Des filaments bleutés apparurent dans le ciel nocturne et pleurèrent sur la Tour d'Ordinn, gardienne vigilante se dressant sur le flanc sombre de la Montagne de la Mort. Délicatement, ils s'entrecroisèrent dans un doux ballet lumineux, et dessinèrent les silhouettes de deux êtres étroitement enlacés.

Une fois à nouveau tangible, Zelda ne bougea pas d'un cil, à la grande surprise de Link. Le front posé sur son épaule, les yeux clos, la princesse semblait plongée dans un état de semi-conscience, la respiration lente et profonde. La journée avait été longue, trop longue, et il était suffisamment tard pour que l'éclat des étoiles commence à pâlir au-dessus d'eux. À ce moment précis, loin des regards indiscrets, la jeune hylienne était si épuisée qu'elle n'avait plus la force de faire semblant, et encore moins de repousser le seul endroit où elle pouvait s'abandonner sans crainte.

« Zelda », l'interpela son chevalier – bien qu'à regret – les lèvres enfouies dans la chevelure blonde.

La princesse poussa un profond soupir en se redressant, les paupières lourdes, et s'arracha des bras du jeune hylien. Sans dire un mot, elle s'éloigna jusqu'à la bordure de la tour et laissa son regard errer sur le panorama nocturne.

Dans la clarté évanescente de cette fin de nuit, Hyrule s'étalait à ses pieds, telle la peinture d'un grand Maître, son horizon infini. Pour la première fois depuis son réveil, Zelda pouvait embrasser d'un seul regard la majeure partie de ce qu'était devenu le royaume, depuis la Forteresse d'Akkala jusqu'au Mont Hébra. Seules les ruines du château, le cœur de l'ancien monde, se tapissaient timidement derrière les contreforts hérissés de la montagne. De là où elle se trouvait, et malgré le peu de clarté qu'offrait la lune, la différence avec le paysage qu'elle avait connu autrefois était frappante. Partout, la nature avait repris ses droits sur toutes les constructions hyliennes, les routes dissimulées par la végétation et sans plus aucune fenêtre éclairée pour briser l'obscurité. Au milieu de ce paysage libre et sans contrainte, les sanctuaires et tours sheikahs luisaient impudemment de leur incomparable éclat.

La vue qui s'offrait à elle dégageait une étrange beauté paisible et sereine, au point qu'elle se demanda soudain si le renouveau du royaume était absolument nécessaire, s'il n'existait pas d'autres alternatives. Comme de laisser la nature poursuivre son lent grignotage des ruines de ce qui avait autrefois été sa vie. Pourquoi, après tout, la civilisation hylienne ne pourrait-elle pas connaître la même destinée que celle des Sonau, couverte de lierres et de lichens sans plus personne pour se souvenir de ce qu'ils avaient été ?

Tapie là où le soleil ne luit jamais…

Un grondement sourd brisa soudain le silence nocturne, la sortant de sa lugubre rêverie. La tour sheikah trembla légèrement sur ses fondations. Croisant les bras sur sa poitrine pour contenir le frisson qui la parcourait, la princesse leva les yeux derrière elle. La silhouette menaçante de la Montagne de la Mort se dressait dans l'obscurité à quelques mètres de là, majestueuse, rugissant et crachant ses puissants jets de magma vers le ciel, ses flancs rougeoyants lacérés de coulées de lave bouillonnante. Un épais nuage noir et toxique émergeait du cratère et formait une auréole au sommet de la roche décharnée, obscurcissant la voûte étoilée et dissimulant les astres à la vue de la jeune hylienne.

Rejetée par tous…

Zelda détestait Ordinn. Elle s'y sentait profondément mal à l'aise, comme si elle n'y avait pas sa place. L'air vicié par les vapeurs empoisonnées de la roche en fusion et la luminosité ne variant presque jamais la rendaient nerveuse. Ici, il n'y avait pas de verdure, pas de vie, à part quelques autruches dégingandées qui demeuraient stoïques devant des geysers de lave, mais qui s'effarouchaient dès que quelqu'un les approchaient. Si certains – comme Link, pour ne citer que lui – voyaient dans la Montagne de la Mort une forme de beauté puissante et hypnotique, la princesse, elle, n'y ressentait qu'hostilité envers toute forme de vie. Les flancs éventrés du volcan lui renvoyait l'image d'une plaie à vif dans la terre d'Hyrule d'où s'écoulait le sang du monde. Et pourtant, par le plus grand des paradoxes, Ordinn abritait le peuple le plus pacifique et le plus doux d'entre tous.

Humiliée…

Fuyant la vue du magma incandescent, elle parcourut le reste de la montagne du regard en quête d'un quelconque point de repère. Elle reconnut la forme sombre des Falaises de Wagoro, un peu plus loin. Trop fatiguée pour réfléchir, elle ne s'était pas inquiétée de l'endroit où Link les téléportait, mais elle n'était pas surprise de la justesse de son choix. La tour leur avait permis de se matérialiser en toute sécurité sans être immédiatement soumis aux atroces températures du volcan, tout en étant à une journée de marche, tout au plus, de la Mine Sud où le chef Buldo les attendait en fin d'après-midi.

Zelda reporta son attention sur l'objet de ses pensées qui, entre temps, avait installé une grande couverture à même le sol contre l'une des rambardes intérieures de la Tour. Alors qu'elle s'en approchait, la façon dont Link avait agencé leur campement précaire la fit sourire. Le jeune hylien connaissait son sentiment à l'égard de la montagne derrière eux. Dans sa coutumière délicatesse silencieuse, il avait privilégié la vue d'Hyrule s'étalant à leur pied à celle de la roche en fusion.

En son sein la chaleur du foyer des fidèles…

Accroupi près de son sac, Link défaisait patiemment ses canons d'avant-bras. Il se redressa en distinguant du coin de l'œil la silhouette de la jeune hylienne qui s'approchait. Pendant un bref instant, il enregistra méthodiquement la façon dont les reflets de la lune jouaient avec les saphirs tapis dans la longue chevelure opalescente et caressaient les douces courbes féminines exotiquement vêtues à la mode gerudo. Malgré la clarté ténue qui précédait l'aube, Link discernait nettement les marques de fatigue sur le visage de la princesse. Il se doutait que Zelda n'avait probablement pas dormi la veille, ou très peu, amenant à trois le nombre de ses insomnies successives.

« Nous avons un peu de temps, l'informa-t-il.

— Du temps pour quoi ? » interrogea la jeune hylienne, l'esprit ailleurs.

Lentement, avec une sorte d'appréhension sourde qui lui nouait le ventre, le chevalier s'installa sur la couverture. Il s'adossa à la rambarde et tapota l'espace à ses côtés en une invitation silencieuse.

Le temps se suspendit dans un silence où ne raisonnait plus que les battements de deux cœurs hésitants. L'espace était restreint, la proximité, évidente. Dormir dans une même auberge en compagnie d'autres personnes était une chose : s'allonger à quelques centimètres l'un de l'autre, isolés du monde, en était une autre. Depuis cette fameuse nuit sur le toit de l'auberge, téléportation et vol mis à part, ils avaient soigneusement évité ce type de situation – exception faite d'une certaine entrevue dans une salle secrète sur laquelle ni l'un ni l'autre ne s'attardait longuement.

Ses yeux verts rendus gris dans la pénombre, Zelda fixait intensément l'espace aux côtés du chevalier. Des mèches blondes, flirtant avec une brise chaude et légère, dansaient une douce valse sur son visage. Ses traits, quant à eux, demeuraient gravés dans le marbre : Link était bien incapable d'y lire une quelconque émotion, et encore moins de présager de ses pensées.

Il n'envisageait pas un seul instant de parcourir les flancs du volcan avec une personne aussi physiquement affaiblie que ne l'était la princesse, même vêtue d'une tenue de pierre. Cent ans auparavant, les températures y étaient déjà mortelles pour un hylien sans une protection adaptée. À cette époque, il fallait dépasser le pont d'Ordinn pour être exposé à une chaleur des plus extrêmes et aux vapeurs toxiques émanant du magma liquide. Aujourd'hui, depuis le réveil de Vah'Rudania, le volcan était entré dans une phase d'activité des plus dangereuses. La température ambiante avait brutalement augmenté de plusieurs degrés et les fleuves de lave se répandaient pratiquement jusqu'au pied de la tour sheikah. Le Lac Gorbi, auparavant l'une des plus grandes sources chaudes de la montagne, n'était à présent plus que magma incandescent dont les vapeurs viciaient l'atmosphère. Circuler dans Ordinn demandait maintenant des forces considérables, mais surtout une endurance hors norme à un corps hylien malgré toutes les protections existantes.

Non, ils ne quitteraient pas cette tour sans que la princesse se soit accordé un peu de repos.

Mais Link n'eut finalement pas besoin de batailler. Après d'interminables secondes d'hésitation, Zelda s'accroupit à ses côtés, les gestes lents et hésitants. Elle s'allongea sans un mot et replia ses membres en position fœtale. Le cœur de Link s'accéléra légèrement. Leurs corps étaient si proches qu'il sentait son souffle contre le tissu de sa jambe.

