Assise sur son majestueux trône, les chevilles croisées et la tête posée sur son poing, Riju faisait jouer nerveusement le bout de ses doigts sur l'accoudoir de pierre dans un bruit répétitif et agaçant. Le regard réprobateur que lui adressa Beterah, raide, stoïque et silencieuse à ses côtés, la força à arrêter en plantant ses longs ongles verts dans sa paume pour se contenir. La patience n'avait jamais été son point fort. Les anciennes du conseil avaient beau mettre ça sur le compte de la jeunesse, Riju se connaissait suffisamment pour savoir que c'était tout simplement dans son caractère. Et qu'elle allait devoir travailler sur ce point, entre autres, si elle voulait gagner leur respect.

Mais si la princesse pouvait revenir rapidement de sa petite promenade post-méridienne afin de clore cette sale journée, elle lui en serait profondément reconnaissante.

Le conseil avait été un des plus terribles qu'elle eut à endurer. Tenir sa promesse envers Zelda sans trahir leur accord s'était avéré bien plus complexe qu'elle ne l'avait cru. Malgré tous ses efforts, les anciennes n'avaient pas démordu de leur idée que Zelda l'influençait pour son propre compte. L'audition de Brasiera, qui s'en était pourtant tenue à la version allégée de ses découvertes sur ordre de Riju, n'avait pas suffi à les convaincre. Seule la perspective de pouvoir établir gratuitement des succursales en plein cœur d'Hyrule les avaient adoucies et amenées à revoir leur position envers la princesse. Modérément.

Riju grinça des dents et posa sa tête avec lassitude sur le haut dossier. Plus le temps passait, et plus la détestable habitude qu'avait les anciennes de la considérer comme une jeune écervelée commençait à lui faire bouillir le sang. Elle savait qu'elle avait encore besoin de leurs conseils et de leur expérience. Elle l'acceptait. Mais qu'elles considèrent toutes ses propositions comme potentiellement contestables par principe devenait difficilement tolérable. Très prochainement, Riju devrait s'imposer avec force, et là encore, elle allait devoir patienter. La perte momentanée du casque du Tonnerre, encore inexpliquée à ce jour, avait grandement terni son image auprès du conseil et provoqué un élan de compassion pour elle au sein de son peuple. Un non-initié aurait pu considérer la compassion comme une marque de soutien. Un véritable dirigeant y discernait le réel danger que cela représentait : une faiblesse, la première alerte avant la chute définitive. Un peuple ne compatit pas envers celui qui le guide et le rassure, mais il compatit quand il pressent que son dirigeant est affaibli. Quand un peuple a de la compassion pour son leader, alors il ne sera plus surpris de le voir tomber. Sa chute devient envisageable, une probabilité même. Les gerudos n'avaient jamais ressenti de la compassion pour la grande Urbosa, à part peut-être une fois qu'elle eut trouvé la mort au sein de la créature divine. Et encore. Même la fragile adolescente qu'était Zelda il y a cent ans avait évité ce périlleux écueil. Si son image était noircie par son incapacité à éveiller son pouvoir, si elle ne rassurait personne sur l'issue de la bataille contre Ganon, à tort d'ailleurs, aucun écrit et aucun chant ne relatait de la compassion envers elle.

Riju, elle, avait un pied dans le vide et l'autre en équilibre sur un bout de ficelle. Elle le savait, tout comme les anciennes. Tout comme Zelda également, puisque rien ne semblait lui échapper.

La jeune chef se redressa tant bien que mal. Elle grimaça en sentant la raideur de la pierre dans son dos et sa morsure à l'arrière de ses cuisses malgré le coussin sur lequel elle était assise. Alors que les gerudos appréciaient grandement toute forme d'aisance, la légende disait que le trône était inconfortable à dessein. Ainsi, celle qui s'y tenait se rappelait sans cesse que son titre n'était pas un acquis et induisait des responsabilités peu enviables. En ce qui la concernait, Riju pouvait assurer que le message serait passé sans être constamment la gerudo la plus mal assise de toute la tribu.

Elle releva la tête en entendant une voix reconnaissable entre toutes à l'entrée principale. Comme à son habitude, Zelda ne passait jamais devant qui que ce soit sans le saluer et s'enquérir de lui avec un sourire, que ce soient des gardes, des servantes ou des errants. D'aucun y aurait vu une manière de s'attirer les faveurs du peuple, et Riju l'avait interprété ainsi la première fois. Mais la sincérité dans l'intonation de la princesse lui avait vite fait comprendre que Zelda ne se forçait pas. S'inquiéter des autres lui était aussi naturel que l'impatience l'était pour Riju. Inutile de préciser laquelle de ces deux caractéristiques l'adolescente aurait préféré être dotée.

La fine silhouette de la princesse se découpa progressivement en contre-jour et la gerudo s'efforça de dissimuler la sueur glacée qui glissait entre ses omoplates. Si Riju avait vu dans sa rencontre avec la princesse l'opportunité de rebattre les cartes et de reprendre l'ascendant sur les anciennes, aujourd'hui, elle savait qu'elle s'était fait prendre à un jeu qui la dépassait. Aujourd'hui, elle allait devoir renégocier les termes de leur accord, de façon assez drastique si elle suivait les désirs du conseil, avec la réincarnation de la déesse en personne. Les sept savaient combien Riju ne se sentait ni la taille, ni la légitimité de négocier quoique ce soit avec une entité divine.

Zelda avait beau s'en défendre, l'adolescente ne parvenait plus à dissocier cette image d'elle depuis la veille au soir. Dès leur rencontre, Riju avait senti chez elle une intensité bienveillante indéfinissable qui l'attirait comme un papillon vers la flamme incandescente d'une bougie. Maintenant que ce sentiment avait un nom, divinité, la gerudo se sentait si intimidée qu'elle se demandait bien comment, il y a cent ans, les gens avaient pu ignorer cela chez la princesse et comment ils avaient pu la conspuer de la sorte. Elle se demandait surtout comment Link, qui semblait si normal, faisait pour supporter une telle proximité avec quelqu'un d'aussi intense. Disposer de l'âme du Héros devait probablement aider.

Zelda s'arrêta à quelques mètres du trône avec son éternel sourire juché sur les lèvres, donnant le sentiment à Riju que la princesse était ravie de la voir. L'adolescente occulta sciemment la chaleur qui naissait en elle à cette idée. Cela donnait par trop raison aux anciennes pour qu'elle puisse se l'autoriser.

« Votre promenade dans le désert a été agréable ? » s'enquit-elle avec une légèreté qu'elle ne ressentait pas du tout.

La princesse acquiesça et Riju se laissa glisser en bas du trône avec un soulagement à peine dissimulé.

« C'était très instructif, répondit posément l'hylienne. Pardonnez mon retard.

— Sans problème, Zelda, mentit Riju. Je sais bien que les distances dans le désert peuvent être trompeuses à qui n'est pas habitué. Venez, j'aimerai vous entretenir à proximité de la fontaine, le bruit de l'eau m'apaise. »

Elle fit signe à Beterah de ne pas se déplacer. Elle contourna le trône et entraîna Zelda à sa suite. En vérité, la présence de cette fontaine dans cette salle n'avait rien d'anodin. Dissimulée derrière le trône, son intérêt n'était pas uniquement esthétique : le bruit de l'eau permettait de couvrir efficacement une conversation qui ne devait être entendue de personne, tout en restant sous l'œil vigilant des gardes. Un détail architectural des plus appréciables.

« Dîtes-moi que vous avez de bonnes nouvelles à m'annoncer, soupira Riju une fois rendue face à l'immensité désertique.

— J'ai une piste sérieuse » répondit posément Zelda.

Le regard plein d'espoir que lui lança la gerudo ne laissa pas la princesse indifférente. L'image d'une enfant à qui l'on annonçait que son anniversaire aurait lieu tous les jours se superposa à celle de Riju. Zelda ne put s'empêcher de ressentir une pointe de culpabilité.

« Attendez, je n'ai pas dit que j'avais l'identité de l'espionne, se reprit-elle. Mais je pense savoir comment l'obtenir.

— Comment ? »

Zelda posa une main sur le bras de la jeune fille en signe d'apaisement. Elle souhaitait plus que tout répondre à l'angoisse latente de son interlocutrice, mais elle ne pouvait pas se permettre de perdre de vue ses propres objectifs. Elle s'efforça de se rassurer en se rappelant que si son plan fonctionnait comme prévu, cela servirait également Riju, à terme.

