Disclaimer : l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de l'utilisation de cette œuvre si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue.


Note de l'auteur : j'ai un peu mélangé les quatre groupes de personnages, les Chevaliers, les Marinas, les Guerriers Divins et les Spectres. Ne chercher aucune rivalité entre eux si ce n'est autour des tables de poker. Ils vous paraitront parfois OOC, mais à une table de poker personne n'est vraiment lui-même. Je ferai de mon mieux pour limiter le décalage avec ce que nous connaissons. Il y aura également quelques personnages de The Lost Canvas et de Soul of Gold uniquement parce que je ne veux pas créer d'OC si je peux l'éviter. Je leur ai aussi conservé leurs couleurs de cheveux de l'animé. ^^

Il y aura plusieurs couples, mais Shion/Dohko et Kanon/Camus sont les deux principaux.

Dans les dialogues, j'ai tenté de retranscrire notre langage de tous les jours avec des négations absentes et des syllabes avalées, ce qui crée un contraste avec la narration d'un style plus classique. Je trouve que ça donne plus de réalisme à l'histoire et aux personnages. Je vous emmène à la découverte de Marseille et sa région, il y aura donc certains mots et certaines expressions typiques qui seront expliqués en fin de chapitre.

Je ne suis pas une professionnelle du poker aussi si vous constatez des erreurs, n'hésitez pas à m'en faire part afin que je les corrige.

Les flashbacks seront en italiques. S'il y a des conversations téléphoniques dans les dialogues, et il y en aura, le correspondant sera également en italique, mais vous ferez la différence, j'en suis sûre.

Les termes "poker, pokériste, jeu, jouer, joueur, cartes, tournois, tables, Casino, tripots" et quelques autres vont revenir souvent. Ils ne possèdent pas énormément de synonymes, voire même aucun, aussi vous voudrez bien excuser leur répétition inévitable dans le texte.

Les choses se mettent en place sur plusieurs chapitres. Ne vous arrêtez pas au premier et découvrez la suite.

Les cartes auront une majuscule pour les distinguer du reste de la narration. Par exemple : une paire de Deux. Un Roi. Un Neuf. Le vocabulaire spécifique au poker sera annoté et expliqué à la fin de chaque chapitre lorsque ce sera nécessaire. Les mises à jour ne seront peut-être pas régulières tout simplement parce que j'ai une vie en dehors de l'écriture de fanfictions. Et n'oubliez pas que les commentaires sont la seule manière pour un auteur de savoir ce qui plait ou ne plait pas dans son histoire, que ce soit en reviews ou en MP. Merci de votre compréhension.


Poker

Chapitre 1

26 janvier 2029, Marseille, France…

— Tu t'es encore fait ratisser, Angelo, hein ? rit grassement l'homme qui ramassait les jetons sur le tapis.

— Ouais… On dirait qu'c'est pas mon soir, répondit l'interpelé en souriant. Eh, Albéric ! Y m'reste cinquante euros… J'peux ?

— Ok… Mais si tu perds, tu dégages…

— Et pourquoi j'resterais, hein ? Allez, Thor envoie les chips…

Le croupier s'exécuta et une nouvelle partie débuta. Angelo gagna quelques mains et remonta son nombre de jetons. Il aurait pu s'arrêter là et partir avec une jolie somme, mais il se sentait en veine. Il était souriant et plaisantait avec les autres joueurs. Albéric l'observait, il commençait à le connaitre. Il voyait bien que le joueur n'était pas en forme. Depuis quelque temps, il perdait. Beaucoup. Et il sentait que celui-ci allait bientôt lui demander de lui faire crédit. Mais ce n'était pas le genre de la maison.

— Raah ! C'est pas vrai ! fit la voix d'Angelo. Bon, c'est fini pour moi… Bonne chance les gars !

— Angelo, fit Albéric alors que celui-ci passait devant lui pour sortir.

— Quoi ?

— T'es nerveux ces temps-ci… C'est pas bon…

— Tu t'inquiètes pour moi ? railla celui-ci.

— Pas un brin… mais n'oublie pas que j'te f'rai pas crédit et que pour t'asseoir c'est cent cinquante. Ce soir, j't'ai fait une fleur…

— Quelle générosité mon seigneur !

— Te fous pas d'moi ! J'déconne pas… Arrête de jouer quelque temps… La chance reviendra peut-être et je s'rai ravi de t'accueillir à nouveau…

— Tu t'prends pour ma mère ? s'énerva un peu Angelo. Allez, à plus…, termina-t-il plus calmement.

Il referma la porte de l'appartement et descendit l'escalier. Une fois dans la rue, il ferma son blouson et marcha d'un pas tranquille, sans se soucier du froid, sans penser à rien ou à trop de choses à la fois, ce qui revenait au même. Sans trop savoir où il allait. Sans prendre au sérieux la crampe qui lui tordait l'estomac. Il était minuit passé. Il aurait dû rentrer chez lui pour se coucher et dormir du sommeil du juste. Il travaillait dans quelques heures. Sauf qu'il n'avait plus de chez lui. Toutes ses affaires étaient dans sa voiture. Trois jours plus tôt, la jeune femme avec qui il partageait sa vie depuis trois ans environ l'avait mis dehors avec perte et fracas sans penser que c'était janvier et qu'il faisait froid.

J'en ai marre! hurlait-elle. Tu flambes tout ton fric et c'est moi qui paie tout! Le loyer! Les factures! La bouffe! Les assurances! Alors maintenant tu dégages!

J'vais arrêter! Putain ! Gueule pas comme ça!

J't'avais demandé d'faire des courses! On mange quoi jusqu'à la fin du mois?

J'ai une partie dans deux jours, j'vais m'refaire et après j'arrête

Et avec quel argent tu vas jouer, hein? T'as dit ça des dizaines de fois! J'te crois plus ! Prends tes affaires et dégage! T'es qu'un connard! J'ai pas besoin d'un minable! Fous l'camp ou j'appelle les flics!

Le bail était à son nom à elle et si elle appelait la police pour le faire partir, elle était dans son droit. Jamais il ne l'avait vu dans une telle fureur. La haine qu'il avait lue dans son regard l'avait convaincu qu'elle ne plaisantait pas. Il y avait de la tendresse dans ses yeux avant tout ça. Avant qu'il ne se mette à trop perdre au poker. Avant que la chance ne lui tourne le dos. Avant qu'il ne commence à vraiment trop déconner. Il savait qu'il était accro, mais il avait toujours réussi à se gérer. Plus ou moins. Là, il avait atteint le point de non-retour, la ligne rouge, celle avec plein de gyrophares multicolores qui tournicotent et de sirène d'alarmes qui hurlent sur tous les tons autant qu'elles peuvent. Alors il avait attrapé ses sacs, ses clés de voiture et il s'en était allé. Il avait trouvé un parking tranquille où les flics ne viendraient pas l'ennuyer et il avait dormi dans son véhicule en la démarrant de temps en temps pour chauffer un peu l'habitacle. Il s'était rendu à son travail plus tôt pour pouvoir se raser et se rafraichir dans les toilettes à défaut de pouvoir prendre une douche. Depuis six ans, il était employé dans une société de pompes funèbres.

