Disclaimer : l'univers de Saint Seiya que vous reconnaîtrez aisément appartient à Masami Kurumada. Je ne retire aucun profit de l'utilisation de cette œuvre si ce n'est le plaisir d'écrire et d'être lue.
Note de l'auteur : j'ai un peu mélangé les quatre groupes de personnages, les Chevaliers, les Marinas, les Guerriers Divins et les Spectres. Ne chercher aucune rivalité entre eux si ce n'est autour des tables de poker. Ils vous paraîtront parfois OOC, mais à une table de poker personne n'est vraiment lui-même. Je ferai de mon mieux pour limiter le décalage avec ce que nous connaissons. Il y aura également quelques personnages de The Lost Canvas et de Soul of Gold uniquement parce que je ne veux pas créer d'OC si je peux l'éviter. Je leur ai aussi conservé leurs couleurs de cheveux de l'animé. ^^
Dans les dialogues, j'ai tenté de retranscrire notre langage de tous les jours avec des négations absentes et des syllabes avalées, ce qui crée un contraste avec la narration d'un style plus habituel. Je trouve que ça donne plus de réalisme à l'histoire et aux personnages. Il y aura également certains mots et certaines expressions typiques de Marseille et la région provençale qui seront expliqués en fin de chapitre. Je ne suis pas une professionnelle du poker aussi si vous constatez des erreurs, n'hésitez pas à m'en faire part afin que je corrige.
Les flashbacks seront en italiques. S'il y a des conversations téléphoniques dans les dialogues, et il y en aura, le correspondant sera également en italique, mais vous ferez la différence, j'en suis sûre.
Les termes "poker, pokériste, jeu, jouer, joueur, cartes, tournois, tables, Casino, tripots" et quelques autres vont revenir souvent. Ils ne possèdent pas énormément de synonymes, voire même aucun, aussi vous voudrez bien excuser leur répétition inévitable dans le texte.
Les cartes auront une majuscule pour les distinguer du reste de la narration. Par exemple : une paire de Deux. Un Roi. Un Neuf. Le vocabulaire spécifique au poker sera annoté et expliqué à la fin de chaque chapitre lorsque ce sera nécessaire. Les mises à jour ne seront peut-être pas régulières tout simplement parce que j'ai une vie en dehors de l'écriture de fanfictions. Merci de votre compréhension.
NB : pour des raisons personnelles, il y aura un ralentissement de la publication de cette histoire faute de temps à lui consacrer.
Poker
Chapitre 12
Mercredi 21 mars 2029, au Pasino Grand d'Aix-en-Provence…
Le ciel était couvert, mais il ne faisait pas froid. Un petit vent taquin slalomait entre les personnes présentes sur le parvis du Pasino Grand. C'était surtout des fumeurs qui s'en grillaient une dernière avant d'entrer dans l'établissement, mais Gabriel se tenait à l'écart. Il ne supportait pas l'odeur âcre de la cigarette. Ça le faisait tousser et cette puanteur s'accrochait aux vêtements, c'était infect. Il songea qu'il était sacrément chanceux de ne pas avoir de fumeur parmi ses amis. Il était seize heures passées, il était là depuis un bon quart d'heure et Kanon n'était toujours pas arrivé. D'Aix, Sausset était un peu plus loin que Marseille, il n'allait certainement pas tarder. Il était surtout impatient de le voir et de jouer. Il espérait qu'ils ne seraient pas à la même table. Et communiquer par SMS pouvait être amusant et pratique. Il se demandait encore pourquoi le champion l'avait invité. Hormis la raison la plus évidente qui était que tous les autres travaillaient. Il avait plutôt envie de croire que Kanon voulait passer du temps avec lui et pas seulement parce qu'il n'y avait personne de plus intéressant. Il s'engueula mentalement. Depuis quand pensait-il qu'il n'était pas quelqu'un d'une agréable compagnie? Avait-il donc une si piètre opinion de lui-même?"Allons! Je suis quelqu'un de bien qui mérite d'être connu et je ne dois pas me dévaloriser" se motiva-t-il très fort dans sa tête. Il fut interrompu dans ses remontrances envers lui-même quand il aperçut Kanon s'avancer vers lui. Il avait un jean, un sweat à capuche et d'un blouson en cuir noir, des baskets et il avait attaché ses longs cheveux en demi-queue. C'est vrai que ça le changeait et avec ses lunettes de soleil, il était moins reconnaissable. Il eut un temps d'arrêt. Cela faisait-il donc si longtemps qu'il ne l'avait pas vu, qu'il avait déjà oublié à quel point il était séduisant? Qu'il avait une classe folle? Kanon le vit et sourit en le rejoignant.
—Chuis content que t'aies accepté! lui dit-il tandis qu'ils se faisaient la bise.
—Ben ça m'fait plaisir qu'tu m'aies appelé…
—J't'offre un verre et après on joue?
—OK…
Ils se dirigèrent vers le bar et s'assirent au comptoir. Gabriel commanda un Perrier-menthe et Kanon une eau minérale. Ils échangèrent un regard complice et trinquèrent. D'ordinaire si maitre de lui, Gabriel devait s'avouer, s'il voulait être honnête avec lui-même, que la présence de Kanon le troublait. D'abord, il n'aurait jamais imaginé faire partie des intimes de cet homme qu'il admirait en tant que joueur et champion de poker. Pour lui, c'était comme contempler le ciel et désirer une étoile. Il était inatteignable. Mais le destin en avait décidé différemment. Et lorsque l'on passait de l'autre côté du miroir, les choses n'étaient plus tout à fait les mêmes. Ce que l'on croyait ne pas pouvoir approcher devenait soudainement accessible. Le point de vue était important et propre à chacun.
—Tu vas t'inscrire au Ten, finalement? demanda Kanon en buvant une gorgée d'eau.
—Oui… j'peux assurer les dix villes à condition de crever la bulle (1) à chaque fois… je verrai bien comment j'm'en sors…
—Je suis sûr que t'y arriveras… que t'iras loin…
—T'es plus confiant qu'moi…
—J'ai joué contre des pros, des monstres, et contre toi, même si c'était juste une partie entre potes… T'es aussi bon qu'eux et même meilleur que certains, crois-moi!
—C'est flatteur… Ça m'fait plaisir que tu me voies comme ça…
—En plus t'as un énorme avantage…
—Ah bon?
—T'es un inconnu! s'exclama Kanon avec un grand sourire. Ta réputation ne dépasse pas la région, y t'verront pas venir et tu vas en écraser beaucoup! Y vont pas comprendre c'qui leur arrive!
—T'exagères pas un peu, là?
—Pas du tout! Et j'vais te l'prouver ici même! Ramène cinq fois ton stackd'ici la fermeture! Joue comme si ta vie en dépendait, comme si t'avais plus un rond et que c'était ta dernière chance de t'refaire… Crée-toi un scénario catastrophe dans la tête et fais tout pour changer la fin!
—C'est comme ça qu'tu fais? interrogea Gabriel pour le moins surpris par la méthode employée.
—Pour les gros tournois, ça m'arrive… J'me dis que si j'atteins pas la table finale, j'vais mourir et ce qui m'aide c'est l'autosuggestion!
—Tu te mets en conditions de détresse? tiqua Gabriel qui ne s'attendait pas à ça.
—Exactement… C'est de l'autohypnose… j'me formate pour faire appel à tout mon savoir et mon expérience…
—C'est pas dangereux?
—Pas du tout… Tu veux essayer?
—Comment tu sors de cet état de… d'hypnose?
—Quand j'fais ça, c'est comme si je descendais au fond de la mer… et une fois en bas, c'est-à-dire que, soit j'ai gagné ou tout perdu, ça peut m'arriver, j'suis pas invincible et je fais aussi des conneries, je ne peux que remonter à la surface… parce que c'est le lieu où je suis heureux et celui où je chiale…
—Tu chiales?
—Bien sûr… quand je perds, je pleure de rage parce que j'ai mal joué ou que j'ai pas eu d'chance et j'm'en veux, et ça m'énerve et j'tape sur tout c'qui bouge… Pour ça que je reste seul dans dans mon coin dans ces moments-là… ou bien je pleure de joie parce que j'ai gagné!
Le sourire de Kanon était si lumineux et espiègle en expliquant cela que Gabriel en fut tout retourné et amusé. C'est qu'il était sérieux, en plus. Il venait de s'abandonner sans aucune retenue, sans gêne comme s'il voulait attirer Gabriel dans son intimité de joueur, celle où seuls sont admis les amis les plus proches, ceux qui peuvent comprendre ses larmes de colère ou de bonheur. Celui-ci se sentit privilégié de recevoir ses confidences. Combien de journalistes avaient dû lui poser ce genre de questions sans obtenir de réponses? Chaque joueur avait ses méthodes de préparation. Méditation, sophrologie, autohypnose, relaxation, des techniques qui n'avaient rien de secret. Leur efficacité résidait dans la manière de les utiliser, de se les approprier, de les adapter à eux-mêmes pour optimiser leurs compétences autour des tables. Gabriel méditait et faisait du yoga et de l'aïkido. Il améliorait sa concentration tout en faisant du renforcement musculaire. Et sa silhouette élancée et relativement fine ne laissait rien paraitre de la puissance qu'il était capable de déployer si c'était nécessaire.
—Mon défouloir, c'est le krav maga et un peu de karaté, dit Kanon en terminant sa boisson.
—Oh con! C'est pas un peu violent?
—Si… J'ai été agressé une fois à la sortie du tripot du Panier… j'avais vingt ou vingt et un ans… j'étais encore à la fac… Le gars a pas encaissé d'avoir perdu et y m'a attendu dehors avec trois potes à lui… Y m'ont mis une putain d'raclée… J'ai cru qu'j'allais mourir! La cicatrice de l'arcade là, tu vois? Des côtes cassées, le nez pété… Me suis juré qu'ça s'produirait plus, j'devais être capable de faire face à plusieurs mecs… le krav maga et le karaté, ça m'convient très bien…
—Merde! Carrément! Chuis jamais tombé sur des mauvais joueurs, heureusement…
—Ça peut t'arriver demain ou jamais surtout si tu vas dans des salles clandestines…
—On dirait pas que t'as eu le nez fracturé… y a pas de marque…
—Y avait une belle entaille… Quand j'ai commencé à gagner ma vie au poker, j'ai fait une petite chirurgie reconstructrice… Mais j'ai gardé celle du sourcil pour pas oublier et j'la vois tous les matins dans le miroir…
—Ça te donne un côté badass… plaisanta Gabriel. Et horriblement attirant, compléta-t-il pour lui-même et un peu surpris qu'une telle conclusion s'impose dans son esprit.
—Ouais? Tu trouves? rit franchement le champion. Elle me rappelle surtout que j'dois toujours être sur mes gardes…
—Et c'est pas trop fatigant? le taquina son ami avec un sourire en coin.
—Tu t'fous d'moi, c'est ça? rit Kanon en lui mettant une petite tape sur l'épaule.
—Mmh… un tout p'tit peu… Tu vas plus dans les tripots maintenant, y a plus d'risques que ça t'arrive…
—Euh… en fait, si… parfois… Et toi?
—Aussi…
—Ah! Et tu t'moques de moi parce que j'suis vigilant?
