Ce texte a été écrit dans le cadre d'un calendrier de l'Avent organisé par Almayen, pour Océanna. Tu voulais de l'angst, et tu en auras !

J'espère en tout cas qu'il plaira !


Vingt-cinq jours

Laurent avait vécu beaucoup de moments d'angoisse dans sa vie, pourtant plutôt courte. Il se rappelait parfaitement de chacun d'entre eux avec une précision chirurgicale. Il avait également catégorisé, dans une tentative de contrôler la souffrance, la douleur qu'il éprouvait. Celle du deuil lui avait donné l'impression de mourir à petit feu, dévoré par quelque chose de si indicible qu'il avait cru ne jamais s'en relever. Combler le vide laissé par son frère par la vengeance n'avait été qu'une maigre consolation.

Puis, il y avait eu la douleur laissée par son oncle. Une souillure. Une tâche indélébile sur son âme. Quelque chose à laquelle il ne voulait pas penser, et quand les images l'assaillaient sans qu'il ne puisse rien faire, il pleurait parfois quand il était suffisamment seul pour être lui-même.

Ensuite, il avait éprouvé l'angoisse sourde des adolescents face à un destin qu'il ne maîtrisait pas. Un destin qui, présentement, se trouvait entre la vie et la mort sur le lit.

Laurent ne s'était pas changé depuis qu'il avait trouvé Damen gisant dans une mare de sang. Sa tunique autrefois blanche était imbibée de son sang. Il remarqua que ses mains et ses bras aussi. Sa peau d'habitude pâle avait rougit sous le soleil implacable mais c'était surtout le sang séché qui lui donnait l'air d'être lui-même blessé.

Son apparence, Laurent s'en fichait pas mal, car ce qui l'inquiétait c'était que Damen était aussi pâle que lui et des gouttes de sueur perlaient sa peau.

Avec un soupir, Laurent se leva et imbiba un linge d'eau fraîche pour le poser sur le front brûlant de Damen. Il avait beaucoup trop de fièvre depuis hier et Pashal, quand il l'avait examiné, n'avait pu que pincer les lèvres et froncer les sourcils comme si l'issue de cette mauvaise blessure était évidente mais qu'il n'avait pas le courage de le dire à voix haute.

Laurent remarqua un instant la propreté de la chambre et se demanda quand Diable quelqu'un était venu nettoyer. Il n'avait remarqué personne. Cela dit, un tremblement de terre aurait pu raser la ville qu'il n'aurait rien remarqué non plus.

Laurent se leva avec l'idée un peu absurde de vérifier si la ville était bien là, si le monde avait l'audace de continuer d'avancer et de vivre quand la vie de Damen était suspendue à presque rien.

Il s'accouda à la fenêtre et une brise marine vint caresser son visage. Le brouhaha du palais parvint à ses oreilles, tout comme la ville, bel et bien là. Le soleil chaud caressa son visage, lui rappelant que le temps ne s'était pas arrêté.

Quelle audace ! Il aurait dû.

Laurent écarta les rideaux pour laisser entrer le soleil dont les rayons illuminèrent le teint affreusement pâle de Damen. C'était pire de le voir ainsi que dans la pénombre, mais Laurent pensa que peut-être le peuple d'Akielos ayant l'habitude du soleil, ils étaient comme des plantes qui, sans lumière, mourraient.

Il mangea le repas que quelqu'un avait laissé sur un plateau sur la table puis retourna s'étendre près de Damen.


Son état avait empiré. De pâle, Damen était devenu livide. Ses traits amaigris saillaient sur son visage et Laurent avait l'impression que sa vie s'était arrêtée.

La mort d'Auguste avait été rapide. Il avait appris la nouvelle brutalement et sa vie avait basculé en une seconde. Il n'y avait pas eu de dernier au revoir, pas d'agonie, rien. Juste l'annonce froide et brutale d'un quidam qui n'avait qu'à demi-conscience de changer à jamais la vie de quelqu'un.

Quelque part, c'était moins douloureux que ce qu'il expérimentait aujourd'hui.

Parce qu'il était persuadé qu'il ne pourrait pas se remettre de la perte de Damen. Ca serait beaucoup trop lourd à porter.