Après qu'il eut obtenu son bac scientifique, il ne savait pas trop ce qu'il voulait faire. Son père était décédé lorsqu'il était très jeune et sa mère l'avait élevé toute seule. Le reste des membres de sa famille était en Italie et elle n'avait pas beaucoup de contacts avec eux. Angelo avait dix-huit ans lorsqu'elle périt dans un accident de la route. Un pneu de la voiture avait éclaté et le véhicule avait fait plusieurs tonneaux. Lorsque la police vint chez lui pour l'informer du drame, il avait été emmené à la morgue où il lui avait fallu confirmer l'identité de sa mère. Il venait d'avoir son bac et il ne savait pas encore quelle orientation prendre pour la suite de ses études.

Lors des funérailles, il était seul avec seulement quelques copains de lycées et des voisins. Dans le salon du funérarium, le cercueil était ouvert pour permettre un dernier geste, une caresse légère sur l'épaule ou sur les mains jointes, pour Angelo, un dernier baiser sur le front glacé de celle qui l'avait tant protégé et aimé. Il avait vu les marques de l'accident sur son visage. Elles étaient visibles, bien trop visibles. Peut-être est-ce à ce moment qu'il sut ce qu'il allait faire dans la vie. Il suffit parfois d'un évènement pour aider à la prise de décision. Après les obsèques, il lui fallut faire face à tout ce qui était administratif. Heureusement qu'un de ses voisins l'aida dans ses démarches avec le notaire. Comme il n'avait pas les moyens de payer les frais de succession, il vendit beaucoup de meubles, mais ce fut tout juste suffisant et le notaire eut la gentillesse de baisser légèrement ses honoraires. Angelo pleura dans le silence de cet appartement qu'il partageait avec elle depuis aussi loin qu'il pouvait s'en souvenir. Puis il essuya ses larmes et releva la tête.

Il venait de prendre conscience qu'il était seul. Il n'avait plus personne pour l'aider, le conseiller, le rassurer. Il n'avait que dix-huit ans. Il n'avait pas les moyens de payer le loyer du mois suivant. Il démarrait seul dans la vie sans un sou en poche ou presque. Le peu d'argent que lui avait laissé sa mère lui servit à payer un garde-meuble où il mit toutes ses affaires et où il dormit après avoir libéré l'appartement. Il s'inscrivit au chômage et demanda à faire une formation en thanatopraxie (1). Dire que l'employé de France Travail fut surpris est un doux euphémisme. Il ne lui demanda même pas pourquoi il voulait faire ça. Quand sa demande fut acceptée, il alla à Lyon pour commencer son apprentissage à l'Université Claude Bernard, au laboratoire d'anatomie de la faculté de médecine. Sa formation et son hébergement étaient entièrement pris en charge, il lui fallait juste un peu d'argent pour manger. Il trouva deux bars qui acceptèrent de le payer pour qu'il fasse un peu de ménage après les cours avant de rentrer dans sa chambre d'étudiant.

Pendant trois ans, il ne joua au poker qu'en ligne sur son téléphone parce qu'il ne pouvait pas se payer un ordinateur, et encore il se connectait très peu parce qu'il n'avait pas trop le temps. Il s'astreint à une discipline quasi militaire. L'ordinateur de la fac lui servait pour les cours et les révisions. De temps en temps, il appelait ses anciens copains de classe ou c'étaient eux qui l'appelaient, mais les coups de fil se firent de plus en plus rares. À vingt-deux ans, il revint sur Marseille et il commença à travailler aux pompes funèbres du Lacydon, non loin du cimetière Saint Pierre. Il se fit un devoir d'offrir à la personne décédée son dernier visage, une sorte de masque figé qu'il pourrait présenter à sa famille et ses amis qui pleureraient son départ définitif. Il voyait ça comme un hommage à ceux qui restaient et qui continueraient leur route sans lui ou elle. Une ultime et belle image. Il en avait fait une sorte de philosophie professionnelle, celle qui lui permettait de garder un certain détachement quand parfois, le défunt qui était allongé se retrouvait là parce que la vie avait été injuste et cruelle. Comme elle l'avait été avec lui en le privant de sa mère à cause d'un stupide pneu éclaté. Alors il faisait de son mieux pour lui donner un visage doux et paisible. Presque souriant qui semblait dire "Ne pleurez pas, on se reverra… prenez votre temps… moi j'ai l'éternité…" À chaque personne dont il s'occupait, il revoyait le visage de sa mère marqué par les stigmates de l'accident qui avaient été mal dissimulés. Il ne voulait pas que ça arrive à d'autres. Il s'était tellement blindé pour faire face à la mort, qu'il en était presque devenu indifférent. Il sifflotait lorsqu'il travaillait…

Pendant toutes ses années sur Lyon, il n'en avait pas pour autant oublié le poker. Bien au contraire. Il était si impatient de rejouer que, dans ses révisions et ces cours, il était en avance sur le programme. Ça lui donnait l'impression que l'examen arriverait plus vite et qu'il retournerait à Marseille plus rapidement. Le poker, ça l'avait pris au collège. Il était en troisième et un de ces camarades de classe lui avait fait faire ses premiers pas au Texas Holdem avec d'autres copains. Ils jouaient après le repas de la cantine jusqu'à la première heure de cours de l'après-midi. Il était plutôt doué et avait vite compris les bases. Il commença à regarder les chaines de télévision qui diffusaient des tournois pour apprendre les subtilités et les statistiques. Il acheta quelques livres aussi. Et en cherchant sur Internet, il avait découvert le poker en ligne. En terminale, il était l'homme à abattre de son lycée. Il était vraiment très bon.