—J'y vais jamais seul…
—C'est vrai que c'est plus prudent… Bon, on va jouer? Ça me démange…
Gabriel sourit à cette remarque et les deux hommes se dirigèrent vers les caisses. À leur grand soulagement, ils furent séparés. De là où il était, Kanon pouvait voir son ami et l'observer. C'était devenu une activité fréquente à chaque fois qu'il était avec lui et dont il n'avait aucunement conscience. Il regardait sa façon de bouger, les expressions de son visage qui se faisaient presque inexistantes dès qu'il était assis à une table. Seuls ses yeux pouvaient manifester une émotion et encore fallait-il être capable de l'interpréter. Il ne le connaissait pas assez pour savoir quand il était satisfait ou contrarié. Il devait donc découvrir davantage sa personnalité et pour ça, il devait passer du temps avec lui. Voilà une idée qui le réjouit et qui faillit lui faire rater sa première main. Il se coucha et reprit ses esprits pour la suivante. Gabriel le troublait, mais il n'avait pas encore fait le rapprochement entre ce qu'il ressentait et son ami. Parmi les joueurs présents dans la grande salle, il en reconnut plusieurs. Des professionnels qui étaient là pour le Ten Cities et en attendant le début du tournoi le 2juin, ils allaient d'une cité à l'autre pour les découvrir, un peu comme des touristes qui feraient un circuit, visitant les établissements et leurs alentours. Tous les renseignements étaient bons à prendre pour savoir ce qu'il leur serait possible de faire sur place en particulier pour se détendre.
Certains avaient déjà assisté aux Dix Villes avec plus ou moins de réussite. Pour Kanon, ce sera sa troisième participation. Les deux premières fois, il avait échoué à la table finale, se classant sixième et quatrième. Cette année, il avait la ferme intention de le remporter. Il sentait dans chaque fibre de son être que cette année serait SON année. Il aurait été bien incapable de l'expliquer, ou plutôt il dirait qu'il avait comme un très bon pressentiment. Depuis le début de l'année, il avait réussi tout ce qu'il avait entrepris. À chaque fois qu'il allait dans un Casino, il remportait une somme plus que confortable, lorsqu'il avait voulu acheter une maison, il avait trouvé celle dont il rêvait, ni trop grande ni trop petite au bord de la mer et autant dire presque dans l'eau, ses liens avec ses parents et son frère étaient plus forts que jamais, avec ses amis également et il s'en était fait des nouveaux. Physiquement il était dans une forme olympique et psychologiquement, il n'avait jamais été aussi confiant et sûr de ses connaissances. Son septième sens, celui du joueur de poker, était affuté comme jamais auparavant. Et ce qui se passait en ce moment même à cette table venait confirmer tout ça. Il gagnait. À chaque fois qu'il était entré dans un coup, il l'avait remporté. Sauf que maintenant, les autres joueurs se méfiaient. S'il se couchait, alors ils pouvaient jouer, mais s'il suivait la mise, ils comprenaient qu'il avait une main intéressante, voire énorme. Ou qu'il bluffait. Donc dans le doute, ils jetaient leurs cartes et Kanon ne ramassait que les jetons de départ et du coup les pots étaient maigrichons. Sa stratégie était éventée, mais y avait-il seulement fait attention dans sa précipitation à vouloir jouer? Il quitta la table et s'en fit assigner une nouvelle, plus proche de Gabriel.
Celui-ci avait opté pour une tactique différente. Il perdait de temps en temps pour montrer qu'il n'était pas absolu sur de petits pots et il gagnait de grosses mains ou du moins il se débrouillait pour y parvenir. De ce fait, les autres ne pouvaient pas anticiper. Il rentrait dans un coup, il perdait un peu ou bien il rentrait dans un coup et il gagnait beaucoup. Ça semblait aléatoire, mais pas pour tout le monde. À sa table, un homme souriait doucement. La stratégie de Gabriel était subtile et il fallait un œil exercé pour la déceler. L'œil d'un excellent amateur ou celui d'un professionnel habitué à repérer ce genre de tactiques. Et Bian SeaHorse était un de ceux-là. Concentré sur son jeu, Gabriel ne s'aperçut pas immédiatement qu'il était l'objet d'une attention soutenue. En levant la tête, son regard croisa celui amusé du Canadien qu'il reconnut. Et son expression laissait bien comprendre qu'il avait découvert sa stratégie. Pas le moins impressionné, il poursuivit sa tactique qui fut particulièrement efficace lorsqu'il prit un quart du stack de SeaHorse qui ne souriait plus. Gabriel savait parfaitement que c'était un professionnel et il se claquemura derrière un visage hermétique. Ça lui demanda un regain de concentration, mais il savait que Kanon n'allait pas tarder à faire une pause. Comme il n'avait pas envie d'attendre trop longtemps, il lui envoya un message pour lui dire qu'il prenait un moment pour se détendre.
L'arrivée de SeaHorse n'avait pas échappé à Kanon. Il l'avait affronté deux ou trois fois au Fallsview Casino Resort dans la ville de Niagara Falls dans l'Ontario au Canada. C'était un Casino magnifique et immense et SeaHorse y avait ses entrées. Il y avait beaucoup de tournois organisés tout au long de l'année et les deux hommes s'étaient déjà croisés. Kanon l'avait battu à chaque fois, mais il avait aussi remarqué que le Canadien avait progressé à chacun de leurs face-à-face. Et là, il était à la même table que Gabriel qui venait de le soulager de pas mal de jetons. Kanon sourit, il savait que son ami était bien plus fort qu'il ne le laissait paraitre. Il reçut son SMS et il le vit se lever pour aller vers l'un des bars suivis par Bian. Il fronça les sourcils, curieux d'une telle coïncidence. Il se reconcentra sur ses cartes non sans garder un œil sur son ami. Les deux hommes se serrèrent la main à l'initiative du Canadien qui devait être déconcerté de s'être fait dépouiller ainsi par un illustre inconnu. Ils discutèrent un peu avant d'aller s'asseoir à l'une des tables sur l'invitation de SeaHorse d'un geste de la main. Kanon en fut contrarié, mais ne s'appesantit pas sur cette impression. Ce qu'il voyait ne lui plaisait pas. Il reconnut sans peine l'attitude séductrice du Canadien pleine de sourires entendus, de regards en coin et de petits gestes respectueux, mais sans équivoque. Gabriel semblait l'intéresser et il tâtait le terrain de toute évidence. Kanon attendit la fin du coup et indiqua au croupier qu'il faisait une pause. Il se dirigea vers les deux hommes.
—SeaHorse… comment vas-tu? demanda-t-il en lui tendant la main.
—Gemini? Bien et toi? J'suis content de t'revoir… répondit en français le joueur avec un terrible accent.
—Kanon, assieds-toi avec nous…
—J'vais prendre de l'eau…
—Je l'ai jamais vu boire autre chose, observa le Canadien tandis que Kanon s'éloignait.
—C'est encore c'qu'il y a de mieux, répondit Gabriel en buvant une gorgée de sa bouteille.
—C'est vrai, mais ça oblige à aller aux WC plus fréquemment…, rétorqua le Canadien avec le petit rire idiot de quelqu'un persuadé d'avoir fait un trait d'humour.
—N'importe quelle boisson fait cet effet, mais c'est naturel et ça ne se commande pas…
—Alors? T'es là pour le Ten Cities? demanda Kanon en s'asseyant.
—Oui, mais je visite les villes qui en font partie, et toi?
—Ici, c'est chez moi… J'connais par cœur… J'suis de Marseille… Et j'ai déjà fait ce tournoi… Et toi?
—Non, c'est la première fois…, le principe est original…
—Et unique, observa Gabriel très justement.
—Tu vas t'inscrire aussi? demanda Bian avec un sourire qui ne faisait que confirmer ce que Kanon avait compris dès le départ.
—Oui, c'est une première pour moi, mais c'est très tentant…
—Oh oui, très tentant…, fit le pokériste d'une voix sourde accompagnée d'un regard plein de sous-entendus.
—Bon, j'y retourne, marmonna sèchement Kanon avant de s'éloigner, ce qui n'échappa pas à Gabriel qui se demandait quelle mouche avait piqué son ami.
—Tiens, dit SeaHorse en lui tendant une carte. Tu m'appelles si tu veux boire un café ou… c'que tu voudras, ça me fera plaisir…
—Oui… Merci…, répondit Gabriel en se laissant captiver un instant par le vert des yeux de son interlocuteur qui lui souriait.
Ils regagnèrent leur table et recommencèrent à jouer. Gabriel avait enfin compris le manège du Canadien. Il se sentait flatté. Qui ne le serait pas? Mais il ressentait également de l'embarras. Peut-être que s'il avait été seul, il aurait davantage prisé d'être convoité ainsi, mais là, il était avec un ami et il ne voulait pas être grossier en s'intéressant à un autre alors que c'était Kanon qui l'avait invité. La moindre des politesses était qu'il soit sa priorité. Il était venu avec le champion, il n'allait pas passer son temps à se faire draguer. Bian SeaHorse était très séduisant et Gabriel se demandait comment il avait su qu'il serait réceptif à ses avances. Ce n'était quand même pas tatoué sur son front qu'il préférait les hommes. Avait-il eu une attitude ambigüe qui aurait pu lui laisser penser qu'il l'intéressait? Il avait beau se remémorer leurs brefs échanges à la table, il ne lui semblait pas avoir envoyé de signes dans ce sens, surtout qu'il avait revêtu son masque de glace. Ou alors, il avait tenté sa chance sans savoir comme allait être accueillie son approche. C'était quand même risqué, il aurait pu se faire méchamment rembarrer. Non, il était certain de n'avoir rien fait ni dit quoi que ce soit qui aurait pu inciter SeaHorse à l'accoster ainsi et à lui laisser sa carte. Pourtant, il ne pouvait pas se tromper. Les œillades qu'il lui envoyait depuis l'autre bout de la table étaient on ne peut plus claires.
Ils jouaient depuis presque cinq heures et Kanon sentit son estomac gargouiller. Il avait bu de l'eau, mais au bout d'un moment ça ne suffisait plus pour calmer un peu la faim et il fallait du solide. Il adressa un SMS à Gabriel pour l'inviter à diner au restaurant du Pasino. Celui-ci accepta et alors que ça ne lui ressemblait pas du tout, il le regarda et lui montra son pouce en l'air. Ce genre de démonstration n'était pas du tout dans le style de son ami qui était plutôt discret. Au même instant, il capta l'expression contrariée de SeaHorse et Kanon comprit le message que voulait faire passer Gabriel. Le Canadien commençait à être un peu trop lourd dans sa façon d'être et son jeu s'en ressentait. Il était plus intéressé par le joueur et son stack avait diminué des deux tiers en particulier à cause de Gabriel. Alors, bien sûr, il fallait relativiser ce déboire. Il n'était pas vraiment focalisé sur ses cartes et il fut une proie facile. Gabriel jouait bien, mais il avait bénéficié en partie du manque de concentration de son adversaire. Quant aux autres pokéristes, ils n'étaient pas vraiment une menace pour les deux professionnels. Il rafla son dernier pot, et il se leva pour aller vers Kanon qui en terminait lui aussi. Il posa une main sur le dos du champion, un geste amical, mais qui dénotait une certaine intimité et SeaHorse le vit. Une moue de contrariété se peignit sur son visage. Mais qui sait, la roue tournait pour tout le monde et cet homme au regard arctique pouvait être accessible dans des circonstances différentes. Ou pas, lorsqu'il les vit tous les deux aller vers le restaurant, le bras de Kanon sur les épaules de son ami. Un geste possessif.
C'était plutôt un buffet libre-service. Entrées froides ou chaudes, plusieurs plats de résistance, de la charcuterie et des fromages, des desserts (2). Tout était alléchant pour les yeux, les papilles et le nez. C'était parfait pour reprendre des forces et retourner jouer. Le client n'avait même pas besoin de sortir de l'établissement. C'était une stratégie réfléchie pour garder les joueurs à l'intérieur. S'ils quittaient le Pasino pour manger dehors, ils pourraient ne plus avoir envie de revenir. Alors que là, le son des jeux et les lumières les attireraient à nouveau comme des phares dans la nuit après s'être rassasiés. Une fois leurs choix faits, Kanon et Gabriel s'installèrent à l'une des tables.
