J'espère ne pas trop tomber dans les clichés pour ce chapitre... Vous me direz !

Katymyny : Severus aussi a hâte de savoir comment il va s'y prendre ;)


Chapitre 14

Rêves

Une pluie froide s'abattait en cataracte sur l'eau sombre du lac Prespa, troublant le vaste miroir dans lequel se reflétaient d'ordinaire les étoiles. Il n'y en avait pas une, cette nuit-là, pour éclairer l'atterrissage de Rogue. Le sorcier prit pied sur l'îlot magiquement dissimulé aux regards des Moldus, sur lequel subsistaient les traces du passage de la Vélane grise et du combat livré contre les forces du TNT : coulures noirâtres de roche vitrifiée, éclats de pierre à demi brûlée et, çà et là, d'étranges marbrures d'un vert pâle, maladif, que Rogue aurait tout de suite identifiées même sans savoir ce qu'avait abrité cet endroit. Les deux blocs marquant l'accès à l'escalier qui s'enfonçait sous terre n'avaient pas bougé, non plus que les marches de granit usées par les siècles.

Le sorcier prit le temps d'examiner la barrière magique qui interdisait le passage. On l'avait renforcée depuis sa précédente visite, signe que les Aurors avaient finalement pris conscience de l'extrême nocivité de l'endroit. Il pouvait facilement la pulvériser, cela dit, mais au risque de déclencher l'alarme à laquelle elle était peut-être reliée. Alors, comme la dernière fois, il utilisa quelques charmes pas vraiment légaux afin de perturber le champ du sortilège, en lui faisant croire qu'il faisait partie des personnes autorisées à franchir les scellés magiques. Cela lui demanda juste un peu plus de temps et de concentration : à l'évidence, les autorités albanaises ne s'attendaient pas à ce que quiconque tente de pénétrer dans ce lieu interdit, mis à part les gamins sorciers des environs qui ne possédaient pas les compétences magiques requises pour forcer la barrière.

Au bas des marches, l'atmosphère poisseuse et maléfique le prit à la gorge. La grotte avait pourtant été nettoyée de tout vestige de ses occupants successifs, hormis, bien sûr, le bassin. Rogue se tint un moment sur le bord de la fosse, sa baguette allumée tendue à bout de bras pour en éclairer les sinistres profondeurs. Il distinguait les bas-reliefs représentant des guerriers ou des chasseurs qui l'avaient attaqué quand il avait eu l'imprudence d'y descendre. Il nota aussi les traces d'un petit chantier de fouilles au pied de l'une des parois. Des archéologues étaient donc parvenus à s'en approcher sans dommage ? Contrarié, il plissa les lèvres : si c'était le cas, cela signifiait sans doute qu'ils avaient désactivé les enchantements qui animaient les bas-reliefs. Pour autant, la persistance de cette ténébreuse aura semblait indiquer qu'un pouvoir malveillant restait à l'œuvre dans cette grotte. Rogue l'espérait bien. Après le séjour récent d'une Vélane grise et d'un loup-garou, et ce qui les avait précédés, c'était la moindre des choses !

Grâce au bombardement de souvenirs que lui avait infligé la Vélane, il savait comment elle avait procédé. Le plus simplement du monde, à la vérité : nuit après nuit, elle s'était étendue au bord du bassin pour y rêver les rêves sombres que lui murmuraient les enchantements immémoriaux vibrant dans cette caverne, suintant des parois de pierre humide, exhalés par l'eau croupie. Vu sa maîtrise des arts mentaux, elle avait dû, à la longue, apprendre à diriger ces rêveries vers ce qui l'intéressait le plus. Rogue, lui, ne disposait pas d'un laps de temps illimité, et il visait un objectif précis. Il n'était pas absolument certain de l'efficacité de la méthodologie qu'il s'apprêtait à suivre, mais l'argumentation qui tournait dans sa tête depuis qu'il avait quitté la maison Faraday lui paraissait convaincante. Et puis, ce n'était pas comme s'il avait une autre solution.