Malheureusement, c'était devenu une addiction. Il était tombé dans le piège. Il était encore au lycée quand il avait entendu parler des parties de cashgame par un de ses collègues parce que son grand frère y allait. Ça se jouait dans des lieux secrets connus de très peu de personnes puisque c'était illégal. Il se renseigna et commença à les fréquenter. Pas très régulièrement au début. Il devait économiser son argent de poche pour pouvoir entrer dans une salle. Et en gagnant quelques fois, il avait amassé assez de liquide pour ne plus en demander à sa mère afin de ne pas lui mettre la puce à l'oreille. Inconsciemment, il avait intégré le fait que ce n'était pas très bien ce qu'il faisait. Les parties se déroulaient dans la clandestinité. C'était illégal. Et ça pouvait même être dangereux. Donc, moins il lui en parlerait, plus tranquille il serait. Puis il y eut ce terrible accident. Il avait eu une opportunité de s'en sortir lorsqu'il était parti à Lyon étudier pour son diplôme. Il n'avait pas beaucoup de temps pour jouer. Mais à son retour à Marseille, il avait rapidement trouvé un emploi, et il avait aussi très vite renoué avec le poker clandestin. Il n'avait pas su se protéger de cette tentation de toujours jouer une main de plus, persuadé que c'était celle qui allait le renflouer. Il y a quand même une part de chance dans ce jeu et tant qu'elle lui souriait, ça allait. Sauf qu'en ce moment, elle lui faisait méchamment la gueule.

Trois ans plus tôt, il avait rencontré une fille adorable qui avait réussi à percer la carapace qu'il avait érigée autour de son cœur et dans sa tête et avec qui il s'était très vite mis en ménage. Éprouvait-il une sorte de sécurité comme lorsque sa mère était encore en vie ? Peut-être. Ils travaillaient tous les deux et tout se passait bien. Ils n'étaient pas riches, mais ils vivaient bien. Seulement, Angelo jouait de plus en plus souvent et depuis plus de six mois, presque tout son salaire disparaissait dans cette salle à quelques rues de chez lui. C'était tellement facile, il y allait à pied. Mais depuis quelque temps, sa bonne étoile semblait l'avoir abandonné. Peut-être en attendait-il trop d'elle au lieu de compter davantage sur ces compétences ? Et il fit la partie de trop. Il n'avait plus d'argent pour payer les courses que sa copine lui avait demandé de faire et elle l'avait mis à la porte. Impossible de lui en vouloir, elle avait tout assumé. Maintenant, elle ne pouvait plus. Elle ne voulait plus. Jamais il n'aurait pensé que, ce qui au départ n'était qu'un simple jeu de cartes entre potes au lycée, ça allait lui pourrir la vie à ce point. Pourtant, il éprouvait tellement de plaisir à s'asseoir à une table, à entendre les jetons s'entrechoquer. C'était si excitant d'essayer de lire son adversaire, de deviner ce qu'il pouvait avoir comme jeu. C'était une drogue et il était dépendant.

— Excusez-moi… Vous pouvez vous pousser ?

Il leva la tête et vit un couple. Perdu dans ses pensées, il n'avait même pas remarqué qu'il s'était assis sur les marches d'une entrée d'immeuble qui le protégeait un peu du mistral glacial qui soufflait et renforçait la sensation de froid.

— Désolé… marmonna-t-il en se décalant vers le battant fixe de la double porte avec un profond soupir.

Il voulut se lever pour monter dans sa voiture, mais il eut un étourdissement et il tituba contre la portière.

— Eh ! Ça va pas ? fit l'homme en le rattrapant de justesse pour l'aider à s'asseoir par terre.

— C'est rien… J'ai pas eu un vrai repas depuis trois jours…

— Trois jours ? Mais…

— Faut que j'vende ma voiture… d'abord j'dois trouver un endroit où mettre mes affaires…, balbutia-t-il en passant une main lasse devant son visage.

Mais pourquoi leur racontait-il tout ça ? Qu'est-ce qu'ils en avaient à faire ? Il n'avait plus l'esprit clair. Le stress, le manque de nourriture, le pessimisme concernant sa situation, tout cela s'embrouillait dans sa tête. Pourtant il allait devoir se remettre sérieusement en question, prendre une décision, mais surtout, s'y tenir. Il était devant un mur immense et il avait un choix à faire. Ou il restait là, à le regarder en se lamentant sur ce qu'il avait fait de sa vie, ou alors il se relevait et se donnait les moyens de le franchir ou de lui passer à travers pour voir ce qu'il y avait derrière. Son avenir peut-être. Celui qu'il décidera de bâtir sans commettre les mêmes erreurs. En aura-t-il la force ? Il pourrait demander à ses amis de l'aider. Sauf que c'était les siens à elle. Lui, il n'en avait pas. Il n'avait jamais cherché à en avoir. Ces collègues de lycée, il y avait longtemps qu'il les avait perdus de vue. Et il venait de réaliser que ça pouvait être important d'en avoir, finalement. Il passa une main fatiguée sur son visage pour s'éclaircir les idées.

— Dohko, on peut pas le laisser comme ça, fit la jeune femme qui s'était accroupie près d'Angelo à son tour et qui avait pris son poignet entre ses doigts. Son pouls est rapide... il doit faire une hypoglycémie sévère si ça fait deux ou trois jours qu'il a rien avalé... et avec ce froid…

— On peut lui donner à manger et un peu d'argent…

— Eh… non, c'est gentil, mais ça va aller… J'vais m'débrouiller, protesta le joueur en essayant de se lever sans y parvenir.

— Non… ça n'ira pas tant que vous n'aurez pas mangé, insista la jeune femme. Je suis infirmière et je sais quand quelqu'un ne va pas bien du tout… Dohko, on l'emmène à la maison…

— On appelle les pompiers ?

— Non, s'il vous plait… J'accepte, mais… pas… pas les pompiers… non… pas les pompiers…

— Très bien… Allez, venez…

Quelques minutes plus tard, Angelo était assis dans un confortable canapé, l'esprit embrumé, la vision floue. Il ne se souvenait même pas comment il était arrivé là depuis qu'il avait titubé contre sa voiture. Il comprit qu'on lui mettait dans les mains un bol qui contenait un liquide chaud qu'il porta à sa bouche. C'était bon, ça le réchauffa. Plus dans son cœur et son esprit que véritablement dans son corps. On était en janvier et les nuits étaient froides, mais pas de là provoquer une hypothermie. Ça faisait plusieurs années que les températures ne descendaient plus sous zéro en bordure de mer. Venait-il de rencontrer son ange gardien ? Non, un bon samaritain peut-être, ce serait plus près de la réalité.

— C'est de la soupe en brique, fit la jeune femme assise à côté de lui. C'est c'qu'y a de plus rapide à faire…

— J'ai jamais rien mangé d'aussi bon… Merci beaucoup…

— Alors ? C'est quoi votre histoire ? demanda l'homme assis dans le fauteuil face à lui.

— Une histoire bête… J'suis accro au jeu et tout mon fric ou presque y passe…

— Au fait, je m'appelle Marine et voici Dohko…

— Angelo…

— À quoi vous jouez ? s'enquit la jeune femme.

