Un jour d'avance pour la sortie de ce chapitre car je ne serai pas libre ce weekend. La situation devient tendue en Angleterre, mais la Californie est-elle plus paisible ?
Katymyny : Pas sûr qu'Alifair soit encore en état de réfléchir clairement, la pauvre... Oh oui, Severus n'a pas fini de s'amuser :)
Chapitre 7
Soupçons et dégustation
Bien calé dans son fauteuil, le commandant Bellick ricanait en tirant sur son cigare. Caddy Smith avait apporté le dernier numéro de Sentinelle que les agents de la BPM commentaient abondamment, réunis dans leur petite cuisine, hors de portée d'oreille du commandant. S'il avait été témoin de ces papotages, Bellick aurait dû sévir pour la forme, bien que lui-même se régalât à la lecture de son propre exemplaire du journal.
« "Le ministère ne se fie pas aux seules compétences des Aurors pour résoudre l'affaire Alifair Blake", allons bon ! déchiffra-t-il entre deux bouffées de fumée. "Gawain Robards, confirmé dans les fonctions de directeur du Bureau des Aurors qu'il occupait déjà pendant le mandat fantoche de Pius Thicknesse – hé hé, c'est vrai qu'il n'est pas blanc comme neige, notre Gawain ! – a annoncé lui-même que ses agents travaillaient en étroite collaboration avec Larissa Viesnaya, blablabla… intervient régulièrement dans la formation des apprentis Aurors… traqueuse de créatures maléfiques en Europe de l'est… Robards étant parfaitement au fait des compétences réelles de l'"experte", il apparaît légitime de s'interroger sur les raisons d'un tel choix, qui ne correspond guère au profil de spécialiste de la magie noire requis par l'affaire Alifair Blake." Et pan ! Dans les dents, Gawain ! Ah, cette Skeeter est toujours une belle vipère… »
Et la feuille de chou de Brett Brodigan menaçait de devenir une source d'information de premier ordre pour l'opinion publique magique, maintenant que la « journaliste d'investigation et biographe à succès », comme elle se présentait elle-même, écrivait dans ses colonnes. Le fait est que la vieille Rita semblait avoir des choses à dire.
« "Sentinelle est en mesure de révéler en exclusivité que le "mystère Viesnaya" n'est que la partie émergée de l'iceberg, continuait Bellick, les dents serrées sur son cigare. En effet, selon une source anonyme proche du dossier, le ministère de la Magie a décidé en toute confidentialité de se tourner vers l'étranger. Des mages et sorcières très versés en magie noire vivent encore dans les territoires de l'ancien empire de Grindelwald, blablabla… Sans vouloir alarmer inutilement la communauté magique – non, tu penses ! – le fait que le ministère refuse toute communication au sujet de ces "spécialistes" n'est guère rassurant. La présence du professeur Viesnaya dispense quiconque, même les Aurors, d'avoir un contact direct avec eux. Ce qui nous semble franchement inquiétant." Mais comment sait-elle tout ça ? »
En vérité, Bellick s'étonnait surtout pour la forme. Toute la BPM était déjà au courant de l'arrivée de ces mystérieux spécialistes qu'on avait imposés aux Aurors : les chasseurs de mages noirs étaient des êtres humains eux aussi, ils ne pouvaient s'empêcher de bavarder. Et Robards lui-même fulminait tellement en son for intérieur que, par moments, il fallait que ça sorte. Dans son article, Skeeter résumait efficacement la situation : « D'après notre source, ce ne sont pas les Aurors, mais bien le ministère qui a pris cette initiative, c'est-à-dire le Ministre. Les Aurors ont été écartés de l'enquête comme ils avaient eux-mêmes écarté la BPM. S'ils ne disent rien, c'est parce qu'ils ne savent pas grand-chose et qu'ils ont reçu l'ordre de se taire. » Ce qui était l'exacte vérité, et une sacrée couleuvre à avaler pour le directeur du Bureau. Bellick le prenait presque en pitié.
Bien entendu, Sentinelle et sa journaliste vedette en profitaient pour souffler sur les braises, suggérant que le Ministre, après avoir sapé le pouvoir politique des sorcières et sorciers au profit des créatures magiques, affaiblissait volontairement les institutions nationales en leur préférant des consultants inconnus venus de l'étranger.