Il commença par grignoter l'un des sandwiches que Crickey lui avait préparés et se désaltéra longuement : il lui fallait être au maximum de ses capacités physiques. Ensuite, il disposa à proximité du bassin quelques potions curatives dont il pourrait avoir besoin, en fonction de la tournure que prendraient les choses : solution de Force, potion Lénifiante pour calmer les nerfs, dictame cicatrisant, philtre Analgésique, potion de Régénération sanguine et, en prime, un bézoard. On ne savait jamais. Il les avait prélevés sur les étagères de son laboratoire. Il répugnait à employer d'autres potions que celles préparées par ses propres soins mais elle avait été son élève, il savait comment elle travaillait. Elle avait décroché son ASPIC et Roman n'était toujours pas mort de sa Tue-loup, elle devait donc être compétente. Bien sûr qu'elle l'était, en potions comme dans bien d'autres domaines. S'en souvenir maintenant ne l'aiderait pas à se concentrer sur la tâche qui l'attendait, aussi chassa-t-il aussitôt ces pensées importunes.

Il était plus de minuit, l'informa sa montre ; l'heure parfaite pour passer à l'action. L'esprit vide de toute autre préoccupation que celle qui l'avait amené jusqu'ici, il prit une profonde inspiration, se tourna face au bassin et leva sa baguette.

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Le Nónihokin battait son plein. Le jeune Malefoy cachait admirablement sa surprise devant le spectacle bigarré qu'offrait cette foule de sorcières et de sorciers arborant pour certains de magnifiques costumes traditionnels ornés de franges, de plumes et de fourrure, tandis que d'autres portaient des robes tout ce qu'il y avait de plus banales, voire des vêtements non-maj'. Autour du village éphémère dans lequel se pressaient les participants s'élevaient les vertigineuses parois d'un cirque glaciaire dont les terrasses naturelles, couvertes de neige, semblaient grimper jusqu'au ciel limpide. Sous le soleil de novembre, l'air était froid et piquant, porteur d'odeurs de viande grillée, de feu de bois et de sortilèges.

« En fait, c'est une sorte de foire, c'est ça ? glissa Drago à son guide en contemplant les éventaires déployés tout autour de lui.

– Une foire magique, au sens le plus noble du terme », confirma Silver Douglas.

Les marchandises exposées sur des portants ou des tréteaux n'éveillaient plus la convoitise du gouverneur blasé. Le jeune Malefoy, en revanche, examinait avec beaucoup d'attention ces articles dont la plupart lui étaient inconnus.

« Vous ne préparez pas les potions dans des chaudrons ? » s'étonna-t-il devant l'étalage d'un vendeur d'ingrédients qui proposait aussi une collection de céramiques de différentes tailles, ornées de motifs géométriques et de figures stylisées, manifestement destinées à accueillir les préparations.

Corneille Avisée répondit d'un hochement de tête.

« À recettes différentes, matériel et ingrédients différents, professa-t-il. Et puis, c'est plus sain de ne pas faire chauffer dans du métal une substance destinée à être ingérée, vous ne trouvez pas ? »

Drago s'abstint de répondre, soit qu'il ne prît pas la remarque au sérieux, soit qu'il fût trop jeune encore pour se préoccuper de sa santé.

« À quoi ça sert, ça ? s'enquit-il en pointant du doigt un assortiment de statuettes en bois sculpté et peint de couleurs vives exposées un peu plus loin.

– Ce sont des diffuseurs, expliqua Douglas. Leur matière, leur forme et les couleurs qui les décorent leur confèrent la propriété de fixer un sort, ou un type de sort particulier, pour le restituer pendant un certain temps. Ceux-ci, par exemple, indiqua-t-il en montrant les effigies rouge et noir d'oiseaux aux yeux féroces et au bec recourbé, peuvent recevoir des enchantements favorisant la créativité, l'ouverture d'esprit et le rêve éveillé. Très utile pour les artistes et les penseurs – j'en ai longtemps gardé un sur mon bureau. Les loups jaunes fixent les sorts de protection tandis que les bisons sont davantage compatibles avec les charmes qui stimulent le courage et la persévérance… »

Tout en bavardant, le gouverneur prenait discrètement note des regards fixés sur eux. Sa présence à lui n'était guère étonnante, quoiqu'elle puisse mécontenter ceux qui ne souscrivaient pas à sa politique ; celle de Drago, par contre, avait de quoi attirer l'attention. Seul blond au teint pâle parmi tous ces visages cuivrés encadrés de cheveux noirs, ou gris pour les plus anciens, ses traits, ses vêtements et sa curiosité le désignaient ouvertement comme un étranger. Cela faisait froncer quelques sourcils. Si le Nónihokin n'était pas formellement réservé aux membres de la communauté magique amérindienne, personne n'avait envie qu'il devienne une attraction pour touristes en mal d'exotisme. Personne ne souhaitait non plus voir les secrets de la communauté diffusés à l'extérieur.

