Bonsoir à tous !
C'est avec émotion que je poste ce soir le dernier chapitre de cette histoire. Eh oui, ça y est, cette fanfic touche à sa fin ! J'avoue que je suis émue d'achever ce projet qui m'aura occupée quelques années. J'espère que l'histoire vous aura plu, que vous aurez aimé retrouvé les personnages de Clamp pour cette aventure, tout comme j'ai été heureuse de pouvoir écrire sur eux.
À tous les lecteurs et lectrices qui ont suivi cette fanfic, merci du fond du cœur ! J'espère que l'intrigue était à la hauteur de vos attentes.
Je vous laisse sans plus tarder découvrir ce dernier chapitre, et on se retrouve pour un petit mot à la fin.
Bonne lecture à toutes et à tous :D
Chapitre 57 - Regards vers l'avenir
Gowan lentement les yeux. Son corps lui semblait lourd, un voile embrumait son regard. Il battit des cils et le monde autour de lui se stabilisa : il était étendu sur une paillasse matelassée, protégé par une chaude couverture. Au-dessus de lui se déployait un plafond de bois, qui craquait lorsque quelqu'un marchait à l'étage.
Où était-il ? Il se souvenait d'avoir offert à boire à ses hommes, ils s'étaient tous réchauffés auprès d'un feu de rue, quand il avait brusquement perdu connaissance. Il ignorait ce qu'il s'était passé ensuite. Un villageois avait-il eu la bonté de l'abriter chez lui ? Un médecin ? Il se redressa lentement et grimaça : des courbatures le tiraillaient, tout son corps lui paraissait raide. Était-il mal tombé ? Il avait l'impression de ne pas avoir bougé depuis des semaines, voire des mois. Chaque mouvement réveillait ses muscles endoloris. Dans la cheminée qui faisait face à son lit, une marmite bouillonnait en faisant clapoter son couvercle. Le fumet d'un bouillon de volaille parfumait l'atmosphère. Des saucissons et des viandes fumées étaient suspendues par des crochets à une poutre. Sur une table s'alignaient des poireaux, des carottes, des navets et des poulets prêts à cuire, tandis qu'un four propageait une douce chaleur de pain. Son lit avait été installé dans une cuisine, la pièce la plus chaude dans les maisons. De l'autre côté de la porte, les échos d'une salle bruyante lui parvenaient, entrecoupés de bruit des chopes qui se frappaient et des couverts dans des assiettes de céramique. Il comprit qu'il devait se trouver à l'arrière d'une auberge, derrière la salle de restauration. Il rejeta sa couverture et posa les deux pieds au sol.
À cet instant, il se figea. Ses cuisses étaient minces, presque maigres sous ses vêtements élimés. Combien de temps avait-il dormi ? Comment avait-il pu perdre autant de poids, autant de muscles ? Son esprit commença à échafauder mille suppositions, quand son regard tomba sur ses mains. Elles étaient sèche et rudes, comme d'habitude, cependant elle était beaucoup ridées que dans son souvenir.
Gowan sentit son cœur manquer un battement. Il se leva, un peu trop vite, tituba jusqu'à une rangée de casseroles de cuivre. Il en saisit une par le manche, la retourna et chercha fébrilement son reflet sur le métal.
Sur le miroir de vermeil, le visage d'un homme de quarante-cinq ans lui apparut. Ses cheveux grisonnaient et de longues rides en pattes d'oie s'étiraient aux coins de ses paupières. Deux yeux bleus, brillants d'intelligence, attrapaient les éclats de la cheminée. L'alcool avait creusé ses joues, usé ses lèvres fines, sans affaisser sa mâchoire, qu'il gardait forte. Une barbe poivre et sel mangeait complètement son visage, tel le lierre qui envahit une façade abandonnée. Ses épaules et son torse avaient perdu la robustesse qu'il s'était habitué à posséder ces derniers mois. Ce corps était, sans nul doute, beaucoup plus faible que celui que lui avait offert Ingvar …
… mais c'était le sien.
Gowan sentit des larmes couler sur ses joues et s'écraser dans le creux de son cou. Il avait retrouvé son corps. Ce corps qu'il avait abandonné pour servir Ingvar, ce corps qu'il pensait ne jamais habiter de nouveau.
À cet instant, la porte de la cuisine s'ouvrit et un homme entra. Gowan le reconnut immédiatement : il s'agissait de l'aubergiste du village dans lequel il vivait avant d'abandonner son enveloppe charnelle. Il venait chaque jour consommer des bières dans cette maison, parfois des alcools plus forts. L'idée que cet homme et sa famille avait pris soin de lui, malgré la mauvaise réputation qu'il s'était faite dans le hameau, le toucha profondément. En le voyant debout, l'aubergiste en lâchant presque les quatre pintes vides qu'il tenait.
– Ça par exemple, Gowan ! Tu t'es enfin réveillé !
Il appela sa femme d'une voix forte et celle-ci retint un cri de surprise en découvrant leur hôte sur ses deux pieds. Les poings sur les hanches, l'aubergiste secoua la tête :
– Cela fait six mois que nous te gardons ici, ma parole ! Nous pensions que tu ne te réveillerais plus jamais. Le médecin était formel, tu étais toujours en vie, mais plongé dans un sommeil dont personne ne pouvait te sortir.
– Tu ne mangeais pas, tu ne buvais pas, pourtant tu ne mourrais pas, ajouta son épouse.
– C'est le phénomène le plus étrange qu'il m'ait été donné de voir, pour sûr.
– Mer … merci, bégaya Gowan d'une voix émue. Merci infiniment à tous les deux de m'avoir gardé chez vous.
– On savait que tu n'avais pas vraiment de foyer, alors te laisser inconscient dans la rue, comme ça, on n'aurait pas pu s'y résoudre.
– Je sais que les gens d'ici n'ont pas une haute opinion de moi. Je mérite leur mépris, mais à partir de maintenant, je vais changer.
Il baissa les yeux vers ses vêtements rapiécés, sur ses chaussures aux semelles décollées. Il voulait aller quelque part. Mais pour cela, il avait besoin d'acheter un cheval et de se vêtir décemment. Il releva la tête vers l'aubergiste.
– Laissez-moi travailler pour vous, pour vous remercier de tous ces mois où vous m'avez gardé dans votre maison.
– Bah, tu ne nous dois rien. Tu ne consommais ni nourriture, ni d'eau, tu occupais juste cette vieille paillasse.
– C'est tout de même beaucoup. Je tiens à travailler pour vous prouver ma gratitude, et aussi … pour reprendre ma place dans cette société que j'ai voulu fuir. Aujourd'hui, je me rends compte combien toute vie est précieuse, même la mienne.
L'aubergiste et sa femme le fixèrent d'un regard surpris, puis ils finirent accepter.