« "Pour apaiser les esprits, il suffirait sans doute de dévoiler le nom et la qualité de ces soi-disant experts. À moins que cette révélation ne soit d'ordre à inquiéter davantage encore l'opinion publique. En attendant une éventuelle clarification de la part des autorités, Sentinelle se contentera de souligner que cette initiative aussi inattendue que troublante n'a pas fait progresser d'un iota l'enquête sur la disparition d'Alifair Blake." Eh bien, merci d'avoir contribué à rassurer la population, Mrs Skeeter», conclut Bellick, ironique.
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« Papa est complètement obnubilé par cette histoire, l'informa Drago, sa voix couverte par la musique. Il a l'air persuadé que ça pourrait le faire sortir plus tôt de prison…
– S'il apportait des éléments permettant de retrouver la Moldue, compléta Narcissa avec un rien de dédain. Ton père s'est toujours fait une très haute opinion de ses propres capacités, Drago. Trop haute, à mon humble avis. »
Elle porta sa coupe de champagne à ses lèvres en faisant mine de ne pas voir la grimace de son fils. Elle n'écrivait plus à Azkaban que pour réitérer sa demande de divorce, désormais, et Lucius ne se donnait pas la peine de répondre. En revanche, il entretenait toujours une correspondance suivie avec Drago. Un léger froid s'était installé entre la mère et le fils depuis qu'elle lui avait annoncé sa volonté de se séparer de son père ; ces derniers temps, Drago était devenu secret, distant, et tenait de moins en moins compte de ses avis. Il disparaissait pendant des heures, parfois en emportant leur unique baguette, sans daigner dire où il se rendait. C'était sa façon de devenir adulte, supposait-elle. Si elle avait encore eu Pinkerton sous la main, elle aurait pu le faire suivre afin de s'assurer qu'il ne commettait pas d'imprudence, mais…
Un discret raclement de gorge la tira de ses pensées : Chadwick, impeccable dans sa livrée de majordome, s'était glissé près d'eux dans la salle principale du Nightingale, réservée aux Non-Maj'.
« Miss van der Waals est là, madame, dit-il à Narcissa avec un signe du menton en direction de la jeune femme qui venait de prendre place, seule, à une table.
– Tiens donc, marmonna la gérante du cabaret. On ne l'avait plus revue depuis l'accident de son frère, celle-là. Qu'est-ce qu'elle vient faire ici ? »
Maddie van der Waals avait causé un mini-scandale quelques mois plus tôt, quand son petit frère chéri, Nate, avait été évacué après ce qu'on présenta aux Non-Maj' comme une explosion de gaz. Le jeune acteur ayant d'abord été pris en charge par les secours magiques, il avait fallu plusieurs heures d'attente angoissée avant que Miss Maddie soit orientée vers l'hôpital moldu où l'on venait de le transférer. On aurait pu penser que le soulagement lui ferait oublier ces longs instants pendant lesquels personne n'avait été capable de lui dire où se trouvait son frère ; mais non. L'irritation de la jeune femme se portait cependant sur les services d'intervention non-maj' à l'exclusion de tout autre responsable potentiel, heureusement pour les Malefoy, leurs partenaires gobelins et la propre mémoire de Maddie van der Waals.
« Je peux m'en occuper, proposa Drago. Prendre des nouvelles de ce pauvre Nathan et découvrir ce que sa sœur a en tête. »
Chadwick ignorait naturellement que ces paroles étaient à prendre au sens littéral ; Narcissa, elle, le comprit aussitôt. Elle hocha doucement la tête.
« Pourquoi pas ? Offre-lui donc un verre aux frais de la maison.
– Miss van der Waals apprécie beaucoup le vesper martini, intervint le majordome.
– Parfait, déclara Narcissa en le remerciant d'un fin sourire. À toi de jouer, Drago. Chadwick, je vous laisse la responsabilité de la salle. »
D'un regard appuyé, elle informa son fils qu'il pourrait la trouver dans l'autre salle, la salle secrète où seuls étaient admis les membres de la communauté magique, puis quitta discrètement la pièce.
