Hé hé, voici la suite ! Avouez que, cette fois, j'ai été rapide !

Eudore : Merci à toi ^^ Pourvu que l'un ou l'autre ne meure pas dans l'opération, ça gâcherait tout !


Chapitre 18

Mises en place

Ce fut encore pire que ce qu'elle pensait : à chaque nouvelle tentative, la pente bourbeuse s'écroulait sous les pieds de Sirius, le précipitant au fond de la crevasse avec son chargement. Chaque fois les gémissements d'Eurydice se faisaient plus douloureux, signe que sa jambe blessée encaissait les chocs. Ça rappelait à Alifair l'histoire d'un alpiniste qui avait dû descendre toute une montagne avec un genou en vrac*: un martyre de plusieurs jours pendant lequel la mort l'avait frôlé de plus en plus près. La pauvre Eurydice n'en était pas là, heureusement pour elle, ce qui ne l'empêchait pas de déguster salement. Sirius ne parvenait jamais à monter assez haut pour saisir la main tendue d'Alifair ; en un sens, ça n'était pas plus mal, car la Moldue ne pesait pas assez lourd pour faire contrepoids à deux personnes.

« Ça suffit comme ça ! s'écria-t-elle après un nouvel effondrement qui avait projeté le sorcier et Eurydice dans une flaque de boue. Vous êtes en train de vous épuiser pour rien ! En plus, si ça continue, le bas de la paroi sera tellement creusé que vous ne pourrez même plus monter. Dites-moi où vous avez planqué votre baguette : je vais aller la chercher et…

– Non ! rugit Sirius d'une voix rendue rauque par l'effort. C'est trop dangereux, les lagopèdes pourraient nous sentir. »

Il n'en dit pas davantage mais le regard qu'il lança à Eurydice était éloquent : recouverte de la tête aux pieds de vase violette à l'odeur de pourriture, la jeune femme ne s'était pas relevée après sa dernière chute et tremblait de tous ses membres, un fragment de côte d'elfe toujours planté dans son mollet. Si Sirius accusait la fatigue, Eurydice, elle, avait clairement dépassé la limite de ses forces. Elle serait incapable de s'enfuir devant une créature en furie.

« On va se reposer un peu, lui dit Sirius d'un ton qu'il voulait rassurant. Et pourquoi pas grignoter un morceau ? Tu as bien des sangsues dans ta besace, non ? »

Les bestioles qui ne s'étaient pas échappées avaient été réduites en une bouillie peu ragoûtante à force de chocs, mais le résultat demeurait comestible. Alifair n'eut pas le cœur à regarder ses amis se repaître de cette substance infâme au fond de leur prison tapissée de boue.

« Il nous faut une corde, marmonna-t-elle. Y a pas moyen de trouver ça dans ce bled pourri ? »

Elle pensa déchirer son manteau en bandes qu'elle nouerait les unes aux autres mais, à mains nues, elle n'y arriverait jamais. Si seulement elle avait l'une de ces lames en boue noire durcie… Eh bien, s'ils en avaient eu, ils ne se seraient pas lancés dans une telle expédition.

Une autre matière première lui permettrait de parvenir à ses fins, elle le savait ; il n'y en avait pas aux abords immédiats de la fosse mais, en revenant sur leurs pas, elle en trouverait en abondance, et pas loin, en plus. L'idée ne la réjouissait guère, mais elle n'avait pas le choix.

« Je vais chercher de quoi fabriquer une corde ! » lança-t-elle aux deux autres, puis elle tourna les talons avant de changer d'avis.

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Ils commencèrent par s'interroger sur la pertinence d'une action immédiate : ne valait-il pas mieux prendre le temps d'affiner leur stratégie, de faire des tests, de s'entraîner ? Après tout, ce qu'ils se proposaient d'accomplir s'apparentait à un saut dans l'inconnu : personne ne savait trop ce qui pouvait en résulter.

« Personne ne sait trop non plus comment t'est venue cette idée, John », releva Stoyanka Branimirova.

La directrice du TNT se montrait la plus opposée à une mise en œuvre rapide, trop consciente sans doute de tous les problèmes qu'ils auraient si jamais l'opération tournait mal. Kingsley aussi hésitait, partagé entre ses hautes responsabilités ministérielles et un emploi du temps qu'il lui serait difficile de bouleverser à nouveau. Rogue, lui, était partisan de battre le fer pendant qu'il était chaud. Kingsley ne fut pas surpris que Crickey le soutienne : pour l'elfe, chaque seconde passée loin de sa maîtresse était une seconde perdue. Roman Farkas manifesta également son ralliement inconditionnel à l'opinion de son équipier, qu'il semblait tenir en haute estime.