« Un instant, objecta-t-elle avec douceur. Dîtes-moi plutôt comment s'est déroulée la séance du conseil. »

L'air sombre qui recouvrit les traits de la gerudo ne lui présagea rien de bon, et Zelda se mordit la lèvre. Si Riju n'avait pas pu garder son secret sous silence, elle n'avait trouvé aucune parade pour réussir à s'extraire de ce pétrin. Aucune qui lui permettrait d'en sortir indemne, en tout cas.

« Les anciennes ont accepté la version « allégée » de Brasiera, répondit Riju au grand soulagement de la princesse, et ne s'opposent pas au financement de la reconstruction d'Hyrule. Mais…

— Mais ? »

La jeune chef inspira profondément et carra les épaules, tentant de conserver une certaine contenance. Le regard de la jeune hylienne s'étrécit.

« Mais certaines de vos conditions sont inenvisageables » affirma Riju avec assurance en plantant ses yeux dans les siens.

Loin d'être une surprise pour elle, Zelda s'efforça pourtant de durcir ses traits : il était hors de question que Riju se doute qu'elle s'était volontairement octroyé une marge de manœuvre.

Mais à présent, la Fille d'Hyrule disposait en plus d'une carte maîtresse et se savait en position de force. Une carte à double tranchant, certes, mais qui bien utilisée, lui permettrait d'être doublement gagnante.

Il était temps de commencer à négocier.

L'existence de Link était déjà particulièrement longue et riche pour un hylien. Et le moins que l'on puisse dire, c'était qu'elle ne manquait pas d'expériences originales.

Malgré tout, il était certain que celle-là finirait dans le top cinq. C'était inévitable.

Elle n'était pas dangereuse à proprement parlé. Il risquait certes sa vie, mais il était bien loin des combats qu'il avait l'habitude de mener. Pourtant, si un jour quelqu'un lui avait dit qu'il se retrouverait dans une pareille situation, il lui aurait ri au nez. Ce qui aurait été parfaitement stupide. Depuis tout ce temps, il devait bien savoir qu'il pouvait se retrouver dans des situations encore plus délirantes pour les beaux yeux d'une certaine princesse.

Il aurait malgré tout aimé que ce fichu vêtement se montre vraiment plus coopératif.

Sa main droite était agrippée à la roche brûlante et la gauche se débattait avec le tissu ocre des chausses furtives, tentant d'y glisser son deuxième pied. Y insérer le premier lui avait déjà valu de belles acrobaties. Les deux genoux pliés à la poitrine, le tissu était si serré que Link se retrouvait recroquevillé telle une grenouille suspendue dans le vide à la seule force de sa paume.

Une situation épuisante, bien que cocasse. Pour un spectateur.

Il tentait de se persuader qu'il n'effectuait pas cette gymnastique sans raison. Zelda lui avait fait promettre de ne pas mettre un pied dans la cité malgré les risques qu'elle encourait. Link s'y était plié à l'unique condition de pouvoir intervenir si elle était en danger. Fort de cet accord, il était monté jusqu'ici vêtu de sa Tenue des sablons, escaladant le rempart pour ne pas manquer à sa parole. Il avait trouvé le seul endroit sur toute la paroi où un interstice lui permettrait d'observer ce qui se passait dans la salle du trône gerudo. Maintenant qu'il était en poste, prêt à agir en cas de besoin, il n'avait plus qu'à se fondre dans le décor et à se montrer discret. Être blotti contre le rempart lui permettait de bénéficier du microclimat de la ville, et ainsi de troquer la tenue de saphir contre la furtive sans risquer sa vie. Il se changeait donc, suspendu dans les airs comme une noix de coco en haut d'un palmier.

Bien sûr, il aurait été plus simple de s'habiller en furtif et de prendre un remède glagla pour traverser le désert, mais il n'avait eu ni le temps, ni les ingrédients pour le préparer. Zelda ne lui avait fait part de son plan qu'en rentrant de l'oasis. Il n'avait pas eu d'autres options que de s'y adapter à la dernière minute.

Avec un soulagement indicible, il parvint enfin à enfiler la chausse gauche et à remonter l'ensemble jusqu'au nombril. Mais il n'était pas au bout de ses peines. Consciencieusement, il cala sa besace entre ses deux pieds posés sur la roche, détacha son baudrier et coinça la sangle entre ses dents. Prudemment, il défit son canon d'avant-bras et son bras d'armure. Il les rangea dans son sac avant de glisser ses membres dans le tissu étroit de la combinaison.

De gesticulations en torsions, il finit d'enfiler l'intégralité du vêtement, la sueur dégoulinante sur ses tempes. Il se félicitait tout juste d'avoir appris à sangler son baudrier d'une seule main lorsque des voix raisonnèrent en contrebas.

« Vous pensez vraiment qu'elle saura de qui il s'agit ? demandait la voix de Riju qui se rapprochait.

— C'est elle qui accompagne toutes les gerudos avant et après leur chasse n'est-ce-pas ? répondit Zelda d'un ton calme et rassurant. Alors oui, elle seule peut nous renseigner. »

Link descendit légèrement et se cala pour pouvoir glisser un œil dans l'interstice du rempart. Devant lui s'élevait le majestueux trône gerudo cerné par de grandes colonnes couvertes de draperies et de bijoux en or. Le sol était parcouru de cours d'eau et de bassins qui agrémentaient le grand espace d'un doux bruissement. Bien qu'il ne vît rien d'elle, Riju semblait être installée sur son trône. Beterah se tenait à sa gauche, l'allure raide et revêche comme à son habitude. À sa droite, Zelda se penchait légèrement sur l'accoudoir pour échanger à voix basse.

De nombreux bruits de pas émanèrent soudain de l'entrée principale et la princesse esquissa prestement un pas en arrière pour se positionner en retrait du trône gerudo. Un instant plus tard, une demi-douzaine de vaïs d'un âge avancé et visiblement très riches s'avancèrent, le port digne et droit. Lentement, elles se placèrent autour des nombreux cours d'eau qui sillonnaient la salle.

L'une d'entre elles s'arrêta dans l'allée centrale et posa un regard noir et hautain sur le trio. Vêtue d'un gilet bleu foncé, sa haute coiffure parée de nombreux bijoux, Link n'eut aucun mal à reconnaître la fière Rubica, la prédécesseuse de Teake à la tête de l'armée gerudo.

« Riju, tonna-t-elle avec l'assurance de quelqu'un qui est certain d'avoir l'ascendant, depuis quand te permets-tu de convoquer les anciennes en dehors des séances officielles du Conseil ? »

Son regard glissa sur la princesse Zelda sans tenter de dissimuler une moue de mépris sur ses lèvres.

« Je suppose que nous devons cette témérité à ta nouvelle amie, la prétendue Princesse Royale revenue d'entre les morts ? »

Cette pique fut aussitôt suivie d'une approbation muette d'une bonne partie des anciennes. Link ne put s'empêcher de ressentir une profonde antipathie pour elles. La raison des difficultés que rencontraient Riju pour faire accepter son alliance avec la princesse devenait brutalement limpide : le conseil des vaïs était gangrené par les kyohis.

« Merveila, raisonna soudain la voix claire de Riju, va chercher Azhal s'il-te-plaît, elle doit être en train de donner un cours de séduction à cette heure-ci. »

La jeune vaï, qui se tenait en retrait sur le côté gauche de la salle, sortit des ombres et se prosterna fébrilement.

« Tout de suite, Makeela » acquiesça-t-elle avant de s'évaporer dans l'escalier en direction de la caserne.

Un silence pesant suivit son départ pendant lesquels Rubica ne cessait de fusiller la princesse du regard, visiblement peu habituée d'être ignorée de la sorte. Link en profita pour scruter attentivement les personnes présentes, tentant d'évaluer lesquelles pourraient représenter un risque pour la sécurité de sa protégée. En haut des deux volées de marches qui encadraient la porte principale, Cinehl et Marantih protégeaient stoïquement l'accès aux appartements privés de leur chef. Celles-ci, selon toute logique, répondraient exclusivement aux ordres de Beterah. Si la grande garde du corps ne portait pas Zelda dans son cœur, il l'imaginait mal s'en prendre à elle en opposition totale avec les ordres de Riju. En revanche, si les anciennes semblaient apparemment désarmées, le chevalier n'était pas assez stupide pour oublier qu'une partie d'entre elles, comme Rubica, avaient été de fières guerrières dans leur jeunesse. Au vu de leur position clairement hostile à Zelda, il les plaça de fait comme les personnes les plus dangereuses de la petite assemblée.