Officiellement, la stricte séparation des deux espaces était toujours en vigueur ; à son insu, Chadwick, le chef du personnel côté non-maj', en était le garant. Bien sûr, cela n'empêchait pas l'un ou l'autre client sorcier de passer dans la salle des Non-Maj' pour profiter du spectacle. On ne pouvait pas non plus leur interdire de nouer des amitiés avec de riches entrepreneurs moldus ; et si ces relations débouchaient sur la conclusion de fructueux partenariats, dès lors que ceux-ci respectaient le Code International du Secret Magique et les lois de protection des Non-Maj', il n'y avait rien à y redire. Au contraire, le personnel du Nightingale était toujours heureux d'organiser des soirées spéciales pour célébrer la signature de tels accords. Et Narcissa ne doutait pas qu'une partie des serveurs et agents de sécurité s'empressaient de rapporter aux services du gouverneur de l'État l'identité des signataires et la teneur de leurs conventions, tandis que le reste de l'équipe en faisait de même auprès des gobelins.
Au début, cet intérêt pour les affaires moldues la laissait dubitative : il lui semblait bien plus pertinent, de la part des uns et des autres, de se tenir informé des tractations qu'abritait la salle magique – et elle était certaine qu'ils le faisaient. Mais après avoir vu plusieurs membres très haut placés de la communauté magique fêter leur entrée au capital d'entreprises moldues, ou autres formes d'investissement, elle avait compris que quelque chose se préparait. Corneille Avisée lui-même, que les Non-Maj' connaissaient comme Silver Douglas, l'Indien né dans une réserve devenu homme d'affaires prospère par la seule force de son travail et de son intelligence – comment s'y était-il pris concrètement, aucun d'entre eux ne le savait – s'était lié de la sorte à bon nombre de Non-Maj' puissants et fortunés. Qu'avait-il en tête, Narcissa ne pouvait le deviner. Mais elle n'aurait pas été surprise que, parmi les nouveaux partenaires de ces candides Moldus, certains ne soient que des hommes de paille, des prête-noms au service des gobelins. Si elles ne pouvaient d'elles-mêmes entrer en contact avec des Non-Maj', ces rouées créatures savaient comment tirer les marrons du feu, Narcissa en était convaincue.
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« Puis-je vous tenir compagnie un moment, Miss van der Waals ? »
Drago était apparu près de sa table avec deux verres et un sourire qu'il espérait charmeur malgré son résultat médiocre à l'épreuve de courtoisie et élégance que lui avaient infligée les agents de Samuel Stevens. Maddie lui rendit son salut avec grâce et il s'assit en lui offrant le vesper.
« Comment allez-vous ? demanda-t-il en tâchant de s'exprimer avec autant d'amabilité que s'il avait affaire à une sorcière de haut lignage et non à une vulgaire Moldue.
– Très bien, et vous-même ? J'ai aperçu votre mère, toujours aussi éblouissante. »
Drago trempa ses lèvres dans son verre sans la quitter des yeux. Quand il était en sixième année, la tante Bella lui avait offert à Noël un ouvrage consacré aux arts mentaux, Maître de son esprit ; elle pensait qu'il aiderait son neveu à progresser encore en occlumancie, mais la partie consacrée à la legilimancie s'était révélée tout aussi intéressante, sinon plus. Et somme toute, bien plus facile à maîtriser que la politesse envers les inférieurs.
« Cela fait longtemps que nous ne vous avions pas vue, observa-t-il d'une voix onctueuse, les oreilles et l'esprit grands ouverts.
– J'étais en tournage du côté de New York, expliqua Maddie d'un ton détaché. Avant ça, en vacances, et encore avant, je m'occupais de Nate. »
Drago hocha la tête, compréhensif.
« Bien sûr, bien sûr… Comment va-t-il à présent ?
– Oh, beaucoup mieux ! Il s'est parfaitement remis, il ne confond même plus les noms ! Bon, il lui arrive encore d'avoir des trous de mémoire, ce qui est un peu handicapant dans notre métier… Mais il y a toujours quelqu'un pour lui rappeler son texte entre deux prises, alors… »
Elle s'exprimait d'un ton léger mais Drago la sentait sur ses gardes. Avec doigté, il se mit en quête d'une pensée affleurante, comme une aspérité à laquelle il pourrait s'accrocher pour pénétrer son esprit.
« Est-ce que nous aurons bientôt le plaisir de le revoir au Nightingale ? »
Il pensait avoir réussi à gommer du mot « plaisir » toute trace d'intonation ironique. Maddie secoua la tête.
