20 –

Turbat.

Zahan-Khan était un chef local de haut rang, qui entretenait depuis longtemps des relations privilégiées avec les occidentaux, en particulier avec les officiers et diplomates britanniques du Raj ; aussi accueillit-il cordialement les voyageurs que lui présenta son ami, le Djammadar de Wad. Pendant que la caravane faisait une halte dans la cour de sa demeure, il ordonna à son intendant de faire préparer deux chambres – une pour les gentlemen anglais, l'autre pour Mrs Mortimer –, et appela ses servantes pour s'occuper de l'épouse du professeur.

Au moment où Lucy disparaissait derrière une lourde porte de bois à lames cloutées, un moteur rugit de l'autre côté de la place. Le bruit gronda, enfla. Sans se préoccuper des passants, qui devaient se jeter de côté pour l'éviter, une voiture de la police militaire déboula à toute vitesse. Ses roues crissèrent sur le sable, entraînant derrière elles un nuage de poussière. À la vue du fanion de Basam-Damdu fixé sur l'aile avant et des uniformes impériaux, Blake et Mortimer se fondirent dans l'ombre, alors que le lourd véhicule faisait retentir une sirène stridente et s'arrêtait à quelques mètres. Un soldat bondit hors de l'habitacle, s'approcha d'un pas vif et déroula une affiche de papier qu'il vint apposer sur le mur extérieur de la résidence de Zahan-Khan. Il regagna la voiture, laquelle repartit aussitôt dans un hurlement de pneus.

Les deux britanniques s'avancèrent avec prudence, au milieu des curieux. Sur l'avis de recherche, leurs deux portraits s'étalaient, accompagnés d'indications en arabe. Blake se réjouit de constater que Lucy n'était pas inquiétée – cela confortait davantage leur « couverture »... Mais il s'aperçut, en tendant l'oreille, que la récompense de dix mille roupies échauffait déjà quelques esprits cupides.

– Mauvaise affaire, Philip, glissa-t-il à son ami. Je crois qu'il vaut mieux ne pas s'attarder ici.

– Oui, ce serait plus prudent.

Mortimer le jaugea d'un air ironique. Une étincelle malicieuse fit briller ses yeux.

– Et surtout pour vous, mon cher... car entre nous, un baloutche blond... !

oooOOOooo

Les servantes de Zahan-Khan entraînèrent Lucy dans une salle d'eau spacieuse, dont le sol et les murs étaient couverts de carreaux de céramique aux motifs floraux. Des lampes à huile dispensaient une lumière tamisée, aux éclats d'or dansant sur les tentures et les paravents sculptés. Des encensoirs en métal diffusaient des parfums de bois de santal et de rose. Les servantes se contentèrent de glousser devant les protestations de la jeune mécanicienne, qui tentait vainement de leur faire comprendre qu'elle pouvait se débrouiller seule ; elles la déshabillèrent et la poussèrent dans le bassin central, démêlèrent ses cheveux collés par la sueur et la poussière, versèrent de l'eau chaude sur son corps, qu'elles débarrassèrent de sa crasse, de ses courbatures et de sa fatigue. Lucy, résignée, expliqua comme elle le put l'origine de ses cicatrices mais, entre les mains douces et expertes de ces femmes, se sentit bientôt submergée par un bien-être qu'elle n'avait pas connu depuis longtemps. Ensuite, les servantes entreprirent de la sécher, lui donnèrent des vêtements propres et coiffèrent ses cheveux à l'aide d'un peigne en ivoire – Lucy, embarrassée, n'aurait jamais pensé être un jour traitée comme une princesse des Mille et Une Nuits...

Aussi, lorsque les servantes en eurent fini avec la jeune mécanicienne, cette dernière les remercia avec chaleur et déclina poliment leur invitation à se joindre à leur repas. La tiédeur du bain lui était un peu monté à la tête, et elle se sentait étourdie, affreusement lasse. L'une des femmes l'escorta donc jusqu'à une galerie, lui indiqua une des portes, promit de revenir très vite avec un plateau de victuailles, et s'éclipsa. Lucy poussa un battant, se faufila par l'entrebâillement et referma derrière elle, puis dénoua la longue écharpe qui lui drapait les épaules, se tourna, le dos appuyé au panneau de bois, gagnée par le soulagement...