« Ils n'ont pas tous l'air ravi de me voir, marmonna Drago à voix basse. C'est parce que je n'ai encore rien acheté ? »

Le gouverneur devina que la morgue de son ton servait à dissimuler son inquiétude : le jeune sorcier devait se sentir singulièrement isolé parmi tous ces inconnus. Isolé et vulnérable, d'autant plus qu'il ne portait pas de baguette sur lui. À ce sujet, Douglas s'était montré intraitable :

« Les baguettes restent à l'entrée, c'est la règle. Nous faisons partie de ces groupes sorciers qui n'ont pas complètement oublié l'art de pratiquer la magie sans baguette, et nous en tirons une fierté qui ne me semble pas injustifiée.

– Mais moi, je ne sais pas faire de magie sans baguette, avait protesté Drago.

– Vous n'en aurez pas besoin, puisque vous serez avec moi », avait balayé le gouverneur d'un ton paternel.

La discussion se déroulant en présence de Mrs Malefoy, il n'avait pas ajouté que mieux valait, pour le confort et la sécurité de celle-ci, lui laisser la seule baguette que Drago et elle se partageaient. Puisque le but de cette excursion était justement de résoudre ce problème, le jeune sorcier avait fini par se faire une raison.

Étrange, tout de même, songea le gouverneur alors qu'ils approchaient des dernières baraques, que l'idée du Nónihokin soit venue de Sam Stevens et non de lui-même. En réalité, le directeur de la Sûreté ne connaissait ni le nom ni le détail de l'événement, mais il savait que certaines pratiques des sorciers autochtones faisaient intervenir des formes de magie bien mystérieuses, et reposaient sur une conception tout aussi mystérieuse des notions de réalité et d'identité. Il savait également qu'un esprit rusé pouvait en tirer parti pour contourner certaines dispositions légales, ainsi qu'en attestait la jurisprudence. Les exemples étaient rares et pas tous couronnés de succès, mais ils n'en existaient pas moins. Or, le rituel de haute magie auquel s'étaient soumis les Malefoy n'était rien d'autre qu'un contrat ; et qui disait contrat, disait failles juridiques potentielles. Le tout étant de trouver comment les exploiter, et c'était précisément là qu'intervenait le Nónihokin.

« Nous y sommes presque », annonça Corneille Avisée.

Ils avaient atteint l'extrémité du village. Devant eux, une prairie s'élevait en pente douce vers la paroi rocheuse du cirque, toute barrée de torrents rapides aux eaux glaciales. L'herbe de la prairie portait la trace du piétinement de nombreux pieds : c'était en effet dans cet espace à ciel ouvert que s'étaient tenues les séances de discussion des deux premières journées, ainsi que les démonstrations d'arts magiques et concours divers. Un très beau spectacle qui n'aurait pas manqué de toucher Drago au cœur, pensait Douglas, et auquel il assisterait peut-être un jour, si tout se passait comme prévu. Mais là n'était pas leur destination présente.

En bordure de la prairie, sur la berge plane d'un ruisseau gargouillant, se dressait un grand dôme fait de poteaux de bois courbés vers l'intérieur et recouverts de peau peinte de motifs brun-ocre, rouges et noirs, percé d'une ouverture rectangulaire en guise de porte. La hutte ne payait pas de mine, quand on ignorait ce qui se passait à l'intérieur.

« C'est là, déclara Corneille Avisée.

– Ça va durer longtemps ? Mon crédit mensuel est presque terminé, s'inquiéta Drago.

– Alors ne traînons pas », répliqua le gouverneur.