« Je ne crois pas, répondit-elle en feignant admirablement d'être navrée – elle n'était pas actrice pour rien. J'ai l'impression qu'il a développé une sorte d'allergie envers tout ce qui concerne ce cabaret… Le traumatisme de l'explosion, sans doute… »
« Excellent », pensa Drago. Il valait beaucoup mieux pour eux tous que Nate van der Waals garde ses distances. Même si Drago estimait que l'acteur s'en tirait à trop bon compte après ce qu'il avait fait.
« Vous n'êtes jamais allés le voir, n'est-ce pas ? reprit Maddie d'une voix sucrée. Nate était pourtant proche de votre mère… »
Drago retint une grimace. Toujours garder le contrôle de ses gestes et de ses expressions faciales, lui serinait James Brosnan, l'un de ses formateurs. Il dissimula sa répulsion derrière un nouveau sourire.
« Un peu trop, peut-être. Ma mère est mariée, rappela-t-il un rien sèchement, mais Maddie haussa aussitôt un sourcil.
– Je croyais qu'elle allait divorcer ? »
Cette fois, Drago ne put empêcher sa bouche de se crisper brièvement de colère. Cette commère de galeriste n'apprendrait-elle donc jamais à fermer son clapet ? « Malgré ses bons résultats, notre jeune recrue a encore une marge de progression », entendait-il presque Brosnan commenter à son oreille.
« Ce n'est pas encore fait, se rattrapa-t-il aussi suavement qu'il put. Quoi qu'il en soit, nous ne voulions pas nous imposer en un moment si pénible. Nous pensions que Nathan préférerait rester en famille. »
« Ben voyons ! » : il entendit la pensée de Maddie aussi clairement que si elle l'avait formulée à voix haute. Elle devait les prendre pour des lâcheurs. Et après ? Les Malefoy ne se souciaient aucunement de l'opinion de gens comme elle, même s'il convenait de ne pas le lui montrer.
« Vous savez que Nate ne se souvient pas du tout de ce qui s'est passé ce soir-là, déclara Maddie. Il ne sait même plus ce qu'il faisait dans le bureau de votre mère… »
Drago garda un silence prudent, une expression d'intérêt poli plaquée sur son visage – il l'avait travaillée des heures devant son miroir en appliquant scrupuleusement les conseils de Brosnan.
« Bien sûr, ce n'est pas lui qui pourra m'expliquer pourquoi on a mis tant de temps à me dire où il avait été emmené », soupira-t-elle.
Les traits doux de Maddie van der Waals étaient eux aussi un masque : Drago percevait la tension qui l'habitait soudain. Sans rien en laisser paraître, la jeune femme était aux aguets, ce qui ne pouvait signifier qu'une chose : on en arrivait enfin à la raison de sa présence en ces lieux.
« J'ai fait quelques petites recherches, annonça-t-elle. Laisser si longtemps des familles dans l'incertitude, ce n'est pas normal, et si ça nous est arrivé à nous, ça peut très bien arriver à d'autres si les dysfonctionnements ne sont pas corrigés… Bref, en interrogeant le personnel de l'hôpital, je me suis rendu compte que les choses n'étaient pas claires : certains affirment que Nate a été emmené là dès son évacuation du Nightingale, alors que d'autres m'ont dit qu'il avait été transféré depuis un autre établissement. Lequel ? Mystère.
– Ces gens ont sans doute confondu avec un autre patient, suggéra Drago. Ils en voient passer tellement…
– Oui, sans doute, admit Maddie, docile, et il sentit qu'elle n'en croyait pas un mot. Mais ce n'est pas très rassurant. Et puis il y a autre chose : j'ai essayé de me renseigner auprès des services qui sont intervenus au Nightingale… et je ne les ai pas trouvés. Dans les médias, on a parlé de la police et des pompiers, mais c'est inexact. Ils sont arrivés après. Ce ne sont pas eux qui ont pris Nate en charge. »
Elle le scrutait avec intensité, si avide de découvrir la vérité que son esprit était totalement ouvert, sans défense. Drago y lut que Maddie van der Waals nourrissait de sombres soupçons à l'encontre de Narcissa Malefoy, mais pas envers son fils. Lui, pour elle, il n'était qu'un gamin. Quant à savoir de quoi elle soupçonnait sa mère… Maddie elle-même ne semblait pas au clair là-dessus. Elle la voyait comme une espèce de femme fatale, troublante et dangereuse, qui avait embobiné l'innocent Nate pour l'entraîner dans quelque affaire sordide. À l'évidence, l'actrice abusait des films noirs et ne savait rien de concret. Tant mieux pour elle.