—J'ai la dalle! s'écria Kanon en attaquant franchement sa salade composée.
—Moi aussi, j'commençais à avoir faim, confirma Gabriel d'une voix atone.
—Ça va pas?
—Hein? Non, ça va… enfin…
—Quoi? Dis-moi…
—C'est ce SeaHorse… il est un peu collant…
—Mmh… J'ai remarqué… J'l'ai déjà vu draguer pendant des tournois… Il est à la limite du harcèlement… T'es trop beau gosse, c'est ta faute, plaisanta à demi Kanon qui le trouvait effectivement très bel homme.
—Ça m'a mis très mal à l'aise vis-à-vis de toi…, répondit Gabriel sans relever le compliment.
—De moi? Pourquoi? s'étonna Kanon plutôt content de savoir ça.
—On est ensemble, tu m'as invité, j'vais pas m'intéresser à quelqu'un d'autre…
La respiration de Kanon eut un hoquet. Il ne s'attendait pas du tout à cette réponse, mais plutôt quelque chose du genre "Ce type m'emmerde!" ou "Y m'plait pas!" ou encore " Y comprend pas que lui et moi ça va pas l'faire!" Que Gabriel considère qu'ils étaient venus ensemble, soit. Mais l'expression employée pouvait être à double sens et ça lui plut. Son cœur s'emballa un peu parce qu'il estimait que c'était lui qui avait de la chance d'être avec son ami. Il avait été très seul ces douze dernières années. Les parasites qui gravitaient autour de lui n'étaient pas des proches et ils auraient accepté tout et n'importe quoi pour pouvoir rester dans son ombre. Mais les vrais, ceux sur qui on pouvait compter en toutes circonstances, il avait l'impression d'avoir découvert ce que ça voulait dire depuis peu. Bien sûr il y avait Mû et Julian, – Saga c'était bien plus que ça évidemment – mais ils n'étaient pas aussi disponibles que pouvait l'être quelqu'un comme Gabriel. Un joueur qu'il pouvait appeler n'importe quand pour l'inviter et qui refuserait s'il avait prévu autre chose avec Milo par exemple et qui lui demanderait même de se joindre à eux parce qu'il aurait bien compris qu'il n'avait pas envie de rester seul. Donc, oui, il était très content de savoir qu'il passait avant tout les autres à ce moment-là et surtout avant le Canadien qui aurait bien pu taper dans l'œil de son ami. Après tout, il était séduisant. C'était aussi une question d'éducation et de politesse.
—Ça m'fait plaisir que tu penses ça…
—Ben c'est normal… Tu m'invites et j'm'en vais parler avec un autre? Non… Je préfère être avec toi…
—Moi aussi… j'aime être avec toi… T'es quelqu'un de simple avec qui c'est facile de se sentir à l'aise et de discuter… Au début, tu sembles très froid, mais une fois qu'on te connait un peu… Et ça faisait longtemps qu'ça m'était pas arrivé… j'crois bien que ça me manquait…
—T'étais mal entouré?
—Parasites, nuisibles, charognards, profiteurs… C'est ce qui gravite autour de joueurs tels que moi ou SeaHorse… On comprend vite qu'on peut se fier à personne, on est des vaches à lait qui ne sont là que pour assouvir leurs désirs… restos, hôtels, roomservice… Ils oublient souvent leur carte bancaire ou leur chéquier comme par hasard… Ils sont subtils et malins pour pas qu'on voie trop vite à travers leur jeu… Tout est faux… on est comme… désincarné… Vous avoir rencontré tes amis et toi, ça a été presque… une renaissance… ouais, c'est le mot… J'avais mes parents, mon frère, mais j'étais aux quatre coins de la planète… J'ai besoin de vous… de toi… Je me sens… humain quand j'suis avec vous… je suis pas juste un compte en banque…
—À ta crémaillère, j'avais compris que tu ressentais de la solitude, mais j'pensais pas qu'c'était à ce point…, souffla Gabriel, ému de cette confidence. Finalement, j'crois que c'est pas plus mal que j'sois resté dans mon coin de monde… Si tu veux parler ou… n'importe quoi, tu m'appelles… à n'importe quelle heure…
—C'est gentil… T'imagines pas c'que ça représente pour moi…
Le sourire de Kanon était si vrai et ses yeux si brillants, bien qu'un peu tristes aux souvenirs de sa vie de globe-trotter esseulé, que cette image se grava au fer rouge dans l'esprit de Gabriel. Il était heureux d'être si proche de son idole et son cœur était gonflé de joie. Si on lui avait dit quelques semaines plutôt qu'il allait entrer dans le cercle très fermé des intimes du champion de poker Kanon Gemini, lui si maitre de ses émotions aurait franchement éclaté de rire. Et pourtant à cet instant, il était là en face de lui et ils se racontaient leur vie. Enfin, plus ou moins. Leur discussion ressemblait à celle de deux très vieux amis qui ne se sont pas vus depuis fort longtemps et qui se mettent à jour des évènements survenus dans leurs existences. Ils bavardaient comme s'ils se connaissaient depuis toujours. Aucun sujet n'était tabou, même le plus intime de tous, l'orientation sexuelle. Tous les deux savaient parfaitement que l'autre était gay et que leur passé était émaillé de liaisons qui avaient plus ou moins compté. Ils avaient un vécu et chacun acceptait son ami tel qu'il était avec ses qualités bien sûr, ses défauts qui n'étaient pas si gros avec un peu de tolérance et sa personnalité qui le rendait intéressant jusqu'à la fascination pour Gabriel. Plus il le découvrait et plus il trouvait Kanon éblouissant dans sa façon de jouer et de se gérer, mais surtout pour avoir si bien su se protéger de l'addiction qui menait bien souvent à la ruine. Et il était séduisant, plein de charme et comment avait-il pensé un peu plus tôt déjà? Attirant? Oui, c'était ça. Attirant et même sexy. Terriblement.
Il devait bien s'avouer que lorsqu'il était en sa présence, il avait l'impression d'être comme un adolescent qui commence à éprouver ses premiers émois sans trop savoir encore si ce sont les filles ou les garçons qui l'attirent. Et pour couronner le tout, Kanon avait un physique de statue grecque. Même son visage était beau, son petit nez, sa bouche idéalement ourlée, et ses yeux en amande si expressifs et légèrement rieurs d'un vert intense et lumineux. Sa voix avait un timbre grave et feutré qui résonnait aux oreilles et dans tout le corps tel le chant irrésistible d'une sirène. Gabriel eut un sursaut mental. Il était en train de prendre conscience que ses sentiments avaient changé. Ils étaient profonds, bien plus qu'il ne le croyait et leur nature était différente. Il eut un instant de panique. Il ne fallait surtout pas que Kanon s'en aperçoive. Il ne voulait pas paraitre présomptueux et se donner plus d'importance qu'il n'en avait, mais s'il le découvrait, Kanon pourrait en être perturbé. Il n'était peut-être pas préparé à provoquer ce genre de troubles chez quelqu'un et ça pourrait bien le mettre mal à l'aise. Et pour rien au monde Gabriel ne souhaitait qu'il se déconcentre à quelques semaines du début du Ten Cities. Il était prêt à écraser tous les joueurs qui se dresseraient en travers de la route de son ami, à déblayer le chemin jusqu'à la table finale avec la fureur d'une charge d'éléphant. Non, non, non, il ne fallait rien laisser transpirer, pas le moindre indice qui pourrait lui mettre la puce à l'oreille. Rien.
Pour une raison qui lui échappait encore, Kanon était contrarié. Et énervé. La rencontre avec Bian SeaHorse y était certainement pour quelque chose, mais il sentait qu'il y avait plus que cela. À trop y penser, il n'était plus aussi concentré qu'il aurait dû sur ses cartes. Il perdit quelques petits pots en jouant des mains qu'en temps ordinaire, il aurait jeté. Et donc, faire de telles erreurs l'agaçait davantage. Il était loin d'avoir vaporisé tous ses jetons, mais en laisser échapper ne serait-ce qu'un seul parce qu'il n'avait pas la tête à ce qu'il faisait, était tout simplement inenvisageable. Il se reprit, respira profondément, sentit le calme affluer dans son esprit et lorsqu'il rouvrit les yeux, il était redevenu le joueur impitoyable qu'il était dans un Casino. Et les autres pokéristes en firent les frais. Pourtant, quelque chose le perturbait encore. Il avait la table de Gabriel en ligne de mire et l'attitude du Canadien commençait vraiment à lui taper sur les nerfs. Pas que son ami n'ait pas le droit de plaire à quelqu'un, pas du tout. Mais ils étaient venus ensemble et là, Kanon avait la désagréable sensation que SeaHorse était en train de le lui voler. Cette idée rejoignait ce que Gabriel lui avait dit plus tôt. Il ne le connaissait pas encore assez bien pour savoir si la tension qu'il devinait sur ses épaules était due au comportement de Bian ou bien parce qu'il avait perdu quelques jetons, peut-être même un peu trop pour être si crispé. Il envoya un SMS pour lui dire qu'il n'avait qu'à changer de table s'il était mal à l'aise. Ce à quoi il lui fut répondu: " non je vais le détruire!" Il se retint in extremis d'éclater de rire. Ça non plus ce n'était pas une conduite habituelle chez Gabriel. Lui, qui était mesuré en toutes circonstances, maitre de ses émotions, il semblait perdre un peu son calme. Mais qu'à cela ne tienne si ça pouvait lui permettre de remettre ce bouffeur de sirop d'érable à sa place. Il comprendra peut-être qu'il n'était pas un tombeur irrésistible. Il eut soudainement une envie terrible d'aller voir comment Gabriel jouait lorsqu'il était irrité. Ça devait valoir le coup d'œil.
SeaHorse avait encore un tas de jetons important par rapport à d'autres joueurs. Mais il avait un peu fondu. La faute à un autre professionnel qu'il n'aurait pas dû énerver. Gabriel, le visage impénétrable, jouait un poker ultra agressif. Dans ses yeux, il y avait de la colère. Il relançait presque chaque mise à chaque tour d'enchères et il prenait le pot presque systématiquement. Il n'avait pas toujours une main gagnante et il usa de toutes ses connaissances en matière de bluff pour ratisser large. Il entrait dans tous les coups et il était impossible de savoir quand il avait du jeu et quand il n'en avait pas. Parfois il laissait quelques jetons filer dans un autre tas que le sien, mais c'était rare. Il dominait la table de la tête et des épaules. Il était le patron. Et SeaHorse commençait à le comprendre. Il ne parvenait pas à le lire et Gabriel ne lui répondait pas ou à peine lorsqu'il lui adressait la parole. Il n'arrivait pas à avoir un échange qui lui aurait permis de glaner quelques informations qui auraient pu lui servir à le contrer un peu. Il était lancé comme un TGV à pleine vitesse et sans frein. De temps à autre, le Canadien captait un regard où il y avait une telle animosité que c'en était effrayant. Il convient d'avoir une attitude aimable et agréable à une table de poker, ça faisait partie des codes à respecter, mais là il n'en était plus question. La faute à Bian qui avait trop insisté dans son approche malsaine. Les autres joueurs en avaient été mal à l'aise et certains étaient partis. Le croupier devait surveiller tout ça de près pour intervenir ou bien faire appel à un responsable qui aurait agi fermement. Mais il y avait renoncé en voyant la tournure des évènements. Il avait parfaitement compris ce que Gabriel était en train de faire.
