Bonjour tout le monde !
On se tient bien droit et on serre les fesses, car aujourd'hui, c'est Almayen qui ouvre son cadeau de Noël. Almayen ? me demandez-vous ? Eh bien oui ! C'est elle qui a proposé l'idée de ce Calendrier de l'Avent ! Je vous en parle depuis le début du mois ! Rôh, faut suivre un peu…
La petite Almayen avait demandé au Papa Noël de lui écrire une belle histoire sur ses thèmes préférés. Et le Patron a choisi Good Omens. Pour lui écrire la plus belle des histoires, il a missionné le meilleur de ses lutins. Un cador, qui a publié plusieurs livres, tient son propre vlog, et est parrain de plusieurs festivals. Mais malheureusement, ce bonhomme a récemment eu une indigestion ! Un truc pas cool au sujet d'une salade…
Bref, c'est pas grave ; c'est moi-même, Umi, qui ai récupéré le dossier.
Almayen, je te souhaite une bonne lecture, ainsi qu'un joyeux Noël en avance. Pour l'année prochaine, j'espère bien être tenue au courant si une autre édition du Calendrier de l'Avant s'organise ! :)
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En route vers le Nouveau-Monde
Les vagues déferlaient depuis plus de vingt jours consécutifs. C'était la plus terrible des tempêtes, que le bateau essuyait depuis qu'ils avaient quitté le port de Vigo. Depuis le début de cette traversée, au moins quatre hommes étaient passés par-dessus bord.
Seuls deux d'entre eux avaient pu être remontés.
Les survivants gardaient encore en mémoire leurs hurlements, alors que les flots sombres les avalaient. Il était très difficile de ne pas glisser, même quand on était le plus aguerri des marins. Certains disaient même que c'était un miracle, que davantage d'hommes ne soient pas tombés plus tôt. Le sol de bois du bateau était instable, tanguant, grondant et tremblant sous les assauts des embruns. L'équipage était épuisé. Éclairés à la lueur vacillante d'une bougie, les navigateurs se relayaient depuis plusieurs semaines, jour et nuit, pour mener l'embarcation à bon port. Les relations entre l'équipage s'étaient terriblement émoussées. Désormais, tout le monde se hurlait dessus.
Lorsqu'elles duraient trop longtemps, ces situations-là avaient la capacité de dévoiler le vrai visage d'un Homme. Les sympathiques devenaient égoïstes. Les timides, irascibles. Les bavards, couards.
Ce n'était pas la première fois que l'Homme traversait l'océan pour rejoindre le Nouveau-Monde. Mais c'était probablement la première fois qu'il le faisait d'une si terrible manière.
Pour oublier la dureté du quotidien, les marins se saoulaient du matin au soir. Jusqu'à ce que les gestes ne deviennent machinaux. S'endormir dans un hamac, être réveillé en pleine nuit pour prendre son quart de surveillance, participer aux tâches. Et résister au temps, aux vagues, à la mer, encore et encore. La nourriture n'était même plus réconfortante. A mesure que la traversée avançait, elle était de moins en moins nutritive, de moins en moins conséquente, de moins en moins variée, et de plus en plus avariée. Et il n'y avait qu'un très petit pas à franchir, avant que le plus honnête des marins ne pousse son camarade pour lui voler sa pitance. L'amertume croissait lorsque le matelot tournait la tête et regardait les gradés, bien au chaud dans leur partie du navire ; là où ils se gavaient encore de plats en sauce et de légumes, l'équipage n'avait droit qu'à des salaisons, des cornichons et d'autres condiments au vinaigre. Avec un peu de chance, les rats ne les avaient pas touchées. Ces repas infâmes et répétitifs passaient, comme à chaque fois ; avec une grande lampée d'alcool.
On comprenait vite ici que beaucoup de choses s'oubliaient grâce à une grande lampée d'alcool…
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Crowley n'avait pas vomi. Pas encore. Miracle démoniaque ou simple résistance occulte, il l'ignorait, mais il était probablement le seul bipède du navire à ne pas avoir salué les dieux des mers. Pourtant, entre le roulis, l'odeur et le comportement de certains humains, il aurait eu de quoi dégobiller tous ses repas.
Il évitait de se mêler à cette foule bruyante. Tout irait bien. L'En-Bas le lui avait certifié. C'était même la condition sine qua non, pour qu'il accepte la mission qu'on lui avait confiée.