« J'aimerais pouvoir vous aider, mentit Drago d'une voix douce. Mais je ne sais même pas qui a appelé les secours. Et, pour être franc, il me semble que le principal est que votre frère s'en soit tiré, non ?
– C'est vrai, vous avez raison, convint-elle avec un sourire placide qui ne reflétait en rien son état d'esprit. Désolée de vous avoir embêté avec mes histoires qui ne riment à rien », dit-elle avec un petit rire gêné.
En matière d'occlumancie, cette fille était une catastrophe, ce qui n'avait rien de surprenant. En revanche, pour ce qui était de contrôler les apparences, Brosnan lui-même lui aurait tiré son chapeau.
« Bon, je ne veux pas vous retenir plus longtemps, vous avez sûrement des tas de choses à faire, sourit Maddie. Merci de m'avoir écoutée, Drago. Vraiment.
– C'était un plaisir, Miss van der Waals. »
Il la laissa siroter son martini tout en contemplant d'un œil distrait les acrobates qui faisaient leur numéro sur la scène du Nightingale. Drago était extrêmement content de lui. Même si sonder l'esprit de Maddie van der Waals ne faisait pas partie des exercices que lui avaient donnés ses formateurs, il savait que Samuel Stevens apprécierait d'apprendre qu'il saisissait toutes les occasions de s'entraîner. Et James Brosnan saluerait certainement les progrès accomplis en matière de politesse.
Menés pour l'essentiel au domicile des Malefoy en l'absence de Narcissa, mais également en zone moldue afin d'évaluer l'aptitude de Drago à la discrétion, les tests ordonnés par le directeur du Département de la Sûreté magique avaient prouvé que, dans la plupart des domaines, le jeune sorcier possédait un niveau égal ou supérieur à celui des diplômés de son âge. Sans surprise, il s'avérait particulièrement doué pour les potions et la réalisation de maléfices d'attaque, sans parler de son remarquable talent pour les arts mentaux. Stevens était enchanté.
Avant de se montrer plus explicite sur « l'opportunité professionnelle » qu'il comptait offrir à Drago, il avait cependant exigé que celui-ci améliore sa connaissance des institutions et réglementations magiques des États-Unis. James Brosnan, l'un de ses examinateurs, estimait pour sa part que le jeune sorcier devait travailler son relationnel ; Drago se savait apte à flagorner devant un ministre, un gouverneur ou tout autre sorcier ou sorcière de pouvoir, mais il avait encore du mal à feindre la considération devant les êtres qu'il jugeait de piètre importance.
« Et il serait totalement incapable de séduire qui que ce soit, avait ajouté Brosnan au terme de l'évaluation. Mais nous verrons cela plus tard. »
Depuis, son formateur ès bonnes manières lui donnait régulièrement des cours et lui faisait faire des exercices, toujours en cachette de Narcissa. Tasha aussi lui donnait des exercices. Recrutée comme serveuse au Nightingale, c'était une agente de Stevens qui transmettait à Drago des consignes du type « tire les vers du nez de telle personne » ou « sonde l'esprit de telle autre ». Des tests, encore, bien que Drago se demandât parfois s'il n'était pas en train de travailler gratuitement pour la Sûreté magique. Gratuitement et à l'insu de sa propre mère ainsi que des employeurs de celle-ci.
« Inutile de leur en parler », répétaient Stevens, Brosnan et Tasha. Sans qu'ils le précisent, Drago savait que tout s'arrêterait à la seconde où il se risquerait à trahir ce secret : plus de leçons clandestines, plus d'exercices ; envolé, le séduisant Brosnan ; Tasha disparaîtrait du Nightingale et Stevens nierait tout en bloc.
« Bientôt, vous saurez, lui promettait le directeur. Encore un peu de patience, mon garçon. Vous êtes fait pour ce métier, j'en suis convaincu. »
Drago pensait deviner à quelle carrière le préparait tout cela. Ce n'était pas ce dont son père avait rêvé pour lui, ni ce que lui-même imaginait devenir quand il avait fait sa première rentrée à Poudlard, puis passé ses BUSE, puis embrassé la cause du Seigneur des Ténèbres ; mais c'était mieux que rien. Bien mieux. Mieux aussi que passer sa vie dans les jupes de sa mère, même si cela impliquait de lui mentir. Voire, peut-être, de la trahir.