Gowan travailla durant trois mois à leurs côtés : outre le service en salle et la plonge pour l'auberge, il allait chercher les matières premières au marché, portait les fardeaux de bois pour alimenter la cheminée, nettoyait les chambres louées à l'étage. Un travail très différent de celui des armes, qu'il avait pratiqué pendant des années, mais cela lui convenait. Il ne voulait plus être soldat. Au bout de trois mois, il avait abandonné son allure miteuse : vêtu de neuf, chaussé de bottes résistantes, rasé de près, il avait gagné en muscles grâce à son travail et aux rations généreuses que lui servait la femme de l'aubergiste. Les tenanciers lui avaient permis de dormir dans le grenier, lui permettant de faire de substantielles économies. Quand il se sentit prêt, il annonça à son employeur sa décision de quitter le village.
– Je vous serai infiniment reconnaissants de m'avoir hébergé, nourri, donné un travail et permis de retrouver ma dignité. À présent, j'ai quelque chose à faire. Un objectif que je me suis fixé.
Il ne précisa pas en quoi consistait cet objectif et l'aubergiste ne posa pas de questions. Il sourit et dit d'une voix bourrue, mais chaleureuse :
– Tu vas nous manquer, va. Je ne doute pas que tu atteindras ton but. Tu as de la volonté et du courage, Gowan. Bon vent à toi.
Avec les économies qu'il avait réussi à mettre de côté, l'ancien général acheta un cheval et des vivres. Puis, il se mit en route. Il chevaucha pendant des jours, pendant des nuits, pendant des semaines. Il parcourut le royaume de Tirmeíth, de vallées en pâturages, de plaines en villages, sous le soleil et sous l'orage. Il cherchait, inlassablement, sans se décourager. En s'appuyant sur les quelques éléments qu'il possédait, il avait dessiné un portrait, qu'il montrait aux passants.
– Connaissez-vous cette femme ? Elle est plutôt petite, rousse, avec des cheveux blancs, elle a des yeux verts perçants. Elle a un fils, un jeune homme, un peu différent des autres personnes …
La plupart des gens secouait la tête. Gowan poursuivait sa route, remontrait le dessin, reposait les mêmes questions, encore et encore. La vraie Moira ressemblait-elle réellement à ce portrait ? Il l'ignorait, mais la confession de l'ancienne générale était le seul indice dont il disposait.
Un jour enfin, il crut tenir une piste. Des vachers se souvenaient de la femme et du jeune homme. Ils l'orientèrent vers une vallée reculée, dans un petit village au pied des montagnes, où le boulanger et le boucher acquiescèrent face au dessin.
– Ils vivent dans une maison en piteux état. L'herboriste qui habite à côté vient souvent les voir, pour leur donner des plantes et des légumes. Pauvres gens … on a de la peine à les voir, mais la mère nous regardait avec une telle défiance, que personne ne l'osait l'approcher.
Gowan sentit son cœur se serrer : si seulement Moira avait su lire dans le regard de ces villageois, elle aurait compris à quel point elle n'était pas seule.
– Enfin, maintenant, soupira le boulanger, la mère est morte. Cela fait trois mois.
Une ombre voila le regard de Gowan.
– Je sais.
– Le garçon survit comme il peut avec l'aide de l'herboriste, mais c'est pas facile pour lui.
– Où se trouve leur maison ?
– Par-là, en lisière du village.
Gowan guida sa monture et trouva rapidement la maison. Son toit s'affaissait, donnant l'impression qu'il ondulait. Des moellons s'étaient détachés du parement, telle une miche de pain qui s'émietterait. Un grand potager entourait la maison, envahi çà et là par des pousses indésirables. Malgré l'aspect délabré de la masure, il régnait dans ce lieu une atmosphère douce. Un filet de fumée s'échappait de la cheminée, diffusant une odeur réconfortante dans ses poumons. Des oiseaux chantaient sur les branches des arbres fruitiers, attendant avec impatience l'été et les pommes mures. Un trait de soleil tiède traversa les nuages gris de printemps, révélant un carré du jardin qui se distinguait du potager. Des fleurs multicolores s'y égayaient, dansant dans le vent qui soulevait leur collerette comme des jupes. Gowan mit pied à terre et s'approcha. Les roses et les coquelicots avaient fleuri, embaumant l'air d'une senteur sucrée, qui donnait envie de les manger.
À cet instant, un homme penché sur des légumes se redressa. Sa silhouette élancée hissa ses cheveux châtains comme un pavillon d'or, dont les reflets accrochèrent les rayons du soleil. Il tenait un panier garni d'un chou, de pommes-de-terre et de courgettes. Gowan nota que son bras droit était plus court que le gauche, déséquilibrant son axe de gravité, mais il parvenait à faire contrepoids sur ses jambes maigres. Il n'était pas fort, mais il enchaînait des mouvements pleins de vigueur. Gowan lui aurait donné une vingtaine d'année. Il tourna sa tête dans sa direction et l'ancien général se figea. Les pupilles du jeune homme brillaient d'un vert pâle et pur, où s'affrontaient la douceur et les ombres d'une âme éprouvée par la vie. L'ancien général sentit son cœur se serrer.
Il avait les mêmes yeux que Moira.
Ces yeux, dont la générale avait conservé la forme et la couleur lorsqu'Ingvar avait implanté son âme dans son corps d'emprunt, ces yeux qui constituaient le seul indice sur lequel Gowan s'était appuyé pour mener ses recherches.
Les deux hommes demeurèrent quelques secondes à se dévisager, sans un mot. Gowan attacha son cheval à un arbre, le long du chemin, puis s'approcha et salua le garçon d'un mouvement de la tête.
– Bonjour. Vous avez un riche potager et un magnifique jardin. Je m'appelle Gowan, je suis un soldat à la retraite. Je voyage de villages en villages, à la recherche d'un endroit où m'installer. Ce hameau est bien tranquille et votre maison respire la sérénité. Puis-je entrer pour voir vos plantations ?
Le jeune homme le fixa sans rien dire, sourcils froncés, l'air perplexe. Gowan se demanda s'il s'était fait comprendre. Moira avait dit que son fils n'était pas comme les autres, mais qu'entend-t-elle par-là ? S'agissait-il juste de ce bras plus court que l'autre, ou le jeune homme avait-il également des difficultés de compréhension, un handicap ? Il répéta plus lentement.
– Je m'appelle Gowan. J'aime beaucoup votre jardin. Est-ce que je peux entrer pour le regarder ?
Le jeune homme l'observa avec attention prononcer ces paroles. À mesure qu'il parlait, Gowan remarqua qu'il ne fixait pas ses yeux, mais ses lèvres et le mouvement qu'elles esquissaient à chacun de ses mots.
