres et elles ne s'en priveront pas vu leur animosité à mon égard. La chambre de Kid est ma meilleure option pour l'instant : c'est déjà un paria de la microsociété de l'école, il est donc probablement à la fois la personne la plus arrangeante et celle qui me cassera le moins les pieds à qui je puisse demander ce service. Je sais pas s'il fait exprès de me faire mariner mais c'est plutôt désagréable.
« Tu sais combien de temps tu vas rester enfermée ?
— Nan pas vraiment. Je pense pas très longtemps vu que c'est la première fois que je fous le zbeul et j'ai pas non plus trop escagassé le type en face.
— Bon bah disons que tu peux utiliser la chambre tant que je suis coincé ici et quand je sors, on en reparle ?
— Merci, c'est cool de ta part. Tu voudras quelque chose en compensation ?
— Quarante balles la semaine ça me semble bien.
— Okay. »
C'est plutôt cher mais j'ai pas trop moyen de faire la fine bouche ou de négocier pour l'instant. J'espère juste que Kid sera partant pour du troc ou des paiements en nature, sinon une grosse partie de ma thune va juste finir consacrée à payer un loyer...
Le pétard est presque fini. C'était quand même une idée de génie que de le prendre avec moi, ça aide à passer le temps. Je propose à Kid :
« Il reste presque plus rien, ça te dit une soufflette et tu me recraches la fumée après ?
— Une quoi ? »
J'aurais cru qu'il connaissait. Ceci dit s'il est aussi solitaire qu'il en a l'air, c'est pas très étonnant.
« Une soufflette, un blowback. Tu sais vraiment pas ce que c'est ? »
Kid me fait non de la tête.
« Il faut être deux. Une des personnes met le joint à l'envers dans sa bouche et souffle pendant que l'autre inspire, en mettant ses mains autour pour empêcher la fumée de se sauver ailleurs. Ça fait monter en l'air d'un coup, j'aime bien faire ça.
— Ça a l'air d'être le meilleur moyen de se cramer la langue.
— C'est pas évident les premières fois c'est sûr.
— Et tu veux que je fasse quoi après ?
— Que tu me souffles dans la bouche ce que t'as inhalé, comme ça t'es pas tout seul à en profiter. »
Kid hoche la tête dans un petit signe affirmatif. Une petite voix spécialisée en production d'embarras me glisse dans l'oreille qu'on doit être beaux tous les deux dans notre aqua improvisée, malheureusement pour elle, le cannabis a tendance à l'étouffer. Je me redresse et pousse les jambes de Kid en position allongée pour me mettre à genoux au dessus de lui. Il me regarde avec un drôle d'air mais j'ai autre chose à faire que de lui demander pourquoi. Je place doucement le reste de joint à l'envers entre mes dents puis je lui fais signe de se redresser pour se rapprocher et de mettre sa main avec la mienne en coupe autour de nos visages. J'attends qu'il expire et au moment où il commence à inspirer, je souffle par la bouche. Le plus compliqué quand on fait ça, c'est de doser la respiration pour pas se retrouver avec la braise qui bouffe le toncar et les dents avec. Ce qui demande donc de se concentrer. Et c'est vraiment difficile quand on a le visage d'un jeune homme aussi près du sien, qui nous fixe sans ciller de ses magnifiques yeux dorés.
J'arrive de justesse à garder deux neurones et un synapse actifs pour gérer la tâche en cours et parviens à éviter de me brûler. À bout de souffle, c'est le moment de jeter le mégot avant de manger des cendres (déjà testé : c'est dégueulasse). J'enlève ma main de mon visage et l'utilise pour attraper le toncar qui dépasse de mes lèvres avant d'en écraser la braise en la frottant sous ma semelle. Je sens Kid saisir ma nuque et m'attirer vers lui. J'expire un grand coup et je colle ma bouche à la sienne. Il partage sa respiration avec moi pendant que j'inspire lentement. Je sens au loin mon cerveau articuler la réflexion que c'est rare de rencontrer quelqu'un avec autant de coffre, mais ces bribes d'information ne parviennent pas à attirer mon attention, entièrement monopolisée par les sensations qui affluent de toute part...
Première chose : Kid me tient toujours et ne fait pas mine de vouloir me lâcher. Deuxième chose : je me sens extrêmement bien et ça a aussi l'air d'être son cas. Troisième chose : j'ai les mains inoccupées et c'est un problème.
Je repousse son bras et je l'enlace doucement en laissant glisser mes doigts sur ses épaules, son cou et ses cheveux. Il est très doux et sa peau est agréablement chaude. Il referme sa bouche sur la mienne en émettant un petit bruit de gorge, j'en profite pour le serrer délicatement contre moi et lui rendre son baiser. Entre ça et la weed, je flotte sur un petit nuage de volupté dont j'essaie de profiter au maximum. Combien de temps ça dure ? En quelle année sommes-nous ? Aucune idée. Tout est moelleux, rose, cotonneux. La main de Kid effleure mon dos et se pose sur ma hanche. Je sens son pouce s'insinuer sous le bord de mon marcel et caresser mon ventre. Je m'écarte de lui en murmurant :
« Kid, je me sens pas de jouer à touche-pipi sans être propre. C'est pas tant l'endroit que le fait que j'ai pas pris de douche avant qui me dérange. »
Il embrasse mon cou et me chuchote :
« C'est pas grave, déjà ça c'est bien, non ? »
Incroyable. Ni pleurs, ni cris, ni plaintes, ni yeux de chien malheureux. J'en tomberais presque par terre, si j'y étais pas déjà. Qu'est-ce qu'il se passe ?
« Ça va ? »
Kid s'est reculé et me regarde d'un air inquiet.
« Oh, euh... oui, c'est juste que... en général, quand je pose cette limite, les gens en face essayent de négocier. Tu m'as surprise, c'est tout.
— Je sais pas qui c'est ces gens mais ça a l'air d'être de sales cons.
— C'est... plutôt bien résumé. »
Je m'assieds à côté de lui, une jambe par dessus la sienne et je pose la tête sur son épaule. Je me sens tout à coup abattue, comme si un énorme édredon venait de m'être jeté dessus. Mon cerveau est en train de recalculer l'intégralité de ma carrière sous un jour nouveau. La sensation du bras de Kid qui se pose sur moi me ramène à la réalité.
« Désolée…
— Je sais pas trop ce qui t'arrive, mais t'as pas besoin de t'excuser. C'était super, merci d'avoir partagé ça avec moi. »
Il pose un petit bécot sur mes cheveux, me faisant lâcher un soupir. Qu'est-ce que je fous de ma vie. J'essaie de réfléchir deux minutes et de rationaliser. Ça ira mieux quand j'aurai pu parler avec Caroline et Bonbon, æls sauront m'aider à y voir plus clair, j'ai juste besoin de patienter le temps d'avoir à nouveau accès à mon téléphone. Suffit de m'occuper la tête pour pas ruminer.
« Tu veux bien parler avec moi ?
— De quoi ?
— N'importe... tiens par exemple, c'est qui le type que tu détestes le plus ici et pourquoi ? »
Kid joue le jeu et on passe un moment à discuter de choses légères pour finir par s'allonger par terre et s'endormir l'un contre l'autre.