Les deux jeunes gens se murèrent dans un étrange silence où ne raisonnait que les gargouillis de la lave en contrebas. Tous deux semblaient craindre de rompre la fragilité de cet instant, d'y mettre des mots qui en briseraient l'existence paisible. Zelda ferma les yeux, chercha le contact rassurant de la déesse… avant de réaliser que cela lui réclamerait l'effort de trop. Elle en détourna prestement ses pensées :

« C'est donc ça, une journée dans la vie de Link ? » demanda-t-elle à mi-voix, presque un murmure.

Le chevalier ne répondit pas, bien trop occupé à étudier à la dérobée le profil de la princesse. Une tension latente continuait d'émaner du corps de la jeune hylienne malgré sa posture détendue. Mal à l'aise, il ajusta son assise, s'écartant de quelques millimètres, s'équilibra d'une jambe tendue et replia l'autre, s'efforçant d'adopter une position nonchalante.

« Rencontrer Riju, poursuivit Zelda comme si de rien était, traverser le désert, affronter une tempête de sable. Combattre un moldaquor, puis une troupe de yigas… Le tout en une seule journée… »

Elle se retourna sur le dos, les mains posés sur le ventre, les jambes toujours pliées sur le côté. Son regard sembla se perdre dans l'océan d'étoiles qui les surplombait et dont la pâleur ne cessait de s'accentuer à l'approche de l'aube. Link, incapable de résister, s'absorba dans la contemplation de son profil rêveur. Elle si forte, si inébranlable face aux redoutables gerudos l'heure précédente, paraissait soudain bien fragile et vulnérable sous la clarté lunaire. Comme une poupée de porcelaine dont la matière pourtant si rigide s'avérait friable au premier impact.

« Et le soir venu, souffla-t-elle comme si elle s'adressait davantage aux astres au-dessus d'elle qu'à lui, se retrouver dans un calme presque irréel, comme hors du temps… Seul… »

Link sursauta lorsque les doigts fins et agiles de Zelda vinrent à la rencontre des siens posés sur sa cuisse pour les enlacer délicatement. Savourant la sensation, la princesse ferma les yeux. Elle refusa d'arrêter ses pensées sur ce qu'elle faisait et sur ses conséquences. Ce qu'elle savait, c'était que si elle restait là, avec la chaleur de Link tout près d'elle, avec la sensation de sa peau sur la sienne, son sommeil ne serait pas hanté par ses cauchemars. Le reste, pour le moment, ne comptait pas.

« Maintenant, tu n'es plus seul », souffla-t-elle doucement, sentant les limbes du sommeil l'envelopper.

Les yeux brillants d'une émotion brutale et douce à la fois, Link sourit, sans qu'elle le vit.

« Non », murmura-t-il, la gorge nouée.

Mais déjà la jeune hylienne s'en était allé au pays des songes. Le chevalier s'égara encore quelques instants sur son visage avant de laisser tomber sa tête contre le grillage derrière lui. Dans un soupir, il songea combien il devait paraître pathétique à se pâmer ainsi devant sa princesse endormie.

Il profita de la sensation de la main de la jeune hylienne serrée dans la sienne, de la douceur de sa peau sous ses doigts. Malgré tous leurs efforts, il songea que les chaînes qui les liaient l'un à l'autre semblaient bel et bien indéfectibles. Jamais Link n'avait pu faire le poids face à l'emprise que Zelda avait inconsciemment sur son existence, et ce depuis leur première rencontre au Domaine Zora alors qu'ils n'étaient encore que des enfants. Que ce soit en ce siècle comme au précédent, ils étaient voués à se raccrocher l'un à l'autre sans rien pouvoir y opposer, surtout pas leur simple volonté. Il se demandait parfois dans quelle mesure leurs âmes millénaires en étaient les artisanes : Hylia et son héros étaient-ils liés à travers le temps peu importe leur enveloppe charnelle ? Ou leurs âmes choisissaient-elles leurs hôtes parce qu'ils étaient déjà voués à se lier l'un à l'autre, assurant de fait la protection de la réincarnation de la déesse ?

Link n'obtiendrait probablement jamais la réponse à cette question, et réflexion faite, cela ne changeait rien à sa réalité. Pour la première fois depuis son réveil dans le Sanctuaire de la Renaissance, il mit fin au combat inconscient qu'il menait contre lui-même. Il accepta que sa vie soit inextricablement et définitivement liée à celle de la jeune hylienne reposant à ses côtés. Il était si, si fatigué de se battre.

Alors que la mer du Nord commençait à s'enflammer d'un bandeau orangé, Link, le cœur lourd, se jura malgré tout de ne jamais franchir la ligne. Cette ligne qui priverait Zelda de sa destinée. À jamais il sera cette ombre silencieuse et fidèle qui veillerait sur sa vie, sur cette existence extraordinaire qu'elle allait mener. Telle était sa destinée. Il accepterait, et se contenterait de cette existence solitaire, tant qu'il demeurerait à ses côtés.

Que la princesse accepte sa décision, en revanche, était une toute autre histoire.

« C'est hors de question. »

Link poussa un soupir de frustration. Lorsque Zelda s'obstinait ainsi, il n'arrivait jamais à lui faire entendre raison.

« C'est trop dangereux, grommela-t-il.

— Pas du tout. »

Agacé, le chevalier baissa les bras. Descendre la tour à l'escalade en étant vêtue d'une tenue de pierre relevait presque de la folie furieuse. Il hésita un moment à se plier aux désirs de la princesse et à l'accompagner dans son entreprise, mais il se ravisa. Il n'avait aucune raison de se fatiguer dans un exercice aussi futile rien que parce qu'elle l'avait décidé. Il aurait besoin de toutes ses forces bien assez tôt.

Il tendit consciencieusement la toile devant lui et s'avança vers le parapet.

« Link, qu'est-ce-que tu fais ? »

Le chevalier se tourna de trois quarts avec un air indifférent sur le visage, puis il sauta dans le vide. Zelda se précipita vers le rebord et vit avec ahurissement la toile ornée du symbole royal flotter dans l'air épais de la montagne.

« Mais quel… ! »

Elle ravala l'insulte qui lui venait sous le coup de la colère, la sachant profondément injuste. Mais tout de même, il la laissait là, en plan, à descendre la tour toute seule ! N'avait-il donc pas compris que son refus d'utiliser la paravoile n'était pas une simple lubie mais bien une pure terreur ?

Visiblement, non.

Dans un grognement de rage, Zelda se détourna et s'approcha de l'un des trous béants de la plateforme permettant d'accéder aux contreforts grillagés de la tour. Elle opta spontanément pour l'une de celles la rapprochant le plus de la montagne. Le troisième pan du bâtiment donnait directement sur l'a-pic jusqu'aux sources chaudes en contrebas, et imaginer descendre avec un tel vide dans son dos lui semblait une idée des plus détestables. Elle se pencha en avant et contempla l'espace sous ses pieds, tentant d'évaluer la distance qui la séparait du sol. Link avait raison, cela allait lui prendre un temps incalculable. Déjà qu'elle n'était pas particulièrement endurante, mais elle serait en plus fortement handicapée par sa tenue de pierre, pourtant indispensable pour voyager au sein d'Ordinn.

Kornuieh et Shantieh avaient fait de véritables prouesses pour réussir à confectionner ce vêtement. Zelda savait qu'il était celui ayant donné le plus de fil à retordre à la couturière. Parvenir à tailler la pierre de façon à ce qu'elle protège efficacement le porteur sans pour autant être trop lourde était déjà un talent rare, alors l'assembler de façon à créer une costume élégant et féminin relevait quasiment du pur prodige. Et pourtant…

La couturière gerudo avait repris le patron du justaucorps beige que la princesse portait autrefois sous sa robe à la cour. Elle y avait inséré dans la doublure du tissu des centaines d'éclats de roche prélevés directement sur les flancs de la montagne et finement taillés par les bons soins de Shantieh. Par dessus, elle avait confectionné un long gilet cintré d'un rouge éclatant qui caressait les genoux de la princesse et dont les manches évasées flottaient autour de ses poignets. Afin d'assurer la régulation corporelle de sa porteuse, le vêtement était garni de duvet de pigeon flamboyant, seule espèce animale parvenant à supporter la chaleur du magma au plus haut du cratère. Il était inutile de préciser que le gilet était paré des nombreux symboles de la Famille Royale, principalement sur les manches et le col.

L'ensemble était finalement plutôt léger et lui offrait une souplesse de mouvement que Zelda n'aurait jamais imaginé avoir avec des matériaux pareils. Kornuieh s'était surpassée. Le fait que la pierre lui colle à la peau lui permettait presque d'oublier son poids qui se répartissait de façon très équilibrée sur l'ensemble de son corps. La tenue de Link, une armure de pierre rouge des plus classiques revisitée par Shantieh qui y avait gravé les marques du Héros, était bien plus lourde et limitait davantage ses mouvements, mais le chevalier ne pouvait pas faire l'impasse sur l'aspect défensif de son équipement.