Le fils de Moira n'avait aucun problème d'ordre mental. Il n'entendait tout simplement pas. Voilà pourquoi il ne l'avait pas compris de prime abord : il était trop loin pour qu'il puisse lire sur ses lèvres ! Gowan vit passer un éclat dans ses yeux verts et il sut que le jeune homme l'avait compris. Il hocha la tête et fit un geste pour l'inviter à entrer. Gowan songea qu'il était peut-être aussi muet, puis se souvint des paroles de Moira : « Mon fils n'a parlé que tardivement. »
Ce jeune homme savait parler, mais comme tous les sourds, sans doute de manière maladroite. Gowan ne voulait pas à le mettre mal à l'aise et décida de faire attention à sa posture pour qu'il le comprenne sans efforts. Il passa la petite barrière qui clôturait le jardin et avança entre les allées de légumes. Il avisa les formes généreuses des courgettes, des pommes-de-terre et des choux.
– Une belle récolte vous attend, dit-il au jeune homme en se retournant pour lui faire face et lui permettre de lire sur ses lèvres. Auriez-vous besoin d'aide pour les ramasser ?
Il secoua la tête en signe de dénégation. Il le suivait d'un pas timide, intrigué par cet inconnu qui surgissait ainsi dans sa vie. Combien de fois avait-il était victime de brimades, quand il était enfant, simplement parce qu'il ne percevait pas les sons comme les autres ? Combien de personnes avaient pensé qu'il était stupide, retardé, alors qu'il ne n'entendait pas ce que les gens lui disaient ? Toutes ces pensées traversèrent l'esprit de Gowan et il comprit pourquoi, dans le regard doux du jeune homme, se mêlaient des fantômes de douleur. Ses gestes exprimaient l'hésitation d'un enfant qui craint d'être rabroué, mais une gravité d'adulte qui connaît les difficultés de la vie. Le général poursuivit sa visite, passa derrière la dernière rangée de légumes, puis s'aventura dans la partie du jardin où valsaient les fleurs multicolores.
– Ces roses sont splendides, mais elles ne se mangent pas. Vous les cultivez pour leur beauté ?
À mesure qu'il déchiffrait les mots sur les lèvres de Gowan, le visage du jeune homme s'assombrit. L'éclat curieux de ses yeux s'éteignit et il baissa la tête. Ni lui, ni Gowan n'eurent besoin de mots : l'ancien général venait de deviner qui avait pris soin de ces massifs. Le jeune homme s'inclina pour arracher machinalement des mauvaises herbes qui s'insinuaient entre les roses. Gowan s'accroupit pour être de nouveau à sa hauteur.
– C'est votre mère qui cultivait ces fleurs, n'est-ce pas ?
Le fils de Moira le dévisagea, surpris. Gowan sentit son cœur se serrer, mais il esquissa un sourire réconfortant.
– Vous avez beaucoup de courage. Je sais à quel point c'est difficile de vivre seul. Votre mère aurait tout fait pour que vous ne connaissiez jamais cette situation.
Il se redressa et le garçon le suivit du regard.
– Je suis désolé de vous avoir dérangé. Je vais demeurer quelques jours à l'auberge du village. Si vous avez besoin d'aide pour les récoltes, n'hésitez pas à me solliciter.
Gowan se dirigea vers l'entrée de la clôture, mais une main le retint. Il se retourna : le jeune homme le fixait de ses grands yeux verts. Sa main serrait fermement la sienne, comme s'il craignait qu'il ne disparaisse. Ses lèvres s'agitèrent, sans qu'aucun son n'en sorte.
– Voulez-vous écrire ? demanda Gowan. Je peux trouver ce qu'il vous faut …
Le jeune homme secoua la tête, ses lèvres continuaient de remuer fébrilement. Il posa une main sur sa gorge, émit un borborygme, un son qui ne constituait pas un mot. Gowan fronça les sourcils : quelqu'un lui avait appris à ressentir les vibrations que produisent les cordes vocales lorsqu'elles fonctionnent. Le fils de Moira savait parler, tout du moins, il avait déjà essayé. Au bout de brèves secondes, il réussit à dire :
– Vous avez … connu ma mère ?
Les syllabes n'étaient pas aussi articulées que chez un entendant, pourtant, elles étaient parfaitement compréhensibles. Il avait dû travailler très dur pour en arriver là. Moira lui avait-elle appris, année après année, à reproduire des sons qu'il n'entendait pas ? Gowan cilla, puis hocha la tête.
– Oui, je l'ai connue. Quand elle est tombée dans le coma, ici, son âme est sortie de son corps. Elle a été placée dans un autre corps par un sorcier, auquel nous obéissions. Nous étions soldats, hauts gradés. Votre mère et moi étions les généraux d'une armée à Valeria, qui n'existe plus maintenant.
Le jeune homme ne le lâchait pas des yeux. Il posa son panier, rentra en courant chez lui, sous le regard intrigué de Gowan. Il revint quelques secondes plus tard, une ardoise sous le bras et une craie dans la main droite. Avec empressement, il griffonna sur la surface noire, puis tendit ses mots à son interlocuteur.
« Ma mère a été général ? Elle travaillait beaucoup, mais elle n'aimait pas les armes. Pourquoi a-t-elle fait ça ? »
– Pour vous. Pour vous aider à mieux vivre, avec la somme d'argent qu'elle aurait gagné. Elle vous aimait plus que tout au monde.
Les yeux verts s'écarquillèrent d'émotion.
– Votre mère était une personne admirable. J'aurais aimé avoir plus de temps pour la connaître. Elle s'est battue jusqu'au bout.
Le jeune homme cilla, baissa le regard vers son ardoise. Il parut hésiter, puis demanda :
« Elle est morte au combat ? »
– Oui. Son âme n'a pas pu regagner son corps originel.
« Vous étiez avec elle quand ça s'est passé ? »
– Oui, j'étais avec elle.
Enfin, mon âme l'était. Même s'il avait retrouvé son ancien corps, Gowan se souvenait de toutes les sensations qu'il avait éprouvées durant des derniers instants de Moira. Son fils le dévisageait, bouleversé. Il coucha de nouveau mots sur son ardoise.
« Vous pourriez me parler davantage de ma mère ? Comment était-elle avec vous ? »
Gowan sourit.
– Bien-sûr.
« Et je voudrais que vous me parliez aussi de vous. Vous pouvez rester ici, dans ma maison. Je suis sourd et je ne sais pas très bien parler, mais je peux écrire pour que nous nous comprenions. »
Gowan sourit de nouveau. Une voix, dans sa tête, lui rappela sa promesse. À présent, c'était une évidence.
– Avant que votre mère ne nous quitte, je lui ai promis de continuer à vivre, pour nous deux. Si elle avait vécu, Moira serait revenue auprès de vous. Je pense passer du temps dans ce village. Nous pourrons en profiter pour mieux nous connaître.