« Ça fait trop longtemps qu'Alifair a disparu, nous ne pouvons pas la faire attendre davantage, déclara le traqueur avec énergie. Qui sait dans quel état elle se trouve à présent ?

Si elle a bien été propulsée dans cet hypothétique autre monde, nuança la directrice Branimirova, si la méthode de John nous permet bien d'y accéder, et si… »

Si elle était toujours en vie, naturellement. Personne n'eut besoin de formuler cette pensée à voix haute tant il était évident que tous l'avaient à l'esprit.

« Plus vite nous serons fixés sur ces points, mieux ce sera », murmura Larissa de sa voix douce, et la chose fut entendue.

Ensuite se posa la question du lieu le plus approprié pour y mener l'opération. Rogue aurait volontiers profité de l'énergie magique renfermée par la fameuse grotte du lac Prespa, mais un seul regard de ses deux collègues le dissuada d'insister.

« Est-ce qu'il ne vaudrait pas mieux faire ça à l'endroit où Alifair a disparu ? suggéra Kingsley. Nous aurions plus de chances d'atterrir près d'elle quand nous ouvrirons le passage…

– C'est exact si cet univers est superposé au nôtre, objecta Larissa, ce dont nous ne pouvons être certains. Peut-être sont-ils en mouvement constant l'un par rapport à l'autre, peut-être sont-ils emboîtés comme des poupées gigognes en rotation dans deux sens opposés… peut-être sont-ils en fait deux minuscules objets appartenant à un troisième univers, ou que sais-je encore…

– Peut-être aussi qu'Alifair s'est déplacée, renchérit le chasseur Farkas. Dans ce cas, viser son point de disparition risque d'être un mauvais calcul, surtout si les distances ne sont pas les mêmes là-bas qu'ici… »

Kingsley avait l'impression d'être de retour devant les portraits de la maison Faraday : toutes ces suppositions lui donnaient le tournis.

« Mais si notre intention commune est suffisamment bien dirigée, ce problème n'en est pas un, intervint alors Crickey. Ce que nous voulons, c'est ouvrir un passage vers Miss Alifair : peu importe où celle-ci se trouve, la magie fera en sorte que ce passage débouche tout près d'elle. »

Remarque judicieuse qui réglait la question, en effet.

« Nous avons donc besoin d'un endroit où personne ne viendra nous déranger, suffisamment grand pour que nous y installions notre "pyramide" et assez solide pour tenir le choc face à un déploiement de magie capable de percer un trou dans la trame de l'univers, résuma Mrs Branimirova, pragmatique. Des noms qui vous viennent à l'esprit ? »

Ils s'entre-regardèrent un moment avec perplexité. Puis:

« Une chapelle de chant », répondit Roman Farkas.

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Alifair apercevait la tache gris-bleu signalant la zone où les joncs barbelés se balançaient sous les courants d'air froid et poisseux qui parcouraient les marécages. Elle les atteignit trop vite à son goût. De combien de tiges aurait-elle besoin ? Beaucoup trop pour la bonne santé de ses mains, et mieux valait prévoir large parce qu'elle risquait fort de manquer de courage pour revenir en chercher si elle n'en prenait pas assez du premier coup.

« Courage, ma vieille ! Pense à Joe Simpson ! » s'exhorta-t-elle en serrant les dents.

Elle tira sur les manches de son manteau pour s'en protéger les mains tant bien que mal et empoigna une première tige.

Un certain temps plus tard, le bas des manches du manteau d'Alifair s'était réduit à des lambeaux de laine effilochée et sanguinolente. Ses mains lacérées brûlaient et l'élançaient comme si elle les avait plaquées contre du métal chauffé à blanc. En revanche, un joli tas de tiges couvrait la fange à ses pieds, preuve qu'elle avait remporté la victoire. Elle n'avait pas le temps de mettre les joncs à sécher sur la plaque de seuil de l'abri pour en faire tomber les épines : elle devrait les nouer tels quels, ce qui promettait de mettre un peu plus ses mains en charpie. Le bon côté des choses, c'est que les barbelés entrelacés renforceraient la solidité de la corde.