Non, ce qui inquiétait le plus la princesse, c'était ses chaussures. N'ayant aucune intention de se rendre au sommet du cratère, elle ne portait qu'un simple pantalon hylien noir, mais ses bottes, elles, avaient vu leurs semelles de cuir être troquées par des versions en pierre lui assurant une parfaite isolation avec le sol brûlant de la montagne. Les soulever, par contre, demandait deux fois plus d'effort à la princesse et elle s'inquiétait de devoir descendre la tour avec de pareils poids morts rivés aux pieds. Mais elle n'avait pas le choix. La seule autre solution était d'accepter de descendre en paravoile. Même si elle avait envisagé cette possibilité une micro-seconde, il lui était impossible de faire marche arrière à présent. Pas après s'être opposée si fermement à Link.

Soufflant un grand coup, Zelda s'accroupit au bord du précipice. Elle se laissa glisser le long de la paroi grillagée, s'assurant minutieusement de chacune de ses prises. Ce n'était certainement pas le moment de déraper et de provoquer une chute mortelle. Puis, alternant consciencieusement ses bras et ses jambes, elle débuta sa descente d'un mouvement tranquille et régulier afin d'économiser ses forces. Elle parvint sur la première plateforme après une vingtaine de minutes durant lesquelles Link n'avait cessé de planer autour d'elle tel un corbeau des montagnes. Ses épaules et ses mollets la brûlaient atrocement mais elle refusait d'émettre la moindre plainte. Hors de question de faire ce plaisir au chevalier qui semblait la narguer depuis sa paravoile.

Alors qu'elle reprenait son souffle, son regard fut attiré par un éclat brillant provenant d'un espace dégagé devant elle. Surprise, elle fronça les sourcils et s'approcha du parapet. Elle tenta de discerner ce qui avait pu produire cette lueur au beau milieu du chemin qui sinuait dans la montagne, et ce qu'elle vit ne l'enchanta aucunement.

« Link ! appela-t-elle sans détourner le regard de l'objet de son inquiétude. Link ! »

Un bruissement de tissu derrière elle l'informa qu'il venait d'atterrir à ses côtés.

« Que fait un lézalfos à un endroit pareil ? » demanda-t-elle en désignant le monstre d'un mouvement du menton.

La créature de feu se tenait droite sur ses pattes au milieu de l'espace devant eux, à côté de nombreuses caisses métalliques de transport entassées pêle-mêle – le bois étant bien évidemment exclu dans la montagne au vu du risque d'embrasement immédiat.

« Il est seul ? s'étonna Zelda en observant attentivement les alentours. Les solitaires sont plutôt rares, pourtant.

— C'est un garde, lui répondit le chevalier.

— Mais qu'est-ce qu'il fait là au beau milieu du chemin ? Les gorons… »

Un vagissement aigu les interrompit soudain, signalant aux deux jeunes hyliens que le monstre avait fini par les repérer. À peine eurent-ils pris conscience du danger qu'ils virent le lézalfos prendre son élan pour lancer sur eux l'objet métallique dont le reflet lumineux avait alerté Zelda. Sans prendre le temps de réfléchir, Link poussa la princesse dans son dos et bloqua l'arrivée mortelle du boomerang lézal de son bras en un réflexe dangereux mais salvateur. L'armure de pierre encaissa l'impact sans difficulté et le lézalfos, furieux, bondit de droite et de gauche en poussant des cris rageurs.

Link dégaina précipitamment son arc et y banda une flèche de glace. L'éclat froid de la pointe n'échappa pas au regard du monstre de feu qui craignait plus que tout les armes dotées d'un tel pouvoir. Il effectua un gigantesque bond en arrière dans l'espoir d'être intouchable, mais il n'était pas assez stupide pour se croire hors de danger. Tout comme les deux hyliens avaient suffisamment conscience de la menace que représentait le lézalfos malgré la distance qui les séparait.

Le monstre se mit à courir en tous sens. Il tablait sur sa vitesse impressionnante pour tenter d'échapper au projectile fatal, tout en ayant une chance d'atteindre potentiellement ses ennemis. Il était même suffisamment véloce pour parvenir à rattraper son boomerang lorsque celui-ci revint vers lui à toute vitesse, le rendant encore plus dangereux encore.

Mais Link était un excellent archer. Il suivit les mouvements du monstre du regard pendant quelques secondes puis, sans le moindre avertissement, banda son arc et tira. La seconde d'après, il ne restait plus du lezalfos qu'un morceau de queue, une griffe, son arme et son bouclier, ses résidus de chair fumant dans l'atmosphère ardente de la Montagne de la Mort.

« Attends-moi ici », recommanda Link en rangeant son arc dans son dos.

Zelda se blottit contre la structure de la tour et Link s'accroupit. La puissance de la rage de Revali fit virevolter des mèches de cheveux autour de son visage qu'elle repoussa d'un glissement inconscient de ses doigts fins, son regard rivé sur le chevalier qui s'élevait dans les airs au-dessus d'elle.

Contemplant le gracieux planeur s'éloigner en direction de la montagne, la princesse décida d'occulter sa préconisation et de poursuivre son périple en attendant son retour. L'idée de ne pas avoir le regard scrutateur de Link sur elle pendant cette étape lui rendait soudain la tâche moins ardue. Elle s'approcha du bord de la plateforme, se laissa glisser dans le vide et reprit sa descente fastidieuse. Mais l'exercice s'avéra encore plus difficile que la fois précédente, car à l'effort physique vint s'ajouter la canicule accablante. À chaque mètre grignoté en direction du sol, elle sentait la fournaise venir se poser sur elle malgré la protection de son vêtement. Les températures étaient telles que l'air semblait compact, chaque mouvement lui réclamant le double d'énergie qu'un même geste effectué en dehors de la montagne. Alors qu'elle se sentait reposée la demi-heure précédente, elle réalisa que les trois petites heures de sommeil arraché au matin allaient vite devenir un lointain souvenir.

Non, vraiment, elle détestait Ordinn.

Elle atteignit son objectif avec satisfaction une demi-heure plus tard, sans encombre. Ses mains étaient écorchées et des tensions sourdes parcouraient les muscles de son dos et de ses jambes. Elle était quasiment rendue à la hauteur du chemin qui permettait de gravir la montagne, mais celui-ci était bien trop éloignée de la tour pour qu'elle puisse y sauter sans se rompre le cou.

Alors qu'elle observait cette issue si proche et pourtant si inaccessible avec une certaine morosité, Link revint se poser souplement à ses côtés.

« Il était seul, confirma-t-il sans manifester son ressenti sur la désobéissance de la princesse.

— Qu'est-ce qu'il faisait là ? Un lézalfos de cette catégorie est un adversaire assez commun pour n'importe quel voyageur. Les gorons auraient aisément pu rendre la route jusqu'à leur village plus sûre. Qu'est-ce que cela signifie ? »

Link haussa les épaules d'ignorance et Zelda soupira. La présence de ce monstre ne lui disait rien qui vaille au sujet du peuple goron.

« Dis-moi au moins que les caisses renfermaient quelque chose d'une quelconque valeur…

— De la viande grillée, quelques rubis.

— Rien de plus ? »

Link secoua la tête à la négative, au grand dam de la princesse. Non décidément, tout ceci n'avait rien de logique. Les lézalfos vivaient généralement en bande, ne s'isolant qu'une fois certain que la zone étaient sous contrôle. Leur maître annihilé, ils n'auraient jamais dû se sentir suffisamment sûr d'eux pour laisser l'un des leurs seul au beau milieu de l'unique chemin permettant de gravir la montagne. Tout cela pour garder quelques rubis et un peu de viande.

Depuis le temps, la route aurait dû être dégagée par les gorons afin de faciliter l'accès à leur domaine. Dépossédées malgré elles de leur territoire ancestral depuis un siècle, toutes les tribus rêvaient de reprendre leur région sous leur contrôle. Les gorons ne devaient pas échapper à la règle.

« Un bien maigre butin, tout de même, soupira Zelda en secouant la tête, perdue dans ses pensées éparses. Je ne parviens pas à comprendre… »

Le bruissement de la toile tandis que Link sautait de la plateforme la sortit brutalement de ses réflexions. Zelda sentit l'agacement gonfler sa poitrine en le voyant s'éloigner dans le ciel d'Ordinn. Malgré la profondeur de ses sentiments pour son chevalier, son impudence lui donnait parfois des envies de meurtres. Elle ravala dignement sa colère, sa Nemesis bien trop occupée à planer autour d'elle avec nonchalance, et glissa un ultime regard vers le sol. Rien qu'à l'idée de l'épreuve qui les attendait, elle sentait tous ses muscles se rebeller contre son entêtement maladif. À nouveau, elle s'accroupit et se laissa lentement glisser le long de la plateforme en s'accrochant au grillage qui recouvrait les flancs de la tour. À peine eut-elle amorcé sa descente qu'elle sentit que quelque chose n'allait pas. Ses prises étaient trop faibles, les muscles de ses jambes protestant contre le poids de ses chaussures de pierre.