Le jeune homme le fixa intensément, comme s'il mesurait le poids de ses paroles. Puis, un sourire doux éclaira son visage.
– Comment vous appelez-vous ? demanda Gowan.
Le sourire du jeune homme ressemblait à une mer de soleil. Cette fois, il utilisa sa voix.
– Aidan.
Dans le jardin, les roses et les coquelicots se balancèrent dans le vent.
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Perché sur une échelle, Shaolan jeta les rideaux en loques dans un sac en toile de jute, puis installa d'épais rideaux neufs. Au sol, Sakura balayait la pièce. Elle ramena dans une grande pelle le tas de poussière qu'elle avait rassemblé et soupira :
– Encore une salle de nettoyée. Bon, elle paraît un peu vide, mais j'imagine que c'est le temps de passer commande aux menuisiers.
– Chii et Hideki ont dit que l'ameublement du palais n'était pas une priorité. Nous remettons en état les pièces, pour éviter que la crasse et la moisissure ne se développent davantage et fragilisent encore plus la structure de l'édifice, mais elles resteront vides pendant un temps. La priorité va à la reconstruction du royaume et à la réinstallation des habitants.
Trois mois avaient passé depuis leur périple jusqu'à la grotte du dieu primordial. De retour à Tirmeíth, ils avaient compris que leur plan avait fonctionné : de nombreux villageois avaient été témoins de l'évanouissement de Gowan et de ses hommes, qui s'étaient effondrés au milieu de la grand-place. Certains avaient aperçu des filets de vapeur s'échapper de leur corps, sillon éphémère d'âmes en migration. Quelques secondes plus tard, les corps étaient retournés à l'état de cadavre, avant de tomber en poussière. Jadis jetés dans la fosse aux condamnés, où la magie les avait soustraits au pourrissement, ils étaient retournés à la terre.
Quant aux âmes libérées, Shaolan, Sakura, Fye et Kurogane espéraient de tout cœur qu'elles avaient pu rejoindre leur corps d'origine. À vrai dire, ils n'en doutaient pas vraiment. La force de leurs magies combinées étaient impressionnantes, mais la magie du dieu primordial dépassait l'entendement. Ils avaient éprouvé dans leur chair cette puissance, qui allait au-delà de tout ce que l'imagination humaine peut concevoir. Quand leurs énergies s'étaient mêlées à celle du dieu, ils avaient l'impression que le temps s'était arrêté, ou plutôt, qu'ils n'étaient plus dans le temps. Le dieu primordial, d'apparence si frêle, était bien le créateur de tous les mondes. Leur conviction, jointe à son pouvoir, avait forcément libéré les âmes prisonnières de leur corps d'emprunt.
À leur retour, ils avaient pansé leurs blessures et pris du repos. Rapidement, Chii et Hideki avaient voulu regagner leur royaume et préparer le retour de leurs anciens sujets. À ce moment-là, Shaolan, Sakura, Fye et Kurogane s'étaient quand ils quitteraient cette dimension. Mokona n'avait manifesté aucun signe d'un changement prochain, aussi, ils avaient suivi les parents du magicien. La neige ne cessait de fondre à Valeria. En trois mois, elle avait totalement disparue. La nature était sortie de sa léthargie, se débarrassant de sa gangue de glace comme un papillon de sa chrysalide. Les températures s'étaient réchauffées, avaient réconforté les terres malmenées, les avaient recouvertes d'herbe veloutée. Les germes, en hibernation, avaient rejailli des sols, les fleurs et les insectes avaient semé la vie. L'hiver avait duré vingt ans, mais le printemps, lui, avait couru vers eux avec la joie d'un enfant.
Les habitants de Tirmeíth qui avaient reconnu Chii et Hideki comme leurs souverains légitimes avaient pris le chemin de leurs terres natales. Des amis, des solitaires désireux de démarrer une nouvelle vie les avaient suivis. Chii et Hideki avaient offert des terres à des familles qui voulaient posséder plus d'espaces agricoles, afin de relancer la production de céréales, de fruits et de légumes. Ils avaient garanti l'absence d'impôts à tous les commerçants qui s'installeraient à Valeria. Attirés par ces avantages, la population avait rapidement augmenté. Beaucoup de choses restaient à faire, mais les souverains rayonnaient d'espoir. Ils avaient décidé de restaurer le château de la famille royale, afin de le rendre de nouveau habitable et d'y recevoir les sujets qui viendraient solliciter leur aide. La salle du trône, où Fye et son frère avaient été condamnés dans leur enfance, fut murée. Le reste de l'édifice était en cours de réhabilitation. Shaolan, Sakura, Fye, Kurogane et Mokona prêtaient main-forte aux parents du mage, quand ils ne descendaient pas dans la capitale auprès des habitants. Les journées étaient bien remplies, car voir renaître un royaume meurtri émouvait tout le petit groupe.
Shaolan descendit de son escabeau, écarta les rideaux et ouvrit la fenêtre, faisant entrer une lumière de giboulée. Au loin, le pinceau des dieux superposait un arc-en-ciel sur le lavis des nuages. Les arbres bourgeonnaient sur la colline du château, tout comme bourgeonnaient les maisons restaurées dans la ville basse. L'écho des marteaux des tailleurs de pierre et des glissements des scies sur le bois créaient une rumeur permanente, qui montaient jusqu'au palais royal. À l'odeur encore présente d'humidité se mêlaient les effluves d'une nature en éveil et la fumée des foyers.
– Je me demande combien de temps encore nous resterons ici, dit Shaolan.
Sakura posa son balai contre un mur, pensive.
– Crois-tu que Mokona cessera, un jour, de nous transporter de dimensions en dimensions ?
– J'en doute. Mon existence est un paradoxe qui pourrait perturber l'équilibre des mondes. Pour tenter de retrouver mon clone, j'ai accepté de ne rester jamais longtemps au même endroit. À cause de moi, Fye, Kurogane et toi êtes contraints de toujours voyager. Je suppose que si je trouvais un moyen de ramener mon double à la vie, ainsi que le tien, notre périple s'arrêterait.
– Pourtant, c'est toi que le dieu primordial a choisi pour être l'un des gardiens des mondes. Pas ton clone. Tout comme il m'a choisi moi, et pas celle que Fye et Kurogane ont connu au début de leur voyage.
Shaolan se tourna vers elle, surpris.
– Que veux-tu dire ?
La princesse cilla, le front plissé.
– Depuis trois mois, je réfléchis. Mon clone n'aurait pas dû exister, mais Fei Wang lui a donné vie. Aujourd'hui, nos deux morceaux d'âme ont été réunis. Ses souvenirs se sont fondus dans les miens, comme si nous avions partagé la même existence. Je la vois comme une jumelle qui serait partie plus tôt que moi, un peu comme Fye a perdu son frère et comme son altesse Chii a perdu sa sœur. Ils ne sont plus là, mais nous, nous continuons d'avancer.
