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Une rencontre fortuite.

Presqu'une semaine avait passé depuis leur fuite du fort de Keru... depuis que Jim s'était sacrifié.

Francis Blake et Philip Mortimer étaient harassés de fatigue, une soif infernale leur asséchait la gorge – la dernière fois qu'ils avaient pu se désaltérer, à un filet d'eau entre deux pierres, remontait à un bon moment déjà –, leurs vêtements froissés, raides de crasse, sentaient la sueur et la poussière. Ils avaient marché trois jours durant, sous un soleil de plomb, et suivaient désormais le lit asséché d'un torrent, qui avait creusé la roche en une profonde ravine. Ses parois, d'où émergeaient quelques arbres rachitiques, ne leur offraient qu'une ombre éparse, étouffante. L'air chaud projetait dans leurs jambes des tourbillons de sable.

Malgré leur humeur morose, assombrie par les nombreuses pertes humaines, malgré les patrouilles incessantes des chasseurs ennemis – Olrik semblait ne pas croire à leur supposé accident de char –, les deux hommes s'efforçaient d'avancer, s'enfonçant toujours plus loin dans le passage aride, vers B.32.

Quand, deux heures plus tard, ils aperçurent enfin le plateau du Hadj, un escarpement abrupt dans un méandre du torrent, un indicible soulagement les gagna. Blake et Mortimer s'élancèrent...

– Stop ! s'écria une voix derrière eux.

L'homme qui les avait interpellés écarta son fusil en signe de paix. Ses yeux sombres, sous le turban, dévisageaient les deux anglais d'un air tranquille. Il portait une longue tunique sur des pantalons larges en toile de lin, une ceinture à munitions en bandoulière. Un long poignard était glissé à sa ceinture.

– Un instant, capitaine Blake !...

L'interpellé fronça les sourcils – comment connaissait-il son identité?

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il.

– Que voulez-vous ? assena Mortimer au même instant.

– Un ami qui veut vous aider, répondit l'inconnu.

Il s'avança de quelques pas, descendit d'un bloc de pierre qui marquait la fin d'un chemin escarpé, à flanc de falaise. Blake reconnut alors en lui un guerrier baloutche, et son intuition se vérifia lorsqu'il aperçut la boucle de sa ceinture.

– Le MLC ?

– Yes, Sir, confirma l'homme en se positionnant au garde-à-vous. Ahmed Nasir, sergent au 5e bataillon du « Makran Levy Corps ». J'ai servi sous vos ordres à Bela.

– Bela, bien sûr ! s'exclama Blake. Mais comment es-tu arrivé jusqu'ici... ?

Nasir esquissa un sourire empreint de mystère, comme s'il était détenteur d'un secret qu'il avait hâte de partager.

– Suivez-moi, dit-il simplement.

Il les guida sur le sentier caillouteux et raide par lequel il était venu. Ce n'était parfois qu'un étroit passage sinueux, et qui disparaissait presque entre d'énormes blocs de pierre. Blake se demanda comment Nasir avait pu dévaler ce chemin sans se rompre le cou. Alors qu'ils parvenaient au sommet de l'escarpement rocheux, Nasir leur fit signe.

– Attention, ne vous montrez pas.

Ils débouchèrent sur un replat herbeux, une sorte de terrasse encaissée entre deux pans de la montagne. Au-delà du vide, à leur droite, ils apercevaient le plateau du Hadj – B.32. Sur leur gauche, un petit campement avait été installé, dissimulé par des broussailles. Mortimer se demanda brièvement comment ces arbustes avaient pu pousser sur une terre aussi aride.

Une femme vêtue d'un salwar en coton léger et d'une tunique longue les attendait là, à l'ombre. Un châle lui couvrait les cheveux, masquant en partie les traits de son visage. Elle versait de l'eau dans des gobelets en fer blanc. Elle se leva, s'approcha d'eux, son sourire si merveilleusement familier aux lèvres, et leur tendit des tasses remplies à ras bord.

Hello, gentlemen! Vous devez être assoiffés, par ces chaleurs... !

Mortimer en resta sans voix, le souffle coupé. Blake fut le premier à réagir,

– Lucy ?!

franchissant l'espace qui le séparait de la jeune femme pour la serrer dans ses bras.

oooOOOooo

Leur surprise passée, et une fois que les deux hommes eurent étanché leur soif, Nasir, sans leur laisser le temps de demander des explications à la jeune femme, les invita à s'approcher du rebord de la falaise afin de jeter un coup d'œil au plateau, de l'autre côté du ravin. Le guerrier leur indiqua un point jaune, qui émergeait à peine au milieu des buissons et des bosquets d'épineux.

– Mais c'est un anglais ! réalisa Blake dans un murmure. C'est l'avion de secours !

Mortimer, à plat ventre sur un rocher, arqua un sourcil. Cela ne lui disait rien qui vaille...

– Oui, c'est un anglais, attesta Nasir.

Il tendit une paire de jumelles au gallois.

– Regardez mieux, capitaine. Vous voyez l'avion, n'est-ce pas ? C'est bien celui que vous cherchiez... mais regardez donc l'uniforme des soldats.

Blake, suivant les indications de Nasir, abaissa lentement les jumelles, les pointant sous le nez de l'avion.

Ils étaient là, aux aguets, derrière un rideau d'arbustes, sanglés dans leurs uniformes au vert impérial.

– Des soldats de Basam-Damdu... souffla Blake pour Mortimer.

– Tournez un peu vers la droite maintenant, poursuivit Nasir. Voyez-vous ce groupe d'officiers ? Il y a un Blanc parmi eux qui semble être le chef...

Blake le repéra. Sous des filets de camouflage, un peu en retrait, au niveau du train d'atterrissage gauche.