Au visage soudain livide et figé du jeune sorcier, il devina que l'expiration prochaine de son quota autorisé de présence dans le monde magique n'était pas la seule source de son angoisse. Douglas ne lui avait dit que le strict nécessaire sur ce qui l'attendait, ce qui n'était pas fait pour le rassurer.

« Allons, mon garçon, il est trop tard pour reculer, l'encouragea-t-il. Ils nous attendent. Et nous avons promis à votre mère de rentrer avant la tombée de la nuit », ajouta-t-il avec un sourire railleur.

Sam affirmait à raison que Drago détestait qu'on lui rappelle son côté fils à maman. Sous l'aiguillon, il se redressa, carra les épaules et hocha virilement la tête à l'adresse du gouverneur. Cachant un nouveau sourire, celui-ci se détourna et marcha vers la tente, certain que le jeune Malefoy lui emboîterait le pas.

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« Aguamenti ! » proclama Rogue.

L'eau jaillit avec force de sa baguette ; il ne lui fallut que quelques minutes pour remplir le bassin. Elle était bien plus pure que celle auprès de laquelle avait séjourné la Vélane, et avant elle le Seigneur des Ténèbres, mais Rogue espérait que cela conviendrait. Durant l'époque lointaine où le bassin était encore une fosse sacrificielle, le sang des victimes en avait imprégné le fond et les parois d'une magie aussi sinistre qu'intense. C'était là, soupçonnait-il, la source à laquelle le Seigneur des Ténèbres avait puisé nombre de ses secrets : dans les songes, les hallucinations et les murmures nés des exhalaisons de l'eau croupie. Rogue lui-même n'était pas un adepte de ce genre de pratiques, trop ésotériques à son goût, mais il en connaissait la théorie. On pouvait considérer cela comme une forme de divination, songea-t-il avec un rictus sardonique, d'un type qui aurait fait se dresser les cheveux sur la tête de cette pauvre vieille Trelawney.

Une fois le bassin rempli, il disposa sur le pourtour quelques bougies de cire noire qu'il alluma d'un coup de baguette. Il fit ensuite brûler plusieurs brassées d'herbes odorantes qu'il s'était procurées lors d'une escale en Slovénie, et dont il utilisa les cendres pour tracer un pentacle.

« Un pentacle, marmonna-t-il entre ses dents tout en répandant la poudre grise. Qu'est-ce qu'il ne faut pas faire… »

Pentacles, coqs et boucs noirs égorgés à la pleine lune, danses dans les cercles de pierres dressées en haut des collines : tout cela n'était à ses yeux que folklore et superstitions indignes d'un vrai mage. Mais, pour lui, la divination n'était que superstition et folklore : dès lors, il lui semblait logique d'y associer de telles méthodes. Au dire de certains de ses anciens comparses Mangemorts, et à en croire la littérature spécialisée, cela fonctionnait, d'ailleurs. Et cette grotte, et ce bassin, pulsaient bel et bien d'une puissante énergie magique. Aucun des nombreux sorts dont Rogue avait connaissance ne lui permettrait de l'utiliser de la manière dont il le souhaitait ; il lui fallait donc improviser à partir de ce qu'il avait entendu raconter au sujet des pratiques manciques anciennes et interdites, en priant pour qu'il ne s'agisse pas de vulgaire charlatanisme. Quelque chose lui disait cependant que ce n'était pas à craindre.

Ses préparatifs achevés, il revint au bord de la fosse. L'eau en était devenue noire comme le goudron, rendant insondables ses profondeurs. Cette couleur, et l'odeur qu'elle dégageait, n'avaient rien de naturel. C'était bon signe, jugea-t-il : au moins, quelque chose se passait. Tirant sa baguette, il en promena la pointe en travers de sa paume ; une longue entaille y apparut aussitôt, d'où jaillit un sang écarlate. Réprimant une grimace de souffrance, Rogue tendit le bras afin que le sang s'égoutte directement dans l'eau du bassin où le rouge se fondit dans le noir. Le sang, la vie, la douleur : une offrande de choix. Serait-elle suffisante ? Il faudrait bien, car il n'avait aucun animal à sacrifier.

Au bout de quelques minutes, il retira sa main. Il s'apprêtait à la guérir d'un sortilège, mais suspendit son geste. Non. Que le sang continue à couler, cela n'en serait que mieux. Le sol de pierre brute s'en gorgerait à son tour, lui conciliant davantage le pouvoir de cette caverne… à moins que ce pouvoir ne se retourne contre lui si le prix versé ne suffisait pas.