Shaolan fronça les sourcils.
– Où veux-tu en venir ?
– … ne t'es-tu jamais dit que ton clone ne reviendra pas, et qu'il est temps que tu avances, toi aussi ?
Il dévisagea la princesse, interdit.
– Sans mon clone et le tien, je n'existerais pas. Sans eux, je suis une aberration, un être qui devrait être effacé. C'est peut-être égoïste de dire ça, mais je veux continuer de vivre. Pour cela, je dois justifier mon existence et ramener mes parents.
Sakura lui adressa un regard grave.
– Cela aussi, j'y ai beaucoup réfléchi. Tu es prisonnier d'une boucle temporelle, mais toute chose a un commencement, une cause. Tu es le fils de ton clone et du mien, mais pour initier ce recommencement sans fin, ton premier toi est forcément né de quelque d'autre que nos doubles. Sinon, Fei Wang n'aurait pas eu de matière pour créer ton clone. Si l'on voit les choses sous cet angle, tu as forcément eu des parents bien réels, avant cette boucle temporelle.
Le jeune homme fixa longuement Sakura, en méditant ses paroles. À mesure qu'il les assimilait, qu'il en percevait tout le cheminement, il prit conscience que non seulement ce raisonnement était cohérent, mais plus, il était parfaitement logique. Pourtant, il n'était jamais parvenu à cette conclusion par lui-même. Pourquoi ? La réponse lui vint presque aussitôt : parce que la culpabilité le rongeait encore. Persuadé qu'il n'avait pas le droit vivre, convaincu qu'il avait privé son clone de sa propre existence, il n'avait jamais remonté le fils de ce temps qu'il croyait circulaire. Mais Sakura avait raison : pour débuter la boucle, une cause première était nécessaire.
Toutefois, s'il avait vraiment eu des parents, cela signifiait-il … qu'il pouvait vivre sans avoir l'impression d'avoir volé à son clone son existence ? Pouvait-il se considérer comme un être humain, comme n'importe quel autre ?
– Et … et Watanuki ? Lui aussi, il est né de nos clones, pour combler mon absence.
Sakura lui adressa un sourire étrange, qui parut fataliste à Shaolan. Il cligna des yeux : non, ce n'était pas du fatalisme. Dans ce sourire, Sakura reconnaissait que certaines choses lui échappaient, mais elle les acceptait, dans leur complexité insondable.
– Je crois que l'existence de Watanuki dépasse largement un vide à combler. Ou plutôt, que ce vide n'est pas celui auquel nous pensons. Si Yuuko-san était encore parmi nous, peut-être aurait-elle la réponse à cette question. J'ai aussi l'impression que Clow aurait su nous répondre. Mais ils ont quitté cette terre et nous devrons trouver la réponse par nous-mêmes. Après tout, le dieu primordial a dit que Watanuki faisait partie des gardiens des mondes, lui aussi. Aurait-il choisi un être à l'existence instable ? Je ne crois pas.
Shaolan baissa les yeux, pensif. Une voix, en lui, voulait croire les paroles de Sakura. Mais une autre continuait de douter.
– Je … j'aimerais m'en assurer.
– De quoi ?
– Que je suis vraiment né d'un homme et d'une femme qui n'était ni ton clone, ni le mien. Je ne sais pas si c'est possible, mais si c'était la vérité … alors notre voyage pourrait prendre fin et Watanuki serait libre de mener sa vie comme il l'entend. Mais …
– … mais ?
– J'ai peur de découvrir que je suis bercé d'illusions.
– Nous ne saurons qu'en essayant. Ensemble, ce sera plus facile.
Shaolan releva la tête et rencontra les émeraudes confiantes de Sakura. Il voulait la croire. Il la croyait déjà, peut-être. Même si son existence se révélait finalement être une anomalie, il serait heureux d'avoir vécu à ses côtés. Il devina qu'elle pensait exactement la même chose, car après-tout, ils étaient semblables. Il se pencha doucement vers elle, posa une main sur sa joue et l'embrassa. Sakura répondit à son baiser, avec une douceur indéfectible. Leurs lèvres demeurèrent unies pendant quelques secondes, scellant leur foi en l'avenir. Les voyages qui les attendaient ne représenteraient plus, désormais, une pénitence pour avoir le droit d'exister, mais un chemin vers la liberté.
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Avec le soutien d'un solide gaillard, Kurogane posa le tronc à côté des autres. Les marchands de bois remercièrent le ninja de les avoir aidés à décharger leur cargaison. Une fois payés, ils reprirent la route vers la capitale. Kurogane avisa les fûts alignés dans la cour : bientôt, des menuisiers les équarriraient et les transformeraient en poutres pour réparer la charpente du château. Il essuya son front en sueur et chercha le mage du regard : tandis qu'il s'occupait des marchands de bois, Fye avait accueilli les vitriers. La livraison des fenêtres avait été plus rapide, et maintenant Fye avait disparu. Où était-il encore passé ? Ces derniers jours, le magicien s'éclipsait fréquemment. Était-ce parce que le palais lui rappelait de mauvais souvenirs ? Parce qu'il avait à cœur d'aider les sujets de Valeria à se réinstaller ? Avait-il la sensation, en participant à tous ces travaux, qu'il expiait ses derniers péchés ? Kurogane n'aurait su le dire.
Depuis son face à face avec Ingvar, Fye savait qu'il n'était pas responsable du déclenchement des fléaux qui avaient anéanti son pays. Cependant, même si Ashura et Ingvar avaient agi sur ordre de Fei Wang Reed pour déstabiliser le royaume, c'était grâce aux pouvoirs de Fye et à ceux de de son frère qu'ils étaient parvenus à leurs fins. Le mage se considérait sûrement comme l'arme qui avait détruit des vies innocentes, certes contre sa volonté, mais il n'en gardait pas moins une part de responsabilité. Un jour, il se pardonnerait, mais cette absolution prendrait du temps. Pour le moment, il paraissait heureux de voir son pays natal se reconstruire. Il portait des charges lourdes, bricolait, cuisinait pour les artisans et les familles. On aurait dit qu'il recevait chaque remerciement comme un énième pardon, qui refermait progressivement ses plaies. Parfois, son regard devenait plus lointain, comme s'il mettait une distance entre lui et ses interlocuteurs, comme si son esprit se mettait en retrait de ses gestes. Kurogane savait que ce n'était que lorsqu'ils étaient tous les deux, ou avec les petits, que le mage se détendait complètement. La famille qu'ils s'étaient constituée agissait comme un bouclier contre ses angoisses, comme une bulle qui rejetait à l'extérieur toutes les menaces. Occupés par leurs activités respectives, le ninja songea qu'ils ne s'étaient presque pas parlés de la journée. Il avait envie d'entendre la voix de son compagnon.
