Alors que les nuits devenaient froides et venteuses, Zalinn l'avait ramenée, en compagnie de Jitik, aux pierres du clan, leur comptant une fois de plus les récits des reines du passé, et les invitant une fois encore à découvrir la transe du temps, assises en silence autour du lac parfaitement circulaire qu'elles entouraient et comme l'année précédente, à leur retour, Noodh'al était parti avec les autres jeunes mâles pour sa propre initiation, ne revenant qu'à temps pour le grand rituel d'automne, annonciateur de leur départ imminent pour le camp d'hiver.
Pas plus que son adelphie d'adoption, Ilinka ne réussit son épreuve.

Le trajet jusqu'au camp d'hiver avait été aussi pénible que la première fois, même si les petits étaient à présent assez âgés pour marcher par eux-même la plupart du temps. Le plus éprouvant pour elle avait été de réaliser l'étrange dichotomie temporelle qui la déchirait. D'un côté, presque deux ans loin des siens était une éternité, et en même temps, ce n'était rien. Juste un instant.

La certitude résignée mais paisible que cette vie ne serait pas la sienne pour toujours lui permit de se réinstaller dans le quotidien hivernal avec plaisir.

La neige avait tout recouvert depuis quelques semaines déjà, lorsque les reines, de concert avec les chamanes, décidèrent exceptionnellement d'organiser une grande chasse – malgré la saison.

Jaluk avait en effet repéré une tribu humaine forte de près de deux-cents membres qui, évitant de coutume la région et le clan qui s'y installait pour hiverner, avait ainsi échappé pendant près d'une décennie aux chasses, contrairement aux autres tribus de la région dont des membres étaient soigneusement sélectionnés chaque année.

Il fut donc décidé de profiter de leur présence inattendue, pour nourrir le clan, tout en soulageant la pression sur les autres communautés humaines – pour qui l'hiver, à n'en pas douter, serait rude.
C'est donc avec ce dégoût à présent coutumier qu'elle regarda le gros du clan partir en chasse, de la neige jusqu'aux genoux. Même Noodh'al, d'habitude si prompt à rester pour lui tenir compagnie, décida de partir jouer les rabatteurs avec Jitik.

Elle se retrouva donc seule avec Iri'kel, Kassinne et Brel'om, à veiller sur les plus jeunes avec en sus les enfants de Dassan, que la reine leur avait confiés, à défaut d'autres adultes pour veiller sur eux en son absence.

Elle était occupée à surveiller la cuisson des galettes de céréales sauvages du souper, tout en empêchant Grach d'arracher une oreille à Kitim, l'aîné de la portée de Dassan, et sans cesser d'expliquer à Iri'kel la marche à suivre pour laver les genoux écorchés de Tudan et Hul'ma. Le tout sur le fond des frères d'Iri'kel occupés à se disputer pour savoir qui aurait l'arc pour aller s'entraîner au tir.
Le calme revint instantanément lorsque Brel'om, d'ordinaire toujours si patient, rugit, imposant le silence alors qu'il entrait dans la tente, secouant son manteau couvert de neige. En trois gestes et deux grognements, il remit bon ordre dans la marmaille, et elle put à nouveau s'entendre penser.

«Je m'occupe des galettes. Va aider Iri'kel.» lui offrit-il, jetant un regard noir à son tout jeune fils, qui mine de rien tendait la mâchoire en direction de son voisin toujours en larmes.

Elle s'empressa de s'exécuter, le jeune mâle peinant à nettoyer délicatement les plaies encroûtées des enfants récalcitrants.

Prenant Tudan sur ses genoux, elle se mit à chanter à mi-voix une comptine sans queue ni tête, se balançant au rythme de sa mélodie, lui occupant l'esprit alors qu'elle rinçait la plaie et appliquait dessus les herbes mâchés désinfectantes prévues à cet effet. L'enfant soigné, elle le confia à son aîné qui l'observait bouche bée, et fit de même avec Hul'ma qui, bien qu'un peu plus réticent, se laissa tout de même faire presque sans siffler.

«Me regarde pas comme ça.» pouffa-t-elle, avisant le regard du jeune adolescent, qui détourna les yeux en verdissant.