Debout derrière lui, Kanon repensait à sa réaction en lisant le message. Mais là, il était en train de se dire que Gabriel ne plaisantait pas. Main après main, le stack du Canadien diminuait. Son regard avait changé. Il n'était plus dans une optique de séduction, il était plutôt exaspéré et même… inquiet? SeaHorse était inquiet? Kanon n'en revenait pas. Cet homme, qui avait remporté un très beau tournoi européen à Vienne en Autriche deux mois plus tôt avec un bluff monumental, était nerveux. Son adversaire avait réussi le tour de force de le mettre complètement en déroute à tel point qu'il était en train de très mal jouer. Il était à la limite de partir en tilt (3).
Kanon était fasciné par le jeu de son ami, par son comportement totalement fermé et son écrasant charisme à cet instant. Il n'en perdait pas une miette à tel point qu'il faillit ne pas entendre le "all in" de SeaHorse après que le croupier eut dévoilé la dernière carte, la river. Il y avait un Neuf, une Dame, un Trois, un Cinq et un Huit. Le tout à cœur. Il y avait une couleur sur le tapis. Celui qui avait deux cœurs avec le Roi ou l'As remporterait le pot et c'est certainement ce que le Canadien devait avoir entre les mains pour envoyer son stack. Il dévoila un As et un Deux de cœur qui lui faisait une couleur. Gabriel leva les yeux vers lui et retourna ses cartes. Un Dix et un Valet de cœur. Il avait une quinte flush hauteur Dame. Il était resté de marbre. Rien dans son attitude depuis le début de ce coup ne pouvait laisser penser qu'il avait un monstre dans les mains. Ses mises et de ses relances avaient été calculées avec une précision chirurgicale. Il avait pris son temps pour appâter sa proie. Il ne fallait pas jouer trop de jetons au risque de voir l'adversaire se coucher. Il devait l'inciter à aller à tapis surtout après cette dernière carte retournée. Il avait utilisé toute sa capacité à se contrôler pour ne rien dévoiler de ses émotions ou de son jeu. Il avait une main fabuleuse et en plus il était très énervé. Il voulait tuer ce Canadien avec son arme préférée, le poker. Il eut une grosse pensée très sincère pour le hasard et la chance qui venaient de lui faire un beau cadeau. Il respira à nouveau.
Bian SeaHorse avait gâché la totalité de ses jetons parce qu'il avait trop présumé de ses talents de séducteur et qu'il en avait usé sur la mauvaise personne. Jouer et draguer ne faisaient pas du tout bon ménage. On peut se concentrer sur l'un ou l'autre, mais pas les deux. Il eut un sourire forcé et félicita Gabriel. Il aurait pu perdre contre deux paires fortes comme As-Roi ou Roi-Dame ou encore un brelan, mais non. Il fallut que ce soit face à l'une des plus belles mains du poker. Et son humiliation n'en fut que plus cuisante. Il prétexta l'heure tardive pour quitter la table avec dignité. Les autres joueurs complimentèrent le vainqueur de cette magnifique main. Une quinte flush, cinq cartes qui se suivent de la même couleur, c'était rare et il fallait en profiter quand on en voyait une même si on était que simple spectateur. Kanon regarda autour de lui et constata qu'il y avait beaucoup de personnes qui avaient observé ce coup. Gabriel Versal, ce joueur d'une remarquable discrétion, venait de se faire repérer en sortant un professionnel comme Bian SeaHorse dont la réputation commençait à être très bien établie. Ça n'était pas rien et le vainqueur fut pris en photos. Des clichés qui finiraient sur les réseaux sociaux.
Il se leva pour relâcher la pression dans son corps et faire retomber la tension qui l'habitait depuis près de deux longues heures. C'était le temps qu'il lui avait fallu pour détruire – c'était le terme qu'il avait employé dans son SMS – ce Bian SeaHorse. Et avec quel panache! Kanon le prit dans ses bras pour le féliciter à son tour et l'embrassa sur le front. Geste qui fut immortalisé par un téléphone qui trainait par là. Nombreux étaient ceux qui avait reconnu le champion du monde et le voir ainsi, si heureux avec son ami, était une chose rare et précieuse qui allait faire le buzz sur Facebook, Instagram, X et tous les autres du même acabit. Gabriel eut un violent frisson en sentant la force des bras qui venaient de se refermer autour de lui. La chaleur que dégageait ce corps contre le sien le bouleversait bien plus qu'il ne voulait l'admettre. Il se serra contre lui le visage dans son épaule, un geste pour s'isoler, ne plus voir ce qui l'entourait. En levant la tête, il croisa deux yeux qui lui souriaient et à cet instant précis, il sut. Il prit conscience de l'immense tendresse et du désir qu'il éprouvait. Mais il ne voulait pas le montrer. Kanon devait rester polarisé sur le tournoi. Il ne partageait peut-être pas les mêmes sentiments que Gabriel, mais savoir qu'il en était à l'origine pouvait être perturbant. Il n'était pas si imbu de lui-même pour être insensible à ça et d'une façon ou d'une autre, ça pouvait nuire à sa concentration.
—Viens, faut qu'tu récupères tes gains… lui murmura Kanon à l'oreille.
Le souffle chaud le fit encore tressaillir. Gabriel ne se reconnaissait plus. Trop de choses se passaient en même temps. Il était submergé par ses émotions et il avait du mal à penser. Il se laissa piloter jusqu'aux caisses pour se voir créditer de plus de mille huit cent euros. Il avait fait plus de cinq fois la culbute. C'est ce que lui avait dit Kanon, non? "Ramène cinq fois ton stack!" Il avait changé deux cents euros en jetons. La multiplication était facile. Il était dans un état second et la présence de Kanon le rassurait. Il aurait ressenti la même chose avec Milo, sauf qu'il n'était pas amoureux de lui et c'est pour ça que c'était encore mieux. Ils allèrent s'asseoir et il prit une profonde inspiration. Le calme revint lentement en lui.
—Tu t'sens mieux? lui demanda Kanon avec douceur.
—Mmh… C'était… intense…
—J'confirme! sourit le champion. C'était magnifique! Tu l'as détruit! Vraiment!
—Y m'a trop fait chier! C'était pénible…
—T'as été pris en photo… Tu seras plus anonyme maintenant…
—Ça aussi, ça m'emmerde…
—C'est la rançon de la gloire! Tu t'es payé une pointure quand même! Faut apprécier ce moment et en être fier…
—J'en suis fier… C'est juste que…
—Que quoi? fit Kanon en redevenant plus sérieux. Tu veux rester discret, Gaby, mais un jour ou l'autre, t'aurais fini par être connu… T'es un excellent joueur, tu pourras pas t'cacher indéfiniment…
—J'ai perdu mon effet d'surprise pour le Ten…
— Ça aurait marché que pour le Pasino, parce que je sais que tu vas faire un carton… Après, pour la suite on va commencer à se méfier de toi… Tu seras obligé d'être encore plus vigilant et agressif…
—Génial… J'espère qu'on sera pas aux mêmes tables…
—Si ça arrive, ne me fais pas de cadeau… Moi j't'en ferai aucun même si on est pote…, lui asséna Kanon, le regard dur.
—T'inquiète… et puis ce serait insultant…
—Exactement! Tu croyais que tu serais toujours un inconnu? Le Ten est un tournoi international… En t'inscrivant, tu t'exposes aux yeux du monde du poker, surtout si tu vas loin…
—Ouais, je sais…
—Et tu vas aller très loin… Ce que j'ai vu ce soir c'est toi, c'est le joueur que tu es, mais tu peux être bien plus dangereux que ça…
—Tu crois? Je suis vidé! Comme si j'avais couru un marathon… J'ai le cerveau en surchauffe…, souffla Gabriel en passant ses mains sur son visage.
—C'est à cause de SeaHorse… en te draguant, il a rajouté un élément stressant à la situation… C'est une tactique comme une autre pour te faire perdre tes moyens…
—Ouais… Connard… marmonna-t-il en baissant la tête, les paupières closes.
—Comment tu t'sentais quand t'as fini à la deux cent quatrième place sur presque onze mille joueurs à Vegas?
Gabriel releva vivement les yeux vers son ami et le fixa. Kanon avait raison. Lorsqu'il avait participé au WSOP, le rythme était éreintant. Chaque soir, il rentrait l'esprit complètement lessivé. Ça ne l'empêchait pas d'y retourner le lendemain et le surlendemain. Rien n'aurait pu l'arrêter. Il faut dire qu'il avait économisé pour pouvoir s'inscrire et il devait au moins atteindre la bulle pour ne rien regretter. Là c'était la même chose. Sauf que, cerise sur le gâteau, il allait rencontrer et peut-être affronter les meilleurs et surtout son idole, Kanon Gemini. Et deuxième cerise, ils étaient devenus amis par le plus grand des hasards. Alors si être reconnu était le prix à payer pour aller jusqu'à la table finale à Paris, soit. Pourtant, ce n'était qu'une simple partie de cashgame comme il s'en déroule tous les jours dans tous les Casinos de la planète. Mais ratisser un joueur aussi célèbre que Bian SeaHorse, ce n'était pas donné à tout le monde surtout avec une quinte flush, ce qui était encore plus rare. On peut remporter un coup avec un brelan, ou seulement deux paires, mais là, c'était d'autant plus spectaculaire. La conduite méprisable du Canadien l'avait un peu aidé, il faut le dire. Peut-être que s'il avait eu un comportement plus respectueux, il aurait mieux géré ce joueur inconnu qui lui tenait la dragée haute.
—J'me sentais dans l'même état…, avoua Gabriel. Crevé, mais pas aussi énervé…
—Ça va passer, t'inquiète… T'en rencontreras d'autres des cons comme lui…
C'était ça le poker. Un jeu de cartes fascinant et redoutablement addictif, une combinaison d'attitudes très diverses, de hasard, de chance, de stratégies subtiles et de probabilités mathématiques. Et de psychologie. Savoir, entre autres, décrypter le langage non verbal était également une capacité qu'il ne fallait surtout pas négliger et qui s'acquerrait avec de l'entrainement. Merci, Dohko, pour les conseils qu'il avait dispensés à son patient d'abord et ami ensuite. SeaHorse avait été un livre ouvert pour Gabriel. L'un avait gagné de façon éclatante et l'autre s'était fait humilier. Sa manière d'être à la table ne parlait pas en sa faveur auprès des pokéristes assis avec eux. Et cet affront asséné à son ego démesuré avait été que plus brulant. Gabriel venait de se faire un ennemi, mais il n'était pas responsable. Le seul coupable était le Canadien. Ils allaient certainement se recroiser et il voudra prendre sa revanche. Sauf que Gabriel faisait désormais partie des proches de Gemini, comme son diabolique frère jumeau et leur redoutable ami Mû Ariès que SeaHorse avait déjà rencontré à Monte-Carlo. Il savait très bien que lorsqu'un professionnel s'intéressait à un joueur, c'est qu'il avait un énorme potentiel. Si Gabriel n'avait pas vécu ce braquage traumatisant, il serait au même niveau que Kanon, Shaina Ofiucci, Shaka Virgo ou Joao Aldebarao. Ou bien il serait un simple professeur de français dans un collège ou un lycée.