En réalité, Crowley n'avait pas eu son mot à dire. Et il savait bien que si l'Enfer avait décidé de le supprimer, il ne pourrait rien faire pour l'en empêcher. Mais il connaissait bien le démon du Bureau, et il avait eu la certitude que ce navire réussirait à traverser jusqu'en Amérique.
Le tout, à présent, était de tout faire pour rester à son bord. Et pour cela, il avait trouvé la solution; se faire discret. Officiellement, Crowley faisait partie des gradés, en temps que… en temps que quoi, déjà? Responsable de… ou… Chargé de… Il ne savait plus trop. Un truc en rapport avec la finance. Ah oui, c'était ça: Grand Intendant. Il avait même une tenue spéciale et tout. Mais personne ne le voyait, ni sur le pont, ni dans les bâtiments avec les chefs.
Certains matelots pensaient même que Maître Crowley faisait partie des malheureux tombés par-dessus bord. Et ce n'était pas lui qui ferait croire le contraire. Il vivait caché, le plus souvent, et sortait occasionnellement – comme aujourd'hui, afin de faire acte de présence. Et lorsqu'on fronçait les sourcils quand il se pointait comme une fleur, il lui suffisait de claquer des doigts pour que la situation soit régularisée au plus vite.
Son plateau de maigres victuailles à la main, Crowley descendit par l'échelle glissante et s'enfonça dans les entrailles du bateau. Il se sécha d'une pensée. Lorsque ses pieds touchèrent le sol, il leva la main vers sa bouche, qui mordait une coupelle à anse, sur laquelle avait été piquée une bougie. Une fois la source de lumière entre ses doigts, il reprit son chemin. La petite flamme ne tenait bon que par le biais d'une bonne menace démoniaque. Une bougie était une denrée périssable, fragile et rare. Les matelots n'y avaient pas le droit. Crowley avait volé celle-ci au capitaine lui-même.
Tout autour de lui, le bois craquait, grinçait, chantait. Le dos de sa main toucha la paroi ; elle en ressortit glacée et humide. Le bateau était complètement pourri jusqu'à la quille. Un des pans était même complètement piqué par les termites, près de la poupe. Malgré son calme apparent, le démon fulminait. On l'avait envoyé aux Amériques rendre compte de l'établissement des Espagnols et de leur progression en terre aztèque... On lui avait assuré que ce navire ne chavirerait pas et atteindrait l'Amérique... Cela ne voulait pas dire que le navire accosterait en entier. Si ce stupide rafiot éclatait durant la traversée et que ses poutres s'éparpillaient sur chaque plage, Crowley savait qu'il n'aurait pas le droit de se plaindre, parce qu'au fond, d'un point de vue des Enfers, le marché aurait été honoré.
Eh oui… L'humour des Enfers… Il aurait voulu certifier qu'on finissait par s'y habituer, mais ce n'était pas le cas.
Soudain, interrompant le cours de ses pensées, une forme sombre lui passa sous le pied ; c'était un énorme rat. Crowley sourit :
- 'soir, Stefano, salua-t-il en passant devant la créature velue, qui couina en retour. Eh, sois plus prudent quand tu passes aux cuisines. Je vais pas pouvoir te couvrir éternellement, toi et ta famille.
Un couinement sonore retentit et Crowley faillit ne pas comprendre sa signification à cause du bruit ambiant. Stefano le remerciait à sa manière. C'était un brave rat. Il était né sur ce bateau, et avait survécu assez longtemps pour avoir à son tour une belle famille de petits couinards à oreilles rondes. Soudain, le rongeur détala à toute vitesse. Et le démon n'eut que le temps de froncer un sourcil qu'une silhouette massive apparut entre deux tonneaux. Ce type énorme, qui avançait d'un pas lourd, était le cuisinier du navire. Son haleine insoutenable traduisait de gros problèmes au foie. Ses dents paraissaient moisies au niveau des gencives. Et le front de l'homme perlait perpétuellement.
Malheureusement, le médecin de l'expédition avait fait partie des deux victimes tombées par-dessus bord. Crowley savait que ce cuistot de pacotille finirait en Enfer. Il ne l'aimait pas depuis qu'il l'avait surpris à voler une paire de chausses à un autre marin, et accuser un autre du méfait. Le souvenir des coups de fouet du malheureux résonnait encore dans ses oreilles. Crowley n'aimait pas l'injustice. Il n'aimait pas l'injustice et aimait encore moins les accusations à tort.