Ce qui devait arriver arriva. Sa botte glissa sur sa prise au lieu de s'y agripper et ses doigts meurtris ne parvinrent pas à retenir le poids de son corps. Alors qu'elle se sentait basculer dans le vide, elle pensa qu'une fois de plus, son entêtement l'avait poussée au-delà de ses limites.

Il y avait décidément des leçons qu'elle ne parvenait jamais à retenir.

Zelda ferma les yeux et attendit l'inévitable impact avec le sol. Elle savait être beaucoup trop loin de lui pour espérer s'en sortir indemne. La seule chose qu'elle pouvait faire, c'était se retenir de crier.

Une main puissante s'empara brutalement de son coude, arrêtant net sa chute en menaçant de lui déboîter l'épaule. Instinctivement, Zelda referma ses doigts sur le bras de son chevalier avec la force de l'espoir. Elle rouvrit les yeux et vit avec un soulagement indicible les traits fermés de Link qui la surplombait. Il guida leur descente avec délicatesse et posa son précieux fardeau sur le sol avec douceur. Les membres de la jeune hylienne tremblaient. Elle se laissa tomber à la renverse sur le sol en tentant de reprendre ses esprits, son cœur encore emballé dans sa poitrine. Son regard glissa sur la silhouette du chevalier à ses côtés, l'air calme, posé, tandis qu'il repliait soigneusement la paravoile. Reconnaissante de l'avoir auprès d'elle, elle tendit la main et s'empara de la sienne, le forçant à s'interrompre.

« Merci », lui souffla-t-elle, sachant qu'il était de bon goût de ranger sa fierté de côté après un pareil épisode.

Un peu surpris par la tendresse du geste, Link répondit brièvement à l'étreinte de la princesse sans ajouter un mot. Une lueur sourde signifiant clairement un « plus jamais ça » de bonne guerre se glissa dans son regard. Zelda lui fut reconnaissante de ne pas la blâmer davantage.

Une fois la toile consciencieusement repliée, Link entreprit de fouiller dans son sac et en sortit une petite fiole en verre contenant un épais liquide d'un rouge écarlate. La princesse, occupée à calmer les douleurs sourdes qui parcouraient ses muscles crispés, se redressa et s'empara de l'objet avec curiosité.

« Quand as-tu eu le temps de préparer un remède max ? demanda-t-elle. Et où as-tu réussi à trouver un lézard ? Ils sont si rares et si difficiles à attraper ! »

Link haussa les épaules et la princesse contempla pensivement la potion dans sa main. Sa couleur était d'un rouge cramoisi et lorsqu'elle la faisait glisser sur la paroi de verre poli, elle laissait derrière elle une légère pellicule un peu huileuse. Ces deux indicateurs prouvaient que le remède, l'un des plus difficiles à réaliser, était réussi à la perfection. Les compétences culinaires de Link n'étaient certes pas une surprise pour elle, mais cela ne l'empêchait pas d'être impressionnée par le résultat.

« Tu es sûr que tu ne veux pas le garder ? » s'enquit-elle sans quitter la potion des yeux.

Un sourcil interrogatif gravit le front du chevalier.

« Eh bien, au cas où tu en aurais besoin, lors d'un combat par exemple, ou... »

Link la scruta un instant avant de répondre. Lorsqu'il secoua la tête à la négative, son expression n'était que placidité et certitude.

« Tu es là », dit-il simplement.

Son ton était calme, assuré. Le simple énoncé d'une vérité en laquelle rien ne pouvait le faire douter. Le cœur de Zelda rata un battement dans sa poitrine. Elle comprit que Link avait la conviction qu'elle le sauverait toujours si le danger devenait trop grand pour lui. Et au fond d'elle, elle savait qu'il avait raison. La déesse ne tolérerait jamais que du mal soit fait à son héros sans qu'elle ne se batte bec et ongles pour le protéger. L'épisode de la tempête de sable en était le parfait exemple.

Enfin, tant que la déesse demeurerait, tout du moins.

« À ce sujet, lança-t-elle spontanément, son ton un peu enroué, je me demandais… »

Elle se redressa en s'éclaircissant la gorge, tentant de rassembler ses pensées du mieux qu'elle le put. Sa voix demeura pourtant hésitante, incertaine.

« Je voulais te demander… comment… comment est-ce que toi, tu vis avec… lui ? »

Le jeune hylien fronça les sourcils d'incompréhension, et attendit patiemment que la princesse parvienne à formuler son idée. Elle le faisait toujours.

« Je veux dire… poursuivit-elle. Le Héros… Son âme… Comment est-ce que tu vis avec ? Est-ce que parfois… tu as l'impression qu'il… prend la main, disons ? »

Notant les traits tiraillés de la princesse, Link tenta d'assimiler du mieux qu'il le put ce que ses mots ne disaient pas. Il réalisait qu'il n'avait jamais vraiment réfléchi au sujet de cette âme millénaire qui l'habitait. Il était la réincarnation du Héros, eh bien soit. Pour lui, cela ne changeait en rien ni qui il était et ni ce qu'il était. Cela ne remettait pas en question son libre arbitre, puisqu'il avait toujours été ainsi. Le Héros faisait partie de lui, sans distinction avec son moi intérieur. Sa seule certitude, c'était que cette partie de lui l'avait probablement guidé toute sa vie jusqu'à la princesse, ce qui était pour lui rien de moins qu'une bénédiction.

Mais visiblement, Zelda ne vivait pas les choses ainsi.

« Non », répondit-il.

La princesse attendit quelques secondes, suspendue à ses lèvres, espérant un ou deux mots supplémentaires de son chevalier, puis se résigna dans un soupir. La frustration se lisait tellement sur son visage que Link se résolut à faire un effort, pour elle.

« Je ne ressens pas sa présence, poursuivit-il d'une voix sourde. Mais ce n'est pas un dieu. »

Zelda ne se retint pas de sourire. Link avait toujours eu un véritable don pour lire les gens et comprendre ce qu'ils ne disaient pas. Elle ne faisait pas exception.

« Bois, reprit-il en se redressant. Il faut y aller. »

La gorge trop nouée pour le contredire, Zelda obtempéra et avala le riche liquide d'une traite. Aussitôt, elle sentit ses muscles se détendre les uns après les autres, ses terminaisons nerveuses être réduites au silence tandis que douleur et fatigue ne devenaient plus qu'un souvenir. Elle se leva à son tour et s'extasia de l'énergie qui parcourait à nouveau son corps comme si elle n'avait encore effectué aucun exercice physique. Elle se ravisa. Aussi magique que fut le remède max, son effet n'empêchait pas les courbatures les jours suivants. Elle avait la certitude qu'elle allait endurer les conséquences de cette épreuve des jours entiers.

Peut-être que cette fois-ci, elle retiendrait la leçon, après tout.

Deux heures plus tard, les hyliens arpentaient le sentier d'un pas ralenti tant par leurs vêtements de pierre que par la fournaise environnante. Enfin, sentier était un mot un rien pompeux aux yeux de la princesse. Les gorons s'étaient contenté de river quelques plaques métalliques à intervalles hasardeux le long d'anciennes coulées de lave, sans même chercher à égaliser le revêtement poussiéreux. En quelques minutes, les bottes de Zelda s'étaient retrouvées aussi noires que son pantalon. Une fine couche de suie recouvrait sa peau d'albâtre, sans parler de la transpiration qui dégoulinait le long de ses tempes ou de son dos. À chaque inspiration, ses poumons se remplissaient des particules qui stagnaient dans l'atmosphère épaisse, rendant son souffle de plus en plus chaotique dans sa gorge irritée. Zelda avait soif, horriblement soif, mais elle savait d'expérience que l'eau était une denrée à économiser sur cette terre aride. Son cerveau ne cessait de ressasser son seul et unique désir, celui de se noyer dans une baignoire d'eau froide.

Ce qu'elle détestait Ordinn.

Plongée dans ses pensées aquatiques trois pas en arrière du chevalier, la princesse ne s'aperçut pas qu'il s'était arrêté au détour du chemin et se heurta violemment contre la pierre de son armure.

« Ouch ! Link ! grommela-t-elle en frottant son épaule endolorie, tu ne pourrais pas prev… »

Elle fut interrompue par une puissante aspiration devant eux qui emporta ses longs cheveux blonds autour du visage figé du jeune hylien. Link s'empara fermement du poignet de Zelda et la tira sans ménagement à l'abri d'un haut rocher en bordure du chemin. Un gros roc incandescent se fracassa dans la seconde qui suivit à l'endroit où les deux hyliens s'étaient tenus.

« Un octopierre, souffla la princesse en entendant le monstre prendre une nouvelle aspiration. Mais comment les gorons peuvent-ils les tolérer sur leurs terres, par Hylia ? »

Sans se départir de son stoïcisme habituel, Link ignora sa question et lui désigna la tablette du menton. Un second projectile heurta leur rocher protecteur, les faisant légèrement sursauter. Docilement, Zelda décrocha l'artefact de sa ceinture et le lui tendit d'un air absent, son regard cherchant déjà leur ennemi au-delà de leur bouclier improvisé. Le chevalier s'en saisit, ses doigts pianotant rapidement sur la surface lisse de la tablette.