— Y avait un peu trop de monde aussi… J'me suis senti… à l'étroit…
— C'est c'qui m'a semblé… Tu transpirais… Mais j'étais là et j't'aurais sorti d'la table et isolé…
— Merci…
Gabriel fut heureux de ces paroles. Kanon avait su percevoir les signes d'un début de crise d'angoisse. Il savait désormais qu'il pouvait compter sur lui comme sur Milo, Dohko ou Shura si jamais il perdait le contrôle. Il était presque deux heures du matin quand ils quittèrent le Pasino Grand. Ils se séparèrent un peu plus loin et chacun récupéra sa voiture pour rentrer chez lui. Et alors qu'il allait mettre le contact, Gabriel suspendit son geste. Deux choses venaient de lui revenir à l'esprit. Kanon avait dit qu'il était trop beau gosse, que c'était pour ça qu'il se faisait draguer et il l'avait appelé Gaby. Son cœur s'emballa à la vitesse d'un cheval au galop. Kanon le trouvait beau et quand on nommait quelqu'un par son diminutif, ça impliquait que l'on intégrait cette personne dans son cercle d'amis les plus intimes. Il le considérait comme son frère et Mû ou Julian. Il secoua la tête. Il ne fallait surtout pas tirer des plans sur la comète. Ce n'était pas parce qu'il avait dit tout ça que Kanon éprouvait des sentiments plus profonds. Gabriel se sentait très heureux de ce statut qu'il semblait avoir atteint dans l'esprit de Kanon, mais ce n'était rien de plus. Il devait se montrer circonspect et lucide. Rien ne devait détourner le champion du Ten Cities, aucune pensée parasite. Et lui aussi devait désormais se focaliser sur le tournoi. Mais ça n'allait pas être facile maintenant qu'il avait compris la nature de ce qu'il éprouvait. Il se demandait si le fait de voir Kanon depuis des années comme un exemple à suivre en tant que joueur de poker n'était pas en train de fausser son ressenti. Il l'admirait depuis des années et il venait de faire sa connaissance. Est-ce que ça n'était pas trop beau pour être vrai et que ce qu'il prenait pour des sentiments amoureux n'était pas simplement un aveuglement à cause du charisme de ce grand champion? Il poussa un long soupire. Inutile de réfléchir à tout ça, il en était incapable. Dohko pourra peut-être l'aider à y voir plus clair…
Jeudi 22 mars 2029, appartement de Gabriel Versal…
Après avoir été au supermarché pour ne pas être dans les pattes de la femme de ménage, Gabriel était revenu vers onze heures trente. Il rangea ses achats et sursauta lorsqu'il entendit le bruit de la douche. Quelqu'un serait rentré chez lui pour faire sa toilette? Ça lui parut complètement insensé. Il ouvrit la porte de la salle de bain et tomba nez à nez avec son cousin.
—Qu'est-ce tu fous là? s'étonna Gabriel
—Chuis malade… t'approche pas…, murmura Hyoga visiblement fatigué.
—T'as quoi?
—Sais pas… sinusite je pense… comme d'hab… j'vois le toubib cet après-midi…
—T'a d'la fièvre? Tu tousses?
—Non, mais ça peut venir… On dirait qu'j'ai un oursin dans la gorge et une barre au niveau du front…, déclara Hyoga en s'habillant.
—Tu devais faire quoi ce matin?
—Descente à 40 mètres avec palier de décompression de principe pour remonter avec mes élèves…, expliqua-t-il en allant dans sa chambre.
—Quelqu'un peut te remplacer?
—Pas aujourd'hui… Si c'est une sinusite ou même un rhume, j'peux pas plonger…
—Ça c'est sûr…, j'ai acheté des entrecôtes, t'en veux avec des haricots verts sautés à l'ail et au persil?
—Ah ouais, carrément…
—Y a du Dafalgan dans la pharmacie prends-en, ça pourra pas t'faire de mal…
Hyoga ressortit de sa chambre avec son téléphone à la main et alla dans la cuisine pour aider son cousin. Pendant que Gabriel s'occupait du hachis d'ail et de persil, il mit la table. Soudain il se figea et commença à rire. Comprenant que Hyoga devait regarder une quelconque vidéo de chats faisant les pires bêtises, il ne se retourna même pas et poursuivit sa préparation.
—Prends le gril s'te plait…
—Tu sais qu'tu fais le buzz?
—Qu'est-ce tu racontes?
—Hier soir au Pasino Grand d'Aix-en-Provence, un joueur de poker professionnel Bian SeaHorse qui a remporté un EPT (4) à Vienne en Autriche, a été laminé par un inconnu qui ne s'est pas gêné pour mettre une fessée magistrale au Canadien réputé pour être bien trop orgueilleux. J'y étais et j'ai vu la magnifique quinte flush à la Dame qui a achevé SeaHorse. Bravo l'inconnu, tu m'as fait rêver! lut Hyoga, amusé.
—Sérieux? C'est qui qu'a écrit ça?
—Loulou-poker-ace… sourit Hyoga en haussant les sourcils. C'est quoi ce pseudo à la con? Et y a même des photos… Regarde…
Elles avaient été prises juste avant que Gabriel ne dévoile ses cartes. On le voyait très bien, et il y en avait une autre où il était dans les bras de Kanon, le visage enfoui contre son épaule. Le genre qui pouvait prêter à confusion et être à l'origine de rumeurs infondées.
—C'est qui le mec avec toi? On le distingue pas bien…
—Kanon Gemini…
—Hein? Déconne pas! s'écria Hyoga qui connaissait bien le joueur dont son cousin lui parlait depuis des années.
—J'l'ai rencontré y a deux semaines… Y m'a appelé hier pour qu'on aille jouer…
—Et tu m'as rien dit? Tu m'as pas dit que t'as rencontré ton joueur préféré? lui reprocha gentiment son cousin.
—J't'avais pas dit que j'allais à sa crémaillère?
—Non, t'as dit une crémaillère, pas chez qui…
—Ah… j'croyais… Désolé… J'vais faire la viande, surveille les haricots…
—Non, non, non tu vas pas t'en tirer comme ça, j'veux tout savoir! insista Hyoga en rejetant en arrière ses cheveux blonds comme les blés encore humides.
—Tu t'rappelles de Mû, mon copain d'fac? commença Gabriel en mettant la viande sur le grill.
—Ouais…
—On s'est croisé dans une librairie à Aix et on a diné ensemble… Kanon et son frère jumeau sont ces amis d'enfance et ils ont toujours gardé le contact… Y devait aller à sa crémaillère et y m'a dit d'venir et d'amener des amis, c'est tout…
—Et t'as pas pensé à m'inviter moi aussi? le taquina encore son cousin.
—T'étais avec Irina ce soir-là…
—Et tu vas l'revoir?
—Ouais, sûrement… On va s'inscrire au Ten Cities…
—Ah! Tu t'es enfin décidé! Il était temps!
—Hyoga… je suis terrifié… laissa tomber soudainement Gabriel en retournant la viande.
—Oh… Qu'est-ce qu'y a?
—Je sais pas du tout où j'mets les pieds…, souffla-t-il en sortant les entrecôtes du grill pour les mettre dans les assiettes.
—Oh cousin! T'es un pro… C'est un tournoi, pas un peloton d'exécution, l'apostropha Hyoga avec un sourire en servant les haricots verts.
—Non, c'est pas ça… Je… Je crois que mes sentiments sont… y sont plus que d'la fascination, avoua Gabriel en mangeant.
—Et c'est seulement maintenant qu'tu t'en aperçois? rétorqua son cousin pas le moins surpris. Ça fait des années de t'es raide dingue de c'mec! Tu l'admires encore plus depuis que tu l'as rencontré, c'est normal!
—Non, tu saisis pas… J'te parle pas du joueur… J'te parle de l'homme…
—Ah… Ça c'est chaud… super bon tes entrecôtes… Ben si déjà t'es un de ses amis, ce sera plus facile pour qu'y ait quelque chose entre vous…
—Arrête de faire semblant de pas comprendre… J'ai jamais ressenti ça… pour personne…
Hyoga regarda son cousin comme s'il venait de tomber du ciel directement dans la cuisine à travers le plafond sans le détruire. Il avait pris cette histoire un peu à la légère alors que c'était très sérieux. C'était la première fois qu'il voyait cette expression dans les yeux de Gabriel. Il était complètement désemparé. Jamais il ne l'avait vu perdre ainsi le contrôle même lorsqu'ils vivaient encore avec son père et qu'ils se protégeaient mutuellement des coups qui pleuvaient souvent sans raison. Il avait toujours su garder son sang-froid. Aujourd'hui, il comprenait que c'était pour montrer à Dégel qu'il était plus fort qu'il ne le croyait. C'était par défi qu'il s'était comporté à la manière d'un bouclier pour défendre son cousin plus jeune que lui. Comme Natassia avant qu'elle ne meure et qu'elle faisait barrage de son corps face à la colère de son frère, pour que les deux garçons ne prennent pas trop de coups. C'était Gabriel qui avait endossé ce rôle. Il avait pris la relève, pour lui c'était une évidence. Et là, il y avait de la crainte dans ses yeux pour la première fois.
—De quoi t'as peur? demanda doucement le plongeur du CIP.
—Qu'il s'en aperçoive et que ça le déconcentre… Il doit se focaliser sur le tournoi…
—Vous êtes deux pros habitués à parfaitement cacher ce que vous ressentez… Tu t'es pas dit qu'tu lui plaisais peut-être toi aussi? S'il est gay, bien sûr…
Gabriel resta sans voix. L'idée ne lui avait même pas effleuré l'esprit. Ça lui paraissait tellement inconcevable. Non, ce n'était pas pensable. Ce ne sont pas quelques mots gentils et une attitude affectueuse la veille qui prouvaient quoi que ce soit. Que l'on tourne la chose dans tous les sens, ça n'en avait justement aucun. Ils ne se connaissaient que depuis quinze jours. On ne tomba pas amoureux en quinze jours ! Il le suivait depuis des années et son cousin n'avait peut-être pas totalement tort en disant qu'il s'était épris du joueur. Mais de l'homme? En deux semaines? Faisait-il un amalgame? La réciproque était impossible. Quinze jours… Le coup de foudre? Sans rien montrer ? Rien voir ? Tout cacher? Non. Inimaginable. Il était en train de se faire des nœuds au cerveau. Merci Hyoga!
Ils terminèrent leur repas en parlant de ces photos qui circulaient maintenant sur les réseaux sociaux et qui avaient déjà dû faire trois fois le tour de tous les ordinateurs de la planète. Le France Poker Tour of Ten Cities était peut-être un tout jeune tournoi, mais sa notoriété de par son principe unique n'avait fait que grandir au fil des années et les champions ne s'y étaient pas trompé en y participant de plus en plus nombreux. Les yeux du petit monde du poker étaient braqués sur lui. La moindre information sur ceux qui allaient s'y inscrire ou bien sur de petits évènements qui se produiraient en marge de la compétition, un peu comme la raclée que SeaHorse venait de prendre, étaient autant de sujets intéressants et relayés par tous les moyens de communication possible. Et à la suite de ces cinq premières villes, il y avait les WSOP de Las Vegas qui débuteraient la semaine suivante avec tout un éventail de variantes du jeu (5). Ceux qui y seraient n'auraient que peu de temps pour se remettre du jet lag et entamer le tournoi dans de bonnes conditions. Ils pouvaient aussi se contenter du Main Event qui aurait lieu plus tard. Mais c'était une belle ligne sur le CV d'un joueur s'il disait qu'il avait fait les WSOP. Et même qu'il avait été vainqueur. Huit semaines de compétitions non-stop tous les jours, dix heures par jour minimum. Kanon l'avait remporté trois fois, il possédait trois bracelets qui avaient couronné ses victoires. Il n'y avait pas participé tous les ans. Quand on sait qu'un champion comme Phil Hellmuth l'avait gagné à vingt reprises (6) toutes variantes confondues et qu'il allait encore y être cette année, c'était complètement fou. Bien sûr, faire tous les tournois pendant deux mois, ce n'était pas une obligation. Les joueurs pouvaient simplement se présenter pour le principal, le plus doté, le fameux Main Event. Mais lorsqu'on aime le poker, on y joue autant de faire se peut. Ça devenait une obsession, parfois une addiction et c'était là que le danger les guettait au coin du bois. Il fallait avoir les moyens d'être esclave de ce jeu. Mais à la longue, ces moyens, on pouvait bien ne plus les avoir. Gabriel se remémora l'histoire que Kanon leur avait racontée, celle de ce type qui avait absolument tout perdu et qui avait fini par se suicider. Ils terminèrent leur déjeuner et rangèrent la cuisine. Il alla dans sa chambre pour regarder sur son ordinateur tout ce que Hyoga venait de lui dire quand son téléphone vibra dans sa main.