Lorsque Merveila revint un instant plus tard, elle était accompagnée par une gerudo à la tenue rose et à la peau claire, sa queue haute battant ses épaules à chacun de ses déhanchés. Déhanchés par ailleurs exagérément marqués, au goût de Link. Il leur préférait des démarches plus naturelles, plus fluides. Un déhanché plus léger, plus digne… plus… royal…

Link secoua la tête et se fustigea intérieurement. Ce n'était certainement pas le moment de se laisser aller à rêvasser. Pas de cette manière. En encore moins envers Elle.

Concentre-toi, Link !

« J'espère que vous me dérangez pour une bonne raison, Makeela, clama la nouvelle venue d'un air important en s'avançant dans la salle. Le moindre retard pendant mes cours de la journée devient irrattrapable avec les séances de cuisine de ce… »

La gerudo s'interrompit en s'apercevant qu'elle faisait face à l'exécutif au grand complet. L'affaire était grave. Perdant brutalement toute sa superbe, elle parcourut la salle d'un air égaré avant de s'arrêter sur la seule étrangère présente.

« Altesse, s'inclina-t-elle respectueusement. Je suis navrée de faire votre rencontre dans ces circonstances. »

La princesse hocha simplement la tête sans prononcer le moindre mot, demeurant intentionnellement en retrait de Riju. La situation était déjà suffisamment délicate pour que Zelda ne manifeste pas davantage sa présence. La jeune chef se leva lentement de son trône et, les mains derrière le dos, commença à arpenter la salle d'un pas lent.

« Toutes ici présentes, commença-t-elle, connaissez les capacités hors normes de mon morse, Madame Patricia. Et ce matin, Madame Patricia m'a fait une prédiction.

— Nous connaissons toutes les prédictions de ton morse, Riju, rétorqua Rubica. Ce sont plus des conseils de bon sens qu'autre chose. Exceptionnels pour un animal, je te l'accorde, mais qui –

— Cette prédiction, l'interrompit Riju d'une voix forte, n'était pas comme les autres. Elle m'a permis d'aborder sous un nouvel angle la question de l'espionne yiga qui a infiltré nos rangs. »

Un hoquet de stupeur parcourut les rangs des anciennes tandis qu'Azhal, ébahie, portait ses mains manucurées sur ses lèvres entrouvertes.

« Une espionne yiga ? s'exclama-t-elle.

— Comment oses-tu aborder un sujet aussi grave devant une civile et encore plus devant une dignitaire étrangère, Riju ? tempêta Rubica. L'hylienne t'a-t-elle fait perdre tout bon sens, par les sept ?

— L'hylienne, comme tu dis, était là lorsque Madame Patricia m'a fait cette prédiction, lui répondit Riju en s'avançant vers elle d'un pas imposant, ses talons claquant sur le sol. Elle était là et m'a guidé dans ma réflexion par simple gentillesse, ce qu'aucune de vous n'a fait jusqu'alors. Hormis me reprocher mon impuissance à la coincer, aucune ne m'a aidé à y voir plus clair ! Alors, oui, la princesse Zelda mérite d'être ici !

— Mais à quel est son prix ? demanda la vieille gerudo avec une grimace.

— Comment ça quel prix ?

— Qu'a-t-elle demandé en échange de son « aide » ? précisa Rubica en pointant la princesse du menton d'un air dédaigneux. Un accord dégradant pour notre peuple peut-être ? Une nouvelle vassalité envers une usurpatrice ?

— Silence, Rubica ! s'enflamma la jeune chef avec dans la voix une autorité qui dénotait totalement avec son corps frêle. Le peuple gerudo est fier de son hospitalité et je ne te permettrai pas de salir notre réputation en tenant des propos aussi insultants envers mon invitée ! La princesse Zelda est sous ma protection. »

Un silence aussi épais que du magma englua la salle durant lequel Riju et Rubica s'affrontèrent du regard. Link, spectateur de cette étrange joute, n'était pas sûr de celle qui en sortirait vainqueur, mais admira le stoïcisme avec lequel Zelda accueillait toutes les insultes proférées à son égard. Il la connaissait assez pour savoir que la princesse devait bouillir intérieurement : s'entendre dire sans broncher qu'elle n'était qu'une menteuse, niant ainsi tout les sacrifices qu'elle avait endurer, ne devait pas être une épreuve des plus agréables.

« Azhal, appela soudain Riju d'une voix claire sans se détourner de son adversaire, tu as bien à ta charge le recensement des départs pour la chasse au voï ? »

La gerudo, demeurée figée face au spectacle auquel elle assistait, s'efforça de rassembler ses esprits avant de répondre.

« Oui, Makeela. Je consigne chaque départ, chaque retour, et je m'entretiens avec toutes les prétendantes.

— Tu peux donc me faire un compte-rendu sur les chasses de toutes les gerudos qui en sont revenues, n'est-ce-pas ? »

La jeune hylienne acquiesça de nouveau, les sourcils froncés.

« Oui, Makeela. Mais nos entretiens sont censés être confidentiels… »

La jeune chef tourna le dos à Rubica re revint se poster devant son trône d'un pas lent. De là où il se trouvait, Link s'aperçut que l'adolescente serrait fortement ses deux poings dans son dos, comme si elle tentait de dissimuler leurs tremblements. Lorsqu'elle reprit la parole pourtant, sa voix était aussi claire et assurée que possible.

« Il y a plusieurs mois maintenant, le casque du Tonnerre nous a été dérobé malgré la surveillance importante autour de lui. À peu près au même moment, des informations cruciales ont commencé à fuiter du palais. Ces deux évènements ont un point commun : les yigas. »

L'adolescente se tut un instant, ses mains moites s'agitant derrière elle pour tenter de canaliser sa nervosité latente.

« J'en ai rapidement conclu que notre espionne était également responsable d'avoir permis aux yigas d'emporter le casque dans leur repaire. Il ne pouvait s'agir d'un yiga déguisé : aucune de leurs infiltrations précédentes n'a pu durer aussi longtemps sans qu'un changement de comportement ne les trahisse. La coupable est donc bien une authentique gerudo. Mais pour pouvoir la démasquer, une question demeurait en suspens, celle du mobile. »

Le regard de toutes les vaïs présentes dans la salle était rivé sur les lèvres de Riju, certains avec dédain, d'autres avec intérêt, d'autres encore avec surprise. Link, lui, se concentra intensément sur les postures de chacune, guettant celle qui finirait par esquisser le mouvement qui la trahirait.

« Pourquoi ? interrogea la chef gerudo en reprenant sa déambulation à travers la pièce. Pourquoi l'une d'entre nous nous trahirait-elle pour ces sales chuchus des sables, nos ennemis de toujours ? Et bien c'est Madame Patricia qui a fini par me souffler la réponse. »

Elle s'arrêta juste en face de la gerudo à la peau blanche qui l'observait d'un air inquiet.

« Azhal, l'appela Riju d'une voix plus basse, peux-tu me dire laquelle de Makma, Rhodie, Cinelh et Marantih est revenue bredouille de sa chasse au voï et a refusé de t'en parler ? »

Instinctivement, le chevalier leva le regard sur les deux interpelées qui surplombaient la salle. Riju jouait un jeu dangereux en interrogeant Azhal devant deux des gardes visées. D'ailleurs, la professeure des cœurs glissa un œil inquiet vers elles, mais Link fut incapable de définir à laquelle des deux vaïs il était destiné à une telle distance.

« C'est très personnel, Makeela, tenta-t-elle d'esquiver d'une voix sourde. Si je vous parle, plus aucune des vaïs ne voudra se confier…

— Laquelle de ces quatre soldates a refusé l'entretien que tu proposes à chaque retour de chasse, Azhal ? » insista Riju avec autorité.

Elle s'avança encore d'un pas, frôlant ainsi la gerudo lui faisant face. Alors que Riju lui arrivait à peine à l'épaule, sa posture menaçante poussa Azhal à se voûter davantage.

« Laquelle d'entre elles, poursuivit la jeune chef d'une voix sourde, a essayé de cacher qu'elle avait donné naissance à un enfant mâle ? »

Un silence aussi lourd qu'un jet de lithorok tomba sur la salle à ces derniers mots. La question de l'enfantement était l'un des plus grands tabous de la culture gerudo, et ce depuis des millénaires. Il était bien entendu nécessaire pour elles d'avoir une descendance, nécessité ayant institué la tradition de la Chasse au Voï. Mais les naissances issues de ces relations étaient toutes scrupuleusement recensées dans les archives de la cité, en particulier le sexe et le devenir de l'enfant. Car selon la légende, si un garçon naissait d'une gerudo, ce qui devrait se produire tous les cent ans, il deviendrait de fait le roi de la tribu à sa majorité.