Damen s'était brièvement réveillé deux jours plus tôt. Laurent, certain d'y voir un bon présage, avait fait prévenir Pashal et avait attendu anxieusement que le regard fiévreux de Damen se pose sur lui. Et là, sans prévenir, Damen s'était débattu comme un fou en criant d'une voix faible de le laisser tranquille. Il avait maigri mais restait suffisamment massif pour qu'il faille deux gardes pour le maîtriser.

Même si Pashal avait affirmé que c'était la fièvre, Laurent était à présent hanté par le regard de Damen. Comme s'il n'était rien de plus qu'un étranger.

Et si Laurent avait tout gâché en tuant Kastor ?

Et si Damen mourait en le haïssant ?

Et s'il survivait en le haïssant ?

Rongé par ces questions, Laurent fit comme chaque soir et s'étendit contre Damen en espérant transmettre par sa présence ce qu'il n'arrivait pas à dire avec des mots.


- La fièvre tombe un peu, affirma Pashal. Un peu, insista-t-il en notant une étincelle d'espoir dans le regard bleu éteint de son prince.

Un peu.

Un peu c'était déjà ça. Laurent était habitué à prendre toutes les petites victoires dans sa vie et à vivre au jour le jour.

Il prit un bain - et pensa que les bains n'avaient pas la même saveur quand Damen n'était pas dedans avec lui - et s'habilla proprement. Il observa la tunique sale et tachée de sang séché qui avait pris une couleur brune.

Damen avait survécu à bien pire, se dit-il pour la énième fois dans une tentative de se persuader lui-même. Par sa faute, il avait survécu à pire.

La culpabilité le heurta de plein fouet, lui coupant le souffle, et Laurent l'accueillit à bras ouvert car c'était préférable à la pure terreur de le perdre.

Si Damen se réveillait, il s'excuserait, se promit-il à lui-même.

Non, quand Damen se réveillerait, il s'excuserait, rectifia-t-il mentalement.


La blessure n'était pas belle à voir. Rouge et boursouflée, elle était plus impressionnante que Laurent ne l'aurait cru. Pourtant, son médecin avait l'air satisfait, arguant que "c'était mieux qu'avant".

Ça promet, pensa Laurent.

Il ne pouvait pas s'empêcher d'en douter. Une dizaine de jour après l'attaque, la fièvre de Damen était remontée en flèche et un soir, il avait ouvert les yeux. Son regard d'habitude si doux faisait peine à voir. Damen avait appelé Laurent d'une voix faible une bonne dizaine de fois avant qu'il se réveille. Allongé à ses côtés, il avait craint le pire, s'imaginant toute sorte de scénarios catastrophes, comme celui d'un Damen agonisant voulant lui dire une dernière fois au revoir.

Naturellement, comme avec tous les scénarios imaginaires, cela ne s'était pas produit.

Damen avait demandé d'une voix très faible quelque chose pour écrire et Laurent avait alors retourné la chambre jusqu'à trouver une liste gribouillée par Damen des semaines plus tôt, probablement juste avant de partir combattre : Glaive, armure complète, olive, miel… Et quelque chose qui fit rougir Laurent jusqu'aux oreilles. Il retourna le papier, attrapa de l'encre et une plume et courut jusqu'au lit.

Laurent tint la main de Damen pour qu'elle ne tremble pas trop alors qu'il traçait les lettres d'une nouvelle loi qui allait faire trembler les fondations de son pays.


Le vingt-cinquième jour, alors que le palais grouillait de protestation et d'espoir, Damen sortit enfin de la torpeur de la fièvre. Il se réveilla pour de bon un matin alors qu'un rayon de soleil éclairait son visage. Laurent était recroquevillé dans une couverture à ses côtés, une main sur la sienne, le visage enfoui dans son épaule. On ne voyait rien de plus qu'une masse de cheveux blonds et ondulés, tout emmêlés. Il bougea dans son sommeil et se retourna, permettant à Damen d'observer son teint pâle, un peu rose sur les pommettes et le nez, son visage mince qui paraissait délesté de quelques kilos et ses larges cernes. Si Damen n'avait pas été si amoureux, il lui aurait trouvé vraiment mauvaise mine.