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À quatre pattes dans les herbes coupantes, Alifair vomissait tripes et boyaux. Tenaillée par la faim, elle avait fini par planter ses dents dans un pseudo-fruit globuleux à l'agréable couleur dorée ; il s'avéra si juteux et salé qu'elle eut l'impression d'avoir croqué dans une bulle d'eau de mer.
« Le sel, c'est antibactérien », s'était-elle dit pour se rassurer.
Peut-être. Ce qui ne l'empêchait pas de se sentir présentement malade à crever. Possible que ce ne soit pas la faute du pseudo-fruit, raisonnait sa cervelle entre deux spasmes de son appareil digestif. Elle avait dû avoir les yeux plus gros que son estomac atrophié par la famine. Ou alors c'était la fatigue qui avait entamé ses capacités d'assimilation. Les contractions la secouèrent plusieurs minutes, violemment, alors qu'elle n'avait plus rien à expulser. Hors d'haleine, elle avait les membres tremblants et la tête qui tournait, mais elle ne se laissa pas tomber sur le sol : ces fichues herbes brunes lui avaient déjà entaillé les genoux et la paume des mains.
Quand ses nausées se furent apaisées, Alifair se redressa en s'efforçant de reprendre son souffle, une tâche difficile car sa gorge était maintenant obstruée par les sanglots. Les larmes sur ses joues étaient fraîches, légères, et moins salées que le pseudo-fruit ; elle les laissa couler pour les lécher avidement sur ses lèvres. Elle était assoiffée, affamée, épuisée, vidée de toute force, frigorifiée et, bien que ses sentiments comme ses sensations corporelles lui semblassent curieusement anesthésiés, elle commençait à désespérer. Des coups durs, elle en avait traversé, mais jamais de cette sorte. Dormir dans un squat ou même dans la rue, vivre d'alcool et de fonds de poubelle, ce n'était rien comparé à ça. Et ce foutu pseudo-soleil qui n'en finissait pas de se coucher refusait même de lui laisser fermer l'œil.
Au cours de son chemin en direction des marais, elle avait essayé de se construire un abri en empilant des pseudo-rochers dont elle avait comblé les creux avec de la mousse, une mousse bleue à l'étonnant parfum de vanille qui lui avait aussi servi d'oreiller. Réconfortée par cette fragrance sucrée et la douceur de la mousse, elle avait sans doute réussi à dormir un peu ; jusqu'à ce qu'il se mette à pleuvoir. L'eau s'était infiltrée partout, imbibant son nid presque douillet de manière à le rendre inutilisable. Au moins, pour une fois, avait-elle pu boire à satiété en pressant la mousse gonflée comme une éponge juste au-dessus de sa bouche grande ouverte. Elle en avait même profité pour se débarbouiller. Le problème, c'était que, malgré les heures – ou les jours – écoulées depuis lors, elle était toujours aussi trempée.
Agenouillée sur un monticule boueux émergé des marécages, elle plongea la main dans sa poche et en sortit la poignée de mousse qu'elle avait emportée : sa réserve d'eau. Il lui fallut l'essorer à deux mains pour en tirer quelques gouttes. S'il ne se remettait pas bientôt à pleuvoir, elle se verrait contrainte de boire la boue mauve des marais, car il n'y avait aucun pseudo-rocher à lécher, ici. Ensuite, elle s'assit lourdement en écrasant les herbes sous son poids ; l'épaisseur de son manteau la préserva de nouvelles blessures. Avec des gestes lents, malhabiles, elle tira de son autre poche un mouchoir en papier et entreprit de nettoyer ses écorchures. Au bout d'un moment, elle s'aperçut qu'elle marmonnait à voix basse, récitant le nom de toutes les personnes qui auraient pu l'aider si elles avaient su où la trouver. Ça lui était déjà arrivé une fois, juste après la mort de Tommy. Crickey était venue, alors ; mais, cette fois-ci, personne ne viendrait.