«Au contraire, regarde-la et apprends. Ce n'est pas pour rien que votre mère reçoit plus de demandes pour elle que pour son aînée...» nota Brel'om, tisonnant le feu sous la plaque de pierre.

Ce fut au tour d'Ilinka de piquer un fard.
Le mâle sourit en coin.

«Izanna est encore revenue à la charge...» poursuivit-il comme si de rien n'était. «Cette fois, elle a proposé d'échanger une seule saison à l'essai pour Mattak, contre la promesse que Iri'kel et Jutra pourraient devenir les mâles d'Olisha quand ils auraient l'âge.»
Elle ne put que blêmir à cette annonce. Brel'om ne tarda toutefois pas à la rassurer.

«Zalinn lui a dit qu'elle respectera les coutumes, et que, Jitik étant ton aînée, tant que celle-ci n'aura pas pris mâle, elle ne t'y autorisera pas. Et que de toute manière, comme aucune de vous deux ne maîtrise la transe du temps, ce n'est ni cet hiver, ni ce printemps que ça arrivera, alors autant ne pas perdre de temps en palabres. (Le mâle lui offrit un sourire.) Et je n'autoriserai jamais une de mes filles à prendre un crétin comme Mattak comme premier compagnon! Ou comme reproducteur, au vu de la forme de son crâne...» déclara-t-il, mimant la forme aplatie dudit occiput, ce qui lui arracha un sourire.

D'un geste, il lui fit signe d'approcher. Elle vint donc s'accroupir à son côté.

«Parfois, des unions sont évidentes. Ç'a été le cas pour Zalinn et Tikan. Ça fait plus d'une centaine d'étés qu'ils sont ensemble, et je ne doute pas que seule la mort les séparera. Mais pour d'autres, les choses prennent plus de temps. J'ai vécu presque cinquante années sous le toit de ma mère avant de rencontrer mon aimée. Pour moi, ç'a été long, mais ça n'a aucune importance, car Zalinn est mon âme sœur. Et si ma mère m'avait offert à une autre femelle, par empressement ou pour négocier un accord, alors je ne serais pas ici, avec la femelle que j'aime, et les enfants les plus merveilleux qui soient – même si certains ne savent pas se tenir tranquille, N'EST-CE PAS, GRACH?! Oui, je te vois! Tu arrêtes ça tout de suite!»
Se retournant, Ilinka découvrit avec stupeur le bambin en train de lentement sortir le poignet couvert de bave du fils de Dassan de sa bouche.

Se redressant, elle s'empressa de séparer les deux petits avant qu'un malheur n'arrive, et pour plus de sûreté, emmena le jeune mordeur avec elle près du feu.

D'un hochement de tête, Brel'om approuva son initiative et, jugeant les galettes cuites à point, d'un claquement de langue, il annonça le repas servi.

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Kizu'kan avait été intraitable. Pas de musique dans les oreilles en service. Tous ses sens devaient être en alerte. Mais Zen n'avait pas besoin de ses écouteurs pour entendre la mélodie. Il connaissait par cœur chaque son, chaque note, chaque paroles de ses chansons préférées. Chaque inspiration épique et chaque pulsion virile des basses sombres et sinistres de ses groupes favoris.

Ces sons et ces émotions, il les utilisait, pour tenir face à la peur, ou à la fatigue. Comme des drogues de combat, pour rester sur le coup et brave, même au cœur de la pire adversité – ou du plus terrible ennui. Et ses frères, d'abord timidement, presque honteusement, étaient venus quémander des bribes de cette inspiration mentale pour se requinquer. Au fil des semaines et des mois, c'était devenu une habitude. Entrouvrir son esprit et laisser la musique sourdre, à peine plus qu'une onde sur la Toile, une vibration dans l'obscurité, un secret susurré. Pour les inspirer et les motiver, à la manière d'une subite odeur de pain frais qui donne faim.

Le chef de la garde avait d'abord tenté de réprimer cette habitude, par quelques ordres secs, puis alors qu'ils résistaient, par des punitions groupées – qui, loin de les décourager, ne firent que les conforter dans un défi commun et muet, face à cette opposition motivée par rien d'autre qu'un refus de la nouveauté.