Damen grogna en bougeant ses membres ankylosés et porta la main à son flanc, là où son frère avait si lâchement tenté de l'assassiner. Un épais bandage recouvrait la plaie et la douleur, plutôt sourde, n'était pas insupportable pour autant.

A côté de lui, Laurent se mit à ronfler et Damen fut pris d'un fou rire qui lui arracha des grimaces de douleur.

Il grogna et se releva un peu sur ses oreillers. La chambre était un peu en bazar comme si quelqu'un s'évertuait à ranger derrière une autre personne qui, elle, s'évertuait à tout mettre sans dessus dessous. Une petite table près du lit était couverte de bandages, de désinfectant et de potions et baumes magiques à tout faire de Pashal. Un plateau de nourriture presque intact trônait plus loin, à côté d'une pile de linge qui n'avait l'air ni propre ni sale.

Damen se leva avec précaution et se dirigea vers le plateau de nourriture. Sa tête lui tournait et il se sentait faible mais pas assez pour avaler le bol de soupe encore chaude, le pain, le fromage et les oranges.

- Damen…

La voix de Laurent était d'une faiblesse inouïe. Assis sur le lit, l'air parfaitement choqué, il regardait Damen comme s'il n'en croyait pas ses yeux. D'ailleurs, il se pinça, la situation étant encore trop irréelle pour lui.

- J'avais faim, se justifia Damen.

Laurent se leva, tituba dans sa direction, et se laissa tomber dans ses bras en produisant un étrange bruit, semblable à un pauvre chat à qui on aurait marché sur la queue.

- Aie !

Damen le soutint en grimaçant, une orange à moitié mangée dans la main. Pendant un instant, il fut pleinement là, notant le soleil déversait sa lumière dans la chambre, faisant scintiller les faisceaux de poussière dans l'air, le brouhaha du palais qui paraissait plus animé que d'habitude, l'odeur des orangers en fleurs sous sa fenêtre, le bleu intense de la mer qu'on apercevait depuis le balcon.

- Ils en font du bruit, soupira Damen. C'est jour de marché ?

Laurent s'écarta de lui, l'observant avec intensité.

- Tu ne te souviens pas ?

- De quoi ?

- De ce que tu m'as demandé de faire il y a quelques jours.

Damen fronça les sourcils, fouillant sa mémoire à la recherche de ces derniers jours. Il avait peu de souvenirs depuis le coup de poignard de Kastor.

- Est-ce qu'on a jeté le corps de Kastor dans un ravin comme je l'ai demandé ?

- Non, répondit Laurent d'un ton catégorique. Tu l'aurais regretté et tu n'es pas comme ça.

Damen pinça les lèvres et ne répondit rien, ne sachant pas encore s'il était aussi bon que Laurent le pensait ou pas.

Il secoua la tête.

- Je ne me souviens pas de grand-chose, avoua-t-il.

- Tu m'as demandé un papier il y a quelque chose parce que tu avais quelque chose d'urgent à écrire, expliqua Laurent en reculant de quelques pas, les bras entourant son torse.

- D'accord…

- Et là tu as écrit une nouvelle loi, reprit Laurent.

- J'ai fait ça ? s'étonna Damen.

- Pour mettre fin à l'esclavage.

Damen laissa échapper un petit "oh" car ça il s'en souvenait. Ou plutôt, il avait cru rêver ce moment, se souvenant de sa volonté de le faire tant qu'il le pouvait encore. Ca expliquait tout le remue-ménage dans le palais, cette loi ne pouvait être rien d'autre qu'un véritable séisme.

- Au moins, c'est fait, dit Damen avec pragmatisme.

- Ils pensent que je t'ai influencé.

Damen haussa les sourcils avant de grimacer.

- Peu importe, ils ne seront jamais contents de toute manière.

La pièce tourna alors plus violemment et il se rattrapa à la table avant de sentir les mains de Laurent l'aider à retourner au lit. Il s'effondra contre les oreillers, le ventre plein, mais épuisé et sentit Laurent s'allonger à ses côtés.

- J'ai dit quelque chose d'autre ? demanda-t-il en sentant les cheveux de Laurent chatouiller son nez.

- Oh, rien d'important, répondit Laurent en pensant avec un sourire tendre au moment où Damen lui avait dit qu'il l'aimait.