Une troisième roche explosa soudain et Zelda rentra la tête dans ses épaules pour se protéger des éclats qui pleuvaient autour d'eux. Déconcertée, elle découvrit Link qui lui tendait à nouveau la tablette, impassible, et elle écarquilla les yeux d'un air incrédule.

« Tu veux que ce soit moi qui le combatte? »

Link acquiesça, son bras insistant pour que la princesse s'empare de l'artefact. Une quatrième attaque la poussa à s'en saisir malgré elle. Quand elle découvrit le symbole du module bombe clignotant sur la surface lisse, un éclair de compréhension illumina le vert de ses pupilles.

Un léger sourire aux lèvres, la princesse activa le module pour faire apparaître une boule bleutée entre ses doigts graciles. Alors que le monstre semblable à un ballon aspirait à nouveau l'air ardent, elle lança le mortel engin de toutes ses forces devant sa gueule béante et la créature avala la bombe presque sans s'en apercevoir. Une seconde plus tard, Zelda déclenchait le module et l'octopierre disparaissait brutalement dans un éclat de fumée, ne laissant du monstre qu'une baudruche rosée et fumante.

Rayonnante de satisfaction, la princesse allait sortir de leur cachette lorsque Link la retint fermement en tirant sur son long gilet rouge.

« Quoi encore ? » soupira-t-elle, agacée.

Elle se surprit elle-même par la vivacité de son ton et par la décharge de colère qui l'avait soudainement envahie. Elle se mordit la joue, penaude. Sa fatigue semblait déjà la rattraper, tout compte fait. Sans parler de l'atmosphère de la Montagne qui la crispait plus qu'elle ne voulait bien l'admettre.

Mais Link n'avait aucune raison d'en faire les frais.

Le chevalier ne sembla pourtant pas en faire cas et lui désigna à nouveau le chemin du menton. À moitié dissimulée derrière son rocher, la jeune hylienne suivit son regard en fronçant les sourcils. Au bout d'un moment, elle distingua la silhouette d'un second octopierre, un peu plus loin. Alerté par le bruit de l'explosion qui avait fait disparaître son compère, il regardait autour de lui d'un air surpris, ses grands yeux globuleux écarquillés en quête de l'ennemi à abattre. Avec une témérité qui arracha à Link une exclamation étouffée, Zelda sortit sur le chemin en face de la créature en s'armant d'une nouvelle bombe.

Le monstre la repéra, aspira l'engin mortel, et disparut dans la seconde qui suivit. Un nouvel élan de satisfaction envahit la poitrine de la princesse en constatant la facilité avec laquelle elle avait vaincu les deux monstres. Un peu d'ingéniosité, et elle n'était peut-être pas totalement sans défense, tout compte fait !

Son sourire disparut cependant aussi vite qu'il était apparu en constatant l'air foncièrement mécontent de son protecteur lorsqu'il la rejoignit.

« Par toutes les déesses, Link, s'enflamma-t-elle en levant les bras au ciel, je ne risquais rien ! »

Le chevalier haussa un sourcil peu convaincu. Agacée, Zelda rangea la tablette à sa ceinture et se pencha pour ramasser la viscère du monstre qui fumait à ses pieds.

« Il allait disparaître dans le sol pour nous attaquer par surprise, s'expliqua-t-elle d'une voix sèche en lui tendant l'abat. Maintenant, la question est réglée. »

Son protecteur afficha une moue particulièrement dubitative en rangeant la baudruche dans sa besace. Qui essayait-elle de convaincre, demandait son regard, lui ou elle ? Excédée, Zelda serra les poings.

Bien sûr, elle avait conscience que ses émotions étaient totalement hors de contrôle. En l'espace de cinq minutes à peine, elle était passé à deux reprises de l'extase à la colère à une vitesse impressionnante, même pour elle. Mais elle était fatiguée, tendue, et par toutes les déesses si Link pouvait cesser de la pousser à se battre tout en la couvant comme un moineau prêt à tomber du nid la seconde suivante !

« Tu as voulu que je combatte ces monstres, et bien je l'ai fait à ma manière, reprit-elle froidement. Si ça ne te plaît pas, ne me demande rien la prochaine fois. »

Fuyant son regard, elle pivota des talons pour s'éloigner d'un pas rageur et se posta au loin, les bras croisés. Elle inspira profondément, ferma les yeux pour tenter de juguler la colère soudaine qui lui brûlait les veines. Sa réaction était exagérée, elle en avait parfaitement conscience. Mais elle était beaucoup trop irritée pour tenter de se contenir, et beaucoup trop fière pour reconnaître ouvertement ses fautes.

Link, impassible, scruta le dos de la princesse pendant une longue minute. Depuis leur réveil, il sentait la tension prégnante qui grondait dans le corps de sa protégée. Il savait combien cette région lui portait sur les nerfs. En tant que réincarnation d'Hylia, n'était-elle pas sensible à l'essence même de la vie, après tout ? Essence si bafouée dans une contrée ravagée comme l'était Ordinn ? En y ajoutant le poids de ses responsabilités, des difficultés qui s'amoncelaient sur sa route vers le trône et de ses trop nombreuses insomnies, Zelda avait suffisamment de raisons de perdre son sang-froid. Il était même surpris qu'elle n'ait pas déjà explosé dans une de ses célèbres colères qui faisait la réputation de son caractère.

Pour toutes ces raisons, il l'avait poussée à combattre les octopierres, et il recommencerait si l'occasion se présentait. Il fallait que Zelda se libère de cette énergie sombre qui l'animait avant sa rencontre avec les gorons. Avec leur simplicité naturelle et leurs dispositions chaleureuses à son égard, le peuple des montagnes ne comprendrait pas pourquoi la princesse ressuscitée se montrerait si distante et si froide avec eux.

Comme quoi, les monstres pouvaient s'avérer des exutoires plutôt pratiques, parfois.

Il opta donc pour ne pas relever son comportement volubile. C'était inutile. Les traits neutres, il contourna sa protégée raide comme un piquet et sortit du sentier pour rejoindre un promontoire rocheux en surplomb. Il s'accroupit au pied d'une des nombreuses arches métalliques qui balisaient le sentier, sortit de sa besace de nombreux fruits et légumes qu'il déposât sur la pierre ardente, puis s'éloigna de quelques pas. Ici, pas besoin de marmite et de savoir-faire culinaire : il suffisait d'exposer n'importe quel ingrédient aux températures ambiantes pour qu'il soit cuit en l'espace de quelques minutes.

Lorsque Zelda se résolut à s'installer à ses côtés, le regard de la jeune hylienne, adouci, un peu gêné, s'égara pensivement sur le lac Gorbi au milieu duquel se dressait fièrement un sanctuaire, le bleuté de sa structure jurant avec le rougeoiement de la lave qui l'encerclait. Tandis que son repas s'enflammait sous ses yeux, elle nota que le chevalier avait soigneusement sélectionné les aliments les plus régénérants à son attention : durian et radis max à profusion, quelques champignons d'Hyrule et des glands dont il savait qu'elle raffolait.

Ô Hylia comme elle ne le méritait pas…

Elle ne se plaignit donc pas de l'odeur émanant de la volaille fine qu'il faisait griller un peu plus loin. Et pourtant, rien que de voir la viande s'enflammer sous ses yeux lui retournait l'estomac.

En son sein la chaleur du foyer des fidèles...

Ils dégustèrent leur repas en silence, chacun laissant ses pensées vagabonder loin de la fournaise dans laquelle ils étouffaient. Ils étaient en sueur sous leurs tenues de pierre qui permettaient certes de ne pas s'embraser comme des torches, mais n'empêchaient pas totalement les soixante degrés ambiants de peser sur leurs épaules.

Rejetée par tous...

Link, pour sa part, commençait à regretter d'avoir choisi le chemin goron pour rejoindre la Mine Sud. Sur le coup, il ne s'était même pas posé la question, et pourtant… S'ils s'étaient enfoncés un peu plus dans la montagne depuis la tour sheikah, ils auraient rejoint l'une des sources chaudes dont les bienfaits auraient grandement aidé la princesse exténuée. Cela leur aurait en plus évité d'affronter ce qui les attendaient dans les gorges sombres qui se dressaient derrière eux.

« Tu crois que l'enfant de Cinehl est toujours en vie ? » demanda soudain Zelda d'une voix un peu rauque, l'extrayant brutalement de ses pensées.

Link ne répondit pas tout de suite, trop surpris par cette question sortie de nulle part, et parfaitement conscient de son importance.

« Suppa fera tout pour », répondit-il alors prudemment en croquant dans sa pomme grillée.

Zelda soupira et lança les restes de son durian max dans la lave au loin, la gorge trop nouée pour parvenir à avaler ses dernières bouchées. Elle ferma les yeux quelques secondes, et se sentit apaisée lorsque la déesse propulsa un filet de Pouvoir dans ses veines. Elle rouvrit les paupières, la vue du bébé lézard s'agitant entre ses doigts lui arrachant un fugace sourire.