— Poker… Y a une salle de cashgame à quelques rues et j'y ai laissé mes derniers euros. Ma copine m'a foutue à la porte et depuis trois jours, j'vis dans ma voiture…

— Vous avez un boulot ?

— J'suis thanatopracteur (1) aux pompes funèbres du Lacydon à côté de l'hôpital de la Timone…

— J'en ai déjà vu travailler à la morgue de l'hôpital… C'est un métier difficile… Pourquoi avoir choisi ça ? demanda le prénommé Dohko.

— Certains disent que c'est une fascination morbide… Moi j'fais ça par respect pour les défunts… pour qu'ils présentent une dernière belle image à leurs proches… une sorte de masque d'éternité… sauf que la paye c'est dans dix jours et va falloir que j'vive jusque-là… Et j'sais pas comment…

— Ça m'rappelle un peu l'histoire de quelqu'un, sourit l'homme en regardant son amie.

— C'est du passé, marmonna la jeune femme.

— Oui, mais toi aussi t'as failli sombrer…

— Vous jouez au poker ? demanda Angelo en les regardant à tour de rôle.

— Sur Internet, répondit Marine, j'suis passée à deux doigts d'la correctionnelle, plaisanta-t-elle. Dans la journée, j'étais à l'école d'infirmière et le soir, après mes révisions, je jouais… Quand j'ai commencé dans un hôpital, j'ai failli tuer un patient en me trompant de dosage dans sa perfusion à cause de la fatigue… Heureusement que j'ai pu rattraper mon erreur et personne n'en a rien su… Les addictions peuvent être très dangereuses, quelle que soit leur nature…

— Et vous vous en êtes sortie comment ?

— Grâce à un psy qu'une de mes amies m'a conseillé… Il est devant vous…

— Vous êtes psy ?

— Oui… Et j'ai très bien compris Marine parce que je suis aussi un joueur de poker… Mais j'ai su me préserver…

— Comment j'pourrais décrocher, si l'poker s'met toujours sur ma route ? ironisa Angelo.

— En jouant, déclara Dohko.

— En jouant ? C'est ça vot'thérapie ?

— En jouant non plus par défi ou pour vous prouver quelque chose à vous-même ou pour l'argent, mais pour le plaisir tout simplement… Sans penser au fric que vous pourriez gagner… Ou perdre… Pour l'amusement… Comme vous l'feriez avec des amis et des jetons en plastique… Pour savoir lequel est le meilleur, le plus malin, le plus bluffeur… Et en rire…

— Quand on commence à jouer pour de l'argent et qu'on gagne, c'est aussi du plaisir et on y prend vite gout, argumenta Angelo.

— À qui vous l'dites, répliqua Marine en lui apportant un autre bol de soupe. J'ai commencé par fermer tous mes comptes sur les sites payants et je suis allée sur ceux qui vous offrent des jetons… La sensation du jeu n'était pas la même, c'est vrai, mais j'ai fini par y trouver du plaisir après un certain temps… J'ai remporté un petit tournoi qui était doté d'une place pour le France Poker Tour à Paris… Et j'ai suivi les séances de Dohko…

— Wouaw ! Vous devez être une très bonne joueuse !

— Elle l'est, poursuivit le psy. Quand elle m'en a parlé, j'lui ai proposé d'l'accompagner… Elle n'a pas gagné, mais elle a fini parmi les joueurs payés… Et on s'est beaucoup amusé…

— Et votre boulot d'infirmière ?

— J'avais posé des congés… Sinon, je continue sur Internet…

— Et à force de vous fréquenter, vous avez fini par vous installer ensemble…

— Non, pas du tout ! s'exclama le psy. On n'est pas en couple, si c'est ce que vous voulez dire, expliqua Dohko… C'est juste que notre passion commune pour le poker nous a beaucoup rapprochés… Nous sommes les meilleurs amis du monde… Et c'est aussi plus pratique…

— J'voudrais pas abuser de vot'gentillesse, mais j'pourrais prendre une douche ? demanda Angelo en posant sur la table basse le bol qu'il avait encore dans les mains. J'en ai vraiment besoin, termina-t-il en souriant.

— Bien sûr, répliqua Marine. J'vais vous sortir des serviettes…

— Pourquoi vous faites ça pour moi ?

— Marine et moi, on fait partie du corps médical… On peut pas rester sans rien faire quand quelqu'un a besoin d'nous… On peut pas aider tout l'monde, mais quand une personne est sur le point d's'évanouir devant chez moi par une nuit glaciale, j'vais pas la laisser dehors… Et quelque chose me dit qu'vous n'êtes pas un mauvais gars…

— J'pourrais m'tirer avec l'argent'rie, sourit Angelo.

— Non, j'crois pas… Depuis qu'vous êtes là, j'vous observe… Vos paroles, vos expressions, vos attitudes, votre langage corporel, tout ça me dit qu'vous n'êtes pas un délinquant dangereux… Toute façon y a pas d'argenterie ici…, ironisa le médecin.

— Vous n'arrêtez jamais d'être psy, hein ?

— C'est devenu instinctif, j'y peux rien, répondit Dohko avec un petit rire. Disons que c'est d'la déformation professionnelle… Et c'est très utile à une table de poker…

— J'en vois tout l'intérêt, effectivement… J'ai une dette immense envers vous… J'espère pouvoir la rembourser un jour…

— On en reparlera… Pour l'instant, allez prendre votre douche et vous dormirez sur le canapé…

— Hein ? Non ! Attendez ! J'ai déjà bien assez abusé… J'vais trouver une chambre d'hôtel.

— Et vous la paierez comment ? fit la voix de Marine qui revenait dans la pièce. Ne faites pas l'difficile… Après une bonne nuit d'sommeil, vous y verrez plus clair…

— Vous travaillez pas demain ? demanda encore Angelo.

— À la douche ! insista la jeune femme en le levant du canapé pour le pousser jusqu'à la salle de bains.

Angelo ne se fit pas vraiment prier. À la simple idée de l'eau chaude sur sa peau, il commençait déjà à se détendre. S'il croyait au destin, il se dirait que celui-ci venait de lui offrir une chance de se remettre à flot. Marine et Dohko semblait être de bonnes personnes, honnêtes, avec le cœur sur la main à qui il pouvait faire confiance. C'était en tout cas ce que son instinct lui disait. Mais pouvait-il encore compter sur celui-là ? Cet instinct qui l'avait encouragé à jouer la main de trop ? Il l'avait bien mal inspiré aux tables ces derniers temps. Que risquait-il à accepter leur aide ? Pas grand-chose… Il ouvrit le robinet et laissa l'eau diluer tous ses problèmes pour l'instant. Demain ils seront encore là…

— Alors, t'en penses quoi ? demanda Marine à son compagnon maintenant qu'ils étaient seuls.