Il fit le tour du rez-de-chaussée du château, aperçut Sakura et Shaolan, qui lui dirent qu'ils n'avaient pas vu leur ami. Il ressortit, prit la direction des jardins. D'un regard plongeant, il inspecta le potager en terrasse, les parterres hérissés de mauvaises herbes (il faudrait qu'ils s'y attèlent bientôt), mais il ne vit pas le mage. Curieux. Ces derniers temps, lorsque Fye disparaissait, c'était toujours dans les jardins qu'il le retrouvait. Avait-il pu descendre en ville ? Non, il l'aurait prévenu. Le ninja remonta vers le palais. Il avançait en regardant ses pieds, quand il se figea, saisi d'une intuition.
Il rebroussa chemin, descendit les terrasses du potager. Sur la colline, au-dessus de lui, il devina la chapelle des souverains de Valeria. Le lierre grimpait le long de ses murs, les carreaux cassés des vitraux laissaient filtrer des rayons empoussiérés de soleil. En contrebas, sur un terrain légèrement incliné et clos par un mur en pierre, se trouvait un cimetière. Dans cet espace, consacré par les anciens prêtres du pays, se déployaient les tombes de tous les membres de la dynastie royale. Le manque d'entretien avait laissé la végétation envahir les sépultures, mais les stèles luttaient pour s'extirper des ronces, brandissant avec fierté le nom de celui qu'elle abritait, afin que personne n'oublie la personne qui reposait dans cette terre.
Fye était agenouillé devant la plus récente des tombes. Comparée à ses voisines, la stèle éclatait d'une blancheur que ni la pluie, ni l'érosion, ni la végétation n'avait encore entamée. C'était une jeune tombe, aussi jeune que le corps qu'elle aurait dû protéger, mais dont il ne restait rien. Au-dessus des dates de vie et mort, un nom était inscrit : Yuui, prince de Valeria.
Fye fixait le cénotaphe, comme s'il pouvait matérialiser le visage de son frère sur la pierre. Kurogane demeura à distance, de peur de troubler son recueillement.
– Tu ne me déranges pas.
Le mage cilla, puis tourna la tête et lui adressa un sourire doux. Kurogane remonta l'allée jusqu'à la tombe, qu'il observa pendant quelques instants avec respect. Fye souffla :
– Même si nous n'avons pu enterrer aucun corps, je suis heureux que nous ayons pu ériger cette tombe. Pour mon frère, le cycle de la vie est désormais terminé. Il peut reposer en paix.
Kurogane acquiesça, sans quitter des yeux le nom gravé sur le cénotaphe.
– Pourquoi as-tu insisté pour que ce soit ton nom qui soit inscrit, et pas celui de ton frère ?
Fye sourit.
– Avant que je ne vous rencontre, Shaolan, Sakura, Mokona et toi, je ne m'estimais pas digne de porter mon véritable nom. J'avais survécu alors que mon jumeau était mort. J'avais l'impression de lui avoir volé sa vie, alors, je devais payer un prix pour cela. Aujourd'hui, je vois les choses différemment. Fye s'est sacrifié pour moi, c'était sa décision. J'étais prêt à prendre la même, mais il m'a devancé. Ce n'est pas moi qui lui ai volé sa vie, c'est lui que me l'a offerte, et par-là même, il m'a offert son nom. Cette existence qu'il n'a pas pu mener, il m'a enjoint de la vivre pour nous deux. Pendant longtemps, je n'ai pas supporté cette idée, mais à présent, je l'accepte. Je prends avec moi ce cadeau qu'il m'a fait, comme un héritage et non comme un fardeau. Dès que j'ai quitté cette dimension, quand j'étais enfant, j'ai choisi de m'appeler Fye.
Kurogane fixa intensément le mage, conscient qu'il lui livrait une réflexion personnelle, dont il ne ferait part à personne d'autre.
– Yuui n'a vécu qu'une dizaine d'années, ici, à Valeria. Il ne sait rien du monde, il n'a rien vu. Il n'a jamais eu d'amis, de famille, de personnes chères à son cœur, comme j'en ai aujourd'hui. Yuui est mort lorsque mon frère s'est sacrifié pour me permettre de vivre, c'est donc ce nom qui devait être inscrit sur la tombe. Fye, lui, a encore de longues années à vivre.
Le magicien releva la tête vers le ninja et lui adressa un sourire doux. Il y avait dans ce sourire, une confiance en l'avenir entière et pleine, qui faisait rayonner Fye.
– Je suis content que tu sois venu jusqu'à moi, Kuro-chan.
– Tu avais disparu depuis un moment, c'est pour ça que je me suis permis de te chercher.
– Je te manquais, n'est-ce pas ? ajouta-t-il malicieusement.
– Pas du tout !
– Ah, tu n'apprendras jamais à mentir, Kuro-pon. Mais je te remercie d'être toujours à mes côtés. Je sais que je ne serai plus jamais seul, désormais.
Le mage releva la tête vers les nuages transpercés par des épées de soleil. Les lames empoussiérées s'étiraient jusqu'à la ville où s'affairaient les habitants. Le magicien inspira une bouffée d'air humide.
– Tu sais, avant que tu n'arrives, je ne pensais pas à mon frère.
Le ninja lui adressa un regard en coin, cherchant à deviner sa pensée.
– Tu pensais à Ingvar ? Tu regrettes qu'on l'ait tué ?
Fye pinça les lèvres.
– Non, je ne regrette pas. Il ne pouvait pas continuer à vivre, pas après tous les crimes qu'il avait commis. Il le savait. Non, en réalité, je pensais plutôt … à Ashura.
Kurogane cilla. Il ne s'attendait pas à ce que le mage reparle de son roi. Depuis la mort du souverain de Célès, Fye n'avait plus jamais évoqué cette période de son existence. Malgré la haine qu'il lui avait porté, Fye avait toujours considéré Ashura comme un père. Il avait cru pouvoir faire confiance à cet homme qui l'avait tiré de la fosse aux condamnés, mais une fois de plus, il s'était senti trahi. Savoir qu'Ashura était dès le départ de mèche avec Fei Wang Reed, savoir qu'il n'était venu le chercher que dans son intérêt personnel avait sans doute ravivé la rancœur du mage à son égard. Pourtant, Fye n'avait pas l'air en colère. Il contemplait le paysage, un sourire un peu triste aux lèvres.