Elle savait que Link ne lui mentait jamais ouvertement, même pour lui apporter un peu de baume au cœur. Oh il avait bien dû lui dissimuler certaines choses pour la protéger, des mensonges par omission dont elle ne lui tenait pas rigueur, mais il n'avait jamais fait preuve de duplicité face une question directe. Cette honnêteté sans fard avait compté à ses yeux, même lorsque leurs échanges étaient les plus houleux.

Pour cette raison, elle savait qu'elle pouvait se confier à lui sans qu'il n'émette le moindre jugement à son égard. Dans les premiers temps de leur relation, que quelqu'un puisse l'accepter comme telle l'avait davantage effrayée que poussée à se livrer.

Les yeux rivés sur ses doigts sur lesquels courait joyeusement le petit reptile, elle réalisa qu'elle avait dépassé cette crainte depuis longtemps à présent. Depuis plus d'un siècle.

« C'est moche et égoïste, avoua-t-elle alors dans un murmure, mais je préférerais que cet enfant soit mort. »

Et Link ne trouva ça ni moche, ni égoïste. Au contraire, il admira l'honnêteté et la clarté avec lesquelles la princesse affrontait la situation et ses propres sentiments. Si l'enfant était en vie au moment d'envahir l'antre des yigas, Zelda seule serait responsable de la destinée de cet être encore si petit, si frêle, si innocent, et pourtant si dangereux.

Quelle solution aurait-elle, une fois face à ce petit garçon ? Quelle décision serait le moindre mal ? Le confier aux gerudos était bien évidemment possible, mais ni Link ni elle ne se leurraient sur le risque que représenterait alors l'avenir du garçonnet. La société des vaïs guerrières se scinderait en deux, l'une souhaitant élever l'enfant au titre de roi pour la gloire des gerudos, l'autre, consciente du danger et de l'impact d'un tel couronnement au sein d'Hyrule, s'y opposant de toutes ses forces. Aussi prometteuse que soit Riju en tant que chef de tribu, elle n'avait pas encore la poigne et l'envergure nécessaires pour maintenir l'unité de son peuple face à une telle épreuve. Livrer l'enfant aux gerudos était le choix le plus hypocrite, celui permettant à la princesse de croire qu'elle n'avait pas la responsabilité de son devenir entre les mains, et forcer d'autres qu'elle à porter ce poids pour sa simple tranquillité d'esprit ne lui ressemblait pas. Enfin, elle pouvait choisir de laisser le petit garçon vivre quelque part dans Hyrule avec sa mère, sous sa protection, et espérer toute sa vie que son choix n'entraînerait pas le pays tout entier dans de nouvelles ténèbres. Mais cela signifiait également la perte de son accord avec les gerudos, anéantissant de fait tout espoir de reconstruire le royaume, et donc sa capacité à protéger Hyrule si son choix s'avérait erroné.

Face à un tel dilemme, le chevalier ne pouvait que comprendre la princesse. Mieux valait pour lui, pour eux, pour Hyrule, que l'enfant ne soit plus, comme tous ses prédécesseurs, lorsqu'ils franchiraient les portes du repère des yigas.

En voyant la détresse qui marquait les traits de Zelda, Link vint s'asseoir sur la pierre à ses côtés. D'une façon un peu gauche, il encercla les épaules de la jeune hylienne en un geste de soutien. Spontanément, la princesse posa sa tête sur la pierre de son torse. Elle laissa le lézard joueur s'évaporer dans l'atmosphère suffocante et enlaça ses doigts à ceux du chevalier pour y puiser du réconfort. Et au Fléau le reste, elle avait trop besoin de lui pour s'en soucier pour le moment.

« Nous ne devons pas évoquer son existence devant les autres tribus, Link, murmura-t-elle en contemplant leurs mains emmêlées d'un air absent. Elle doit rester secrète le plus longtemps possible. »

Link acquiesça silencieusement, le cœur battant la chamade dans sa poitrine sous la douce caresse de Zelda sur ses paumes caleuses. Il se demanda un instant où se situait exactement la ligne qu'il s'était promis de ne pas franchir la veille au soir.

« Buldo va nous attendre », répondit-il, forçant la jeune hylienne à se libérer de son étreinte par ce dur rappel à la réalité.

Alors que les deux hyliens se redressaient, Link se délesta de son arc gerudo et de son carquois pour les tendre à Zelda.

« Pourquoi me donnes-tu tes armes ? demanda-t-elle, surprise, en s'en saisissant machinalement.

— Magrok », dit-il en désignant du menton la gorge devant eux tout en dégainant sa lame.

La princesse scruta un moment son chevalier, la pulsation de son cœur erratique dans sa poitrine. Lorsqu'ils avaient quitté Euzero, Zelda n'avait pas eu d'autres choix que d'y laisser ses armes. Il était diplomatiquement impossible qu'elle se présente dans les tribus alliées armée de pied en cap, et Link ne pouvait pas non plus porter un double harnachement en permanence.

Conséquence directe : elle ne s'était plus exercée une seule fois depuis leur départ du village, et les entraînements lorsqu'ils y résidaient étaient pour le moins anarchiques.

« Tu es douée avec un arc », la rassura Link, comme pour répondre à ses angoisses silencieuses.

Déglutissant avec difficulté, les jointures des doigts de Zelda blanchirent tant elle serra l'acier de l'arc entre ses mains. Alors qu'elle venait de lui hurler dessus sans raison pour de simples octos, Link comptait encore sur elle pour combattre un magrok ?

« Et si je le rate ? » demanda-t-elle en laissant transparaître toute son incertitude dans sa voix.

Pour toute réponse, son chevalier lui adressa un sourire, un vrai, franc, rassurant, confiant, alors que ses yeux lui juraient tout ce que ses lèvres ne lui diraient jamais. Et alors, transportée par la puissance de ce simple regard, Zelda n'eut plus que pour seule résolution de ne surtout pas le décevoir.

Rompant la fragilité de l'instant, Link sauta du haut de leur promontoire et se retourna pour lui tendre la main dans une invitation confiante. Face à ce regard bleu brillant d'une foi inébranlable, Zelda se mordit la lèvre inférieure. Elle espérait vraiment que le chevalier ne commettait pas une erreur fatale en se reposant ainsi sur elle. Pourtant, l'idée de se défausser ne lui traversa même pas l'esprit.

Elle plaça sa paume dans celle du jeune hylien et se laissa tomber à ses côtés, le bras de Link venant spontanément se poser sur ses reins pour assurer son équilibre. Après un dernier échange vert-bleu silencieux, ils s'engagèrent prudemment l'un derrière l'autre dans les gorges sombres qui menaient au cœur de la Montagne de la Mort.

À peine eurent-ils fait dix pas que les silhouettes menaçantes des hautes falaises détruisirent tout espoir d'une clarté naturelle émanant du ciel. L'atmosphère devint étouffante, sinistre, les ténèbres oppressantes. La seule lumière environnante émanait des rochers épars dont la lave frémissait encore sous une fine croûte noircie, quelques gisements de pierres précieuses brillant dans des recoins sombres. Dans cette ambiance lugubre, l'épée de Link resplendissait d'une lueur bienvenue et chaleureuse. La pointe de la flèche de glace illuminait les doigts de la princesse crispés sur son arc bandé.

Les deux jeunes gens ne prononcèrent plus la moindre parole, tentant naturellement d'étouffer le bruit de leurs pas et de leur respiration. Ils savaient pourtant l'un comme l'autre que cela n'empêcherait nullement l'éveil du monstre de pierre plus sensible aux vibrations qu'au bruit. Mais dans l'anticipation angoissante du combat, seul résonnait dans les gorges le gargouillis nauséabond du magma bouillonnant sous la fine croûte sombre des rochers, les menaçant à tout instant d'éclater en geysers mortifères.

Bien que le temps sembla suspendu dans les ténèbres de la montagne, plus d'une demi-heure s'écoula avant que Link ne repère un rocher incandescent plus important que tous les autres. Le désignant à la princesse d'un mouvement de tête, il lui signifia silencieusement de rester là où elle se trouvait pendant que lui-même poursuivait sa prudente avancée. De là où Zelda était postée, il était convaincu qu'elle atteindrait sans problème une cible aussi lente et imposante qu'un magrok. Sa seule inquiétude était que le monstre finisse par repérer le danger que représentait la jeune hylienne et décide de s'en prendre à elle.

Les muscles tendus, prêt à bondir à la première alerte, Link pesa consciencieusement chacun de ses pas le rapprochant du monticule flamboyant. Le regard brûlant de Zelda sur ses omoplates le galvanisait par son intensité. La princesse, elle, sentait son cœur s'affoler à lui en briser les côtes dans sa cage thoracique.

Le chevalier s'avança jusqu'à ce que le sol se mit à trembler. Il se recula prestement, le silence rompu par le grondement des pierres brisées du gigantesque rocher s'animant dans un nuage de poussière. Le monstre de magma rougeoyant s'arracha lentement du sol et se dressa de toute sa hauteur, menaçant. Son corps était un gigantesque roc aveugle et incandescent, ses quatre membres constitués d'un empilement de petits rochers. D'expérience, Link savait que le danger venait précisément de ces bras atrophiés. Comme pour lui donner raison, le magrok prit son élan et projeta les pierres qui composaient son bras gauche à travers la ravine. Alerte, le chevalier bondit en avant en une roulade et les évita de justesse.