Du coin de l'œil, elle apercevait des légions de pseudo-sangsues convergeant vers elle des quatre coins du marécage, épaulées par d'autres bestioles moins définissables sous la couche de boue dans laquelle elles se mouvaient. Peu désireuse de se faire dévorer par elle ne savait quoi, Alifair chargea les tiges sur son épaule et s'empressa de rallier la crevasse où attendaient Sirius et Eurydice.

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Le réseau des chapelles dédiées au chant magique protégeait l'Europe centrale et balkanique contre les Détraqueurs depuis la période médiévale. Aujourd'hui en cours de restauration après être tombé en décrépitude, il ne couvrait plus qu'une petite portion de l'immense territoire dont il constituait autrefois le bouclier, mais il allait s'élargissant : les premières chapelles remises en activité, en bordure de la zone initiale, cédaient peu à peu la place à d'autres, puis d'autres encore, situées sur une circonférence de plus en plus vaste où les chanteurs se relayaient en permanence. À l'intérieur du cercle, les chapelles restaient ouvertes à tous mais étaient beaucoup moins fréquentées.

« Celle-ci est complètement vide, annonça Roman en sortant du petit édifice circulaire de pierre brute érigé au sommet d'un piton rocheux. Nous n'aurons même pas à l'évacuer.

– Au point où nous en sommes, un mensonge de plus ou de moins… », marmonna Stoya.

Elle était occupée à sécuriser le périmètre à l'aide de panneaux « Accès interdit – TNT – Intervention en cours » qu'elle faisait apparaître à l'aide de sa baguette.

« J'espère qu'aucun membre des forces de police locale ne passera par ici avant qu'on ait terminé, poursuivit-elle. Je n'aimerais pas avoir à expliquer de quel droit le TNT mène des opérations sur le territoire albanais sans l'aval des autorités. Sans même qu'elles en soient informées, en fait. »

Roman agita sa baguette : un long ruban jaune et noir en jaillit, qui vint s'entortiller autour des panneaux pour délimiter la zone interdite.

« Nous aurions pu rentrer, reconnut-il, mais nous aurions couru plus de risques de nous faire repérer. J'ai fait le point avec Ron sur la carte du réseau des chapelles pour préparer la campagne anti-Détraqueurs, tu sais, et celle de Hongrie attire encore pas mal de monde. Je pense qu'il faut y voir l'effet des cours d'Irina et des conférences qu'elle donne à l'Université du temps libre de Budapest, alors qu'ici…

– Tu n'as pas besoin de me rappeler à quel point notre cantrix est fabuleuse, Romi, l'interrompit Stoya d'un ton las. D'ailleurs, tu nous as déjà dit tout ça à l'hôpital. Mais j'ai l'impression que tu as négligé un détail d'importance…

– Lequel ?

– John. Tu te souviens de ce qui s'est passé la dernière fois que tu l'as amené dans une chapelle ? »

Roman grimaça. John s'était révélé particulièrement sensible aux effets du chant magique : les quelques instants qu'il avait passés dans la chapelle lui avaient procuré un tel coup de fouet qu'il en était devenu intenable pendant des jours.

« Ce sera différent, cette fois, affirma-t-il avec plus d'assurance qu'il n'en ressentait. John a plusieurs mois de pratique derrière lui, désormais, il s'est habitué. Et puis, ce que nous allons faire n'est pas comparable à une séance traditionnelle…

– Pourquoi ai-je l'impression que tu cherches à te convaincre autant que moi ? » ironisa Stoya.

John et la dénommée Crickey les rejoignirent quinze minutes plus tard : ils avaient évalué que c'était le temps nécessaire pour que les agents du TNT fassent sortir les éventuels occupants de la chapelle albanaise. Pour préserver les forces du chasseur convalescent, il avait été convenu que l'elfe le ferait transplaner ; mais, comme celle-ci ne manquerait pas d'attirer l'attention sur ces terres où son espèce n'était connue que par les livres, mieux valait que leur arrivée se fasse sans témoin. D'après ce que Roman avait cru comprendre, Crickey était à la fois la gouvernante d'Alifair, son amie et la représentante politique d'une minorité : ne sachant trop comment il convenait de s'adresser à un tel personnage, il évitait pour l'instant de lui parler directement.