« Seule face à la nature, ironisa-t-elle d'une voix cassée. Et la nature est du genre inhospitalier. »
Elle avait essayé d'appeler Crickey, bien sûr ; c'était même l'une des premières choses qu'elle avait faites une fois convaincue qu'elle était encore en vie. À l'évidence, l'endroit où elle avait échoué, quel qu'il fût, se trouvait hors d'atteinte de l'elfe, peut-être à l'autre bout de la galaxie, peut-être dans une autre dimension. En un sens, ça valait mieux : si on ne retrouvait jamais son cadavre, ni Crickey ni personne ne saurait par quelles affres elle serait passée avant de mourir. Car elle allait mourir, et sûrement dans pas très longtemps. Assommée comme elle l'était, elle s'était habituée à l'idée, y puisant même une sorte de réconfort morbide. Pendant un moment, elle avait craint de se faire dévorer par quelque monstre inconnu surgi de la boue ou de derrière un monticule – il faut dire que l'air résonnait parfois de grondements et de hurlements étranges. Mais à présent, elle savait qu'elle finirait juste par crever de faim et de fatigue, avec peut-être un petit coup de pouce des végétaux empoisonnés. Dire qu'elle avait eu cent occasions de se faire foudroyer bien proprement par un mage noir, ou égorger par un loup-garou…
« Si j'avais su », soupira-t-elle en jetant son kleenex sanglant dans l'eau marécageuse.
Elle se demanda si Rogue lui-même trouverait matière à ricaner de sa situation. Sans doute. Ce gars-là était la méchanceté incarnée. Mais il aurait peut-être la décence de l'achever d'un coup de baguette au lieu de la laisser mourir à petit feu. Sans doute. Même lui n'était pas méchant à ce point-là.
Elle dut s'assoupir un bref instant, la tête pendante entre ses genoux relevés, car elle se réveilla en sursaut. Un vent froid faisait bruire les herbes autour d'elle. L'éternel soleil moribond jetait sa lueur rougeâtre sur un paysage morne où ne retentissait même pas le croassement lugubre d'un corbeau.
« La loose », commenta Alifair.
Au pied de son monticule, un curieux spectacle se jouait. Son mouchoir en papier flottant sur l'eau fangeuse avait attiré du monde, à moins que ce ne fût le sang dont il était imbibé : une multitude de petits têtards frétillaient tout autour. Observant avec plus d'attention, Alifair en vit quelques-uns se tortiller à la surface jusqu'au pied du monticule, où ils se mirent à ramper dans sa direction. Vus de près, les petits têtards se révélèrent être de gros vers assez répugnants dont le corps annelé possédait une nuance à peine plus foncée que la boue dont ils étaient couverts : un utile camouflage contre les prédateurs. Alifair ignorait si les vers de sa planète d'origine étaient dotés d'odorat, mais ceux-là, oui, à en juger par la façon dont ils dressaient régulièrement l'une de leurs extrémités comme pour humer l'air. Et puisqu'ils semblaient converger vers les herbes qui avaient prélevé sur l'humaine leur tribut de sang, il n'était pas difficile de deviner de quoi se composait leur régime alimentaire. La véritable question, la seule qui importait, Alifair se la posa à voix haute pour couvrir les grondements de son estomac :
« C'est comestible, ces dégueulasseries-là ?
– Oui, mais c'est meilleur cuit. »
Ne disposant ni de combustible, ni de matériel de cuisine, Alifair saisit l'un des vers entre deux doigts et, sans plus réfléchir, l'enfourna dans sa bouche.
Les tortillements de la bestiole lui arrachèrent une grimace et elle s'empressa d'y mettre un terme en l'écrasant entre ses molaires. Le ver explosa dans sa bouche en libérant un jus tiède au goût incroyable : on aurait dit du bouillon de légumes. De sa vie, Alifair n'avait rien mangé d'aussi délicieux. Elle le mâchonna lentement, l'intense plaisir de cette dégustation lui faisant monter les larmes aux yeux, et l'avala avec une pensée pleine de tendresse pour son estomac qui allait à son tour se régaler. Puis elle tendit la main vers un autre ver. Et réalisa tout-à-coup :
« Putain de merde, mais tu fais quoi, triple andouille ? Tu t'empoisonnes sur les conseils d'une hallucination auditive ?
– Je ne suis pas une hallucination, répliqua l'hallucination. Et je ne compte pas vous empoisonner. »
Pivotant sur son postérieur, Alifair découvrit un escogriffe barbu et chevelu de noir qui lui souriait de toutes ses dents, debout au sommet du monticule.
« Bien sûr, vous n'êtes pas obligée de me croire », admit-il.
La prochaine fois, nous nous attaquerons enfin à ce fameux engin artisanal qui fait disparaître les gens... et puis je crois qu'on se creusera un peu la cervelle aussi :)