— Il a besoin de nous…

— C'est évident… Comment on s'y prend ?

— Ça va être difficile vu qu'sa prochaine paye risque de passer dans la salle de cashgame d'à côté…

— On peut en parler à Albéric et lui dire de lui refuser l'accès parce qu'il est en désintox…

— Et d'un, Albéric s'en contrefout, et de deux, Angelo ira ailleurs…, déclara le psy en écartant les mains d'un geste plein de fatalisme. C'est certainement pas le seul tripot qu'il connaisse… Proposons-lui d'rester ici quelque temps… La troisième chambre est vide depuis qu'mon frère est parti… Ça nous permettra d'avoir un œil sur lui…

— Qu'est-ce que tu lui trouves ?

— J'sais pas… Ça a pas l'air d'être un gars qui baisse les bras… J'ai l'sentiment qui va s'battre pour s'en sortir… Dépendre de quelqu'un lui déplait profondément et il va tout faire pour pas être à nos crochets trop longtemps… Il a souffert et il s'en est sorti tout seul…

— Et il a aussi plongé tout seul… En tout cas, il est canon…

— J'avais remarqué, sourit le psy. Et attends qui sorte de la douche, y s'ra encore mieux…, plaisanta-t-il.

— T'es sûr qu'on risque rien ? s'inquiéta la jeune femme.

— Qu'est-ce que te dit ton sixième sens ?

— Que c'est pas un mauvais bougre…

— Aie confiance en toi…

— Dohko, pourquoi on recueille toujours les chats perdus ? demanda-t-elle encore en souriant.

— Parce que c'est dans notre nature… On est comme ça… T'es inscrite pour l'Tournoi des Week-ends d'Bandol ?

— Demain…. J'ai cru comprendre qu'il y aurait quelque chose comme quatre cents joueurs et que quarante seulement seront payés.

— Le prize pool (2) est de combien ?

— Aucune idée… Tu sais bien que ce n'est pas le plus important, lui répondit-elle lui renvoyant ses propres paroles quand elle était encore en thérapie. Je regarderai demain sur le site du Casino…

— Oh fan (3) ! Ça fait du bien ! Merci beaucoup ! s'exclama Angelo en revenant dans le salon vêtu d'un bat de survêtement, d'un t-shirt informe et avec une serviette sur la tête pour finir de sécher ses cheveux cobalt.

Dohko ne s'était pas trompé. Angelo était bel homme, mais refait à neuf après la douche, il était carrément craquant. Et le psy ne rata pas le regard appréciateur de son amie qui lui tira la langue quand il lui fit un clin d'œil.

— On va déplier l'canapé, ce sera plus confortable, fit Marine en se levant.

— Vous embêtez pas… J'peux dormir comme ça…

— Ne discutez pas… Voilà… c'est fait, j'vais prendre un drap et une couette…

— On va vous laisser et aller dormir aussi, fit Dohko en s'éloignant vers la porte. Bonne nuit…

— Bonne nuit Angelo… sourit Marine après lui avoir donné donner le linge pour le divan. À demain…

— Bonne nuit et encore merci…


Lorsque Angelo ouvrit les yeux, il mit quelques secondes à se rappeler où il était. Il se frotta le visage pour en chasser le sommeil et s'assit au bord du matelas. Il regarda autour de lui et prit le temps d'observer la pièce plongée dans la pénombre. La décoration dépouillée était résolument moderne dans des tons de blanc, gris clair et rouge avec un peu de noir. Il étira les bras au-dessus de sa tête et fit craquer ses épaules et sa nuque. Il tendit l'oreille, mais aucun son ne lui parvenait si ce n'était celui de la ville, étouffé par les fenêtres à double vitrage. Il n'était pas idiot au point de croire que les deux bons samaritains qui l'avaient aidé la veille étaient partis en le laissant seul chez eux. Il se leva et remarqua qu'il marchait sur carrelage blanc, détail qui lui avait échappé à son arrivée. Il tira les tentures et la lumière entra à flots par les baies vitrées.

Il traversa le hall vers le couloir où il y avait plusieurs portes. Celle-ci, c'était la salle de bains, il le savait. La suivante, les toilettes. Il entrouvrit la troisième et entendit un léger ronflement. Ça, c'était une chambre tout comme celle d'après. Il utilisa les WC tout en se demandant où pouvait être la cuisine. Il trouva une troisième chambre et en retournant vers le salon, il vit une dernière porte dans le renfoncement du mur. Il l'ouvrit et tomba en admiration. Une vraie cuisine de grand restaurant. De l'inox partout, un ilot central, des appareils électroménagers sur presque toutes les surfaces et… Ah ! La voilà ! La cafetière ! Il y en avait même deux. Une à filtre et un percolateur. Il opta pour le filtre. Il fouilla dans les placards et prépara le café. Pendant qu'il coulait, il fit griller des toasts, sortit de la confiture, du beurre et…

— Angelo ? Qu'est-ce vous faites ?

— Oh ! Bonjour Marine ! Préparer le p'tit déjeuner était la moindre des choses… Vous avez été tellement gentils…

— Ça sent super bon… Bonjour tout le monde ! lança Dohko à la cantonade, en bâillant à s'en décrocher la mâchoire et seulement vêtu d'un caleçon et t-shirt

— Salut !

— Café ou thé ? J'ai un peu fouillé dans les placards…

— Café ! firent en cœur ses hôtes.

— J'vous presse des oranges ?

— Avec plaisir, répondit le psy. Vous avez bien dormi ?

— Comme un bébé… J'croyais pas qu'j'étais si fatigué… J'vous remercierai jamais assez…

— La fatigue psychologique a des répercussions sur le physique, déclara Dohko en buvant son verre de jus de fruits

— Mmh… Les toasts sont excellents ! s'extasia la jeune femme. Vous travaillez aujourd'hui ? demanda-t-elle, la bouche pleine.

— Cet après-midi à treize heures… J'dois m'occuper de trois personnes. Et vous ?

— Non, pas c'week-end… Angelo, commença Dohko, on aimerait vous aider… Marine et moi en avons discuté quand vous preniez votre douche, hier… J'en ai les moyens thérapeutiques et elle a l'expérience… Mais il faut qu'vous soyez d'accord… Vous devez l'vouloir… Si c'est pas l'cas, nous n'insisterons pas… Mais laissez-moi vous dire que vous vous préparez des jours difficiles…

— Très difficiles, renchérit la jeune femme.