Sa paume blessée brûlait et l'élançait. Rogue tâcha de l'ignorer en s'asseyant au milieu du pentacle, puis en s'y allongeant. Au-dessus de lui, de petites stalactites frangeaient le plafond de la grotte. Il ne s'agissait pas que de superstitions, en fin de compte : à travers le tissu de sa robe, le sorcier sentait une chaleur désagréable sourdre le long des lignes de cendre contre lesquelles reposait son dos. Il posa sa paume contre le sol et eut presque l'impression de percevoir l'absorption de son sang par la roche avide. Son estomac se noua de dégoût et de peur, mais il n'était plus temps de reculer. En outre, tout au fond de lui, il était curieux de voir ce qui allait se passer.

Rogue ferma les yeux, contrôlant son souffle pour forcer son corps à se détendre et contraindre son esprit à oublier les risques qu'il prenait. Peu à peu, grâce à sa discipline de legilimens, il parvint à focaliser ses pensées sur la question qu'il était venu résoudre, se concentrant sur elle jusqu'à ce qu'elle occupe toute sa conscience ; puis, brusquement afin de ne pas se donner l'occasion de réfléchir davantage aux conséquences, il abaissa toutes ses barrières mentales.

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Les tambours battaient comme les cœurs boursouflés d'immenses dragons ; il sentait leurs vibrations jusque dans ses os, jusque dans sa moelle épinière. Des ombres distordues dansaient sur les murs de peau, jetant de temps à autre des cris à vous hérisser le poil. La fumée du feu qui rougeoyait au centre de la hutte peinait à s'évacuer par le simple trou qui surmontait le foyer, rendant l'atmosphère suffocante. Un mélange entêtant de plantes odoriférantes, de bois carbonisé, de sueur et de magie saturait l'air. Étendu sur une simple natte que sa propre transpiration imbibait peu à peu, Drago avait peur. La potion qu'on lui avait fait boire le privait de mouvement. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était observer les ombres à travers la fumée, écouter ces bruits terrifiants et se demander dans quelle mesure tout cela n'était pas qu'une hallucination.

« Quand votre cœur s'arrêtera, vous verrez des choses », l'avait prévenu Douglas.

« Quand votre cœur s'arrêtera… » Était-ce déjà le cas ? Il lui semblait le sentir cogner follement dans sa poitrine, mais comment savoir si cette impression était bien réelle ?

« Vous êtes sûr que je ne risque rien ? s'était inquiété Drago une dernière fois, juste avant de boire cette potion répugnante.

– Il y a toujours un risque, avait répondu sereinement le gouverneur. Mais vous êtes jeune et en parfaite santé : tout devrait bien se passer. »

Drago regrettait de plus en plus de s'être laissé entraîner. Après tout, il suffisait de se montrer patient jusqu'à l'expiration de leur accord avec Goyle, et tant pis si cela le forçait à renoncer à la proposition de Stevens. Mais cela signifierait que toutes ces séances d'entraînement, les leçons de Brosnan, les cachotteries envers sa mère et l'espionnage auquel il s'était livré aux dépens des gobelins, tout ça n'aurait servi à rien… Difficile à accepter, alors que le raisonnement du gouverneur se tenait parfaitement.

« Votre cœur s'arrêtera de battre et votre esprit s'ouvrira à l'outre-monde. Extérieurement, ce sera comme si vous étiez mort. Dès lors, le pacte magique sera rompu, vous serez délivré de vos obligations contractuelles. Pour plus de sécurité, nous procéderons, à votre réveil, à un rituel de seconde naissance. Vous serez un homme neuf. »

Douglas et la troupe de vieillards qu'il avait recrutés pour accomplir la cérémonie semblaient confiants. Un détail des plus angoissants avait toutefois retenu l'attention de Drago.

« L'outre-monde ? Vous voulez dire… le monde des morts ? »

Sa remarque les avait fait sourire, comme la question naïve d'un enfant ignorant.