– C'est vrai, je pourrais le détester, dit-il en devançant les mots de Kurogane. Encore plus maintenant que je sais qu'il a passé un marché avec Fei Wang Reed pour m'avoir. Il se moquait de plonger Valeria dans le chaos, il se moquait de détruire ma vie et celle de mon frère. Il n'a pas hésité à manipuler nos pouvoirs pour déstabiliser ce pays. Ce sont des crimes impardonnables, mais … au fond, Ashura était un être humain. Il était maudit, il savait qu'un jour il ferait du mal à son peuple. Il a préféré sacrifier un royaume inconnu, dans l'espoir de sauver ses propres sujets de sa folie. C'est égoïste, mais je le comprends. Après tout, quand il m'a sauvé de la fosse aux condamnés, à l'époque où j'espérais encore ressusciter mon frère, j'étais prêt, moi aussi, à tuer pour atteindre mon objectif.
Kurogane contempla son compagnon, sans rien dire. Fye avait tellement souffert qu'il connaissait bien les rouages de l'esprit humain, même les plus sombres, même les plus iniques. Il savait les faiblesses et les cruautés dont l'homme est capable, mais malgré cela, il avait choisi de se battre pour ne pas sombrer dans le cercle de la vengeance et du désespoir. C'était ce qui faisait sa force.
Fye fixa l'horizon, sur lequel se superposa le paysage du château de Célès. Ashura était maudit, comme il l'avait lui-même été pendant des années. Même si le roi l'avait emmené avec lui par intérêt, il comprenait à présent que l'affection qu'il lui avait portée n'était pas feinte, parce que leur condition se ressemblait. Tous deux prisonniers d'un destin qu'ils n'avaient pas désiré, ils avaient lutté, chacun à leur manière. Ashura était mort, mais lui avait survécu. Les derniers mots du souverain lui revinrent en mémoire.
Ne pleure pas pour moi, voyons ! J'aurais aimé être tué par toi … pour effacer ton dernier maléfice. Mais avec eux, tu surpasseras la malédiction.
À présent que Fye y repensait, tout prenait sens : Ashura connaissait les malédictions auxquels Fei Wang l'avait soumis, il savait tout, depuis le début. En se libérant de son sort, il espérait le libérer du sien. Un élan de compassion réchauffa le cœur du mage.
– Je n'aurais pas pu le tuer. Merci d'avoir exhaussé son souhait, ce jour-là. Avec toi à mes côtés, avec Shaolan et Sakura, je n'ai plus besoin de prendre de décisions désespérées pour continuer d'avancer.
Le magicien ferma les yeux et le visage d'Ashura s'imposa à lui. Il sourit. Lorsqu'il rouvrit les yeux, son regard se posa sur la tombe de son frère. Il était en paix.
– Le jour baisse, retournons au palais avec Shaolan-kun et Sakura-chan.
– Ouais.
Ils sortirent du cimetière, puis remontèrent les étages des cultures en terrasse. Fye marchait devant, d'un pas rassénéré, léger comme le vent. Kurogane le suivait d'un pas ferme, ancré dans la terre. Enfin, aussi ancré que le sol imbibé de pluie le leur permettait. Les giboulées des derniers jours avaient rendu le terrain meuble, presque gadouilleux, ce qui les obligeait à avancer avec précautions. C'était sans compter la présence insidieuse d'une pierre sous la boue, dont la surface parfaitement lisse et mouillée flouait les semelles. Fye sentit son pied glisser et avant qu'il ne puisse retrouver son équilibre, il perdit pied et tomba en arrière. Kurogane tenta de le rattraper, mais la terre capricieuse ne lui offrit aucun point d'appui. Ils partirent à la renverse et s'étalèrent sur l'herbe humide, Kurogane au-dessus de Fye.
– Aïe, aïe, aïe … désolé, Kuro-chan …
– Bordel, manquait plus que ça … rien de cassé ?
– Tout va bien. Par contre, Mokona va encore rouspéter, si l'on rentre avec des vêtements sales. C'est lui qui est de corvée de lessive.
– En même temps, avec sa technique secrète pour faire mousser le savon plus vite, c'est plus efficace que ce soit lui qui s'y colle.
Le ninja se redressa sur ses genoux et Fye esquissa un mouvement pour s'appuyer sur ses coudes. Cependant, le ninja se figea. Le magicien le contempla, surpris.
– Kuro-chan ? Un souci …?
Le ninja le fixait et Fye remarqua que le regard de son compagnon venait de changer : à l'agacement avait cédé une lueur narquoise, rare sur son visage.
– Dis donc, le mage … cette position vient de me rappeler un truc.
– Que tu veux faire certaines choses avec moi, peut-être ?
Fye s'attendait à ce que le ninja rougisse et démente, mais il dévoila un sourire de loup et se pencha vers lui.
– Aussi, c'est vrai. Mais pas tout de suite. Je veux te faire mariner, d'abord.
– Kuro-chan, ce n'est pas gentil, ça !
– Qui a dit que j'étais gentil ? Non, en fait, ce dont je viens de me rappeler, c'est que nous avons toujours un duel en suspens … pour que tu me dises enfin quel âge tu as, le mage.
Une lueur de surprise, puis d'amusement passa dans le regard de Fye. Il arbora à son tour un sourire goguenard.
– C'est vrai, ça. Tu n'as toujours pas eu ta réponse.
– Tu serais prêt à remettre ça maintenant ?
– Alors que nous sommes dégoulinants de gadoue ?
– Au moins, on n'aura pas peur de tomber. On ne peut pas être plus sales qu'on ne l'est déjà.
Fye se rallongea, affichant volontairement une moue ennuyée.
– C'est que … j'ai déjà beeeaucoup travaillé, aujourd'hui, je suis fatigué. Si l'on se bat maintenant, je risque de ne pas être au meilleur de ma forme.
– Dis tout de suite que tu as peur de perdre.
– Tu déformes mes propos, Kuro-chan. C'est juste que nous nous sommes beaucoup battus ces derniers temps, et certaines de mes cicatrices sont encore sensibles.
– Pauvre petite chose. Je sais que tu es déjà complètement guéri. En vrai, t'as juste la flemme.
Fye poussa un soupir exagérément long, puis jeta un œil amusé au ninja.
– Tu as tout à fait raison, Kuro-pon, j'ai la flemme ! Et puis, vu la force que tu as démontré avec notre attaque du dragon d'argent, je considère que tu as remporté cette manche et que je peux bien te dire mon âge sans combattre.
– Sans combattre ? Mais c'est de la triche !
– Certes, mais à ton avantage.
Kurogane dévisagea le magicien, tiraillé entre sa fierté d'obtenir un prix sans avoir remporté le combat, et sa curiosité de découvrir l'âge de son compagnon. Fye sourit, et sans lui laisser plus le temps de réfléchir, passa une main derrière sa nuque et l'attira près de lui. Kurogane sentit sa bouche à quelques centimètres de son oreille et frissonna. Brusquement, la longévité de Fye l'intéressait beaucoup moins, d'autres idées ayant supplanté cette première pensée dans son esprit. Ses joues se réchauffaient, il entendait son cœur battre dans sa poitrine. À cet instant, la voix de Fye souffla dans son oreille :
– En fait, j'ai …
La surprise fut telle qu'elle freina l'élan net de Kurogane. Il se figea, stupéfait, et dévisagea son compagnon qui souriait.