Autrefois source de prières et d'espoir pour ce peuple exclusivement féminin, cette perspective était à présent devenue la plus grande terreur des guerrières. Car tel avait été le destin d'un enfant, il y a quelques millénaires. Un enfant nommé Ganondorf. Un enfant qui avait détruit la course linéaire du temps et Hyrule dans sa quête de pouvoir irraisonné. Un enfant, qui s'était avéré être la réincarnation mortelle d'un mal bien plus ancien et bien plus puissant qu'un simple roi avide de pouvoir. Un mal, appelé le Fléau.

Telle était la faute que les gerudos cherchaient encore aujourd'hui à expier auprès des autres peuples d'Hyrule, en vain. Pourtant, les archives ne mentionnaient plus aucune naissance d'un garçon depuis de nombreux siècles. Selon la rumeur, les grossesses menées à terme ne concernaient que des enfants difformes, malades, qui ne survivaient pas plus de quelques heures ou jours. Les vaïs ne savaient si elles devaient s'en estimer bénies, ou maudites. Zelda, de son côté, soupçonnaient plutôt que certaines naissances n'aient jamais été révélées et demeuraient cachées en Hyrule. Que cette dissimulation ait lieu avec l'aval de l'exécutif gerudo était une possibilité, mais pas une certitude.

Pour elle, le petit garçon responsable de tout ce chaos n'était probablement qu'un parmi d'autres dont la naissance ne devait pas porter à conséquence. Mais les yigas avaient découvert son existence, faisant du nourrisson un parfait prétendant pour l'élévation de leur cause et réaffirmant leur foi irrépressible en un retour de Ganon.

Et faisant également de cet enfant un parfait moyen de pression sur une mère au comble du désespoir... si tant était qu'elle n'adhère pas elle-même à l'idée d'un regain de la puissance gerudo sous l'égide de son fils-roi.

À travers l'interstice, Link observa attentivement les visages empreints de stupeur, les lèvres entrouvertes et les yeux écarquillés qui lui faisaient face. Aucune des vaïs présentes dans l'assemblée ne semblait feindre la surprise, à son grand désespoir. Les deux soldates en haut des marches, quant à elles, demeurèrent impassibles, leur expression indiscernable sous leur lah'djar.

Quand soudain, une lueur…

Sans réfléchir, Link lâcha sa prise et se laissa tomber dans le vide tout en bandant son arc gerudo. Une seconde plus tard, sa flèche se fichait au beau milieu de l'œil inversé sur le masque du sous-fifre yiga, mais trop tard. Déjà, les projectiles ennemis filaient en direction de Riju, ou d'Azhal, Link n'aurait su le dire.

À peine eut-il touché le sol qu'un fin rai lumineux éclairait déjà la salle de part en part, carbonisant les flèches en plein vol à moins d'un mètre de leur cible. Dans un silence assourdissant, tous les regards se posèrent sur Zelda. La princesse se tenait debout, le dos droit et la main levée à côté du trône, le visage impassible. L'aura lumineuse qui émanait d'elle ne permettait à personne de douter qu'elle était responsable de ce qui venait de se passer.

« Par les sept héroïnes… », souffla Rubica en la contemplant avec un émerveillement non feint.

Elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. Déjà, le rire dément mais caractéristique des yigas raisonna aux quatre coins de la pièce. Une dizaine de lueurs orangées brillèrent en encerclant l'assemblée, laissant apparaître les silhouettes menaçantes des sous-fifres et des officiers vêtus de rouge.

La suite ne fut plus qu'un gigantesque chaos. Beterah se précipita sur Riju et Azhal, les protégeant de sa haute stature. Nombre d'anciennes sortirent de multiples petites lames de leur vêtement en adoptant une attitude belliqueuse, prêtes à en découdre. Link ne fut guère surpris de voir Rubica se positionner face à un officier, toutes dents dehors, ses muscles fins jouant sous sa peau ridée tandis qu'elle brandissait deux poignards très aiguisés. Alertées, plusieurs soldates émergèrent depuis la caserne au pas de charge, la capitaine Teake en tête, et se jetèrent dans la mêlée dans un hurlement en formant un cercle protecteur autour des anciennes plus faibles.

Au milieu du tintamarre des lames s'entrechoquant, des rires mesquins et des hurlements de douleur, Link chercha fébrilement Zelda du regard. La princesse n'était évidemment pas demeurée sagement à l'attendre à côté du trône. À travers les chatoiements de couleurs, il finit par apercevoir sa silhouette traversant la salle au pas de course en direction de Riju, à son grand agacement.

Si la princesse pouvait se rappeler de temps en temps qu'elle était la réincarnation mortelle de la déesse, et donc aussi vulnérable que n'importe qui, elle lui éviterait bon nombre de cheveux blancs.

Il s'élança à sa suite et son cœur rata un battement en apercevant du coin de l'œil un sous-fifre armant un boomerang en direction de sa protégée. Sans plus réfléchir, il se jeta sur Zelda et la plaqua brutalement sur le sol de pierre.

La chute inattendue et violente coupa net le souffle de la princesse, écrasée sous le poids du chevalier. Alors qu'elle tentait vainement de reprendre sa respiration, Link se redressa d'un bond face à l'assaillant, ses jambes encerclant la taille de la jeune hylienne dans une attitude protectrice.

« Par toutes les divinités d'or, Link, grogna Zelda d'une voix éraillée en tentant de se redresser, si tu pouvais perdre cette sale habitude de te jeter ainsi sur moi, mes côtes t'en rem… »

Elle s'interrompit lorsque le chevalier attrapa le boomerang en plein vol, et le renvoya directement à son agresseur. Le sous-fifre la reçut en plein cœur et disparut en fumée.

Tout bien réfléchi, peut-être devrait-elle plutôt remercier le chevalier de lui avoir – encore – sauvé la vie.

« Au nom des sept ! s'exclama soudain Riju derrière eux. Y-a-t-il une seule chose dans ce monde qui peut vous séparer tous les deux ? »

La voix stridente de la gerudo raisonna dans la grande salle tandis que les derniers bruits du combat s'évanouissaient. La bataille touchait à sa fin. Déjà, les soldates parcouraient la salle en récoltant les nombreuses bananes lames que leurs ennemis avaient laissé derrière eux. Face à la totalité de l'armée gerudo, les yigas n'avaient eu aucune chance.

Link tendit la main à la princesse pour l'aider à se relever avant de se prosterner devant Riju, un genou à terre et le poing sur le cœur. Une fois debout, Zelda épousseta le devant de sa jupe et s'avança d'un pas en direction de la chef gerudo. Elle s'efforça d'arborer son expression la plus contrite possible : elle allait devoir jouer serrer pour lui faire accepter ce nouvel écart aux mœurs gerudos.

« Je sollicite votre pardon, Makeela Riju, dit-elle en posant une main sur son cœur. Il n'était pas question que Link entre au sein de la Cité, son rôle était d'observer les réactions des personnes présentes dans la pièce. Seule l'extrême dangerosité de la situation l'a poussé à enfreindre votre règlement. »

À son tour, elle se laissa tomber à genoux, en signe de respect et de repentance.

« Même si seule son intervention m'a permis d'intervenir à temps, je mesure l'affront fait à vos mœurs. Je vous implore de faire acte de clémence, une nouvelle fois, pour le Prodige Hylien. »

Un silence tout relatif accueillit ses dernières phrases. Si certaines en doutaient auparavant, la démonstration de pouvoir de Zelda avait annihilé toute velléités kyohis dans leurs rangs. Aussi, il n'était certainement pas commun de voir la future reine d'Hyrule solliciter à genoux la mansuétude d'un chef de tribu pour un chevalier désobéissant – tout en rappelant incidemment qu'ils venaient probablement de lui sauver la vie.

Autant dire que sa marge de manœuvre était des plus réduites.

« Relevez-vous tous les deux ! s'exclama Riju, mortifiée à l'idée de voir la réincarnation d'Hylia s'agenouiller devant elle. Link, les gerudos vous sont à nouveau redevable. Il ne sera pas dit que le peuple du désert vous remerciera d'une punition. Mais la prochaine fois que la Princesse Royale vient dans cette cité, je vous enchaîne à un palmier du Bazar Assek avec une garde permanente pour vous surveiller, par toutes les sept ! »

Les deux hyliens se redressèrent en tentant de contenir le léger sourire qui ne demandait qu'à franchir leurs lèvres, quand une exclamation retentit du haut des escaliers donnant sur les appartements de Riju.

« Makeela ! s'écria Marantih d'un air hagard. Cinehl a disparue !