« L'outre-monde n'est pas un endroit précis, avait expliqué le gouverneur. C'est une façon différente de percevoir la réalité. On y croise ce que certains décrivent comme des dieux, des démons ou des esprits. Mais il est possible, ajouta-t-il à l'oreille de Drago pour n'être pas entendu des autres, que tout cela ne soit qu'une construction de votre propre cerveau. Toujours est-il que les voyages dans l'outre-monde sont sources de multiples révélations pour ceux qui en reviennent. »

« Pour ceux qui en reviennent », voilà qui était rassurant… Drago se souvenait vaguement d'avoir déjà entendu parler de chamanisme, peut-être dans un cours de Binns à Poudlard. Vivre la chose était beaucoup, beaucoup plus effrayant qu'il l'aurait cru. En fait, ça ne semblait pas si éloigné de la magie noire ; sauf qu'aucune des pratiques de magie noire auxquelles il avait été initié ne requérait un tel abandon, une telle vulnérabilité… Mais il était trop tard, maintenant. Il avait bu la potion. Il devrait subir l'expérience jusqu'à son terme.

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Au début, les visions furent obscures et fugitives, comme pour le tenter, l'égarer, mais Rogue ne se laissa pas avoir ; aveugle et sourd au monde caverneux dans lequel reposait son corps, il resta concentré. Alors les visions se firent plus aiguës, menaçantes, pleines de bruit et de fureur, pour l'effrayer ; Rogue les ignora, calmement focalisé sur l'objet de sa recherche. Dompter la magie ténébreuse de la grotte et du bassin n'était pas donné à n'importe qui.

À la lisière de sa pensée, ou peut-être très loin à travers l'espace-temps, un autre esprit se recroquevillait au milieu des rêves portés par le bain d'énergie magique dans lequel il venait imprudemment de plonger. Si Rogue s'y était intéressé, il aurait perçu son affolement, son angoisse. Peut-être, s'il avait porté sur lui son attention, l'aurait-il même reconnu. Mais ce n'était pas lui que Rogue cherchait.

Accroché à sa quête, le sorcier navigua sur la mer démontée des songes jusqu'à ce qu'une lame immense s'abatte sur lui, l'entraînant dans les abysses. Il ne lâcha pas et, au moment précis où le cœur de Drago Malefoy s'arrêtait de battre tandis que son cerveau sombrait sous les hallucinations, Rogue, lui, émergea en pleine lumière. « Comment créer un passage ? » avait-il demandé, car c'était bien de cela dont il s'agissait : d'ouvrir une brèche entre son univers et celui où elle était tombée.

Drago entendit ces mots résonner en un lointain écho qui, au milieu du tourbillon de fantasmagories informes dans lequel il se débattait, lui fournit un point d'ancrage, un moyen de retrouver son calme. La voix lui rappelait peut-être quelque chose, mais il ne s'y attarda pas car, brusquement, une première silhouette nette se dessina au cœur du tourbillon ; d'autres suivirent, chaque apparition semblant apaiser un peu plus le maelström autour de lui.

Drago vit une corneille et un puma en grand conciliabule, mais ne put entendre ce qu'ils se disaient. Ensuite, un vol d'aigles dessina un large cercle au centre duquel se dressait, majestueuse, une ourse couronnée qui tenait entre ses pattes le disque solaire. Il vit la corneille et le puma s'approcher furtivement, aller et venir autour du cercle, craintifs et rusés, et s'aperçut qu'ils n'étaient pas seuls : une multitude de flammèches blanches et vives les imitaient. Drago savait ce qu'ils voulaient : s'approprier le disque. C'était évident, à leur attitude.

« Ne te mêle pas de ça, Drago, lui dit alors une louve qui avait la voix de sa mère. Cela ne nous regarde pas. »

Drago n'était pas certain d'être d'accord mais il ne savait pas à qui demander conseil.

« À moi, suggéra le puma.

– À moi », renchérit la corneille.

Mais il se méfiait d'eux tout en désirant se joindre à leur danse. Et tandis que Drago hésitait, Rogue s'accrocha des deux mains à sa question, secouant la magie pour la forcer à répondre. Quelque chose lui souffla à l'oreille que tout cela n'était qu'une construction de son propre cerveau et c'était peut-être vrai, mais seule comptait la réponse.