De Kanon 13h04: Elles sont pas belles ces photos?
De Gabriel 13h06: Ça m'emmerde
De Kanon 13h10: Zen… tu te déguiseras le 2juin
De Gabriel 13h13: J'aurais préféré éviter, on verra bien
De Kanon 13h15: Haha… à plus mon pote
De Gabriel 13h16: Appelle si tu veux parler… à plus
De Kanon 13h19: ça marche merci
Ce simple échange de SMS avait redonné le sourire à Gabriel. Malgré les photos comme preuves évidentes, il aurait presque cru que ce qui était advenu la veille n'était qu'un rêve, une hallucination ultra réelle. Mais non, tout ça s'était bien produit. Il était à la fois heureux d'avoir passé toutes ces heures avec Kanon et dégouté de ce sale tour que le destin venait de lui jouer. Kanon n'avait pas tort lorsqu'il lui avait dit qu'il pourrait jouer dans les plus grands Casinos d'Europe. Malheureusement sa phobie de la foule n'était pas encore tout à fait guérie. Tout en surfant sur les réseaux sociaux où sa performance de la veille s'étalait en tête des messages les plus regardés du moment, il songea qu'il pourrait demander à Dohko de l'aider à s'entrainer mentalement pour le Ten. S'il parvenait à faire toutes les villes, il allait obligatoirement sortir de la région. Était-il préparé à se retrouver dans des lieux qu'il ne connaissait pas? Ne devrait-il pas se faire accompagner par un ami? Il était prêt à compenser la perte de salaire. Un autre SMS le tira de ses pensées.
De Milo 13h47: Yo! comment ça va?
De Gabriel 13h49: ça va et toi? T au boulot?
De Milo 13h52: presque fini… jolies photos! bravo mon pote!
De Gabriel 13h54: merci, mais ça me fait chier
De Milo 13h56: t chez toi? j'ai un truc à te dire
De Gabriel 13h58: Viens
De Milo 14h01: g fini j'arrive dans 30mn
Délai tenu. Milo se laissa tomber dans le canapé en poussant un long soupir de soulagement. Gabriel lui apporta un grand verre d'eau qu'il but d'une traite. Il avait encore sa tenue de travail, un pantalon à pince d'un bleu électrique avec un polo jaune or au logo du magasin où il travaillait. Il semblait fatigué, mais satisfait.
—T'as l'air content de toi, lui dit son ami.
—J'ai fait une vente terrible ce matin! Ma prime va être énorme!
—Raconte…
—Une entreprise de matériel médical voulait renouveler les téléphones de ses commerciaux avec oreillette Bluetooth, bracelets connectés enfin, la totale!
—Combien y z'en ont pris?
—Dix-neuf packs à quatre cent euros chacun…
—Joli… C'est c'que tu voulais me dire?
—Hein? Non! J'ai posé mes congés pour tout le mois de juin, comme ça j'vais t'accompagner au Ten… Toi tu joues et moi j'm'occupe du reste… Hôtel, lessive, bouffe… comme ça tu te concentreras uniquement sur le tournoi…
—T'es sérieux? Tu vas torcher tous tes congés juste pour ça! protesta Gabriel qui ne s'attendait vraiment pas à un tel sacrifice de la part de son ami.
—Ça va, c'est pas comme si je bossais avec un marteau piqueur toute la journée… Et puis ça m'fait plaisir et j'ai envie de savoir comment ça s'passe ce genre de tournoi…
—Mais tu vas faire quoi de te journées? Ça va être super long! fit Gabriel en écartant les mains pour donner plus de poids à ses propos.
—Figure-toi que j'me suis renseigné… À mesure que des participants sont éliminés, des tables se libèrent et elles sont réouvertes pour du cashgame en dehors du Ten…
—Et après au moins trois heures, y en aura plusieurs pour des joueurs comme toi… termina Gabriel. Les Casinos ne seront jamais perdants…
—Je ferai un peu de cashgame en attendant que t'aies terminé et j'm'occupe du reste… Bon, y a aussi les tables de blackjack, de roulette et tout, mais tu sais que chuis pas fan…
—Milo… je… je sais pas quoi dire… bredouilla Gabriel très ému par le choix de son ami.
—On est pote depuis tout gamin… T'es mon frère... Tu croyais vraiment que j'allais te laisser aller tout seul à c'tournoi? T'en rêves depuis des années… Et tu vas sortir de tes habitudes, ça peut te perturber, je serai là pour te calmer…
—D'accord, finit par dire Gabriel qui savait parfaitement que Milo ne ferait pas marche arrière. Mais y a une chose non négociable… Je paie tout! Bouffe, hôtel, transport! Tu sors pas un rond, c'est clair?
—Oui, si tu veux, on verra une fois en route… J'ai proposé à Sorrento de venir au moins au Pasino pour voir à quoi ça ressemble…
—Comment ça va vous deux?
—On est plus ensemble…
—Et tu m'as rien dit? s'écria Gabriel, un peu vexé de ne pas être dans la confidence. Chuis désolé…
—Ça va, t'inquiète… y a rien à dire… C'était sympa, c'est tout… J'ai pris mon pc… on joue en ligne?
Qui devait-il remercier d'avoir inspiré à Milo l'idée de l'accompagner alors qu'il venait tout juste d'y penser lui-même? Celui-ci semblait y avoir songé depuis un bon moment pour s'être tant informé sur le sujet. Il sourit en regardant son ami s'installer avec un bouquin sous son ordinateur. Le poser sur le lit n'aurait pas permis de faire circuler assez d'air en dessous et l'appareil aurait pu chauffer. Il se dit qu'il avait dû faire quelque chose de vraiment bien pour avoir un ami aussi fidèle et prévenant. Il fronça légèrement les sourcils. Ils passaient énormément de temps ensemble et ils ne s'étaient jamais fréquentés. Milo était pourtant très séduisant, il avait beaucoup de prestance, mais il n'avait jamais été attiré par lui. Par contre, il ignorait si l'inverse était vrai. Peut-être qu'il lui avait plu ou qu'il plaisait encore et qu'il ne le montrait pas. Peut-être leur amitié avait plus d'importance aux yeux de Milo que d'être en couple avec lui et que rester à ses côtés de manière platonique lui suffisait. De toute façon, il n'éprouvait pas ce genre sentiments et il n'aurait pas voulu lui opposer un refus parce que pour lui aussi leur amitié était très précieuse. Milo était un comme un frère, effectivement, et rien dans son attitude ne pouvait laisser présager des pensées plus tendres à son égard. Ils se connectèrent sur leur site préféré et s'engagèrent sur des freerolls (7).
Le lendemain soir, il alla au cabinet de Dohko après ses consultations. Il proposa de se faire livrer à diner. Marine travaillait de nuit et il n'y avait qu'Angelo qu'il prévint de ne pas préparer le diner. Après en avoir terminé avec son dernier patient, il fit entrer Gabriel. À la suite du braquage, il n'arrivait plus à sortir de son appartement et le thérapeute s'était déplacé chez lui. Ensuite, lorsqu'il avait pu de nouveau mettre le nez dehors, il s'était rendu au cabinet pour poursuivre les séances qui devaient l'aider à soigner sa peur de la foule. Ça avait porté ses fruits même s'il se sentait parfois angoissé s'il y avait un peu trop de monde. Quand il s'en apercevait, son esprit se focalisait sur le nombre de personnes qu'il y avait autour de lui et il n'arrivait pas toujours à se calmer. Mais les choses allaient mieux chaque jour et se retrouver là faisait remonter tout un tas de souvenirs en particulier celui où les deux hommes avaient découvert leur passion commune pour le poker. Leurs longues discussions à ce sujet, parmi d'autres, avaient scellé leur amitié.
—Alors? Qu'est-ce qui va pas? lui demanda Dohko en s'asseyant face à lui.
—Non, rien… C'est juste…
—Me mens pas… J'te connais trop bien…
—Laisse-moi parler s'te plait… Ça n'a rien à voir avec ma phobie… c'est autre chose…
—OK… Raconte…
—T'as vu les photos sur le web?
—Difficile de les rater, sourit le thérapeute. Comment c'est arrivé?
—Kanon m'a appelé, on a passé l'après-midi et la soirée ensemble à jouer… tout allait bien, SeaHorse a commencé à se montrer un peu trop… direct…
—Y t'a dragué? demanda Dohko en haussant les sourcils.
—Ouais et j'étais très mal à l'aise… J'ai pas voulu le rembarrer devant tout le monde… pourtant j'aurais pu et j'aurais eu raison… Même le croupier faisait une drôle de tête, toute la table s'en était aperçue…
—T'aurais dû le faire…
—Tu sais que j'suis pas comme ça, que je préfère rester discret…
—Oui, je sais… continue…
—J'étais très tendu, je commençais à angoisser et j'ai gagné cette main avec une quinte flush… mais j'avais l'impression que je me comportais mal vis-à-vis de Kanon…
—Euh… sois plus clair parce que là j'suis perdu…
—C'est lui qui m'avait invité et un autre me draguait… je trouvais ça très embarrassant… C'était avec lui que je passais cette journée et j'étais mal à l'aise de cette situation…
—Tu ressentais ça un peu comme une trahison?
—C'est ça… tu viens avec un gars et tu t'fais baratiner par un autre… En plus, y s'connaissent tous les deux… Pendant une pause SeaHorse m'a rejoint à une table et Kanon est arrivé après… j'ai bien vu qu'il était contrarié…
—Tu penses que te voir avec l'autre ne lui plaisait pas et qu'il pensait que tu devais rester avec lui?
—Je sais pas… peut-être… Il m'a dit par la suite qu'il avait déjà vu ce mec se comporter comme ça… que c'était presque du harcèlement…
—Il a pas tort... C'était peut-être une attitude protectrice envers toi… On n'a pas la même expérience que lui dans ce milieu…
—C'est vrai… j'avais pas pensé à ça…
—Pour l'instant, je vois pas comment j'peux t'aider… À moins qu'y ait autre chose…
—Justement… Quand j'ai gagné, quand le croupier à glisser tous les jetons vers moi, j'ai eu l'impression qu'on m'avait enlevé un poids terrible des épaules… C'est comme si j'avais été en apnée et que je respirais de nouveau…
—La situation était stressante de par le jeu et l'attitude de SeaHorse… ta réaction est parfaitement normale…
—Y avait beaucoup de monde autour de la table qui regardait… je commençais à me sentir… pris au piège… à l'étroit… J'me suis levé et Kanon m'a pris dans ses bras…
Dohko haussa à nouveau un sourcil. Il venait de comprendre ce que Gabriel voulait dire. Il le connaissait par cœur. Il n'était pas quelqu'un de démonstratif, ses émotions étaient intérieures. Et le fait que Kanon ait eu ce geste devant plein de monde l'avait certainement énormément embarrassé.
—Tu dois prendre ça comme de la satisfaction de voir un ami gagner un gros pot face à un individu détestable… Il était heureux pour toi…
—Oui… non, c'est pas ça Dohko… J'étais super content qu'il ait fait ça… Je me suis senti trop bien… J'ai eu une réaction physique complètement incontrôlée…
—T'as fait quoi?