— Cinehl a quoi ? répéta la jeune chef en fronçant les sourcils. Elle doit être blessée quelque part, retrouvez-la !

— Riju…, l'interpela doucement Zelda en posant une main douce sur son bras. L'attaque des yigas était inconséquente et vouée à l'échec, mais ils savaient ce qu'ils faisaient. S'ils ont attaqué sans aucune chance de réussite, ils devaient avoir une bonne raison…

— Pour tuer Azhal qui menaçait de révéler l'identité de leur taupe ! l'interrompit l'adolescence avec véhémence.

— Ou pour faire diversion afin d'exfiltrer leur espionne », indiqua sombrement Rubica en sortant des rangs de ses congénères d'un pas lent, ses yeux empreints d'une toute nouvelle lueur de respect à l'égard de sa jeune chef.

L'adolescente la regarda fixement, prise de court. Bien sûr qu'elle savait que Cinehl et Marantih étaient sur la liste des suspects. Mais les deux vaïs étaient les gardes de ses appartements, soit ses plus proches gardiennes après Beterah. Elle avait déjà le plus grand mal à accepter qu'une de ses soldates les ait trahies, alors que Cinehl…

« Azhal ? » appela-t-elle d'une voix peu assurée.

Elle n'eut nul besoin d'en dire plus. La jeune gerudo acquiesça tristement à la question demeurée en suspens. Profondément blessée, Riju serra des poings et détourna le regard, refoulant les larmes qui montaient malgré elle à ses paupières.

Le crépuscule baignait la cité d'une chaude lumière lorsque Zelda franchit la porte de sa chambre. Une fois ses yeux habitués à la pénombre ambiante, ils s'égarèrent un instant avec envie sur le grand lit qui trônait au centre de la pièce, avant de se résigner. Link avait raison. Il était impossible pour elle de rester une nuit de plus au sein de la cité. Après l'assaut qu'ils avaient essuyé, la probabilité d'un nouvel attentat à son encontre ne pouvait pas être ignorée. Mais en cet instant, seul le risque de victimes collatérales la retenait de ne pas tomber immédiatement sur le matelas moelleux comme une pomme de son arbre.

Qui savait où elle allait dormir ce soir ? Probablement à la belle étoile, quelque part dans Hyrule. Si la princesse n'avait jamais rechigné contre quelques nuits en bivouac, la confortable couche à ses côtés semblait tout de même bien plus accueillante après cette journée interminable. Il n'était plus question de retourner à Euzero à présent qu'ils en étaient partis. Passer une nuit à Elimith incognito n'était pas plus envisageable, pas après s'être officiellement présentée comme la Princesse Royale en terre gerudo. Il lui semblait encore si prématuré de solliciter le soutien de son peuple en venant à lui les mains vides. À l'heure actuelle, elle n'avait rien à leur offrir, mis à part une icône idyllique.

Elle glissa un œil sur la terrasse derrière elle où la silhouette insolite du chevalier se découpait dans les ombres du soir. Riju partageait suffisamment les inquiétudes de Link au point de tolérer la présence du jeune hylien dans la cité jusqu'à leur départ, ce qui signifiait beaucoup. En réalité, au regard des derniers évènements, Zelda elle-même n'était pas certaine de réussir à convaincre Link de la laisser seule dans la cité. Riju devait sagement s'être résolue à ne même pas s'y essayer.

Poussant un profond soupir, Zelda commença à rassembler dans sa besace quelques vêtements épars et son matériel d'écriture. Elle n'avait que de maigres possessions, rustiques pour la plupart et bien souvent offertes, mais ils avaient plus de valeur à ses yeux que tout ce qui lui avait appartenu auparavant. Alors qu'elle soulevait son oreiller pour y déterrer Hogo, un raclement de gorge dans son dos la fit prestement lever les yeux.

« Riju ? s'étonna-t-elle, distinguant la silhouette gerudo dans le miroir de sa coiffeuse. Que viens-tu faire ici ? »

Le reflet de l'adolescente lui adressa un bref sourire amical, mais son regard, lui, demeurait hanté. Riju avait été terriblement blessée en découvrant que l'espionne était l'une de ses gardes personnelles. Elle n'était pas encore prête à accepter la nouvelle.

— Nous avons encore quelques dispositions à régler avant votre départ, je crois, dit-elle. Un certain accord à entériner.

Zelda acquiesça, rassembla ses affaires puis pivota les talons dans sa direction. Même si Riju crevait d'envie de se jeter dans son lit en pleurant tout son saoul dans un coussin, il y avait des fois où la politique ne souffrait d'aucun délai. Quant à Zelda, la perspective de poursuivre des négociations dans son état de fatigue ne l'enchantait guère, mais elle n'avait pas plus le choix à ce sujet que sa consœur.

« En avez-vous échangé avec le conseil ? demanda-t-elle nonchalamment, davantage concentrée sur son rangement que sur la conversation.

— Je leur en ai glissé quelques mots, oui. »

Un changement de luminosité poussa Zelda à relever la tête et elle se figea. Riju avait cédé la place à une deuxième silhouette se dessinant en contre-jour, silhouette qu'elle n'eut aucun mal à reconnaître.

« J'espère que ça ne vous dérange pas si Rubica m'accompagne, déclara innocemment la jeune gerudo en s'avançant dans la pièce. Le conseil veut s'assurer du bon déroulement des négociations. »

La compassion qu'elle ressentait pour Riju fondit comme neige au soleil. Zelda se mordit l'intérieur de la joue tout en souriant à ses deux interlocutrices. Sous ses airs angéliques, la gerudo l'avait intentionnellement mise dos au mur et dans l'incapacité de solliciter une entrevue en tête à tête avec elle. Zelda savait, au vu de son expression, que cette manœuvre venait de l'adolescente elle-même. Mais elle n'était plus d'humeur pour ses petites pirouettes diplomatiques. Elle reprit son rangement, le geste un peu plus sec qu'auparavant.

« Vous savez, Riju, dit-elle avec un accent un peu provoquant, je finis par croire que les anciennes vous estiment probablement davantage que vous ne l'imaginez. N'est-ce pas, Rubica ? »

La vieille soldate lui adressa un sourire espiègle. Elle tira une chaise vers elle et s'y installa.

« Il vaut mieux qu'un dirigeant fasse ses armes en s'opposant à ses alliés, répondit-elle. Ainsi, il sera mieux préparer pour affronter ses ennemis.

— Je ne suis pas une ennemie. »

Riju s'apprêta a rétorquer mais Zelda ne lui en laissa pas l'opportunité.

« Votre petit numéro kyohi faisait également parti de la mise en scène ? s'enquit-elle auprès de la vieille gerudo d'un ton acide.

— Non. »

La Fille d'Hyrule fronça les sourcils, surprise par la réponse sans fioriture. Elle s'attendait plutôt à une explication scabreuse que ni l'une ni l'autre n'aurait avalé mais que Zelda n'aurait pas pu rejeter sans commettre d'impair. Au contraire, Rubica affichait un air gêné, presque penaud, et refusait obstinément de croiser le regard de la jeune hylienne.

« Pardonnez-moi d'avoir eu de tels propos à votre égard, altesse, dit-elle d'une voix un peu nouée. C'était… déplacé et totalement gratuit de ma part. J'aurais dû vous rencontrer avant de porter un jugement sur vous.

— Vous auriez dû, oui, répondit Zelda d'un ton neutre, avant de soupirer : mais laissons cela, Rubica. C'est oublié.

— Un instant, intervint alors Riju, les yeux rivés sur sa congénère. Moi j'aimerais savoir pourquoi. Pourquoi une telle opposition, pourquoi avoir refusé de me croire, Rubica ? Je vous ai dit que la princesse était bel et bien ce qu'elle était, que Brasiera le confirmait. Que vous fallait-il de plus ? »

La question mettait visiblement l'ancienne mal à l'aise, mais Zelda ne s'en émut pas. Elle aussi, voulait comprendre la raison pour laquelle elle avait dû endurer tous ces soupçons sans ciller. Peut-être ainsi pourrait-elle comprendre ce qui poussait tant d'hyliens à adhérer à la doctrine kyohi. Comme lui avait si souvent dit son père, ce n'était qu'en comprenant les obstacles que l'on pouvait espérer les contourner… ou les abattre.