« Tout s'est bien passé ? s'enquit Stoya tandis qu'ils prenaient place sur l'unique gradin circulaire qui longeait le mur intérieur de la chapelle.

– J'ai bien cru que ce fichu guérisseur allait me retenir de force, grinça John, contrarié. C'est tout juste si je n'ai pas dû m'engager à léguer mon corps à la recherche médicomagique en signant la décharge de responsabilité !

– Mr Hind exagère : seul son cerveau intéressait le guérisseur-en-chef », précisa l'elfe d'un ton très sérieux.

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« C'est officiel : j'ai plus de mains », proclama Alifair entre deux halètements ponctués de sanglots.

La corde bricolée gisait au sol, encore attachée aux concrétions que la Moldue avait utilisées comme ancrages, ses barbelures à présent garnies de sangsues occupées à téter le sang qui les imprégnait – pas seulement le sien, d'ailleurs, mais aussi celui de Sirius. Les reins en compote, le sorcier se livrait à de prudents étirements dans l'espoir de regagner un peu de souplesse.

C'est que la journée n'était pas encore terminée, loin de là : il s'agissait maintenant de regagner l'abri clopin-clopant, bredouilles, et avec une blessée potentiellement grave. Ils n'avaient en effet pas osé retirer le bout d'os de la jambe d'Eurydice, par crainte qu'elle se mette à saigner à flots ou chope une surinfection si la boue s'y mettait plus qu'elle n'y était déjà.

L'état des mains d'Alifair ne l'empêchait pas de marcher mais ne lui paraissait pas moins inquiétant. En fait, si elle les regardait d'un peu trop près, son estomac se soulevait à vomir. Est-ce que ce n'était pas un tendon ou un nerf, l'espèce de filament qu'elle apercevait entre deux caillots ? Quant à la douleur, elle la faisait frissonner et claquer des dents comme une fièvre de cheval.

« Allons-y doucement, proposa Sirius en faisant fi de sa propre souffrance pour prendre Eurydice par la taille. On va y arriver. »

Ils n'avaient pas le choix : sans eau ni nourriture ni rien pour se tenir chaud, ils ne pouvaient prendre le risque de se reposer plus longtemps sous peine de ne jamais repartir. Évitant autant que possible de frôler quoi que ce soit avec ses paumes déchirées, Alifair laissa Eurydice passer un bras autour de ses épaules et, Sirius et elle lui servant de béquilles, ils prirent tous trois, péniblement, le chemin du retour.

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« J'espère que chacun mesure bien à quel point tout ceci est dangereux, énonça Stoya.

– Ou totalement inutile », glissa entre ses dents le Ministre britannique de la Magie.

Lari Viesnaya et lui avaient rejoint le point de rendez-vous à l'heure dite après s'être acquittés avec succès de leurs commissions : ils s'étaient procuré les articles nécessaires à l'exécution des formes de magie qu'ils comptaient utiliser en terminant par un crochet à la poste sorcière.

« Si c'est inutile, on peut espérer que cette initiative restera sans conséquences, insista Stoya. Mais, dans le cas contraire… »

Elle avait fait de son mieux pour couvrir le TNT : le Ministre avait expédié de sa part un hibou à Nikki lui demandant d'enregistrer d'urgence un congé pour elle-même et Roman – la directrice signerait les formulaires à son retour. Ce n'était pas tout à fait conforme aux bonnes pratiques mais, au moins, cela établissait que ni elle ni Romi n'était en service. Quoi qu'ils fassent aujourd'hui, cela relevait donc de leur vie privée et ne concernait qu'eux. Stoya ne s'était pas donné la peine d'inventer un motif à cette absence imprévue, sachant que Nikki se montrerait discrète. Quant à Ron, l'auxiliaire de Roman, celui-ci avait joint au courrier un petit mot pour l'assurer que tout allait bien et qu'il rentrerait dès que possible.