Alors que le monstre manchot s'apprêtait à lancer son bras droit, il se figea soudain. Le magma de son corps refroidit subitement pour ne former qu'une croûte noirâtre. Le magrok s'effondra sur le sol dans un bruit sourd et le chevalier s'élança à toute vitesse sur lui.

Zelda réarma son arc d'une nouvelle flèche de glace et observa la course du jeune hylien. Il se hissa souplement sur le corps de la créature tant que celui-ci était à terre. Au somment, se trouvait la cible du chevalier : un rocher saillant et brillant de pierres précieuses qui s'avérait être l'unique faiblesse de son espèce. Le temps que le magrok reprenne ses esprits et commence à se redresser, Link avait déjà assené de nombreux coups sur la pierre brillante, extrayant par jets puissants plusieurs gisements rutilants.

Dès que le monstre s'ébranla à nouveau, Link ne demanda pas son reste et sauta aussi loin que possible de la créature. Son corps se réchauffait à vue d'œil. Ne souhaitant surtout pas laisser la possibilité au magrok de lancer une nouvelle attaque sur son chevalier – elle avait détesté la vision du jeune hylien frôlé par de la roche en fusion –, Zelda banda son arc et tira une nouvelle flèche glacée sur le corps du monstre.

À nouveau, la croûte se forma et la créature s'écroula en fracturant le sol sous son poids mort. Link remonta sur son dos et assena des coups rageurs sur la roche brillante avec une rapidité et une puissance stupéfiante, mais cela ne suffit pas. Avant qu'il eût asséné le coup fatal, le corps du magrok rougit à nouveau, obligeant le chevalier à s'en éloigner sous peine d'être carbonisé sur place.

Le monstre se dressa à nouveau sur ses jambes et se détourna de Link au profit de la princesse. Il avait finalement compris son rôle prépondérant. Avant même que Zelda eut le temps de bander son arc, le magrok lança de toutes ses forces ses blocs de magma dans sa direction. Link, trop loin pour pouvoir intervenir, sentit son cœur se glacer dans sa poitrine.

Mais Zelda n'était pas sans ressource. Sous les yeux ébahis du chevalier, la princesse évita les rochers ardents d'un saut sur le côté et atterrit en une roulade effectuée avec une souplesse normalement impossible à avoir dans une tenue de pierre. À peine stabilisée en position accroupie, elle tira sa flèche de glace sur le monstre occupé à se créer de nouveaux bras dans les profondeurs du sol magmatique, sans prendre le temps de viser.

Link demeura figé, abasourdi. Il n'avait jamais enseigné ce mouvement à la princesse, la jugeant – à tort visiblement – encore trop faible physiquement et techniquement pour l'apprendre. Et la voilà qui l'exécutait avec une maîtrise presque naturelle, comme si son corps connaissait cette parade depuis de nombreuses années. Non contente de s'être esquivée sans le moindre accroc, la flèche avait en plus atteint son but. Sa cible avait beau être imposante, la prouesse n'en était pas moins conséquente.

« LINK ! claqua soudain la voix de Zelda, le faisant réintégrer la réalité sombre des gorges. Mais qu'est-ce que tu fais !? »

Et il était grand temps : déjà, le monstre commençait à s'agiter. Le chevalier se précipita sur son dos et le frappa une dernière fois. Le roc névralgique explosa dans une gerbe d'étincelles éblouissantes et le magrok disparut brutalement dans un nuage de rancœur. Quand la fumée se dissipa, le jeune hylien s'était réceptionné sur le sol, un genou à terre.

Zelda rejoignit son chevalier d'un pas lent, le silence particulier qui n'existe qu'après un combat régnant en maître dans la ravine. Lorsqu'elle se posta devant lui en lui rendant son arc, le chevalier se redressait déjà, ses traits toujours tirés dans une expression d'incrédulité totale.

Les joues rouges de confusion, la jeune hylienne posa prestement l'arc entre ses mains et s'éloigna, époussetant ses habits d'un mouvement fébrile.

« Je n'ai rien fait d'extraordinaire », souffla-t-elle d'un ton qu'elle voulut nonchalant.

Évidemment, elle réalisa vite que cette simple phrase disait tout le contraire, et l'expression sur le visage de Link le confirmait. Plus perturbée qu'elle ne voulait bien l'admettre, Zelda entreprit de ramasser l'ensemble des pierres précieuses laissées par la mort du magrok. Elle ignorait comment elle avait réalisé une telle parade alors qu'elle n'avait encore jamais effectué le moindre tir en mouvement auparavant. Guidée par l'adrénaline et la peur, elle avait laissé son corps agir par instinct. Alors, elle avait senti. Senti quelque chose d'ancien, de profondément ancré en elle s'éveiller et la diriger. Elle avait su ce qu'elle devait faire, comment se mouvoir.

La déesse Hylia était-elle une grande archère en son temps ? Ou l'une de ses vies antérieures ?

Ses yeux interrogatifs toujours rivés sur la jeune hylienne, Link se décida finalement à ranger son arc avant de se diriger vers le prochain obstacle. Zelda lui emboîta le pas en le remerciant intérieurement de ne pas tenter de lui tirer les vers du nez. En fait, elle réalisait qu'elle passait beaucoup de temps à être secrètement reconnaissante de la retenue dont Link faisait preuve, elle qui détestait tellement cette part de lui auparavant.

Peut-être avait-elle suffisamment mûri pour en voir les bienfaits. Et peut-être aussi devrait-elle songer à le lui dire à voix haute, un jour.

« J'imagine que tu as une idée pour nous hisser là-haut », dit-elle en observant le mur noir et rougeoyant qui se dressait dans l'obscurité devant eux, leur bloquant l'accès à la Mine Sud située juste derrière.

Link se posta à ses côtés sans dire un mot, confirmant par là même le fond de sa pensée. Zelda relâcha un soupir.

« Très bien, allons-y. De toute façon, aucun remède au monde ne me donnerait la force nécessaire pour escalader cette paroi. »

Sans épiloguer, Link déploya soigneusement sa paravoile et s'accroupit aux côtés de la princesse en tendant un bras à son attention. Un nœud à l'estomac menaçant de lui faire rendre tout son repas, Zelda s'approcha de son chevalier et se blottit contre lui sans la moindre retenue. Au Fléau ce qu'un éventuel observateur en penserait. De toute façon, il n'y avait personne dans cette antichambre du Crépuscule pour observer leurs interactions, et elle savait qu'elle enfouirait son visage dans son cou à la seconde où ils s'élèveraient dans les airs. Alors autant s'y perdre tout de suite.

Elle retint difficilement un gémissement quand leurs pieds quittèrent brutalement le sol. Tout son corps se raidit contre celui du chevalier dans un spasme d'angoisse à peine contenu. Pourtant, il s'écoula à peine trente secondes avant qu'elle ne retrouve avec soulagement la terre ferme. S'éloignant prestement de Link comme s'il menaçait de l'emmener à nouveau dans les airs, Zelda laissa son regard s'imprégner du paysage qui se dessinait en contre-jour. Elle porta une main à son front pour se protéger des rayons éblouissants du soleil tout en savourant de voir à nouveau le ciel.

Dix-huit heures approchaient. L'astre diurne dans sa course descendante baignait la montagne d'une intense lumière dorée et les ombres s'allongeaient progressivement. Devant eux, un petit pont d'acier enjambait une rivière de lave. Il menait à un espace dégagé dans le flanc de la montagne d'où pendaient plusieurs arches métalliques gorons. À côté d'un épais pilier rocheux qui soutenait un aplomb de plusieurs tonnes, une gigantesque sculpture en forme de pioche renseignait efficacement les voyageurs sur leur destination.

Ils avaient atteint la Mine Sud.

Les gorons étaient des êtres foncièrement pacifiques et entièrement dévoués à leur unique passion : la roche. Ils y naissaient, s'en nourrissaient, et passaient leur vie à l'exploiter. Mis à part les métiers en lien avec la pierre, les gorons ne savaient d'ailleurs pas faire grand-chose d'autre. Seule leur cuisine, grâce à leurs fameuses épices, était renommée dans tout Hyrule. Travailleurs, cela faisait d'eux d'extraordinaires miniers et tailleurs de pierre ainsi que d'excellents bâtisseurs. Si ces qualités étaient précisément celles que venaient chercher la princesse, ce n'était cependant pas à la Mine Sud qu'elle trouverait ce qu'elle cherchait.