Mais ce fut un léger soupir de stupéfaction qui franchit ses lèvres.

À quelques pas, près d'un paravent, se trouvait Mortimer. Dos à la jeune femme, il retirait sa tunique, laissant entrevoir sa peau hâlée, sa carrure d'athlète, ses muscles fermes, au tracé harmonieux, comme ciselés dans le marbre le plus pur.

Il ne l'avait pas encore entendue entrer. Figée sur place, Lucy resta immobile, incapable de détourner le regard. Sa tête tournait encore un peu sous l'effet du bain chaud, et elle mit quelques secondes à comprendre que la chambre où elle se trouvait n'était pas la sienne.

Puis, d'un coup, la réalité s'imposa à elle, et elle tendit le bras vers la poignée de la porte, tâtonna, essayant désespérément de ne pas faire de bruit. Mais sa maladresse la trahit : sa main heurta une petite table en bois et renversa une coupelle en terre cuite. Le bruit sourd fit se retourner Mortimer.

Lucy !? s'exclama-t-il, sa voix teintée d'incrédulité.

La jeune femme, mortifiée, sentit ses joues s'empourprer, ouvrit la bouche – pour dire quoi ? Elle l'ignorait, car rien n'en sortit. Elle était frappée d'une stupeur qui la paralysait, l'empêchait de penser. Désormais face à elle, l'écossais ne lui apparaissait que plus séduisant. Lucy déglutit, son cœur battant à tout rompre, essaya de chasser l'image de ses doigts courant sur la peau de Mortimer, suivant les lignes douces de son torse et de ses côtes... Elle ne put s'empêcher de rougir un peu plus.

– Seriez-vous en train d'admirer la vue, Mrs Mortimer ? fit l'écossais – surpris, mais bien plus amusé qu'embarrassé par la situation, il avait saisi et enfilé une chemise propre.

– Je... je suis désolée, balbutia Lucy, en proie à une panique absolue devant sa propre audace – et ne sachant pas si elle s'excusait pour son intrusion, pour son manque de pudeur, pour son trouble, pour son effronterie, ou pour tout cela en même temps. J'ai probablement mal compris les indications des servantes... je pensais... enfin... j'ai dû confondre al-ʾawwal et al-thānī*... et résultat, je me suis trompée de chambre...

Elle s'arrêta, à court d'arguments. Les battements effrénés de son cœur lui semblaient résonner en écho à travers toute la pièce. Mortimer secoua la tête et esquissa un sourire.

– J'aurais probablement fait la même erreur, dit-il, un éclat de malice dans le regard. Après tout, qui croirait qu'il y a autant de portes dans cette maison ?

– Oui, on pourrait s'y perdre, répondit-elle avec un rire nerveux.

Elle fit un pas en arrière, et sa main tremblante finit par trouver la poignée de la porte, mais ses doigts ne semblaient pas vouloir trouver de prise et glissaient en vain sur le métal. La jeune femme se sentait faible, sans ressort, submergée par des sentiments qui lui semblaient familiers, et qui pourtant la terrifiaient.

La chaleur dans la voix de l'écossais ne fit que la perdre un peu plus. Il s'était avancé de quelques pas, et se tenait désormais juste devant elle, si proche qu'il lui aurait suffi de tendre la main pour la toucher.

– Lucy, attendez... Il n'y a pas de mal, vraiment, reprit-il. Et... je n'aurais pas dû vous taquiner. Je... je voulais juste...

Il s'interrompit, cherchant ses mots, soudain saisi par la détresse de la jeune femme. Elle avait détourné les yeux, fuyant son regard, et fixait intensément le sol, comme si elle y cherchait une échappatoire. L'écossais, inquiet, fronça les sourcils. Où était donc passée l'affectueuse complicité qui les avait liés, sur le chemin de Turbat ?

– Est-ce que tout va bien, Lucy ?

La jeune femme leva les yeux vers lui, décelant dans son regard vert une franche sollicitude qui la toucha profondément.

C'est alors que des voix leur parvinrent par la porte entrouverte. Encore indistinctes, à l'autre bout de la galerie, elles se rapprochaient. Lucy adressa un sourire hésitant à l'écossais.