« Eh bien, si les choses tournent mal, le ministère n'aura plus qu'à organiser de nouvelles élections, conclut Shacklebolt d'un ton léger. Ils commencent à en avoir l'habitude. »

Le Ministre ne paraissait pas du tout inquiet, mais plutôt partagé entre la curiosité et un certain fatalisme à la perspective d'un échec quasiment certain. Passé le premier moment d'excitation, c'était en effet la posture la plus logique face à une improvisation aussi complète ; mais Stoya avait vu tant de choses étranges au cours de son existence qu'elle n'excluait pas totalement la possibilité que leur essai produise un résultat. Après tout, c'était l'idée de John ; et cet homme était tellement obstiné qu'il serait bien capable de réussir ! Mais à quel prix, ça…

« Dépêchons-nous, s'il vous plaît ! lança soudain l'intéressé en frappant dans ses mains. Il nous reste moins de quatre heures avant que M. le Ministre se mette en retard… »

Et peut-être beaucoup moins avant que quelqu'un s'aperçoive qu'il se passait quelque chose d'étrange et de pas complètement légal dans cette chapelle, compléta mentalement Stoya.

Romi, Crickey et Lari finissaient la mise en place selon les instructions de John. La directrice devinait que, n'eût-il été lui-même l'auteur de ce dispositif, John se serait fait un plaisir d'en dénoncer vertement l'aspect artisanal : la mauvaise foi ne l'effrayait pas, elle ne le savait que trop.

« Les runes sont tracées, annonça Lari. Il est difficile de les voir avec si peu de lumière mais il y en a sur tout le pourtour intérieur de la chapelle. »

À la faible lueur des chandelles, Stoya entrevit quelques caractères tracés à l'encre d'or sur le sombre mur circulaire aux discrets reflets irisés : des runes de force et de précision destinées à concentrer l'énergie du chant et de la magie vélane vers le centre de l'édifice, renforçant par là l'effet naturel de son architecture.

« J'ai placé toutes les pierres, dit à son tour Roman en époussetant ses genoux couverts de poussière. Jaspes rouges et citrines en alternance, comme tu l'as conseillé, Lari. »

La petite sorcière blonde avait aussi tracé des runes sur les petits cailloux semés par Roman dans la zone qui séparait le gradin du chœur. Ils espéraient ainsi préciser encore la direction des ondes magiques en leur évitant de trop se disperser vers le mur du bâtiment. Stoya se demanda si Lari avait payé de sa poche l'achat de toutes ces pierres. Sans doute le Ministre avait-il participé. Puisqu'il s'agissait de dépenses réalisées dans le cadre de l'affaire Alifair Blake, ils trouveraient certainement moyen de se faire rembourser.

« L'oculus est bouché, Monsieur », termina l'elfe Crickey.

C'était surtout cette mesure qui posait problème à Stoya ; Roman et Lari, familiers du chant magique, s'en inquiétaient aussi sans le dire ouvertement. La directrice était sûre que John partageait une partie de leurs craintes, bien qu'il s'entêtât à affirmer que cette fermeture était indispensable : il avait trop de bon sens pour ne pas percevoir le danger. En temps normal, le chant produit dans le chœur et répercuté par la paroi circulaire s'échappait à travers l'ouverture du toit d'où il se déployait ensuite tel un parapluie protecteur. Leur but consistant à récupérer cette énergie, Crickey avait obturé l'oculus avec des pierres trouvées à l'extérieur. Sur les instances de Roman, l'elfe avait cependant laissé quelques interstices qui feraient office de soupape à cette chapelle transformée en cocotte-minute où la magie serait concentrée à un point que ses concepteurs n'auraient jamais envisagé. De quoi donner à Stoya des sueurs froides.

« Je pense que quelqu'un devrait rester en-dehors du dispositif, suggéra-t-elle en désespoir de cause. Quelqu'un qui pourra surveiller ce qui se passe et intervenir si nous avons besoin de secours.

– Excellente idée, approuva aussitôt le Ministre. Pourquoi pas le professeur Viesnaya ? La magie des runes et des pierres n'a pas besoin d'elle pour s'activer. »

Le regard contrarié que lui jeta la petite sorcière blonde n'échappa pas à Stoya, mais Lari ne protesta pas : la précaution semblait en effet loin d'être inutile. Lari se plaça près de la porte, au centre d'un petit cercle de spinelles noirs marqués de runes protectrices, destiné à la préserver du gros de l'énergie qui serait bientôt déployée. Roman lui confia la trousse de secours qu'il avait eu la présence d'esprit de ramener de la grotte du lac Prespa en même temps que son risque-tout d'équipier.

« Il n'y a presque plus de potion de Régénération sanguine ni de solution de Force, mais le reste nous sera peut-être utile, l'informa-t-il.