La question fut définitivement réglée le jour où, alors qu'une flotte d'une demi-douzaine de vaisseaux lourds attaquait un des systèmes sous leur protection, le commandant le convoqua sur le pont.

«Nous sommes à un contre six. Chacun de nos pilotes de Dart va devoir affronter au moins cinq chasseurs ennemis, et je connais personnellement le commandant de cette flotte. C'est un excellent tacticien, et ses artilleurs sont les meilleurs de ce côté-ci de la galaxie. Autrement dit, si d'ici à ce que les renforts arrivent, j'ai encore un vaisseau et dix pourcent de mes wraiths en vie, je serai heureux.»
«Je ne comprends pas pourquoi vous me dites ça, mon commandant.» avoua-t-il, confus.

«Zen'kan Giacometti, vous ne comprenez pas la situation, mais vos frères aînés, oui. En tant que guerrier à pied, vous ne servez à rien dans un combat spatial, alors rendez-vous utile.»
«Que dois-je faire, mon commandant?» opina-t-il, soulagé que d'une manière ou d'une autre, on ait un rôle à lui confier.
«Faites que vos frères ne craignent pas d'aller au devant de la mort, et que leurs mains

ne tremblent pas lorsqu'ils feront face à trop d'ennemis pour pouvoir espérer les vaincre.»

«Comment je suis censé faire ça?!» grinça-t-il, éperdu.

D'un geste, Bibkal'mar invoqua un serviteur, qui lui tendit son téléphone et ses écouteurs subrepticement récupérés dans ses affaires.
Jetant un regard perplexe au commandant, Zen'kan alluma l'appareil, enfonçant les petits haut-parleurs dans ses oreilles.

L'intéressé approuva d'un infime hochement de tête, avant de se détourner, prenant son poste alors que la manœuvre de combat commençait.

Se rangeant dans un coin où il ne risquait pas de déranger le personnel du pont, Zen'kan se concentra sur les titres défilant à l'écran.
La responsabilité était terrifiante.
Après une brève hésitation, il revint en arrière d'un cran. «
Into the void», par Irreversible Mechanism. Des sons puissants, portant une ode à la mort, un voyage sans retour dans un vide obscur. Quelle meilleure bande-son pour leur situation?

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Était-ce une curiosité morbide qui l'avait poussée à quitter la chaleur de la tente pour venir rôder entre les piles de cadavres desséchés que le clan allait bientôt brûler? Ou autre chose?

Alors que son regard était accroché par les yeux morts d'une momie qui avait dû être un vieillard en un temps pas si lointain (à moins qu'il ne se soit agit d'un jeune homme, ou même d'une femme – impossible à dire), elle sentit une odeur qui la fit frémir.

Sous la puanteur de la mort et de la peur, elle avait senti cette odeur douce, chaude et sucrée, presque lactée, d'un bébé. D'un bébé humain.

Les fentes respiratoires palpitantes, elle tenta de localiser l'origine de l'odeur, observant avec attention les corps empilés sur le sol.

Ce fut l'étrange protubérance dans le dos de la momie aux yeux blancs qui attira son attention et, retournant le corps trop léger, elle ne tarda pas à découvrir, enfoui sous les épaisseurs du manteau de son porteur, un bébé parfaitement silencieux, qui la fixait, ses traits déformés par une terreur muette.

Pauvre petite chose impuissante, écrasée, oubliée contre le cadavre déjà froid de ce qui avait été un parent aimant.

Luttant contre la rigidité de la momie, elle s'empressa de dégager l'enfant, l'abritant sous son propre manteau, tâchant de transmettre au jeune esprit terrifié une onde d'apaisement. Son manège n'échappa pas aux volontaires chargés de l'incinération des corps, et bientôt, une petite foule s'approchait, curieuse de découvrir ce qui se passait.

S'avançant avec douceur, Luma s'offrit de prendre l'enfant.

«Qu'est-ce que vous allez lui faire?» siffla Ilinka, méfiante, le serrant contre elle.

«Rien. Nous allons le laisser rentrer dans sa tribu.» expliqua simplement la chamane, répétant son geste.

«Vous allez le tuer!»
«Non, on va le libérer. On ne fait pas de mal aux enfants, voyons.»
Comme si abandonner un enfant dans la neige, ça ne revenait pas à la tuer!