« Dis-moi ce que je veux savoir ! gronda Rogue.

– Dis-moi ce que je veux savoir, enjoignit la corneille.

– Dis-moi ce que je veux savoir, susurra le puma.

– Dis-lui ce qu'il veut savoir, bon sang ! » grommela Alifair Blake.

Elle s'était invitée dans l'esprit de Rogue avec son aisance coutumière, ses vêtements moulants et son rouge à lèvres écarlates. Les poings sur les hanches, elle le considéra d'un air mi-amusé, mi-râleur, sa silhouette se détachant sur un paysage flou curieusement multicolore.

« C'est fort de café que ça soit à moi de vous dire quoi faire, quand même !

– C'est la magie qui me parle, répliqua posément Rogue. Ou mon propre esprit, ou… je ne sais trop quoi. En tout cas, ce n'est pas vraiment vous. Vous n'êtes qu'une apparence.

– Apparence vous-même ! rétorqua la Moldue, l'étrange paysage pulsant autour d'elle. C'est une porte qu'il vous faut, on est d'accord ?

– Une porte ou une fenêtre, confirma Rogue. Ou tout autre interstice par lequel un humain pourrait se glisser. Modifier un sortilège de Découpe pour qu'il soit capable de trancher l'air serait une piste, je pense, mais selon quelle méthode ? Multiplier les essais jusqu'à trouver la bonne formule prendrait bien trop de temps, sans compter la dépense énergétique…

– Qui vous parle de percer un trou ? Vous avez besoin d'une porte : faites-en apparaître une !

– Il n'y a pas de formule pour faire apparaître des portes ouvrant sur un autre monde, répliqua Rogue avec raideur.

– Qui vous parle de formule ? Tout ce qu'il vous faut, c'est concentrer votre pouvoir de la façon adéquate pour lui faire faire ce que vous voulez. Le B.A. BA de la magie, en fait. Les formules et les baguettes ne sont que des vecteurs.

– Certes, mais ces vecteurs sont devenus indispensables pour exécuter des sorts complexes, même lorsqu'ils sont informulés, grinça le sorcier.

– Vous oubliez la magie mentale, rappela-t-elle. Étonnant de votre part.

– La magie mentale n'a aucun effet sur les objets physiques ! s'impatienta-t-il.

– Ce ne sont pas les effets qui comptent, mais la technique. Et vous oubliez qu'il existe d'autres formes de magie.

– Apprendre à les maîtriser me prendrait des décennies ! s'écria le sorcier, paniqué à cette idée.

– Vous oubliez aussi que vous n'êtes pas seul au monde. »

Le désespoir s'abattit sur Rogue : cette grotte traîtresse ne lui donnerait jamais la solution.

« Vous ne m'aidez pas, soupira-t-il, consterné.

– Bien sûr que si, balaya la Moldue avec insouciance pendant que le paysage autour d'elle se mettait à tourner. Et je vais même vous donner un dernier indice : il vous faudra beaucoup, beaucoup d'énergie magique pour l'ouvrir, cette porte.

– Mais comment voulez-vous que je fasse ? s'inquiéta Rogue tout haut.

– Mais comment voulez-vous que je fasse ? » s'inquiéta tout haut Drago.

Il aurait voulu regagner son corps pour y réfléchir tranquillement à ce qu'il avait vu, mais la potion faisait encore effet. Il planait maintenant loin au-dessus des terres en compagnie de la corneille et du puma, vers le disque solaire protégé par une nuée d'aigles aux yeux farouches et au bec acéré.

« Vous êtes doué pour ça. Vous le savez très bien, assura le puma, persuasif.

– Vous êtes malin et entraîné : tout devrait bien se passer », affirma la corneille.

Drago ouvrait la bouche pour protester quand, dans un grand « boum ! », l'air vibra soudain autour de lui. Avant même qu'il ait pu s'en étonner, le phénomène se reproduisit une fois encore, puis une autre, et encore une… et le monde se fractura en une multitude d'éclats tel un miroir fracassé.

« Ah, votre cœur se réveille : il est temps de rentrer », dit la corneille.


Et maintenant, à vous de jouer ! Avez-vous résolu l'énigme de la pseudo-Alifair ? Comment interprétez-vous les visions de Drago ?