« Je n'étais qu'une enfant à l'époque, commença Rubica, les yeux baissés et la voix sourde, mais je me souviens très bien des années qui ont suivi la Grande Calamité… La peur, le danger et la mort qui étaient partout, s'insinuant dans nos vies comme un venin. En l'espace de quelques jours seulement, la vie de tout Hyrule avait été changée, bouleversée… »

Sa gorge se noua, comme si la simple évocation du souvenir en réveillait la douleur. Zelda profita de ce léger répit pour se détourner des gerudos, et se campa devant la fenêtre d'un air sombre. Elle pressentait aigûment que les propos de Rubica n'allaient pas l'aider à redresser son estime en berne, et elle n'avait aucune envie que sa fragilité se lise sur son visage.

« Je ne vous reproche rien, altesse, reprit la vieille vaï d'un ton qu'elle voulait doux, comme pour atténuer ses propos. Mais vous étiez notre seul et unique espoir. À tous. Vous, la Princesse Royale, et… vous avez échoué et alors, plus rien n'a jamais été comme avant… »

Le bruit caractéristique d'une épée sortant de son fourreau l'interrompit soudainement. Les trois vaïs pivotèrent vers la porte à l'unisson, tous les sens en alerte, puis se figèrent, ébahies. Au lieu d'un ennemi à combattre, elles ne découvrirent que le prodige hylien, toujours posté sur le balcon attenant à l'entrée de la chambre de sa protégée. Sa silhouette se découpait en contre-jour dans le rougeoiement du crépuscule, le dos droit, les jambes écartées. Ses paumes reposaient nonchalamment sur le pommeau de l'Épée de Légende dont la lame, pointée dans le sol, luisait d'un vif éclat bleuté. Sa lumière créait des ombres sur le visage de Link dont l'expression était parfaitement discernable. Lui habituellement si calme, presque taciturne, avait les traits fermés, la mâchoire contractée et saillante. Ses yeux, telles deux billes noires brillantes dans la pénombre, étaient rivées sur les deux gerudos.

Zelda poussa un profond soupir et se pinça l'arête du nez. Intentionnellement ou pas, Link avait adopté la même posture que Beterah au près de Riju. La même, que celles des sept divinités gerudos. La posture formelle du garde du corps défiant tout adversaire de commettre un seul écart.

Le début d'une migraine sourdait dans sa tête.

« Link… »

Elle n'avait pas besoin d'en dire plus. Le chevalier, impassible, riva ses yeux dans les siens, en quête d'une certitude qu'elle n'avait pas, mais elle fit semblant. Elle ne sut s'il fut dupe, mais il finit par pivoter des talons et reprit placidement son observation attentive du désert alentour sans rengainer son épée.

« Ce garçon ne parle-t-il donc jamais ? souffla finalement Rubica d'un air dubitatif, une fois la tension retombée.

— Il n'en a clairement pas besoin ! s'exclama Riju avec une pointe d'humour, sa remarque cherchant clairement à apaiser l'atmosphère. En tout cas, je comprends mieux ce que vous vouliez dire à propos des « problèmes similaires », Zelda. Beterah fait pâle figure à côté ! »

La princesse lui adressa un simple sourire entendu avant de reprendre sa contemplation par la fenêtre attenante, son regard s'égarant sur l'horizon. Link avait spontanément voulu la protéger contre une énième et inévitable salve de reproches au sujet du passé. En un sens, elle lui en était reconnaissante : elle en avait eu son comptant pour la journée. D'un autre côté, elle était étrangement satisfaite de pouvoir discerner les raisons qui avait guidé les agissements de l'ancienne. En définitive, ce n'était pas vraiment d'elle, Zelda, dont la gerudo avait douté, mais plutôt de l'espoir et de la crainte qu'elle représentait. L'espoir d'un renouveau, et la crainte d'une défaite qui coûterait tout aussi cher à Hyrule que la fois précédente. Parfois, rejeter l'espoir rendait l'éventualité d'un échec bien plus facile à supporter qu'une désillusion.

Le terreau parfait pour laisser germer la propagande des kyohis.

Zelda s'arracha un soupir dépité. Si un jour elle accédait au trône d'Hyrule, sa traîne royale ne serait pas cousue de soie, mais de sang, de reproche et de doute.

« Que pense le conseil de mes nouvelles propositions ? demanda-t-elle finalement, se détournant de la fenêtre et de ses pensées sombres.

— Makeela nous en a fait part, répondit la vieille gerudo. Nous...

— Rubica », l'interrompit sèchement Riju.

Surprise par le ton péremptoire, l'ancienne marqua tout d'abord un moment d'arrêt avant d'adresser un sourire ravi à Zelda.

« Vous voyez ? Un peu d'opposition dans ses rangs, ça lui forge le caractère ! »

Riju leva les yeux au ciel avant de reprendre la parole.

« Comme je vous l'ai dit cet après-midi, nous avons beau être la tribu la plus riche, nos fonds ne sont pas inépuisables. Et vous n'offrez actuellement aucune garantie. Cependant... »

Elle laissa un sourire satisfait courir sur ses lèvres vertes, lui donnant l'air réjoui d'un enfant qui offre son premier cadeau à quelqu'un.

« Cependant, nous vous devons beaucoup. Suffisamment pour que les gerudos acceptent de vous aider à financer la reconstruction du Royaume. »

Sans rien laisser paraître, Zelda se félicita de constater que son travail avait finalement porté ses fruits. Pourtant, elle ne cria pas victoire. Tout cela lui semblait bien trop beau pour ne pas entraîner quelques concessions.

« Nous renonçons également à annexer la Place du Commerce comme terre gerudo en échange de votre engagement à construire et à entretenir toutes les infrastructures nécessaires sur cet espace, comme vous nous l'avez proposé », poursuivit Riju.

La princesse acquiesça d'un air réservé, son esprit analysant les termes de l'accord à toute vitesse.

« Dans ce cas, répondit-elle, je vais avoir besoin de plus de rubis que prévu la première année, Riju. Si j'utilise tout pour construire uniquement la Place du Commerce, Hyrule ne prendra jamais son essor. »

L'adolescente glissa un œil vers la vieille gerudo assise à ses côtés, la questionnant du regard.

« Accordé, grinça Rubica comme si elle ouvrait les cordons de sa bourse personnelle.

— Je vous remercie, lui sourit Zelda en conservant une certaine prudence.

— Par contre, nous refusons qu'il y ait autant de comptoirs hyliens que gerudos, annonça Riju, et un membre du conseil devra systématiquement être présent lors des négociations de vos accords avec les autres peuples afin d'y inclure nos dispositions. Et l'exclusivité des comptoirs ne vaudra que le temps de la reconstruction. »

La princesse n'eut pas besoin de réfléchir plus d'une seconde pour savoir que ces termes étaient intenables. Si elle était systématiquement accompagnée par les gerudos lors des négociations, cela induirait l'idée que le royaume était sous tutelle de la tribu. Or, elle devait renvoyer à ses alliés une image forte si elle voulait tenter de les unir à ses côtés. Quant à l'absence des comptoirs hyliens, une telle perte de recettes pour un royaume en pleine reconstruction était tout bonnement suicidaire, tout comme une levée aussi rapide de l'exclusivité des produits gerudos risquait de lui faire perdre sa principale source d'attractivité à peine le royaume mis sur pied.

« Un comptoir hylien pour deux gerudos, proposa-t-elle alors un peu à contrecœur. Et vous vous adresserez uniquement à moi pour négocier des dérogations aux accords pré-établis entre le Royaume et les autres tribus. Quant à l'exclusivité des comptoirs, nous pourrions en renégocier les termes à échéance régulière.

— N'oubliez pas que vous n'avez aucune certitude sur la pérennité de votre projet de reconstruction, rétorqua l'adolescente d'une voix plus ferme. Nous voulons pouvoir garder la main sur nos succursales au cas où vous feriez faillite. Nous allons y investir beaucoup d'argent, même si vous nous offrez gratuitement la terre et le bâti.

— Si je vous concède plus d'avantages, la faillite ne sera pas un risque mais une certitude », asséna Zelda.

Un silence glacial gela la pièce pendant quelques secondes durant lesquelles les deux dirigeantes se toisèrent. En cet instant, ce n'était plus la jeune Riju et la douce Zelda qui échangeaient, mais bel et bien la chef des gerudos et la Princesse Royale, qui s'affrontaient.

« Peut-être pourrions-nous trouver un accord… », soumit alors Rubica.

Le ton qu'elle employa ne dit rien qui vaille à la princesse. Alerte, elle observa attentivement le visage impassible de la vieille dame tandis que Riju se positionnait légèrement en retrait, laissant tout l'espace de négociation à l'ancienne. Alors Zelda réalisa qu'elle avait été manipulée. La conversation précédente n'avait rien de naturel. Les deux gerudos savaient qu'elle s'opposerait à de telles conditions et l'avait intentionnellement amenée sur ce terrain pour la mettre dans les dispositions voulues. Les dispositions nécessaires pour évoquer ce qui était, finalement, le cœur de leur visite.