– Bonne nuit, Philip, souffla-t-elle avant de disparaître dans le couloir.

Elle longea le mur jusqu'à la porte suivante, l'ouvrit et se coula à l'intérieur, attendit le « clic ! » du pêne dans son dos et, étourdie, les jambes en coton, se laissa glisser le long du panneau de bois.

oooOOOooo

Déconcerté, confus, troublé, tous les sens en ébullition, Mortimer passa une main sur son visage et lâcha un grognement peu distingué. Qu'est-ce qui lui avait pris de la provoquer ainsi ? Pourquoi avait-il été incapable de réagir autrement, ou de lui dire quoi que ce soit d'autre ? Il se rappelait son envie irrépressible de plonger ses doigts dans les lourdes boucles brunes qui cascadaient librement dans le cou et sur les épaules de la jeune femme. Il se rappelait la soie d'un bleu profond de son châle et de sa tunique, rehaussés de fils d'or, et qui faisait ressortir la délicieuse rougeur de ses joues. Il se rappelait son léger parfum de rose, son souffle saccadé, la courbe délicate de ses lèvres...

Bon sang, Philip ! Calme tes ardeurs... !

L'esprit tourbillonnant, dans un état second, l'écossais s'affala avec un soupir sur un fauteuil muni d'épais coussins. Il aperçut Blake et une silhouette coiffée d'un turban passer dans le couloir et se diriger vers la chambre de Lucy. Les murmures d'une conversation arrivèrent jusqu'à lui, trop lointains pour qu'il les comprenne.

Son ami entra dans la pièce quelques minutes plus tard.

– Ma foi, quel confort, après une semaine éprouvante, n'est-ce pas ? dit-il avec un coup d'œil satisfait à la chambre apprêtée à leur intention.

– Hum...

Pour se donner une contenance, Mortimer saisit une pipe posée sur une table basse – à côté d'une petite boîte à couvercle remplie d'un mélange de feuilles de tabac qu'il ne remarqua même pas – et en cala le bec entre ses dents, l'air de rien, tandis que Blake, avisant la pile de vêtements propres et le broc d'eau tiède, se débarrassait à son tour de son shalwar kameez et de la poussière de la route.

– J'ai parlé à Lucy, à l'instant...

– Ah... ? fit l'écossais, priant pour que Blake ne le voie pas rougir.

– Oui, l'intendant de Zahan-Khan venait lui déposer quelques victuailles. Il m'a semblé bien indiscret. J'ai donc conseillé à ma cousine de rester vigilante et de s'enfermer à double tour pour cette nuit, une fois qu'il serait parti.

À ce moment, le serviteur de leur hôte, les bras chargés d'un lourd plateau, pénétra dans la chambre. Au milieu d'une belle profusion de fruits trônait une carafe d'un bleu pâle, sur laquelle Mortimer lorgna aussitôt, écoutant à peine les paroles déférentes de l'intendant. Il mordillait sans y penser le tuyau de sa pipe.

– Dites-moi, old chap... lança Blake quand l'homme eut pris congé et quitté la pièce. Votre pipe n'est pas allumée... Vous ne l'avez même pas remplie de tabac !

– Hein ?

Mortimer sentit son visage virer à l'écarlate. Espérant détourner l'attention du gallois, il reposa sèchement la pipe sur la table basse, et tendit les mains vers la carafe, qu'il porta à ses lèvres.

– Ah ! Quelle aubaine ! J'avais une de ces soifs ! Un bon coup d'eau glacée, mon vieux ?

– Non, merci, répondit Blake sur un ton amusé, pas dupe une seule seconde devant la feinte grossière de l'écossais. Je préfère ces fruits...

Le gallois n'insista pas et laissa son ami à ses préoccupations. S'il souhaitait lui en faire part, il le ferait certainement.

Mortimer avala une nouvelle gorgée d'eau. Sa fraîcheur divine coula dans sa gorge, déposant sur sa langue une légère amertume, comme un arrière-goût métallique, auquel il ne prêta guère attention.

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* al-bāb al-ʾawwal : la première porte

al-bāb al-thānī : la seconde porte