—Cette photo là… j'me suis totalement laissé aller, le visage contre son épaule pour m'isoler de ce qui m'entourait… Et j'étais tellement bien…
—Tout est lié… la partie, l'attitude de SeaHorse, cette dernière carte qui te donne la victoire… n'oublie pas les gens autour… eux aussi devaient ressentir de l'excitation à vous voir vous affronter, Kanon le premier… vos comportements à tous les deux sont normaux…
—Après… il m'a embrassé sur le front… et… Tu sais que je l'admire depuis des années… On est allé chez lui, j'ai joué à Carry avec lui et son frère et hier… ça fait que trois fois qu'on se voit…
—Gabriel, arrête de tourner autour du pot…, fit Dohko d'une voix ferme.
—J'crois que j'suis tombé amoureux de lui…
—Mais bien sûr que t'es amoureux… ça fait des années que tu suis sa carrière, c'est normal de développer de l'affection surtout que t'as réellement fait sa connaissance…
—C'est exactement c'que m'a dit Hyoga quand j'lui en ai parlé… Mais là, il s'agit de l'homme, plus du joueur… On s'est vu que trois fois… Comment…
—Je vois… Tu sembles perturbé et un peu effrayé par ce que tu éprouves…
—Complètement parce que je comprends pas pourquoi ou comment en si peu de temps…
—Il faut revenir au début de tout ça… Pourquoi as-tu décidé de suivre ce joueur?
—Parce que j'aimais sa façon de jouer… ses stratégies sont géniales, il est agressif, imperturbable…
—Comme bon nombre de pokéristes de son niveau… Pourquoi lui plutôt qu'un autre?
—Je sais plus… j'ai dû voir une vidéo ou un reportage sur lui où il expliquait pas mal de choses et ça m'a plu…
Dohko souriait. Le sourire de celui qui vient de défaire le nœud de l'histoire et qui s'apprête à l'annoncer fièrement tout en sachant qu'il y aura du déni avant l'acceptation.
—T'as toujours été attiré par les hommes, non?
—Euh… j'vois pas l'rapport…
—Réponds…
—J'suis sorti avec une fille, j'avais… seize ans, je crois… pendant quelques semaines…
—Et ça a été la seule…
—Oui… après j'ai plus fréquenté personne pendant… presque deux ans…
—Pourquoi?
—J'en sais rien… j'ai pas trouvé quelqu'un qui me plaisait…
—Menteur! asséna le thérapeute, le menton appuyé dans sa main, le bras sur l'accoudoir, un petit sourire aux lèvres.
—Quoi menteur?
—Tu avais compris que tu étais attiré par les garçons et tu as attendu de rencontrer quelqu'un comme toi pour retenter l'expérience qui devait te confirmer que tu es gay… Parce que d'autres filles tu as dû en croiser un paquet, non? Le collège, le lycée, la fac! Mais tu les regardais même pas…
—Tu crois? souffla Gabriel complètement interloqué par l'analyse de Dohko.
—Réfléchis et démonte mon argument si tu peux… prends ton temps…
Gabriel quitta son siège et fit quelques pas dans la pièce. Il déroula le drap en papier sur le fauteuil à bascule (8) sur lequel il s'était si souvent allongé pour parler de tout et de rien avec le thérapeute. Il se laissa bercer par le mouvement doux et plongea dans ses souvenirs. Il eut beau retourner ça dans tous les sens, il n'avait rien à opposer à l'analyse de Dohko.
—D'après toi, je me suis intéressé à Kanon d'abord parce qu'y m'plaisait? Pas parce que c'était un super joueur ?
—Tu as fantasmé sur lui… Il t'a plu… tu le trouvais séduisant, charismatique, et c'est pas moi qui te dira le contraire… Et c'est seulement ensuite que tu as été fasciné par ses fantastiques aptitudes au poker… Vous aviez ça en commun et ça t'a donné une excuse pour le suivre…
—J'ai joint l'utile à l'agréable, conclut Gabriel.
—Exactement et le fait que tu t'es senti si bien dans ses bras, c'est pour ça… Y a très longtemps qu'il te plait… Ça aurait pu rester dans le domaine de l'utopie, mais voilà, t'as fait sa connaissance réellement et c'que t'as découvert a renforcé c'que tu éprouves depuis toutes ces années…
—Mais c'est pas faussé justement parce que je l'admire depuis tout ce temps? Y a tout qui se mélange…
—Bonne question, mais je ne pense pas… tu es sain d'esprit, tu ne souffres pas de psychopathologie qui pourrait faire de toi un érotomane (9)…
—Aimer quelqu'un et être persuadé que les sentiments sont réciproques alors que c'est faux? C'est ça ?
—Oui… tu as la tête sur les épaules… tu n'es pas plus perturbé que n'importe qui…
—Donc je suis attiré par Kanon depuis très longtemps d'abord à cause de son physique ensuite par sa façon de jouer au poker et maintenant que je l'ai rencontré, que j'ai découvert sa façon d'être, son caractère
et tout, mes sentiments sont devenus plus profonds, plus… intellectuels?
—Si on veut… Il n'y plus que son physique qui te plait, mais également son esprit, son caractère, celui qu'il est en dehors du poker… Il est vrai que ta fascination depuis tout ce temps a très probablement aidé au développement amoureux qui était déjà en bonne route… Mais ça aurait pu ne pas se produire si par exemple Kanon était le dernier des crétins imbuvables! Beau et con, ce serait pas l'premier!
—Ben chuis pas dans la merde! soupira Gabriel en s'asseyant sur ce fauteuil à bascule.
—Pourquoi?
—Pour me concentrer sur le Ten ça va être plus compliqué… quand j'le vois, ça me perturbe un peu, tu comprends? Surtout que j'veux pas qu'il s'aperçoive de quoi que ce soit… Il doit s'focaliser sur le tournoi pour le remporter…
—C'est noble de ta part… reste quand même proche de lui… C'est un type bien… Euh… une dernière chose… tu penses que ça peut être réciproque? Que tu peux lui plaire toi aussi?
—Franchement, j'en sais rien… Je viens à peine de comprendre c'qui m'arrive…
—Tu t'rappelles c'qu'il a dit à sa crémaillère? Qu'il avait l'impression d'être en famille?
—Y m'a fait quelques confidences… Il a souffert de la solitude… toujours entre deux Casinos… Ici y a son frère, Mû et ses parents, mais le reste du temps, il a personne… Je lui ai dit qu'il pouvait m'appeler quand il voulait…
—Et t'as très bien fait… Il doit savoir que quelqu'un est là pour lui, quelqu'un de nouveau dans son cercle…
—Au fait, tu connais l'autohypnose? Kanon l'utilise pour se conditionner lors de gros tournois.
—Bien sûr… C'est une technique qui peut être efficace dans certaines circonstances… Tu veux essayer?
—Mouais… j'aimerais bien… C'est long à apprendre?
—D'ici le début du Ten, tu devrais avoir compris comment t'en servir et obtenir des résultats… Tu devras faire quelques tentatives en live évidemment… Ça pourrait ne pas marcher à chaque fois… Kanon a des années de pratique…
—Je vois… Je te dirai ce qu'il m'a expliqué… Ah, Milo a posé des congés pour m'accompagner et s'occuper de la logistique des déplacements…, déclara Gabriel en sautant du coq à l'âne et mettant ainsi un terme à cette entrevue thérapeutique qu'une fois de plus Dohko ne lui facturera pas.
—Voilà une excellente nouvelle! s'écria le psychiatre avec un grand sourire. Ça m'étonne pas de lui… Tu t'sens mieux?
—Ouais… c'est plus clair dans ma tête… Merci…
—Si on allait manger? Angelo a dû garder tout ça au chaud…
Vendredi 23 mars 2029, Marseille…
Une épave était un compliment pour la voiture d'Angelo. Elle avait plus de trente ans. Rafistolée de tous les côtés, c'était toujours surprenant qu'elle passe au contrôle technique. C'était sa première voiture et il l'avait entretenu aussi bien que possible, mais là, il n'y avait plus rien à faire. Il était temps qu'elle prenne une retraite bien méritée. La Citroën Xantia avait été grise à une époque, mais avec les années elle avait hérité d'une portière noire et d'une aile et d'un capot vert bouteille dont la peinture avait été rongée par les intempéries. Le carrossier avait trouvé les pièces, mais pas de la même couleur. Il l'avait gardé plus de dix ans et elle avait déjà presque une vingtaine d'années quand il l'avait acheté. Et maintenant il lui en fallait une autre. Il n'avait pas besoin de la toute nouvelle de Peugeot ou de la Toyota suréquipée. Une citadine d'occasion ferait parfaitement l'affaire. Shura avait proposé de l'accompagner chez un concessionnaire et il était en route pour le récupérer à la caserne de Plombières… en bus! Il ne se souvenait même plus de la dernière fois où il avait pris les transports en commun. À sa décharge, ses horaires ne lui permettaient pas toujours de les utiliser et d'arriver à l'heure au boulot.
Son ami terminait sa garde à quatorze heures et Angelo salua les pompiers présents qui le connaissaient. Il était déjà venu voir Shura et il se dirigea directement vers les vestiaires. Shura sortit de la douche à ce moment-là et le thanatopracteur eut une brusque bouffée de chaleur qu'il ne s'expliqua pas. Ce n'était pas la première fois que ça lui arrivait en présence de son ami et il n'avait toujours pas fait le rapprochement. Avec un physique athlétique entretenu par l'entrainement quotidien, Shura était un très bel homme. Il avait un visage brut, une mâchoire carrée comme taillée à la hache qu'atténuaient des yeux d'un vert sombre aussi doux qu'ils pouvaient être flamboyants lorsqu'il parlait de son métier ou de poker. Ses sourcils fournis lui donnaient un air mystérieux et ses épais cheveux noirs et sa peau mate ne démentaient pas ses origines latines. Espagnoles plus précisément. Il était la définition même du beau brun ténébreux. Et il ne faisait pas mentir la réputation des pompiers qui sont toujours sexy.
Vêtu d'une serviette minimaliste, il ne semblait pas gêné le moins du monde d'être observé ainsi. Après tout, il prenait tous les jours une douche avec des collègues et dans ces cas-là, la pudeur était enfermée dans l'armoire du vestiaire. Shura s'était aperçu du léger trouble qu'il provoquait chez Angelo et il en était heureux parce qu'il avait réalisé depuis un bon moment que lui-même commençait à éprouver quelque chose de plus que de l'amitié. Il s'en était défendu pour ne pas le mettre mal à l'aise, mais ça devenait difficile. Il était bien conscient du regard d'Angelo sur lui et si pour l'instant celui-ci le trouvait plaisant à contempler, c'était un premier pas afin que, peut-être, des sentiments plus profonds se développent. Il faisait tout pour être toujours présent et disponible, c'était important si l'on voulait qu'une relation puisse s'établir sous les meilleurs hospices. Et là, il avait proposé à Angelo de l'accompagner pour qu'il achète sa nouvelle voiture. C'était le genre de petites attentions qui créent des liens. Mais lui-même ne s'était pas aperçu qu'il était déjà complètement sous le charme de l'Italien. Il l'avait trouvé très séduisant dès leur première rencontre et ils avaient rapidement sympathisé. Leurs activités communes avaient contribué à les rapprocher. Ils jouaient au poker en ligne ou au club que Shura animait, ils allaient courir tous les deux et parfois Angelo l'appelait juste pour parler même lorsqu'il était de garde, entre deux interventions.
— J'en ai pas pour longtemps, dit Shura en enfilant un sous-vêtement discrètement quand même.
— Ça va… y a pas l'feu… rétorqua Angelo avec un sourire idiot.
— Tu dis ça dans une caserne de pompiers ? Tu sais qu't'es drôle, toi ?
— Ça doit pas être la première fois qu'on vous la sort celle-là…
— Non, en effet…
— Mais c'est trop tentant de vous faire ce genre de blagues débiles…
— C'est pour ça qu'on met pas nos visiteurs sous le jet glacé d'une lance…, plaisanta Shura.