« Nous signerons en ces termes si vous nous remettez l'enfant », annonça la vieille gerudo à voix basse.

Le visage de Zelda n'exprima aucune émotion, et pourtant ce n'était pas faute d'en ressentir. Les battements de son cœur s'étaient brusquement accélérés, ses doigts lui semblaient glacés et même la déesse semblait tendre l'oreille depuis son demi-sommeil.

« Vous remettre l'enfant ? » répéta-t-elle lentement, incertaine.

À sa grande surprise, ce fut Riju qui lui répondit, bien que celle-ci ne semblât pas particulièrement à son aise. Retirée dans les ombres de la chambre à proximité du lit, sa fine silhouette n'apparaissait que par intermittence selon la façon dont les rayons du soleil couchant jouaient avec les nombreux bijoux qui la paraient.

« Le sort du fils de Cinehl appartient à la tribu gerudo, Zelda, » dit-elle d'une voix d'outre-tombe.

La princesse s'efforça de faire fonctionner son cerveau à plein régime. Elle avait là une occasion en or de conclure un accord bien meilleur qu'elle ne l'eut espéré de prime abord, et cela en confiant seulement un enfant à la tribu à laquelle il appartenait. Sa conscience ne devrait pas en être froissée, après tout, mais…

Mais l'avenir de cet enfant au sein de la tribu gerudo laissait planer un doute que Zelda ne parvenait pas à occulter. Laisser l'enfant parmi son peuple, c'était prendre le risque de voir un roi s'élever à nouveau, un roi qui pouvait être une nouvelle manifestation du Fléau. Et Zelda, après tout ce qu'elle avait enduré pendant cent ans, ne se sentait décidément pas la force de prendre un tel risque.

Pour la énième fois de la journée, elle ressentit un profond soulagement en pensant aux deux magnifiques jumelles auxquelles son amie Kornuieh avait donné la vie peu de temps avant leur départ pour la cité. Elle n'imaginait pas la situation dans laquelle se serait retrouvé la jeune gerudo si elle avait accouché d'un petit garçon.

Pour l'heure, Zelda ne pouvait décemment pas évoquer ses réticences devant les deux vaïs sans leur faire un affront. Elle ne pouvait pas non plus se permettre de rejeter d'emblée la main qu'elles lui tendaient. Bien sûr, elle ne voyait pas Riju se plier d'une révérence devant un enfant masculin tout en sachant ce qu'il pourrait potentiellement devenir. Mais elle la connaissait finalement encore peu, et s'il y avait une chose que Zelda avait appris durant toutes ses années, c'était que même la personne la plus intègre pouvait avoir normalisé une tradition, même risquée, si tant était qu'elle ait grandi avec. Et en ce qui concernait Rubica, elle n'était pas certaine que l'ancienne ne ferait pas preuve d'une dévotion inaltérable si la situation l'exigeait.

Zelda avait la sensation désagréable d'être prise au piège face à un dilemme insoluble.

« Nous ignorons si l'enfant est encore vivant, essaya-t-elle de différer.

— S'il est mort, reprit Rubica, les sept auront décidé de son sort sans que nous ayons à le faire. S'il est vivant, nous devrons prendre cette responsabilité et ainsi réparer les erreurs commises par nos ancêtres.

— Quelle responsabilité ?

— Celle de s'assurer qu'il ne soit jamais une menace pour la survie des peuples d'Hyrule. »

Sous ces paroles énigmatiques, Zelda se pinça les lèvres et reprit sa contemplation passive du paysage de plus en plus sombre. Une migraine effroyable s'installait progressivement entre ses tempes et elle ne connaissait que trop bien cette douleur. Signe de fatigue et de surmenage, elle avait été sa compagne presque quotidienne durant les derniers mois précédant l'avènement de Ganon. Elle avait beau avoir appris à vivre avec, elle ne rendait pas sa réflexion facile pour autant.

« Si je comprends bien, finit-elle par demander après un moment de silence, dans tous les cas, vous ne ratifierez l'accord dans son intégralité qu'une fois les yigas détruits, n'est-ce pas ? »

Riju opina du chef, le visage grave.

« Alors prendre une décision concernant le fils de Cinehl maintenant me semble prématurée, déclara Zelda en se rapprochant des deux gerudos. Rédigeons un premier accord indiquant que vous êtes favorable au financement de la reconstruction du royaume en échange de l'installation de succursales dans la Plaine d'Hyrule, sous conditions. Conditions qui seront déterminées explicitement une fois le gang des yigas démantelé. »

Rubica et Riju échangèrent un long regard durant lequel la princesse se retint de trépigner. Si les deux gerudos voulaient lui arracher la promesse de leur donner l'enfant sitôt la menace des yigas anéantie, elle n'était pas certaine de pouvoir le faire en son âme et conscience… ni même si la déesse lui laisserait cette latitude. Aussi, c'est avec un soulagement indicible qu'elle vit la jeune fille tendre sa paume dans sa direction.

« C'est d'accord, déclara-t-elle en serrant la main de la princesse. Mais pour s'assurer que les termes de cet accord soient bien respectés, je veux que vous emmeniez Beterah avec vous lorsque vous traquerez les yigas.

— Beterah ? s'étonna la princesse. Elle acceptera de vous laisser ? »

Riju laissa échapper un léger rire.

« Parce qu'une fois intronisée, vous ne demanderez jamais à Link d'effectuer des missions en votre nom parce qu'il est le seul en qui vous ayez pleinement confiance ?

— Sûrement, mais ce n'est pas pour autant qu'il appréciera l'idée.

— Et je n'ai pas dit que Beterah s'exécutera de bonne grâce, mais elle le fera. Tout comme lorsque Link a dû vous laisser rejoindre la cité seule, même si ça n'a pas duré aussi longtemps que je l'aurais souhaité. »

Zelda hocha la tête, acceptant sans broncher la légère pique de l'adolescente. Elle savait bien que si Link faisait irruption dans la cité, elle risquait d'en entendre parler longtemps. Et même si elle leur avait pardonné, Riju avait bien l'attention de ne rater aucune occasion de leur rappeler combien cela l'avait irrité.

Quant à la présence de Beterah, elle serait certes un allié de poids dans la bataille qui s'annonçait, mais c'était là son seul atout aux yeux de la princesse. La fière guerrière était farouchement loyale à Riju et il leur serait impossible de lui cacher l'existence du nourrisson et de le faire passer pour mort, ou encore de l'amener à ne pas respecter les ordres qu'elle avait reçu. Beterah resterait inflexible, et c'était bien pour cette raison que Riju voulait qu'elle les accompagne.

Avec une intense frustration, Zelda fut forcée de reconnaître qu'elle aurait agi exactement de la même façon.

« Je vous communiquerai le lieu de ralliement lorsque nous l'aurons décidé », promit-elle d'une voix neutre.

Le raclement d'une chaise sur le sol les détournèrent l'une de l'autre au profit de Rubica qui se levait.

« Je vais chercher l'écrivain du palais », dit-elle simplement avant de sortir de la pièce d'un pas lent.

Les yeux de Zelda suivirent la silhouette de l'ancienne jusqu'à ce qu'elle disparaisse de son champ de vision. Dans l'encadrement de la porte, ses yeux croisèrent ceux de Link dont les traits fermés lui confirmèrent qu'il n'avait pas raté une miette de la conversation. Elle le questionna silencieusement du regard et le chevalier hocha la tête dans une expression rassurante. Zelda lui sourit.

« Vous voulez que je sorte ? »

Brutalement extraite de son échange silencieux avec le chevalier, la princesse tourna la tête vers Riju avec la sensation d'avoir raté quelque chose d'important.

« Pardon ? »

Un sourcil levé, un sourire flirtant sur ses lèvres vertes, l'adolescente fit glisser son regard sur l'extérieur en un mouvement explicite. Comprenant l'allusion, Zelda ne put empêcher une rougeur de venir teinter ses joues, mais elle s'abstint sagement de relever.

« Riju, reprit-elle avec sérieux, nous avons toujours été honnête l'une envers l'autre, n'est-ce pas ? Autant que possible, j'entends. »

La jeune fille esquissa une légère moue.

« Pour ma part, oui, répondit-elle prudemment.