– By Jove... C'est Olrik ! dit-il en donnant les jumelles à Mortimer. Il nous a tendu un véritable piège... Sans l'intervention de Nasir, nous étions faits comme des rats !

Lucy, allongée tout près de l'écossais, lui désigna, en contrebas, une sentinelle qui gardait un sentier, et un peu plus haut, une mitrailleuse dissimulée derrière un amas rocheux.

– Oui... ironisa Mortimer. Olrik fait bien les choses...

Il se redressa, tendant une main galante à la jeune femme.

– Mais comment se fait-il qu'Olrik soit là ? demanda-t-il. Il y a trois jours, B.32 nous répondait encore...

Nasir les incita à rester courbés, tant qu'ils n'étaient pas à l'abri des regards. Il expliqua alors que, arrivé la veille avec Lucy – qu'il désignait par un « Mem-Sahib » empreint de respect –, tous les deux avaient assisté, impuissants, à l'attaque des soldats de l'Empire jaune, et au massacre de l'équipage anglais. De leur poste d'observation, le guerrier baloutche et la jeune femme avaient aperçu les deux hommes arriver par le torrent... puis Nasir était intervenu. Il acheva son récit en ajoutant que les ennemis, une fois débarqués, avaient caché leurs appareils, des planeurs et un avion.

Intrigué, Blake reprit les jumelles et les dirigea à nouveau sur l'aéronef anglais. Son regard longea le fuselage, la voilure, dépassa l'empennage, fouilla la plaine herbeuse du plateau, et finit par discerner, masquée par des filets de camouflage, une aile volante, à l'envergure démesurée, couleur de sang.

– L'Aile rouge d'Olrik !

À ces mots, un drôle de sourire illumina le visage de Mortimer. Je connais cette expression, s'amusa Lucy. Il a quelque chose derrière la tête.

– Dites-donc, fit l'écossais, si nous tentions de nous en emparer... ?

– L'idée est bonne... convint Blake. Ils ne nous attendent sûrement pas de ce côté-là... !

– Le hic, réfléchit Mortimer, c'est de trouver un accès au plateau et de ne pas tomber sur une sentinelle...

Un rictus inquiétant apparut sur les lèvres de Nasir. Le guerrier baloutche tira son poignard. Le tranchant renvoya un éclat meurtrier.

– Les sentinelles, Sahib, je m'en charge, dit-il en faisant tourner la lame entre ses doigts agiles. Quant au plateau, j'ai repéré un sentier qui y donne accès par le versant sud... Mais il serait prudent d'attendre le soir.

Il glissa à nouveau son arme à sa ceinture. Après quoi, Nasir mena les trois anglais au petit campement et les engagea à s'installer le plus confortablement possible. Il saisit une gourde, versa de l'eau dans les gobelets en fer blanc, sortit d'un sac quelques rations militaires qu'il distribua.

– Que vous est-il arrivé ? demanda Lucy en déchirant l'emballage d'un sachet de biscuits. Où sont Harris et Jim ?

– Ils sont morts, dit l'écossais d'une voix sombre. Harris et Jim... ils sont morts.

– Harris a été tué alors que nous avions sauté du Golden Rocket, précisa Blake. Jim... est mort dans la prison de Keru.

Lucy ouvrit la bouche pour parler, mais seul un son étranglé lui échappa.

– Que... quoi? Comment... parvint-elle finalement à articuler.

Choisissant alors leurs mots avec soin, tour à tour, les deux hommes lui narrèrent leur folle équipée. Blake lui épargna cependant certains détails... comme le dernier sourire ensanglanté de Jim. À la fin de leur récit, de grosses larmes silencieuses roulaient sur les joues de la jeune femme. Blake entoura les épaules de sa cousine de son bras, en une étreinte fraternelle et réconfortante.

Mortimer réalisa que c'était la première fois qu'il voyait la jeune femme pleurer. Il en ressentit un profond désarroi, et ne put rien faire d'autre que lui tendre un mouchoir. Lucy le remercia d'un pauvre sourire reconnaissant, et s'essuya les yeux.

Un long moment passa, durant lequel chacun se remémora les amis perdus.

– Il nous reste quelques heures avant la tombée de la nuit, estima finalement Blake après un instant de recueillement. Cela te laisse le temps, à ton tour, de nous raconter tes aventures, Lucy...

– Plaît-il ? rétorqua la jeune femme avec un air faussement innocent.

Elle reconnut dans le regard de son cousin la lueur à la fois amusée et péremptoire dont il avait le secret. Mortimer étouffa un rire. Nasir, lui, suivait l'échange avec intérêt.

– Tu ne pensais tout de même pas que tu échapperais à un interrogatoire en règle ? fit Blake avec un léger sourire. Par exemple, je serais curieux de savoir pour quelle raison tu as remis ton alliance...

Déconcerté, Mortimer haussa un sourcil, et jeta un coup d'œil à la main gauche de Lucy. Un anneau d'or brillait effectivement à son annulaire. Il ne l'avait pas remarqué. La jeune femme esquissa une moue, essaya de se donner une contenance – et de gagner du temps, comprit l'écossais – en croquant dans un gâteau sec.

– Je ne suis pas très douée pour raconter... risqua-t-elle.

Mortimer crut déceler un fugitif éclat d'insondable tristesse dans ses yeux. Elle déglutit pour retenir les nouvelles larmes qui perlaient à ses paupières. Blake parut le remarquer aussi car, l'air tout à coup soucieux, il demanda doucement:

– Que s'est-il passé, Lucy ?

La jeune femme jeta un coup d'œil à Nasir, cherchant son soutien, ou son approbation ; le guerrier l'encouragea d'une légère inclination de la tête. Lucy poussa un soupir résigné.

– Après tout, tu as raison. Je vous dois bien quelques explications...

oooOOOooo