«Qu'est-ce qu'il se passe ici?» s'enquit Zalinn en s'approchant.

«Ilinka a trouvé une larve humaine.» expliqua Luma, désignant l'enfant qu'elle serrait toujours contre elle.

«Oh. Je vois. Ilinka, laisse Luma le rendre à sa tribu.» ordonna la reine.

«Le «rendre» ou le rendre? Hein?» répliqua-t-elle, sur la défensive.

«Quelle importance? Il ne peut pas rester ici.»
Elle allait demander pourquoi pas, après tout, les Kratoga avaient bien des humains parmi eux. Mais elle se ravisa. Quelle vie aurait-il?
«Je vais le ramener, alors.» lança-t-elle plutôt.

«Ilinka, ne sois pas ridicule.» retoqua Zalinn.

«Je ne suis pas ridicule. Je suis sûre qu'il a encore de la famille qui doit être en train de le pleurer en ce moment même.»
«Ilin...»
«Non! Laisse-moi parler! Imagine que là, maintenant, quelqu'un vienne, avec Nibod dans ses bras, et te le rende. Comment tu te sentirais? Hein?» siffla-t-elle, ignorant la foule de villageois curieux qui observaient avidement l'échange.
«Nibod est mort, ce n'est pas possible.» répondit tristement la reine.

«Et si c'était possible? Et si quelqu'un pouvait te ramener ton fils. Tu ne voudrais pas qu'il le fasse?»
«Bien sûr que je le voudrais...»
«Alors laisse-moi le ramener... Zalinn, s'il te plaît...» supplia-t-elle.
La reine secoua la tête, en proie à une lutte interne.

«Non, c'est trop dangereux. Je ne vais pas risquer la vie d'un de MES enfants pour une larve humaine.»

«Je ne suis plus une enfantet je ne suis pas vraiment TA fille! Et sa tribu est à, quoi? Deux jours de marche? Ce n'est pas si loin!» protesta-t-elle avec véhémence.
«Tu ne sais même pas où elle est!» siffla la reine, dans une rage subite. «Et le blizzard pourrait arriver n'importe quand! C'est trop risqué! Sans parler des humains! Rien ne dit qu'ils te laisseront approcher! Ils sont dangereux!»

«Je peux l'accompagner. Je connais bien les bois de l'Est, et je sais où se trouve le camp des humains.» intervint Galor, s'avançant d'un pas.

Zalinn le fixa, guère impressionnée, feulant d'un air mauvais.

«Ilinka est une excellente chasseresse. Elle sait comment ne pas se perdre et elle sait se défendre. Vous ne devriez pas vous inquiéter.» argumenta-t-il poliment.

«Ce n'est pas Ilinka, le problème...» persifla Zalinn.

Luma, restée momentanément en retrait, s'avança, posant une main douce sur l'épaule de la reine.

«Je n'approuve pas les raisons de ta fille, Zalinn, mais une chose est certaine, ma sœur.: tu ne sais pas laisser tes enfants partir, qu'ils soient de ton sein ou pas. Tu aurais dû laisser ton petit rejoindre la Grande Mère des semaines plus tôt. Et il n'a été que le dernier d'une longue liste. Prends cette larve humaine comme un défi de la Déesse. Une leçon qu'elle t'offre. Laisse ta fille le ramener aux siens. Laisse-la partir, sachant que le blizzard peut l'engloutir, et les bêtes la dévorer. Apprends que seule notre Mère à tous détient nos vies entre ses mains, et que tu ne peux rien faire pour changer cela.»
«Quoi? Non! Ilinka ne peut...»

«Elle ne peut pas, elle le doit. Regarde-la! Regarde!» gronda la chamane, la forçant à détailler sa fille adoptive.

La jeune femelle n'avait jamais trop apprécié la guide spirituelle et sa tendance à voir des signes divins partout, mais elle n'allait certainement pas protester contre ce soutien inattendu.

Après quelques longues secondes de lutte muette, la reine capitula.

«Soit. Mais Galor l'accompagne.»
«Bien sûr... Bien sûr...» approuva Luma.

«Merci! Merci!» éclata Ilinka avec joie, se retenant de sauter en l'air au risque de terrifier encore plus l'enfant frissonnant lové contre elle.