– Si quelqu'un désire faire son testament, je vous accorde encore trois minutes, ironisa John avec un sourire acide, manifestement agacé par ces mesures de précaution. Je suis persuadé que le professeur Viesnaya aura à cœur de transmettre nos derniers mots à la postérité si jamais les choses tournent aussi mal que tu le crains, Stoya. »

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Sirius récupéra vite : de l'eau, quelques tiges de joncs séchées qui, bouillies, ressemblaient à des poireaux, une couverture en pseudo-laine orange sur les épaules et il se sentit mieux. Pas au point de repartir tout de suite en exploration, bien sûr, mais assez pour ne plus guère souffrir de ses multiples courbatures et des élancements dans son dos et ses mains tailladées. Il faut dire que l'état de ses compagnes mobilisait l'essentiel de son attention.

La nourriture et le retour à la sécurité relative de l'abri avaient quelque peu ragaillardi Alifair. Elle ne pourrait cependant pas se servir de ses mains avant plusieurs jours, et ses blessures lui faisaient un mal de chien. Elle n'avait pas très bonne mine quand Sirius l'avait rencontrée dans les marécages, mais à présent, son visage maigre et plombé, ses yeux fiévreux commençaient à l'inquiéter. Elle gardait néanmoins l'esprit assez clair pour mesurer toute la gravité de leur situation, ce qui, en un sens, le rassurait.

« Arrêtez de me dévisager, marmonna-t-elle en sentant peser sur elle le regard du sorcier. C'est pas moi, l'urgence médicale, ici. »

D'un mouvement du menton, elle désigna Eurydice. Étendue sur sa couchette, la jeune femme était d'une pâleur de spectre. Au fil des chutes à répétition dans la crevasse, le fragment d'os s'était profondément enfoncé dans son mollet. Ils n'osaient toujours pas le retirer dans cet environnement insalubre, sans analgésiques ni instruments chirurgicaux, sans même un peu de Mercurochrome pour désinfecter la plaie ni pansement propre pour la couvrir… Enfin, ça, c'était l'analyse d'Alifair ; Sirius, lui, se contentait de penser avec désespoir à l'infirmerie de Poudlard, voire à celle d'Azkaban, sinistre et glaciale mais remarquablement bien pourvue en potions curatives.

« On n'y coupera pas, affirma la Moldue d'une voix morne qui trahissait sa faiblesse. Si on veut avoir une chance qu'elle s'en tire, il faut qu'on prenne le risque. »

Sirius savait de quoi elle parlait. Eurydice aussi : silencieuse comme toujours, elle secouait faiblement la tête, les yeux brillants de larmes. À sa place, Sirius aussi aurait refusé. Mais il n'était pas à sa place. Eût-il été seul avec Eurydice, il serait déjà passé à l'action ; là, en revanche, une troisième personne se trouverait en danger. Mais puisqu'elle-même se déclarait prête à prendre le risque, alors il n'y avait pas à hésiter.

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De l'avis général, tout était prêt ; du moins, aussi prêt que pouvait l'être un rituel magique élaboré à partir de simples suppositions. Depuis son petit cercle protecteur près de la porte fermée de la chapelle, Larissa Viesnaya distinguait avec peine ses compagnons dans la faible lumière des quelques chandelles dispersées le long des murs. Il fallait profiter de l'obscurité tant qu'elle le pouvait, se disait-elle, sachant que celle-ci ne durerait pas.

Face à elle, de l'autre côté du chœur, l'homme qui se faisait appeler Jonathan Hind avait pris place dans un autre cercle protecteur, aussi petit que celui qui lui était dévolu : l'esprit ouvert pendant toute la durée de l'opération, il serait particulièrement vulnérable aux flux de magie, même en restant sur le gradin réservé aux spectateurs. Lari imaginait plus qu'elle ne voyait son visage impassible au regard profond, résolu, beaucoup plus impressionnant que sur les rares photographies qu'elle avait pu consulter avant de faire sa connaissance. Mais le sombre sorcier était beaucoup plus impressionnant en réalité qu'en image.

Si la chapelle était une horloge, l'ancien professeur Rogue et elle occuperaient respectivement les positions du six et du douze, alors que Stoya et Romi se trouveraient sur la ligne reliant le neuf au trois. Au pied du gradin, de part et d'autre du chœur, ils se tenaient prêts à libérer une magie qui bientôt illuminerait l'intérieur de l'édifice. Lari avait déjà eu l'occasion d'admirer une Vélane en action, il y avait de cela des années ; elle était presque contente de pouvoir profiter à nouveau d'un tel spectacle.