Link lui avait expliqué que les gorons n'exploitaient plus que cet unique gisement dans la montagne depuis l'avènement du Fléau et le courroux de Vah'Rudania au-dessus de leurs têtes. Mais cette mine était de loin la moins productive et la moins riche d'entre toutes. Les seuls filons présents en abondance étaient du sel et du silex. Rien qui ne se revende à prix fort, là où la montagne recelait encore de tant de richesse, rivalisant presque avec celles contenues dans l'ensemble des Contrées Gerudos, montagnes et désert compris. Les attaques récurrentes de Vah'Rudania ainsi que les nombreux monstres émergeant de la lave avaient poussé le peuple goron à abandonner la Mine Nord, plus riche en pierres précieuses. Ils avaient également interrompu toute prospection en quête d'un nouveau filon depuis plus d'un siècle.

En bref, le peuple goron s'appauvrissait. S'il n'avait jamais porté le moindre intérêt à l'opulence et à la richesse, la perte du commerce des pierres précieuses à l'état brut – spécialité ancestrale des gorons, à l'inverse des gerudos qui vendaient des pierres déjà travaillées – avait été un coup dur. Pour cette raison, il était totalement incompréhensible que le peuple des montagnes n'ait pas encore cherché à rétablir ses voies commerciales. Même si les gorons ne risquaient pas de mourir de faim, car ce n'était pas la roche qui manquait, la perte économique et touristique était inestimable.

Les pensées de Zelda s'égarèrent un instant sur le souvenir d'une étrange conversation qu'elle avait eu avec Daruk un siècle plus tôt. Il tentait de la convaincre que certaines roches étaient plus savoureuses que d'autres. La discussion en elle-même avec le fier guerrier n'aurait rien eu de très extraordinaire, si la princesse n'avait pas aperçu du coin de l'œil Link qui acquiesçait aux propos du prodige goron. Ça, ça avait été surréaliste.

« Buldo est arrivé », indiqua abruptement ledit chevalier en désignant la Mine Sud du menton.

Réintégrant l'instant présent, la princesse aperçut effectivement moins d'une demi-douzaine de membres du peuple des montagnes au pied de la sculpture en forme de pioche. Sous un abri d'acier, elle distinguait vaguement une silhouette blanche et voûtée à la peau sombre, et la jeune hylienne se mordit la lèvre d'appréhension. Link l'avait prévenu que Buldo n'était plus en très bonne santé, mais le savoir et le voir était deux choses étrangement différentes.

La princesse lissa consciencieusement les longues manches de son gilet écarlate et tenta de mettre un peu d'ordre dans sa coiffure. Le matin même, elle avait défait ses nattes et retiré les filaments de saphirs qui ornaient ses cheveux dans le désert des vaïs guerrières. À la place, elle avait rassemblé ses mèches temporales en une petite coiffure sheikah afin de dégager son visage, et laissé le reste de sa chevelure ondulée par les tresses libres de toute contrainte.

« Allons-y », souffla-t-elle lorsqu'elle eut fini.

Naturellement, Link vint prendre place quelques pas en retrait à sa droite tandis que Zelda s'engageait sur le pont métallique. Elle s'étonna de ne pas trouver cette disposition étrange. Les vieilles habitudes revenaient vite malgré les heures passées côte à côte. Traversant le pont d'un pas prudent, elle évita du regard la lave qui s'écoulait paresseusement sous ses pieds, craignant que l'angoisse ne la prenne à la gorge et ne la fige au beau milieu de la structure suspendue.

À peine eurent-ils atteint la rive qu'une petite boule se précipita sur eux en roulant. Elle s'arrêta à leurs pieds, les grands yeux écarquillés du petit goron brillant au milieu de sa peau sombre tandis qu'il fixait la jeune hylienne devant lui.

« Aaah ! s'exclama-t-il avec un effarement proche de la terreur. Mais vous êtes vraiment la princesse hylienne ! »

Interloquée, Zelda fronça les sourcils.

« Bonjour à toi, dit-elle malgré tout avec douceur. Qui es-tu ?

— Pokiri ! s'exclama un grand goron noir coiffé d'un casque jaune depuis l'abri d'acier. Reviens ici tout de suite ! Ce n'est pas toi qui doit accueillir la princesse ! »

L'air encore plus effrayé, le dénommé Pokiri pivota des talons et, plongeant ses deux mains en avant, se roula en boule pour disparaître aussi vite qu'il était venu. Se parant de son plus beau sourire, Zelda reprit son avancée en occultant l'interlude du petit goron qui se blottissait à présent dans les jambes de son aîné.

« Link, murmura-t-elle en tentant de remuer ses lèvres le moins possible. C'est moi ou Buldo est en train de… dormir ? »

La silhouette grisonnante qu'elle avait aperçu s'était faite plus précise. Elle distinguait à présent clairement un vieux goron assis sous l'abri, les yeux fermés. En tendant l'oreille, elle avait presque l'impression de l'entendre ronfler.

« Ce n'est pas Buldo, l'informa alors Link à voix basse. C'est Bohlinn.

— Bohlinn ? s'inquiéta la princesse. Mais alors, où est Buldo ? »

Seul le silence lui répondit, confirmant que Link ne le voyait visiblement nulle part aux alentours. Zelda n'était pas du genre à s'outrer parce qu'elle n'était pas reçu selon le protocole exigé, particulièrement lorsqu'elle avait à faire aux gorons qui avaient tendance à ne pas s'encombrer de ce genre de manière. Mais en l'occurrence, que le chef de la tribu ne fasse pas le déplacement pour l'accueillir comme il l'avait pourtant affirmé ne la rassurait pas du tout.

Lorsque les hyliens furent rendu en plein cœur de la Mine, le petit attroupement goron s'écarta pour laisser passer l'un d'entre eux. Ce dernier se distinguait nettement de ses congénères, tant dans son allure que dans son accoutrement. Alors que tous étaient visiblement des mineurs, coiffés de leur casque jaune et rond, celui-ci avait ses cheveux blonds relevés en une houppette et portait des plaques en acier afin de protéger son front et ses tempes. Sur son épaule, le casse-pierre qu'il tenait avec aisance le désignait comme étant un soldat, bien que son visage, comme celui de tous les gorons d'ailleurs, soit des plus avenants.

« Hem, hem ! Bienvenue à vous, ô Princesse Royale ! s'exclama-t-il puissamment de sa voix rocailleuse. Je m'présente, je suis Gruken ! »

Il posa ensuite son regard sur le chevalier derrière la princesse et s'esclaffa soudain, laissant ses interlocuteurs perplexes.

« Et bienvenue à toi, ô grand Link ! finit-il par dire avec une joie non dissimulée. Si j'avais su à l'époque que j'saluais vraiment l'prodige hylien, j'aurais un peu plus soigné la présentation ! »

Link lui adressa un sourire en hochant la tête, laissant le goron reporter son attention sur la princesse.

« Notre boss voulait v'nir vous accueillir, mais ses fichus maux de reins l'ont retenu au village. Alors il m'a demandé de descendre vous escorter. Remarquez, j'm'ennuie tellement à mon poste, qu'ça m'change un peu de v'nir jusqu'ici.

— Votre poste ? demanda prudemment Zelda.

— J'suis chargé de garder le village, votre altesse, répondit le jeune goron avec fierté, mais … avec tous ces monstres, les touristes sont pas très nombreux, voyez. »

Il termina sa phrase avec beaucoup moins d'emphase et la princesse préféra ne pas insister. Elle s'impatientait de pouvoir interroger Buldo sur la raison qui poussait le peuple goron à demeurer terré dans la montagne sans chercher à reconquérir ses terres.

« Venez ! reprit Gruken de son ton à nouveau enjoué en se détournant de ses congénères. Buldo vous attend dans sa maison et pour ma part, je sens d'ici les effluves d'un bon plat brise-dents ! Vous en avez déjà goûté ? »

Alors qu'ils lui emboîtaient le pas, Zelda laissa à Link le soin de répondre à cette question qui relevait davantage de ses compétences. Tant pis si cela l'obligeait à aligner plus de mots qu'il n'en avait l'habitude. Pour sa part, elle se rappela avec un vague dépit que tous ses séjours en terre goron entraînaient inévitablement d'interminables débats au sujet de son végétarisme. Les gorons ne se nourrissant que de rocs, ils parvenaient à comprendre que les autres espèces aient besoin de manger de la viande ou du poisson. Mais que la princesse ne se nourrisse que de plantes et de légumes demeurait quelque chose de totalement abscons pour la plupart d'entre eux.

Dans leur grande gentillesse et avec cette curiosité presque infantile qui les caractérisait, les gorons tentaient vainement de la comprendre. Ces discussions ne menaient généralement à rien, puisque la princesse n'avait pas précisément d'explication rationnelle à son choix alimentaire. Face à de la viande, elle ne parvenait jamais à occulter l'image d'un animal bondissant dans les herbes hautes, ce qui l'amenait systématiquement à rendre ce qu'elle avait avalé. N'ayant pas ce problème avec les aliments qui poussent, le choix de Zelda avait été plus que rapide.

Mais les gorons étaient des êtres simples, désireux de comprendre le monde et s'intéressant toujours aux personnes qu'ils rencontraient avec la plus grande sincérité. Même si ces discussions étaient vaines, Zelda en ressortait toujours avec une sensation de légèreté et d'insouciance des plus agréables.

Non, vraiment, la princesse adorait séjourner parmi les gorons.

Même si elle détestait Ordinn.