Le cureton releva sa grosse tête de bœuf vers le démon et souffla de son haleine infâme :
- Eh. Y'a le cureton qu'est encore avec les bestioles, t'sais. L'a pas voulu que je prenne les œufs, aujourd'hui. J'vais en parler au capitaine... C'est moi qui ai autorité sur ce petit merdaillon à bouclettes. Il... Il est bizarre, ce cureton. J'sais pas ce qu'il fait avec les bêtes. J'crois qu'il leur fait des choses. Hé... Héhéhéhé !
Il éclata d'un rire gras alors que Crowley hocha la tête avec ennui. Soudain, un roulis plus fort que les autres les fit trébucher fortement. Le gros cuisinier hurla et chuta dans les bras du démon. D'un air dégoûté, ce dernier agita les doigts : l'autre s'affaissa, endormi.
Le corps fut lâché au sol dans un bruit sourd. Le vagabond en costume sombre continua son chemin, sans plus se préoccuper du cuisinier à terre.
Un couinement interrogateur retentit derrière lui.
- Oui, oui, vas-y, répondit-il avec un vague geste du coude. Ses boutons, son foulard, sa culotte, fais-toi plaisir. Mais évite de le blesser.
Après tout, l'homme n'était pas encore mûr pour être cueilli. Et puis Crowley n'était pas là pour ça.
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Crowley traversa les cales. Autour de lui, les tonneaux d'alcool et de condiments s'entrechoquaient et grinçaient. Les cordes qui les retenaient étaient si vétustes que l'on pouvait entendre chaque fibre frotter l'une contre l'autre. Ce ne serait pas étonnant qu'elles cèdent et que les tonneaux soient libérés et s'explosent sur le sol de la cale Il entendit également concert de couinements et de grattements. Les cales étaient le royaume des vermines. D'ailleurs, lui-même s'était souvent reposé dans ce coin-là, peu après le départ. C'était ainsi qu'il avait rencontré Stefano et sa famille.
Un rai de lumière derrière une ligne de tonneaux et quelques grognements et gémissements lascifs lui indiquèrent que le "Grand Intendant" n'était pas le seul à tirer au flanc... Ces choses-là étaient extrêmement fréquentes en mer et les humains n'étaient… que des humains. Il salua mentalement la performance d'arriver à ne pas se blesser malgré l'absence apparent d'équilibre, et passa son chemin.
Le démon enclencha une nouvelle poignée (et rit de constater que le duo de souffles précipités qu'il avait laissé derrière lui s'était stoppé net) et poussa contre elle pour ouvrir la porte. Il se faufila par l'ouverture, referma la porte à clé... et fut accueilli par un puissant meuglement. Par-dessus les grincements du bois et le lent égouttement de l'eau entre les poutres, c'était un concert de caquètements, de grognements, de bêlements. Et, au milieu de tout ça, éclairé par une bougie qui jamais ne s'éteignait, un ange chantonnait.
Assis dans la paille au milieu des animaux, dans sa grosse soutane en toile brune et ses sandales en corde, Aziraphale chantonnait. Sa condition actuelle d'émissaire religieux de l'expédition l'obligeait à exhiber son chapelet, mais l'objet était toujours dissimulé sous ses vêtements en présence de Crowley. A l'heure actuelle, ses mains étaient pleines de poussins jaunes, probablement nés dans la journée. Ils pépiaient joyeusement, ajoutant une patine légère et adorable à la couche sonore de l'endroit. Sur le genou du curé improvisé, la poule dormait, la tête sous l'aile. La bousculant et la faisant s'envoler d'un froufroutement courroucé, un petit veau galopa vers Aziraphale et frotta joyeusement sa tête contre son ventre.
- Oui, ouiiii, tu es gentil, sourit l'ange en lui caressant le flanc. Ah, Crowley, te voilà ! Regarde ; je t'avais bien dit que ces œufs étaient sur le point d'éclore !