Au centre de la chapelle, sur l'estrade où se plaçaient d'ordinaire les chanteurs, Kingsley attendait, grand et solide, presque invisible avec sa peau noire et sa robe couleur de nuit. Seules les broderies d'or du tissu, scintillant à la lumière des chandelles, permettaient de deviner qu'il s'appuyait sur un long bâton de noyer déniché dans une boutique du quartier sorcier de Tirana. D'après ce qu'il avait expliqué à Lari, ce n'était pas le bois idéal, mais il lui suffirait pour exécuter la danse qui donnerait forme à sa magie.

Enfin, juste sous l'oculus obturé, il y avait la petite Crickey, suspendue en l'air par l'écharpe de Stoya. La position de l'elfe pouvait sembler incongrue mais leur pyramide magique, associée à l'architecture de la chapelle, ferait monter l'énergie en colonne à partir du chœur : pour en tirer le meilleur parti, mieux valait que celle qui lui donnerait l'ultime impulsion se trouve en surplomb. Lari ne connaissait des pouvoirs des elfes que ce qu'elle avait pu en observer à Poudlard et ce qu'elle en avait entendu dire. Elle savait aussi que ces créatures n'étaient pas vantardes pour deux Noises : alors, puisque Crickey affirmait que sa magie était aussi puissante que précise, la sorcière tendait à la croire sur parole.

Toute cette organisation semblait fort logique, à l'image de l'esprit méthodique de l'ex-professeur Rogue. Pour autant, rien ne les garantissait contre un accident grave, ainsi que le redoutait la directrice du TNT. A contrario, Kingsley avait peut-être raison de croire qu'en définitive il ne se passerait rien du tout.

Par ailleurs, il y avait une question que personne n'avait évoquée à voix haute. Lari soupçonnait que Rogue aussi y avait pensé, et que c'était la raison pour laquelle il tenait tant à passer à l'action rapidement, sans leur laisser le temps d'y réfléchir davantage. De fait, s'ils parvenaient bel et bien à ouvrir un passage vers un autre monde, comment s'y prendraient-ils ensuite pour le refermer ?

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« Il vaudrait mieux s'éloigner de l'abri », avait recommandé Sirius.

Si les sortilèges de guérison appâtaient de grosses bestioles, autant que cela se produise à un endroit où celles-ci ne risqueraient pas de détruire leurs maigres possessions. Ils aidèrent donc Eurydice à clopiner sur encore quelques centaines de mètres et la firent asseoir sur un monticule tapissé de mousse bleue au parfum de vanille. Un réconfort bienvenu avant ce qu'ils s'apprêtaient à faire.

Sirius tenait à la main sa baguette magique, fraîchement déterrée de sa cachette sous le sol de l'abri.

« Retournez vous mettre au chaud, conseilla-t-il à Alifair. On vous rejoindra quand ce sera fini. »

Malgré sa pâleur, Eurydice approuva d'un hochement de tête décidé. La Moldue eut un sourire torve.

« Tant qu'on y est, j'aimerais bien que vous fassiez quelque chose pour moi aussi, dit-elle en levant ses mains ravagées. De toute façon, je ne pourrai pas rester planquée si je sais qu'il y a du grabuge. Pas si j'entends ces bestioles vous courser. »

Sirius plissa les lèvres. D'après le peu qu'il connaissait de celle fille, il se doutait qu'elle était du genre obstiné : il avait fallu une volonté de fer pour fabriquer cette corde en joncs malgré les barbelures. Résister ne servirait à rien. Et puis, s'il lui arrivait quelque chose, Alifair aurait besoin de ses deux mains en bon état pour survivre aux côtés d'Eurydice. Le sorcier soupira.

« Très bien. Si ces choses nous tombent dessus, le mieux, c'est de se disperser. Je vais commencer par Eurydice et ensuite, s'ils nous laissent assez de temps… »

Sans finir sa phrase, il s'accroupit près de la jeune femme et pointa sa baguette vers sa jambe blessée. Alifair, elle, resta debout, balayant l'horizon du regard, à guetter l'arrivée des lagopèdes.


*Joe Simpson, La Mort Suspendue, 1988 (son accident a eu lieu en 1985).


Vous le sentez venir, le chapitre d'action après tous ces préparatifs ? ;)