— J'en ai conscience… murmura Angelo, le nez dans son mug. Mais c'est tellement dur de résister…

— Comme un fumeur lorsqu'il veut arrêter ou un drogué qui veut décrocher, comme un alcoolique… Mais c'est pas impossible… À condition que vous l'vouliez de toutes vos forces… Que vous vous persuadiez que c'est la meilleure chose pour vous… Songez à tout c'que vous avez perdu à cause de cette addiction…

— Sinon, j'vais droit dans l'mur…

— C'est ça, appuya Marine. Je s'rai là pour vous aider à surmonter cette épreuve… J'suis passée par là, je sais c'qui vous attend et comment lutter…

— J'sais pas…, grommela Angelo encore hésitant, après quelques secondes de silence, le regard baissé sur sa tasse de café à moitié vide. Ça va trop vite… Hier on s'connaissait pas et aujourd'hui vous m'offrez votre aide… J'avoue que j'comprends toujours pas pourquoi…

— J'vous l'ai dit, nous sommes médecins… Nous n'avons pas besoin d'une autre raison pour aider les gens, sinon, c'est qu'on s'est gourré d'métier…

— Vous m'laissez l'temps d'y penser ? J'veux pas m'imposer ni contrarier vos projets…

— Si c'était l'cas, on aurait rien dit et vous seriez déjà parti d'ici, intervint la jeune femme.

— Réfléchissez, et ce soir vous nous direz si vous avez pris une décision…

— On fait comme ça… J'vais prendre une douche et ensuite si vous voulez, j'peux préparer le repas…

— Faites comme chez vous, lui sourit franchement Dohko lui démontrant par cette phrase qu'il était le bienvenu.

— Dis, je pense à un truc qui serait peut-être pas mal pour le remettre à flot, fit Marine une fois qu'ils furent seuls.

— Et quoi donc ?

— Les freerolls (4) sur le net… Beaucoup d'sites en proposent avec de l'argent à la clé…

— Ces parties où tu paies rien pour jouer, mais où tu peux gagner l'prix mis en jeu en argent réel ? C'est pas bête…

— J'en ai fait beaucoup avant d'aller sur du payant pour monter ma bankroll… (5) Tu peux amasser un joli pactole…

— Encore faudrait-il qu'il ait l'niveau…

— Y a qu'un moyen de l'savoir… Jouez avec lui ce soir quand il rentrera… J'suis certaine qui s'ra content d'faire une partie…

— Mmh… C'est pas une mauvaise idée… On pourrait inviter Thétis, Milo et Shura. Gabriel aussi. Demain c'est dimanche, personne bosse… Peu importe à quelle heure on finit…

— Voilà une bonne idée ! s'écria la jeune femme avec un sourire éclatant. Moi, je reprends qu'à partir de lundi sept heures…

— Tu peux t'occuper de tout ça ? J'ai une consultation cet après-midi…

— Je croyais que tu travaillais pas…

— J'ai reçu un SMS du commissaire à l'Évêché J'en ai pour trois heures grand max… J'dois évaluer l'état psychologique d'un type qui a voulu tuer sa femme et sa fille… Il est encore là-bas… C'est les voisins qui ont appelé les flics en entendant les cris…

— Déterminer s'il était responsable de ses actes au moment des faits ?

— C'est ça… Je compte sur toi pour ce soir ?

— C'est comme si c'était fait…


Milo était derrière le comptoir de la boutique de téléphonie mobile du Centre Bourse (6) où il travaillait et regardait deux hommes qui détaillaient les appareils dans la vitrine. Depuis le temps qu'ils étaient là, il était presque certain qu'il allait faire une vente et toucher son pourcentage. Il les laissa tranquilles encore quelques instants et fini par s'approcher d'eux, son sourire Colgate accroché sur le visage.

— Bonjour, messieurs, fit-il de son ton le plus aimable, puis-je vous aider ?

Ils se retournèrent comme un seul homme, et l'un des deux eut un temps d'arrêt en croisant les yeux de Milo. Certains diraient indigo, ou bien encore saphir ou denim, mais ils étaient hypnotiques, quelle que soit leur nuance de bleu. Le vendeur ne rata pas cet infime sursaut et sourit de plus belle, appréciant au passage la couleur parme des cheveux qui faisaient ressortir ses grands yeux magenta si expressifs.

— Je cherche un téléphone pour mettre deux puces, une personnelle et l'autre professionnelle, mais surtout avec une bonne autonomie, lui expliqua l'autre homme. J'ai pas envie d'avoir deux téléphones…

— Les progrès en matière de téléphonie sont très rapides depuis plus de dix ans, commença Milo qui connaissait son argumentaire sur le bout des doigts et là, ces études en psychologie prenaient tout leur sens. Toutes les marques proposent maintenant une double nano-SIM + micro-SD, depuis longtemps. Un téléphone est moins encombrant que deux et les constructeurs l'ont bien compris…

— J'hésite entre le Samsung et le Xiaomi, poursuivit le client. Vous me conseillez lequel ?

— Tout dépend de l'utilisation principale que vous en ferez… Vous faites beaucoup de photos dans votre profession ou vous êtes plus connecté en data ou wifi ?

— Plutôt photo... je fais des expertises pour l'assurance où je travaille… Des accidents de voiture, des dégâts dans une maison…

— C'est utile pour monter le dossier et faire un remboursement au plus juste… je vois…

— C'est ça…

— Alors je vous dirai de prendre le Samsung… L'appareil photo a cinq capteurs et un enregistrement vidéo 7K … (7) Le Xiaomi n'en a que trois et du 5K en vidéo… La résolution des images est beaucoup plus fine avec le Samsung. Les photos seront de meilleure qualité, sinon pour tout le reste, les deux appareils se valent à quelques détails près dont je ne suis pas certain que l'on puisse vraiment faire la différence à l'usage…, plaisanta Milo qui savait qu'il était toujours mieux de désigner un téléphone, mais ne pas trop le mettre en avant par rapport à un autre parce qu'au final, c'était au client de faire son choix.

— Et pour la batterie ?

— Ils ont tous les deux une 12000mah… plus de soixante heures d'autonomie en usage normal…

— Android ?

— Tout à fait…

— Y a une grosse différence de prix entre les deux ?

— Le Samsung est à 280 € et le Xiaomi à 240 €…

— La différence est justifiée ?

— Je dirais que oui… cinq capteurs au lieu de trois et la 7K contre la 5K, mais après comme je vous l'ai dit, tout dépend de l'utilisation que vous allez en faire le plus souvent…

— T'en penses quoi ? demanda le client à son ami qui n'avait pas ouvert la bouche, trop occupé à dévisager Milo qui l'avait bien remarqué et qui avait bien fait attention de l'inclure dans la conversation en s'adressant aux deux hommes et non pas seulement à celui qui allait acheter le téléphone.

— C'est toi qui vois… Toute façon tu s'ras remboursé de l'appareil et de ton forfait professionnel…

— Ouais… mais j'vais pas non plus abuser…

— Abuser ? Ton patron a une Porsche Cayenne à presque cent mille euros comme voiture de fonction… C'est qui qu'abuse ?