— Alors dites-moi ce que vous comptez faire de l'enfant si je vous le confie. »

La gerudo laissa un soupir de malaise lui échapper. Elle savait pertinemment que la princesse l'interrogerait à ce sujet, mais ce n'était pas pour autant qu'elle disposait de la réponse adéquate. Elle posa une main frêle sur la table de bois brut, laissant ses doigts en caresser les veines avec délicatesse.

« Je n'en sais rien, avoua-t-elle à voix basse. C'est une situation inédite, aucun cas similaire n'est répertorié dans les archives, et croyez-moi, je les connais par cœur. Nous savons seulement que l'enfant est gerudo, et que ce simple fait peut tous nous mettre en danger. Il est de notre devoir de protéger Hyrule de son influence éventuelle. La suite… nous en discuterons en conseil le moment venu. »

Zelda observa un instant sa jeune adversaire, ses traits anguleux, son regard légèrement fuyant… et décida de lui faire confiance.

« Je suppose que je devrais m'en contenter, soupira-t-elle, se saisissant de son sac posé sur la table. Tant que nous sommes seules, j'aurais un dernier service à vous demander, Riju. »

L'adolescente releva la tête, intriguée, tandis que la princesse sortait les cartes gerudos de sa besace pour les lui tendre.

« Pourriez-vous me traduire ces inscriptions ?

— De quoi s'agit-il ? » demanda Riju en s'emparant des cartes, ses yeux verts sombre scrutant les inscriptions dorées sur chacune d'entre elles.

Avant que Zelda ne lui réponde, elle retourna l'une d'elles et aperçut le détestable symbole de l'œil inversé dessiné sur l'autre face.

« Où avez-vous trouvé ça ? s'enquit-elle avec répulsion.

— Au repaire yiga, et je ne les ai montrés à personne d'autre qu'à Link, répondit Zelda. J'ai bien conscience qu'un objet portant l'œil yiga d'un côté et la langue gerudo de l'autre ne doit pas tomber entre de mauvaises mains.

— Ce n'est pas du gerudo, la reprit la jeune fille. Enfin, pas celui que nous utilisons aujourd'hui. C'est de l'ancien dialecte.

— Un ancien dialecte ? »

Riju acquiesça en s'asseyant à la table. Ses doigts caressaient chacune des cartes comme si elles étaient prêtes à s'effriter.

« Oui, et peu de gerudos savent le lire aujourd'hui. Mais vous avez de la chance, la plupart de nos archives ont été écrites dans cette langue et n'ont jamais été traduites. »

La princesse tira une chaise et s'assit lentement en face d'elle. Ses yeux avides étaient rivés sur les mains de la jeune fille.

« Alors que disent-elles ? » demanda-t-elle, sans même chercher à dissimuler l'impatience dans le ton de sa voix.

La nuit ayant recouvert le désert de son drap noir pendant qu'elles parlaient, la vive lueur qui apparut sur leur gauche les surprit toutes les deux. Zelda craignit un instant que Rubica ne soit déjà de retour, mais lorsqu'elle tourna la tête, ce fut les contours du visage de Link qui apparut à la chaude lumière du cierge qu'il venait d'allumer et qu'il vint déposer sur la table, à proximité de Riju.

« Merci, lui sourit la jeune vaï avant de glisser un regard envieux à la princesse : j'aimerai bien être dorlotée au quotidien par quelqu'un d'aussi prévenant. »

Zelda lui adressa un bref sourire en guise de réponse, refusant d'entrer dans le jeu de la gerudo. Riju semblait trouver l'ambiguïté de sa relation avec Link particulièrement distrayante, mais elle était bien la seule. Sans espérer d'autre réponse, l'adolescente reporta son attention sur les cartes devant elle, l'or des écritures stylisées brillant sous l'éclat chaleureux de la bougie.

« J'ai besoin d'écrire, dit-elle d'une voix concentrée. Je lis facilement l'ancien gerudo, mais le traduire en hylien n'est pas aussi simple. »

La princesse fouilla prestement dans son sac pour en ressortir son matériel à écriture, songeant que c'était bien la peine de l'avoir rangé quelques instants auparavant. Elle tendit sa planche et du papier à la jeune fille qui s'en saisit sans un mot. La chambre sombra alors dans un lourd silence durant lequel seul le grattement de la plume se fit entendre. Patientant tant que bien que mal, sa fatigue occultée par l'adrénaline qui courrait dans ses veines, Zelda contemplait pensivement la danse de la flamme du chandelier à ses côtés. Elle sentit Link venir se camper derrière elle, présence douce et rassurante dans son dos. Elle mourrait d'envie de se laisser aller contre lui, de sentir le poids de sa main se poser sur son épaule en un geste soutenant qu'elle aurait enlacé de ses doigts graciles.

Elle se morigéna intérieurement. Depuis leur rencontre la veille au soir sous l'emprise du cocktail, son esprit était cent fois plus enclin à lui jouer ce genre de tours imaginaires. Elle ne pouvait pas se permettre d'être déconcentrée par des illusions aussi futiles. Link et elle avaient convenu d'un statu quo, et si elle commençait à douter que ce fut leur meilleure initiative, elle n'avait en aucun cas l'intention de le remettre en question pour le moment. Elle avait d'autres préoccupations autrement plus importantes à considérer. Comme la traduction de ces fichues cartes.

« J'ai fini, déclara soudain la jeune fille en se redressant, tendant son papier griffonné à la princesse, mais je pense qu'il manque des mots. Il n'y a pas d'autres cartes ?

— Il y en avait, répondit Zelda en s'emparant du document, mais nous avons été… interrompus…

— Les yigas vous ont attaqués ? s'exclama la gerudo avec inquiétude.

— Nous étions dans leur repaire après tout. »

Le ton absent de la princesse indiquait clairement que son attention était entièrement fixée sur la lecture du papier qu'elle tenait entre ses mains. Intrigué, Link se pencha sur son épaule, posant une main sur le dossier de la chaise et l'autre sur la table devant elle. La page, couverte de ratures et de réécritures tant en gerudo qu'en hylien, laissait apparaître ses quelques phrases énigmatiques :

" Rejetée par tous

En son sein la chaleur du foyer des fidèles

Humiliée

Tapie là où le soleil ne luit jamais"

« Je ne pense pas m'être trompée dans la traduction, reprit Riju en regardant les deux jeunes gens côte à côte, mais je ne comprends pas un traître mot de ce charabia.

« En son sein la chaleur du foyer des fidèles, lut pensivement Zelda. C'est bien ce que je pensais, ces cartes nous mèneront à leur repère, j'en étais sûre ! »

Riju fronça les sourcils, l'incertitude peinte sur ses traits anguleux.

« Zelda, ces cartes ont été écrites dans un dialecte disparu depuis des siècles et elles peuvent être tellement vieilles qu'elles n'ont plus aucune signification. Pourquoi les yigas auraient-ils laissé un pareil indice derrière eux ?

— Je n'en sais rien, indiqua la princesse en haussant les épaules. J'ai juste le pressentiment, la certitude que ces cartes nous mèneront à eux. Il ne nous reste qu'à comprendre le sens de ces phrases, et nous saurons où –

— Zelda. »

L'avertissement de Link suffit pour que la princesse se saisisse précipitamment des cartes, de la traduction et de son plateau d'écriture et les fourre à la va-vite dans sa besace. Une seconde plus tard, Rubica apparaissait à la lueur du cierge, accompagnée d'une gerudo vêtue d'une brassière verte et au nez pointu que Link aurait pu reconnaître à plus de cent pas de distance.

« Il a fallu que j'aille chercher cette satanée Pohrpi jusqu'au Philtre d'Amour ! grogna la vieille gerudo en se rapprochant de la table. Son amour pour le Vaï meets Voï va finir par lui faire perdre tout bon sens, je vous le dis ! Quel idée d'avoir nommé ce moineau fouisseur écrivain du palais, au nom des sept ! »

Riju accueillit les reproches de Rubica d'un air bienveillant tandis que Zelda la remerciait silencieusement pour sa discrétion. Le chevalier, lui, se recula dans les ombres de la pièce, laissant à nouveau la place à la politique.

La demi-heure qui suivit fut consacrée à la rédaction d'une amorce de contrat liant les deux dirigeantes, mais Zelda s'y attelait avec la plus grande difficulté. Dans sa tête, les inscriptions sur les cartes yigas tournaient et tournaient sans cesse.

Rejetée par tous… Humiliée… Tapie là où le soleil ne luit jamais…

En son sein la chaleur du foyer des fidèles…

Un sourire satisfait glissa sur ses lèvres fines. Ils étaient à deux doigts de leur repaire, elle en était certaine. Bientôt, très bientôt même, ils les débusqueraient.