— C'est rien, c'est d'l'eau…
— Avec assez de pression pour t'coller au mur comme un moustique sur un parebrise… Tu sais quel est le comble pour un pompier ?
— Euh… non…
— C'est d'avoir l'feu au cul, répondit Shura avec un clin d'œil.
— Et après c'est moi qui fais des blagues à la con ?
— Nous on a le droit de se moquer de nous-mêmes… sourit le pompier en attachant ses lacets. T'as une idée de c'que tu veux comme caisse ?
— Pas vraiment… Chuis pas difficile tant qu'ça roule et que ça m'emmène où j'veux sans partir en morceaux, ça m'va… Et qu'ce soit pas trop cher…
— J'ai regardé sur Internet, y un concessionnaire au boulevard National qui a pas mal de choix…, l'informa Shura tandis qu'ils montaient dans la Clio.
— J'ai vu aussi…
— Tu veux pas une hybride ou une électrique ?
— Pas assez au point et encore trop chères… un jour peut-être…
Ils arrivèrent rapidement chez le concessionnaire et se mirent à déambuler dans le hall d'exposition des voitures d'occasion. Il y avait de tout. Des citadines, des berlines, des SUV et Shura s'arrêta même devant un pickup Ford Raptor noir. Il aimait beaucoup se modèle, mais pour circuler en ville s'était un peu trop volumineux. Il appréciait le côté agressif et massif du véhicule, mais il estimait qu'il fallait vraiment en avoir l'utilité. Il n'avait jamais compris les gens qui achetaient des 4X4 pour rouler dans les artères encombrées de Marseille ou de n'importe quelle grande métropole. La consommation était phénoménale, l'assurance hors de prix même au tiers sans parler de l'entretien. Il fallait avoir les moyens de posséder un engin pareil. En même temps, ça devait être agréable d'être au volant d'une telle voiture, d'être très en hauteur par rapport aux autres usagers et de faire un peu peur quand on forçait légèrement le passage pour se glisser dans une circulation embouteillée.
— Shura!
— T'as trouvé quelque chose ? lui demanda-t-il en le rejoignant.
— Tu penses quoi de la Fiesta ?
— Le prix est correct pour le kilométrage…, répondit le pompier après avoir regardé la fiche technique. Elle est pas trop grosse et pour faire les créneaux en ville c'est jouable… Elle te plait ?
Une heure plus tard, Angelo avait sa nouvelle voiture. Les choses pouvaient aller très vite quand on n'était pas du genre à faire vingt-cinq magasins, qu'on savait ce qu'on voulait et qu'on n'était pas difficile. Angelo n'avait jamais fait grand cas des voitures, à l'instar de certains qui passaient leur week-end à astiquer la belle. Il n'en avait même jamais acheté une neuve. Quant à sa vieille guimbarde, il avait contacté un épaviste qui la débarrassera. Le financement avait été une formalité, il était solvable. Il n'avait plus qu'à la vider pour mettre ses affaires dans la nouvelle. Il rentra chez Dohko et Marine avec son nouveau véhicule, suivit par Shura. Ils se garèrent sans difficulté près de l'appartement. Avec les beaux jours qui semblaient véritablement s'installer depuis une bonne semaine, les Marseillais s'évadaient en week-end dès le vendredi après-midi comme tous ceux qui le pouvaient. Les rues étaient moins encombrées. Shura laissa sa Clio et ils partirent faire une balade en bord de mer pour tester la petite Fiesta. Pendant qu'ils roulaient, le pompier appaira le téléphone d'Angelo à sa voiture et ils purent s'en mettre plein les oreilles avec la playlist rock. Shura ajusta les basses, le son était excellent.
— Tu devrais mettre tes musiques sur une clé USB… t'as un port juste là, ça devrait marcher…
— Trop bon! Putain! Chuis content! Merci d'être venu avec moi!
— Ça sert à ça les amis…
Ils allèrent jusqu'à Cassis, à une demie heure de Marseille et firent demi-tour. Une fois rentré chez Dohko, Angelo leur prépara deux expressos et ils s'installèrent sur la table du salon avec leurs ordinateurs. C'était parti pour une fin d'après-midi de freeroll. La dernière fois, Shura avait pris un très joli pot et là, le thanatopracteur semblait en veine. Shura laissa sa partie et se rapprocha pour regarder celle d'Angelo.
— Qu'est-ce t'en penses ? lui demanda celui-ci, les fixés sur l'écran.
— T'as la meilleure main… y peut pas y avoir mieux même s'il a une pocket paire (10) comme toi…
— Au mieux, il a un full aux Rois par les As…
— Et toi le contraire… mais n'envoie pas ton tapis, il va se méfier…
— J'vais l'appâter pour qu'il paie… un demi pot ça devrait le faire…
— Si tu gagnes cette main tu prends deux cent cinquante euros…
— Yes ! C'est trop bon! Y s'est couché !
— Génial, mon pote! s'exclama Shura en attrapant la tête de son ami pour déposer un baiser dans ses cheveux.
— Il aurait pu avoir un carré de Rois !
— Sa relance était trop haute, il simulait le carré pour que toi tu t'couches…
— T'es un vrai porte-bonheur, toi! Faut qu'tu restes avec moi à chaque fois qu'je joue!
— Si tu veux, ça m'dérange pas… T'as énormément progressé…
— Toi, Dohko et Gabriel vous m'avez beaucoup aidé… J'ai une dette immense parce que j'aurais pu vraiment mal finir…
— Te dévalorise pas… C'est toi qui fais le plus gros du boulot parce que tu sais résister à l'envie…
— Parfois y a des envies qu'on maitrise pas… enfin plutôt contre lesquelles on a du mal à lutter…
— Ouais… je sais, crois-moi… Je languis le premier juillet prochain…, marmonna Shura en se laissant aller en arrière sur sa chaise, les yeux fermés.
— Tu seras pas tout seul… C'est un dimanche et j'ai demandé à mon patron de me mettre de repos le lundi comme ça j't'accompagnerai et on fera la fermeture… et le lendemain on dort !
— Pour de bon ? sursauta le pompier, touché par la démarche du thanatopracteur. C'est sympa…
Shura plongea dans les yeux de son ami qui souriait doucement, comme s'il voulait mesurer la sincérité de ses paroles. Mais il n'avait aucune raison de douter. Il ne connaissait Angelo que depuis quelques semaines, mais il avait déjà compris que ce n'était pas un hypocrite. Lorsqu'il disait quelque chose, il le pensait. Il adorait se baigner dans le bleu cobalt de ces yeux à la fois profonds et lumineux. Il aurait pu s'y noyer. Il perçut un changement infime dans l'expression de ce regard hypnotique et Angelo se détourna comme s'il avait pressenti quelque chose qu'il ne pouvait toujours pas nommer et qu'il n'était pas encore prêt à assumer. Et à en juger par le léger embarras qui se lisait sur son visage, Shura sut avec certitude qu'il venait de marquer quelques points supplémentaires. Si Angelo se posait des questions à propos de ses réactions, il voudra peut-être trouver des réponses. Et le pompier était tout disposer à les lui fournir. Un SMS de Dohko les sortit de leurs réflexions. Soirée Pn'P. Ils se sourirent et s'activèrent pour tout mettre en place puisqu'ils étaient déjà là. Marine aussi serait présente. Tout comme Thétis et Issak, Gabriel et Milo. Les deux hommes se réjouirent, ils avaient l'impression de ne pas les avoir vu depuis une éternité. Une soirée qui s'annonçait parfaite…
À suivre…
(1) Crever la bulle = être parmi les joueurs payés. Au minimum, être remboursé du montant de l'inscription.
(2) Pure spéculation de ma part. Je n'ai pas trouvé de photos montrant l'espace restauration du Pasino Grand.
(3) Tilt = phénomène psychologique d'énervement ou de déconcentration après un mauvais coup, qui pousse à mal jouer voire à péter un plomb.
(4) EPT = European Poker Tour. Ce sont des tournois qui se déroulent dans les grandes villes d'Europe. Paris, Londres, Barcelone, Prague, Monte-Carlo, etc.
(5) Il existe de nombreuses variantes du poker. Le Texas Holdem en comporte déjà trois sans compter le Royal Holdem, le limit, le pot-limit et le no limit. Il y a aussi l'Omaha, le stud à sept cartes, le poker fermé et bien d'autres. Google est votre ami si vous êtes curieux.
(6) Phil Hellmuth = en 2023 il avait gagné ce tournoi à dix-sept reprises. C'est lui qui l'a remporté le plus grand nombre de fois depuis la création de cette compétition. Mon histoire se déroule en 2029, j'ai rajouté quelques victoires.
(7) Freeroll =les plus grandes salles depoker en ligneproposent des freerolls, des tournois depoker gratuits,qui vous permettent de jouer et de gagner de l'argent réel. Les freerolls sont un excellent moyen pour gagner de l'argent sans aucun risque, et se constituer une Bankroll, un compte dans lequel piocher pour s'inscrire à des tournois payants dotés de prix nettement plus intéressants.
(8) Fauteuil à bascule du cabinet de Dohko, mais de couleur terre de sienne.
(9) Erotomanie = juste pour rappel. Trouble psychologique qui peut être associé aux carences affectives. Il se caractérise par une croyance délirante et obsessionnelle selon laquelle une personne, généralement une célébrité ou une personne inaccessible socialement, est amoureuse de soi.
(10) Pocket pair = Une paire dans la poche. Terme qui signifie que le joueur reçoit une paire distribuée par le croupier, deux cartes de même valeur. C'est une excellente main de départ même si ce n'est qu'une paire de Deux.
Au Poker les quatre couleurs sont PIQUE, CARREAU, TRÈFLE et CŒUR et non pas rouge et noir. En anglais, puisque c'est la langue du poker c'est, dans le même ordre: SPADES, DIAMONDS, CLUBS, HEARTS.
Hiérarchie des mains
—Une CARTE HAUTE = si aucun joueur n'arrive à former ne serait-ce qu'une paire, celui qui à la carte la plus élevée remporte le pot. S'il y a une égalité, le pot est partagé.
—Une PAIRE = deux cartes de même valeur. Par exemple2 DAMES.
—Un BRELAN = trois cartes de même valeur. Par exemple 3 HUIT
—Une QUINTE = 5 cartes qui se suivent de couleurs différentes. Par exemple 5D – 6C – 7H – 8D – 9S toutes couleurs confondues.
—Une COULEUR = 5 cartes qui ne se suivent pas, mais de la même couleur. Par exemple 7 – VALET – 10 – 2 – DAME toutes à CŒUR. La couleur avec la hauteur la plus élevée remporte le pot.
—Un FULLHOUSE ou FULL en abrégé = Un BRELAN associé à une PAIRE. Par exemple un FULL aux HUIT par les VALET c'est un brelan de HUIT et une paire de VALETS. Il faut associer les cartes servies au joueur avec celles découvertes sur le tapis.
—Un CARRE = 4 cartes de la même valeur. Par exemple le plus beau 4 AS. Mais 4 DEUX peuvent aussi très bien faire l'affaire et gagner le pot.
—Une QUINTE FLUSH ou QUINTE à la COULEUR = 5 cartes qui se suivent de la même couleur. Par exemple 7 – 8 – 9 – 10 – VALET à CARREAU
—Une QUINTE FLUSH ROYALE = 5 cartes qui se suivent de la même couleur hauteur AS. Par exemple10 – VALET – DAME – ROI – AS à PIQUE. Elle est appelée royale parce qu'elle est hauteur AS. C'est LA combinaison imbattable au poker. Statistiquement, il existe 1chance sur 30000 de l'obtenir, mais qui sait… La chance peut avoir envie de vous faire un magnifique sourire.