L'ange désignait, tout sourire, la brassée duveteuse nichée entre ses doigts. Il s'empressa de lui raconter sa dispute verbale avec le cuisinier, qui avait voulu préparer une omelette pour les gradés. Jaillissant devant les deux êtres surnaturels, trois porcelets se coururent après en tournant autour de l'ange. Leur mère était couchée dans un coin. Le démon sourit devant le spectacle rose aux petits bruits ronronnés.
- Je ne serais pas contre un peu de silence, en tout cas, ajouta l'ange en désignant d'un regard la basse-cour étalée sur la paille à ses côtés.
Entre la tempête et les bruits des animaux, il était vrai que le vivier était un lieu bruyant - et plutôt malodorant. La quantité d'animaux avait augmenté depuis quelques jours. Ce n'était pas la première fois que Crowley remarquait que lorsqu'Aziraphale restait près d'une étable ou d'une basse-cour durant quelques heures, un pic d'Amour et de fécondité frappait les créatures mortelles environnantes. Plus d'animaux sur le bateau. Donc plus de viande fraîche pour les marins. Avoir un ange de son côté présentait quelques avantages que les humains ne pouvaient pas voir...
Pourtant, en dépit de cette manne providentielle, il n'y avait toujours rien dans les assiettes de l'équipage que les salaisons à moitié pourries habituelles.
- Ces trois porcelets n'étaient pas là ce matin, remarqua Crowley en s'installant aux côtés de son concurrent, poussant d'un geste doux les bruyants à queue en tire-bouchon.
Après un instant de stupeur, les bébés revinrent à l'assaut et assaillirent le nouvel arrivant de couinements aigus et de petits contacts avec leurs groins humides. Lorsqu'une petite femelle se roula carrément sur sa main, Crowley grogna, autant d'agacement que d'amusement face à la scène innocente. Malgré tout, il passa sa main sur le ventre rose et doux.
- Oh, elle t'adore, nota Aziraphale avec un sourire doux. Alors, vieux ronchon, que dis-tu de-...
- Ouais, bah qu'elle le fasse pas trop. Elle finira dans le gosier de ces abrutis bien assez tôt...
Compréhensif, l'être en soutane agita doucement la main et les bruyants porcelets se précipitèrent à la queue-leu-leu vers leur maman, pris d'une soudaine envie de téter et de se reposer. Désormais libéré de la pression porcine, l'être en tenue sombre déposa devant l'ange le plateau qu'il tenait à la main. Il contenait deux biscuits un peu décomposés et habités par une intéressante colonie de moisissures, ainsi qu'une écuelle en bois contenait du lard et des haricots. C'était la même ration que recevait chaque membre d'équipage, en dehors des gradés. Le sourcil blond se fronça de dépit devant le contenu, identique à tous les jours. Sans y penser, il améliora la qualité de ses biscuits. Ses haricots se virent enrichis d'une petite béchamel. Enfin, il souleva son gobelet en bois, qui contenait du vin.
Le curé de l'expédition avait droit au même vin que les gradés, de qualité moyenne à bonne. Pas à l'abominable vinaigre servi à l'équipage, qui saoulait l'homme sans lui accorder les plaisirs de l'ivresse.
Une bien étrange époque. D'expéditions, de conquêtes, d'exterminations. Mais aussi de progrès. L'autre jour, sous les traits d'un noble de la cour du roi d'Espagne, Aziraphale avait pu goûter à la pomme de terre. Il avait fallu un peu de persuasion et d'audace, et le trésor venu des Andes commençait enfin à se propager partout sur le territoire espagnol. Le tubercule sauverait les gens de la famine. Les mets que l'on trouvait dans ces régions aideraient le Bien commun. Malgré tout ce que disait Gabriel et ses supérieurs restés au Paradis. Il en était intimement persuadé. Il leur montrerait.
- Nous arriverons bientôt, Crowley. J'en suis sûr.
Il tendit le gobelet au démon avec un coup d'œil entendu. Le nouveau venu l'accepta d'un sourire. Autour d'eux, les animaux vivait, bruyamment. En-dehors de cette cale sombre, animés d'une rage de vivre et de découvrir de nouveaux horizons, les hommes de l'équipage se battaient contre les éléments.
Tous les deux sur ce bateau filant vers le Nouveau-Monde, ils le sentaient, étaient à un tournant de l'Histoire. En bien ou en mal, le monde serait entièrement bouleversé par tous ces changements. Une fois de plus.