– Qu … quoi ? Tu as vraiment cet âge-là ?
– Vraiment.
– Mais alors, ça veut dire … qu'on a le même âge ?
Les yeux de Fye pétillaient de malice.
– Yuuko-san t'a dit que j'avais une espérance de vie supérieure à la tienne. Pas que j'avais déjà vécu plus longtemps que toi, même si mes pouvoirs magiques me le permettraient, en effet.
– Mais … à Célès …je croyais que tu avais vécu des décennies là-bas !
– Tu croyais être tombé amoureux d'un vieillard ?
Kurogane fixa son compagnon, qui riait à gorge déployée. Il croyait sincèrement que Fye avait vécu au moins un demi-siècle. Cependant, la vérité, loin de le décevoir, le remplit de joie. Si le mage avait vraiment vécu une cinquantaine d'années, comme il le supposait, cela aurait signifié qu'il aurait passé plus de temps seul, qu'il aurait affronté des moments difficiles sans aucun soutien. Mais si ce n'était pas le cas, alors … alors tant mieux. Et puis, savoir qu'ils étaient à égalité dans l'expérience de la vie, et qu'à partir de maintenant, ils avanceraient toujours ensemble, cela avait quelque chose de … réconfortant, presque excitant. Kurogane se pencha vers le magicien, vers cette bouche qui riait encore. Il l'embrassa, avec passion. Passé la demi-seconde de surprise, Fye répondit à son baiser avec la même ardeur. Quand ils se détachèrent de l'un de l'autre, ils se dévisagèrent, empreints d'une sensation de sérénité et d'harmonie. Kurogane se releva, puis tendit la main à son compagnon, qui se remit sur ses pieds. Fye garda la main de Kurogane dans la sienne quelques secondes. Dans les yeux du mage, le ninja lut une paix qu'il y avait rarement vue, ainsi qu'une tendresse qui souleva en lui une profonde émotion. Il savait que lui aussi, il dégageait cette impression. Il se jura qu'il ferait tout pour que cet amour et cette foi qui les liaient dure à jamais.
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Comme l'avait prédit Fye, Mokona les houspilla en découvrant leurs vêtements pleins de boue. Shaolan et Sakura proposèrent leur aide pour la lessive, et le soir venu, les deux compagnons étaient vêtus de propre. Hideki et Chii les rejoignirent pour le dîner, qui se déroula dans une atmosphère joyeuse.
– Un vitrier m'a dit que ce soir, si le temps s'éclaircit, nous pourrions voir des étoiles filantes, dit Fye. Cela vous dit d'essayer d'aller les voir ?
Tous acquiescèrent. Après le dîner, ils empruntèrent l'escalier en colimaçon de la plus haute tour du palais pour admirer le phénomène. Lorsqu'ils sortirent à l'air libre, le désappointement se lut sur leurs visages : des nuages épars tâchaient le ciel. Si l'on distinguait les étoiles entre les masses sombres, ils ne jouissaient pas de la vue dégagée qu'ils espéraient. Néanmoins, ils se prirent au jeu et demeurèrent à l'extérieur. Soudain, Shaolan pointa un doigt devant lui :
– Là !
Deux traînées de feu venaient de dévaler le ciel, avant qu'écume pailletée ne s'immerge dans le coton d'un nuage bleu. Sakura et Chii repérèrent d'autres étoiles, qui paraissaient chercher à se devancer l'une l'autre. Ils commencèrent à les compter, à formuler des vœux dans leurs têtes, à tancer ceux qui les disaient tout haut. Ils ignoraient de quoi serait fait le lendemain, mais en cet instant, ils se sentaient tous profondément heureux.
À cet instant, une source lumineuse, qui n'émanait pas d'une étoile, s'enflamma derrière eux. Il se retournèrent et découvrirent que le corps blanc de Mokona émettait une lumière radieuse, tandis que des ailes soyeuses se déployaient dans son dos.
– Ça y est, on change de dimension ? s'exclama Shaolan.
– Dépêchons-nous ! dit Sakura en se rapprochant de leur petit compagnon.
Fye se retourna vers ses parents et leur adressa un regard plein d'affection.
– Je suis heureux de vous avoir retrouvés. Faîtes attention à vous, et prenez bien soin des habitants de Valeria. Je vous aime très fort.
Hideki et Chii lui sourirent à leur tour.
– Nous sommes heureux de t'avoir retrouvé, nous aussi, lui dit son père. Tu as ta propre famille, maintenant. Prends-soin d'eux, et nous savons qu'ils prendront soin de toi.
Le magicien acquiesça.
– Contacte-nous, de temps en temps, lui dit sa mère. Avec la magie, nous pourrons le faire.
– D'accord.
Les souverains glissèrent un regard vers Kurogane, Shaolan et Sakura.
– Nous sommes honorés de vous avoir rencontrés, dit Hideki. Merci pour toute l'aide que vous nous avez apporté pour sauver et reconstruire notre pays. Vous serez toujours les bienvenus, ici.
– Votre chemin ne sera sans doute pas toujours facile, ajouta Chii. Après tout, vous êtes les gardiens du monde, choisis par le dieu primordial. Si un jour vous avez besoin d'aide, n'hésitez pas à faire appel à nous. Nous serons ravis de pouvoir vous rendre la pareille.
Ils hochèrent la tête, puis se rassemblèrent autour de Mokona. Ensemble, ils se donnèrent la main, pour être sûrs de ne pas être séparés à l'atterrissage. Mokona ouvrit sa bouche et ils se sentirent aspirés par un courant frais, vers le couloir du voyage entre les dimensions. Ils ignoraient où ils allaient, ils ignoraient ce qu'ils deviendraient, mais au fond, n'est-ce pas le propre de toute destinée humaine ? Leur fonction de gardiens rajoutait une part d'inconnu à leur route, mais n'était-ce pas un peu excitant ? Des épreuves les attendaient peut-être, des joies aussi, sans doute. Tant qu'ils demeuraient ensemble pour y faire face, peu importait la dimension ou le temps : ils étaient ensemble, et cela suffisait pour tout le reste.
Fin
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Et voilà, c'est fini ! J'espère que cette histoire vous aura fait voyagé, vous évader, qu'elle vous aura fait ressentir toute sorte d'émotions avec nos héros. Merci à vous tous d'avoir suivi cette fanfic et si cela vous dit, n'hésitez pas à me laisser un petit mot pour me donner vos impressions, je serai ravie de lire vos retours :)
Je vous souhaite de découvrir beaucoup de belles autres fanfictions sur ce site, que ce soit sur le fandom de Tsubasa ou ailleurs.
Merci à tous !