— Mouais… t'as pas tort… OK ! Je prends le Samsung.

— Vous désirez en acheter un également si vous travaillez ensemble ? s'enquit Milo en s'adressant à l'autre homme qui devait avoir sensiblement le même âge que lui ou à peine plus jeune.

— Oh non, merci… moi j'suis prof de musique au lycée Thiers, et mon téléphone me suffit…

C'est gentil de m'dire où j'peux te trouver, songea Milo parfaitement conscient que l'information n'avait pas été lâchée accidentellement s'il se fiait aux œillades pas très discrètes que l'enseignant lui jetait depuis le début. Venez, on va aller au comptoir…

Tous les papiers furent dument remplis et signés. Milo lui donna également une carte de la boutique en précisant bien que lui-même travaillait de neuf heures à quatorze heures du lundi au samedi. Le client ouvrit la boite qui contenait sa nouvelle acquisition et le vendeur l'aida à mettre les puces de son ancien téléphone à l'intérieur avec la micro-SD où se trouvaient toutes les photos personnelles. Les professionnelles étaient enregistrées sur la mémoire interne pour ne pas tout mélanger.

— Appelez votre ami pour voir si ça fonctionne, suggéra le vendeur, mais ça ne devrait pas poser de problème… Par contre, mettez-le en charge dès que vous êtes chez vous… La batterie est au minimum, juste pour vérifier que l'appareil marche bien. Voilà, parfait ! s'exclama Milo lorsque la sonnerie par défaut retentit, vous pourrez réinstaller vos jeux d'échecs ou de poker comme ça…

— Ah non, le poker c'est lui, pas moi…

— Vous jouez en ligne ? s'enquit Milo vivement intéressé pour le coup.

— Oui… du fictif et des freerolls de temps en temps… C'est quoi votre pseudo ? On a peut-être déjà joué à la même table…

— Scarlet Needle et vous ?

— Devil Sirena…

— Désolé, ça m'dit rien… mais il y a tellement de salles… et des milliers de joueurs…

— Je joue principalement sur Winamax et un peu sur PokerStars… Je préfère le site de Winamax, il est plus convivial…

— J'suis d'accord, mais les freerolls de PokerStar sont plus intéressants (8) …

— On se croisera peut-être…

— Qui sait, confirma Milo avec son plus beau sourire. Alors votre téléphone vous plait ? demanda-t-il en revenant vers son client.

— Oui, il me convient… merci beaucoup…

— Mais je vous en prie, c'est moi qui vous remercie… Et s'il y a le moindre problème, revenez à la boutique… Bonne journée…

Milo regarda les deux hommes s'éloigner et compta à rebours de cinq à un. Arrivé à deux, Devil Sirena se retourna pour lui jeter un dernier coup d'œil. Il avait fait une touche et le gars était très mignon et tout à fait à son gout. Peut-être le reverra-t-il dans le magasin. Il avait bien veillé à donner toutes les informations nécessaires sans en avoir l'air à savoir ses horaires et ses jours de travail. Et en plus il jouait au poker ! Mais cette journée était excellente ! Et avec une vente pour couronner le tout. Il retourna au comptoir et s'intéressa à son téléphone qu'il avait senti vibrer dans sa poche. Un immense sourire illumina son visage. Dohko organisait une petite soirée poker-thérapie à son domicile pour aider un gars accro à prendre la bonne décision. Milo accepta l'invitation sans hésiter une seule seconde. Il était presque quatorze heures. Il se réjouissait déjà de regagner son appartement et de se mettre devant son ordinateur pour jouer quelques parties avant de se rendre chez son ami…


Sur le tapis, il y avait l'équivalent de deux mille euros en jetons en plastique. Les joueurs assis autour de la table avaient parfaitement conscience de la valeur de ce tas multicolore. Ils n'étaient plus que deux dans cette main. L'un d'eux avait eu une chance incroyable. Il avait floppé (9) un full. Les trois premières cartes retournées étaient un Dix et une paire de Deux. À première vue, ce n'était pas transcendant même s'il y avait une paire. Elle était petite et facilement battue par n'importe quelle autre. Mais si un joueur avait un troisième deux entre les mains, ça lui faisait un brelan. Une belle combinaison. Aucun des deux hommes n'avait bougé un muscle de son visage. Même pour un œil averti et entrainé, c'était presque à se demander si ce n'était pas des mannequins de cire comme au Musée Grévin. C'était à Gabriel de parler. Il hésitait entre faire monter le pot, ou bien faire une mise assez haute pour simuler ce brelan de Deux et faire en sorte que son adversaire se couche. Et s'il avait une paire de Deux ? Ça lui ferait un carré floppé ce qui était extrêmement rare. Déjà ce qu'il avait dans les mains était exceptionnel. Il avait une paire de Dix servie. Ça lui faisait un full aux Dix par les Deux floppé. Il se sentait calme, serein devant ce tirage, mais il avait pleinement conscience que sa tension artérielle devait avoir nettement augmenté. Il opta pour miser à hauteur de la moitié du pot, soit, mille euros.

L'homme en face de lui leva les yeux et le regarda. Longtemps. Gabriel s'obligeait à garder les siens sur le tas de jetons au milieu du tapis, concentrer pour ne faire aucun mouvement si ce n'est cligner des paupières. L'attente de la décision de l'adversaire était toujours un moment redoutable pour les nerfs. Car plus le temps passait, plus il pouvait se mettre à douter de son choix. Avait-il bien fait de miser ? Il avait bien compris que son adversaire n'était pas un professionnel, mais un amateur même s'il avait un très bon niveau. Il fallait se méfier de ces joueurs qui allaient souvent voir le flop même s'ils avaient une main sans réel potentiel. Il retint un froncement de sourcil contrarié quand celui-ci suivit sa mise. Quatre mille euros au milieu. C'était un joli pot. Le croupier dévoila le turn, la quatrième carte. Un Valet. Ça, c'était mauvais. Si l'homme avait une paire de Valets dans les mains, son full était plus haut de celui de Gabriel et celui-ci risquait de perdre une belle somme. Pourtant son intuition et son expérience lui disaient qu'il avait toujours le meilleur jeu. C'était inexplicable et ce n'était pas le genre de chose qui pouvait être mise en équation mathématique ou en statistique. Il relança des trois quarts du pot, soit trois mille euros. Il y avait sept mille euros sur le tapis. Certains détails infimes sur l'attitude de son adversaire lui disaient clairement que l'homme n'était pas si rassuré, qu'il doutait.

Le joueur ne put cacher un pincement de lèvres. Dans sa tête, ce devait être une véritable tempête. Pensait-il que Gabriel bluffait pour qu'il se couche ? Avait-il un jeu max ? Deux paires ? Un brelan de Deux avec un As comme kicker (10), la seconde carte qui pouvait peser dans la balance ? Un full s'il avait une paire de dix ? Flopper un full c'était très rare. Pas un carré puisque lui-même avait un Deux et un Trois qui aurait pu lui faire un tirage quinte, cinq cartes qui se suivent si le tapis lui était favorable. Mais presque toutes ces combinaisons et ces possibilités faisaient partie de ce qui était appelé les tirages improbables. Pour l'instant, il avait un brelan de Deux et c'était déjà une très bonne main. Alors devait-il suivre ? Relancer ? Se coucher ? S'il se couche, il ne saura jamais quelle était la main de Gabriel. S'il suivait la mise, la river pourrait lui être favorable, mais également à son adversaire. Il regarda son stack qui n'était plus très haut. Allait-il se coucher ou envoyer son tapis ?

— All in ! (11)

Tapis. Gabriel suivit et compléta à hauteur du tapis de son adversaire. Les deux joueurs retournèrent leurs cartes puisque l'un des deux avait misé tous ses jetons et qu'il n'y aurait pas d'enchère supplémentaire. Le croupier retourna une Dame qui n'apporta rien de plus à cette main. Gabriel avait donc un full aux dix par les deux et son adversaire un brelan de deux. Il tapota la table devant lui et roula les yeux au ciel avec un sourire qui disait "bien joué". Il se leva de table, vient serrer la main de son adversaire et se dirigea vers la sortie. Gabriel Versal venait encore de démontrer que son statut de professionnel n'était pas usurpé. Mais l'homme n'était pas censé le savoir. Peut-être croyait-il avoir perdu contre un amateur d'un très bon niveau qui, en plus, avait eu de la chance ? Pas contre un professionnel qui connaissait les statistiques et les probabilités du poker sur le bout des doigts. Il ramassa ses jetons et alla les échanger à la caisse. La somme fut versée sur la carte bancaire du compte qui lui servait de bankroll (5), celui dédié au jeu et seulement au jeu. En presque deux heures, il venait de ramasser ce que la plupart des personnes qui travaillent trente-cinq heures par semaine gagnent en sept mois environ. Presque dix mille euros.

N'y avait-il pas là une forme d'injustice ? Peut-être, mais un joueur de poker s'exposait aussi à perdre beaucoup d'argent s'il n'y prenait pas garde. S'il jouait mal ou misait sur des mains qu'il aurait dû jeter. Tout allait très vite autour d'une table et tout n'était qu'une question de choix. Une vie aisée, mais périlleuse ou modeste, mais stable. Enfin, tout était relatif en matière de stabilité. Les problèmes sociaux et économiques faisaient la une de tous les journaux quotidiennement. Certains avaient la chance de gagner beaucoup d'argent en exerçant leur passion, mais ce n'était pas exempt de gros risques financiers s'ils ne se géraient pas avec rigueur et discipline. Et les autres, la grande majorité, ils se levaient tous les matins pour aller faire un travail qu'ils n'aimaient pas forcément, mais qui leur permettaient de payer les factures et de remplir le frigo. Gabriel sortit son téléphone pour regarder ses messages. Celui de Dohko le fit sourire et il accepta son invitation de jouer le soir même chez lui…

À suivre…


Le terme "direct" que je vais souvent employer signifie jouer en live, au Casino, en vrai de vrai.

Le terme "online" ou "en ligne" signifie jouer sur Internet.

Le terme "Casino" où l'on joue au poker, entre autres jeux, aura une majuscule pour le différencier du casino où on fait les courses pour manger. ^^

(1) Thanatopraxie = Pratique des soins de conservation, d'hygiène et de présentation sur les corps des défunts afin de rendre aux personnes décédées leur dignité ainsi qu'une apparence apaisée dans la mesure du possible.

(2) Prize pool = En tournoi, c'est ensemble des gains accordés aux joueurs terminant aux meilleures places. Le prize pool est le produit du nombre de joueurs par le montant de l'inscription diminué des frais d'organisation qui sont en moyenne de 10 %.

Exemple : 10 € d'inscription, dont 1 € de frais X 150 joueurs = 1500 € dont 150 € pour les frais d'organisation. Donc les joueurs terminant aux meilleures places se partagent 1350 €, mais pas à parts égales. Le vainqueur remporte le gain le plus élevé.

(3) Oh fan ! = expression typique de Marseille et sa région

(4) Freeroll = Tournoi de poker online ou en ligne gratuit. Certains freerolls qualifient à des tournois payants, d'autres rapportent directement de l'argent sous réserve de bonnes performances.

(5) Bankroll = Cagnotte consacrée au poker. C'est le matelas d'argent qu'un joueur professionnel ou amateur qui gagne possède, généralement sur un compte disjoint de son compte courant, et dans lequel il puise pour payer ses inscriptions de tournois ou pour se caver (racheter des jetons s'il n'en a plus) en cashgame. À ne pas confondre avec le budget jeu d'un joueur perdant ou d'un dilettante.

(6) Centre Bourse = Grand centre commercial situé dans une grande artère parallèle à la Canebière en plein centre-ville de Marseille

(7) N'oubliez pas que l'histoire se déroule en 2029. ^^ Ça pourrait exister.

(8) Pure spéculation de ma part.

(9) Flopper = signifie qu'en combinant ses cartes et les trois premières cartes retournées du flop, le joueur obtient une main très forte. Deux paires, un brelan, une quinte, une couleur, un full, un carré, une quinte flush, une quinte flush royale. De la moins forte à l'imbattable, le pourcentage de les obtenir diminue avec leur rareté. Mais ça peut arriver, c'est un tirage improbable. On a beaucoup plus de chance de flopper deux paires qu'une quinte flush royale. ^^ Y pas photo !

(10) Kicker ou acolyte = Carte secondaire dans la main du joueur qui peut faire la différence pour remporter le coup.

(11) All in ou Tapis = Le vocabulaire du poker est essentiellement en anglais. "Faire tapis" ou "être à tapis" signifie que le joueur mise la totalité de ses jetons, de son tapis. "All in" signifie tout dedans, tous les jetons dedans le pot.


Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TREFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. ^^ En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre : SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.

Hiérarchie des mains

— Une CARTE HAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot.

— Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple 2 DAMES.

— Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT

— Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D6C 7H8D9S toutes couleurs confondues.

— Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à COEUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.

— Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.

— Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.

— Une QUINTE FLUSH ou QUINTEà la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 8 – 9 – 10 – VALET – DAME à CARREAU

— Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple 10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1 chance sur 30 000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire.