Youpi, on tient la cadence ! Alors, ces fameux lagopèdes croqueront-ils quelqu'un ?
Eudore : Tu me diras si c'était épique ;)
Chapitre 19
Lagopède
« Accio débris ! » s'exclama Sirius, et Eurydice poussa un glapissement strident.
En voyant le morceau de côte elfique jaillir de la blessure, Alifair grimaça : ça lui rappelait la fois où Rogue avait extrait des bouts de métal de son propre abdomen. Sauf que ça avait duré beaucoup plus longtemps.
« Rien en vue ? » s'enquit Sirius.
À l'aide de sortilèges marmonnés dans sa barbe, il était parvenu à endiguer l'hémorragie. Sans dictame ni points de suture, la cicatrisation restait toutefois superficielle : nul doute que la plaie se rouvrirait au moindre effort. Enfin, Eurydice n'avait plus de corps étranger planté dans sa jambe, c'était déjà ça.
« Rien », confirma Alifair en scrutant l'horizon.
Elle ne savait toujours pas à quoi ressemblait un lagopède, mais elle supposait qu'elle le reconnaîtrait sans peine le moment venu.
« Bien, alors, à votre tour, dit Sirius d'un ton précipité. Il faut un peu de temps pour que la charge magique se dissipe, ce qui signifie que, pendant quelques minutes, Eurydice et vous serez aussi appétissantes pour eux qu'une tarte à la mélasse tout juste sortie du four.
– Ce qui signifie aussi qu'on n'a pas de temps à perdre avec des explications, le pressa Alifair. Magnez-vous ! »
Pendant qu'Eurydice se relevait prudemment en geignant de douleur, Sirius pointa sa baguette sur la main droite d'Alifair.
« Episkey ! »
Un picotement très désagréable parcourut les chairs à vif de la Moldue qui se mit à trépigner sur place en secouant sa main. Sirius lui saisit le poignet gauche et pointa à nouveau sa baguette quand, tout-à-coup, dans un grondement sourd, la terre trembla.
Cela ne dura qu'un battement de cœur, mais suffit à les figer sur place. Les yeux écarquillés d'effroi, Eurydice lançait autour d'elle des regards affolés. Alifair s'aperçut qu'elle retenait son souffle et le relâcha aussi silencieusement qu'elle le put. Les doigts de Sirius tremblaient contre son poignet. Puis le grondement retentit une nouvelle fois, plus fort, plus proche, tandis que le sol spongieux frémissait sous leurs pieds. Tout autour d'eux, les flaques d'eau se troublèrent de rides.
« Courez, enjoignit alors Sirius à voix basse. Aussi vite que vous pourrez. Courez ! »*
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Pas plus que lors de son rituel improvisé dans la grotte du lac Prespa, Rogue ne savait précisément ce qu'il convenait de faire. Il s'était contenté de suivre la logique et les déductions nées de sa vision onirique, et de laisser ses compagnons combler les manques. L'extrême spontanéité de l'impréparation était en elle-même une force intéressante à mobiliser… à condition toutefois qu'elle ne se retourne pas contre eux. Et puis, un authentique mage noir ne se devait-il pas d'être audacieux ? Personne n'avait soulevé ce point mais, au regard perçant que Viesnaya lui avait lancé avant d'aller prendre sa place, il aurait mis sa main au feu qu'elle, au moins, y avait pensé : quelle que soit la licéité des formes de magie mobilisées dans leur pyramide, percer ainsi la trame de l'univers constituait une transgression des lois et des usages qui relevait bel et bien de la définition de la magie noire. Ah, si les électeurs de Shacklebolt l'avaient su…
Debout dans son cercle protecteur de spinelles noirs, Rogue entrevoyait à peine le dos du Ministre dans la pénombre. Un bref contact visuel avait suffi à lier leurs esprits, facilité par le fait que Shacklebolt avait obligeamment abaissé ses barrières mentales : il faisait confiance à Rogue pour ne pas profiter de la situation. L'ancien Auror n'avait rien d'un naïf : il savait très bien que Rogue ne prendrait pas le risque de perturber l'opération en fouinant à la recherche d'éventuels secrets dont il n'avait en réalité que faire. Sous l'apparente assurance du Ministre, Rogue le sentait néanmoins nerveux, tendu, presque autant qu'il l'était lui-même ; c'était bien naturel, en la circonstance. Mais il y avait autre chose…
Il entendit Roman se racler la gorge et le froissement de la robe de Stoya qui retroussait ses manches. Il ne lui restait qu'une poignée de secondes…
Très précautionneusement pour demeurer indétectable, il tâtonna dans l'esprit ouvert de Shacklebolt, remontant le fil de sa nervosité pour découvrir ce je-ne-sais-quoi qu'il sentait derrière… et il trouva. De la peur. Plus que de l'inquiétude, plus que de l'anxiété, Shacklebolt avait peur. Pour sa propre vie ? Celle des autres ? Ou peur de ce qu'ils allaient découvrir, ou provoquer, s'ils réussissaient ? Le Ministre était pourtant un homme de sang-froid que n'effrayait pas l'inconnu; ou bien le confort du bureau ministériel l'aurait-il amolli ? Comme c'était intéressant…
La voix de Roman s'éleva soudain, grave et lente dans l'obscurité de la chapelle. Les lèvres de Rogue s'étirèrent en un rictus quand il reconnut la mélodie : bien sûr. Son air préféré. Quelle autre chanson aurait-il pu choisir ? Il n'était plus temps de se laisser distraire. Rogue remonta à la surface de l'esprit de Kingsley et se tint prêt à agir tandis que, du côté de Stoya, jaillissaient les premières flammèches.
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Courir, oui ; mais, pour éviter la menace, encore fallait-il la voir arriver. Selon le conseil de Sirius, Alifair fila dans une direction qui l'éloignait des deux autres en priant pour ne pas se jeter à l'aveugle dans la gueule du lagopède. Le sol trépidait férocement sous ses baskets usées, signe que la bête se précipitait vers eux de toute la vitesse de ses pattes quand, soudain…
La violence du son la jeta au sol : ce n'était plus un grondement, ni un barrissement, mais l'explosion d'un triple moteur de fusée qui décolle en déchirant l'atmosphère. Tapie dans la boue, les deux mains – celle encore sensible et celle même pas rafistolée – plaquées sur ses oreilles, Alifair risqua un coup d'œil dans la direction du vacarme.
Un gouffre d'une surprenante teinte bleu outremer béait à cinq ou six mètres d'altitude, bordé d'une frange de stalactites et de stalagmites particulièrement pointues. Trois gros serpents jaunes en jaillissaient, sinueux, leurs têtes sans yeux terminées par une sorte de ventouse d'où gouttait un liquide fumant. Ce fut tout ce que le cerveau d'Alifair put saisir de cette créature : le reste était trop couvert de protubérances et d'excroissances, d'écailles et de plaques squameuses, de craquelures et de fissures, de poils et de plumes, de cicatrices et de boursouflures, de carapaces chitineuses et de membranes diaphanes, de griffes et de crocs, de verrues et de croûtes, de pattes, de trompes, de queues, d'ailes même, pour qu'elle y comprît quelque chose. Comme si on avait passé l'arche de Noé au mixer.
La chose émit à nouveau son rugissement de moteur de fusée, agita sa langue trifide – ou étaient-ce des tentacules? – hors de sa gueule immense et se remit en marche. Alifair constata avec soulagement qu'elle ne se trouvait pas sur sa trajectoire. Puis elle s'aperçut avec horreur que l'aberration se dirigeait vers le membre le plus vulnérable du groupe : Eurydice. La pauvre se démenait sur sa guibolle encore fragile, mais son clopinement la dénonçait comme une proie facile. Possible aussi que les sortilèges mobilisés par Sirius pour la remettre sur pied dégagent un fumet plus irrésistible qu'une Alifair seulement à moitié réparée. La Moldue se releva, impuissante. Contre pareille monumentalité, inutile de tenter un plaquage. Le gouffre béant fondit sur Eurydice qui évita de justesse les trois serpents en se jetant dans la boue. Alifair se mit à courir.
« Hé, toi ! Machinchouette ! » cria-t-elle à pleins poumons.
Il leur restait une chose à tenter : se maintenir hors d'atteinte du monstre jusqu'à ce que la magie se dissipe. Alors, elles perdraient tout intérêt à ses yeux ; du moins, Alifair l'espérait-elle. Il s'agissait donc de détourner son attention jusqu'à ce qu'Eurydice se soit un peu éloignée, puis la jeune femme servirait à son tour de diversion à Alifair, et ainsi de suite jusqu'à évaporation de la magie résiduelle. Ça semblait presque facile. Sauf que Machinchouette, l'horreur de la nature, complètement fasciné par la proie qui rampait dans sa flaque, ne prêtait aucune attention à la Moldue, même quand celle-ci se mit à le bombarder avec tout ce qui tombait sous sa bonne main. Effarée, Alifair comprit que, pour sauver Eurydice, elle n'aurait d'autre choix que de se risquer à un corps-à-corps avec le monstre, ce qui allait à l'encontre de son plan si rapidement conçu.
À moins, bien sûr, de laisser Machinchouette dévorer Eurydice.
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Suspendue à cinq mètres au-dessus du sol, l'écharpe de la directrice vélane serrée autour de sa taille, Crickey avait fermé les yeux pour ne plus voir cette obscurité menaçante. La première chose qu'elle perçut, ce fut le son, profond et étrange, d'une voix de sorcier répercutée par la paroi de pierre. Très vite ensuite, elle sentit l'air se réchauffer, puis une lumière se mit à danser derrière ses paupières closes. Elle ouvrit prudemment un œil et resta stupéfiée par le spectacle qu'elle découvrit.
Des boules de feu filaient à vive allure, dessinant un anneau rouge et or loin au-dessus de la travée circulaire qui entourait le chœur. Irradiant d'une lumière éblouissante, ses longs cheveux flottant dans une brise surnaturelle, la Vélane projetait en l'air des sphères enflammées, les lançait dans une course folle pour les charger en énergie avant de les faire exploser en gerbes d'étincelles qui, aussitôt, se fondaient en de nouvelles boules de feu… Impassible, Roman Farkas, le chasseur loup-garou, poursuivait sa chanson, si concentré qu'il ne semblait même pas remarquer ce qui se passait autour de lui. Crickey, elle, voyait bel et bien avec un effroi croissant la paroi de la chapelle, auparavant si sombre, chatoyer d'un arc-en-ciel de couleurs toujours changeantes, comme de la nacre reflétant le soleil, mais infiniment plus vives. Les pierres disposées au sol, chauffées par la magie, émettaient elles aussi une faible lumière sur laquelle se détachaient, noires, les runes qui y étaient tracées.
Des ondes invisibles de magie pure rebondissaient tout autour de l'elfe, telle une houle amplifiée par la tempête, parcourues des scintillements du feu de la Vélane. Au crépitement des flammes et à la voix du sorcier se mêlait un autre son, grondant, sourd tout d'abord, puis de plus en plus fort, et elle comprit que c'était la pierre qui vibrait sous l'effet de ce maelström dont la puissance était telle qu'elle faisait rapidement grimper la température. De sa vie, Crickey n'avait jamais rien vu de plus beau, ni de plus terrifiant. Ballottée par la marée magique, elle se balançait au bout de l'écharpe comme un bouchon suspendu à une ficelle, retenant difficilement des gémissements d'angoisse.
Un mouvement soudain attira son attention et elle s'aperçut que, sous ses pieds, le Ministre était entré en action. Bâton brandi, il faisait de grands gestes tout en frappant le sol de ses pieds selon un rythme élaboré. Les pas de sa chorégraphie entrecoupée de chocs du bois contre la pierre sinuaient autour d'un cercle parfait tandis que ses bras dessinaient des figures complexes dans l'air qui ne cessait de se réchauffer. De l'ancien professeur Rogue, Crickey ne distinguait qu'une silhouette sombre perdue dans ce déchaînement de couleurs. Elle ne pouvait percevoir l'effet de la magie mentale qu'il était en train de déployer, mais elle ne doutait pas qu'il y mettait toute sa compétence : avec elle-même, il était celui à qui la réussite de l'opération tenait le plus à cœur. Accrochée d'une main à l'écharpe dans le vain espoir de se stabiliser, elle convoqua l'image de sa maîtresse pour se redonner courage.
L'elfe sentit tout à coup la magie se resserrer autour d'elle, la soulever, l'emporter presque. Comprimée de toutes parts dans une colonne de magma invisible et brûlant qui ne demandait qu'à jaillir du toit bouché de l'édifice, Crickey serra les dents et concentra toute sa volonté. L'énergie magique était comme un cheval de feu qu'il lui fallait dompter, à peine débourré par les efforts de ses compagnons. Si elle échouait, non seulement ces efforts n'auraient servi à rien, mais en plus ils se trouveraient tous en grave danger. Il n'était plus temps d'avoir peur.
Par le souffle, elle s'empara de la magie ; à l'aide de claquements de langue, de clignements d'yeux et de discrets mouvements des doigts dont son espèce connaissait le secret, elle entreprit de la façonner selon sa volonté. Peu à peu, elle sentit l'agitation des vagues s'apaiser tandis que la colonne la traversait de part en part : l'elfe était le vecteur qui canalisait l'énergie, une sorte de baguette magique vivante. Elle inspira profondément puis, chargée à bloc, avec un battement de cils et un claquement de doigts, expira brutalement le sort qui déchira l'univers.
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Un aboiement sonore retentit soudain et quelque chose de noir fusa sous le nez du monstre, s'interposant entre lui et Eurydice. Stupéfaite, Alifair regarda le grand chien efflanqué sorti de nulle part montrer les dents à son immense adversaire avant de partir en courant. Tous tentacules serpentins dehors, l'aberration se lança aussitôt à sa poursuite en faisant trembler le sol sous ses pas.
Alifair se précipita pour aider Eurydice à se relever. La jeune femme la saisit brusquement par les épaules et se mit à pousser des gémissements angoissés en désignant du menton le chien au poil grisonnant qui courait toujours, esquivant et feintant son poursuivant avec vivacité. Et Alifair finit par comprendre.
« Oh, nom d'une pomme de nom d'une pomme… »
Elle le savait, pourtant, que Sirius Black était un Animagus ! Il devait avoir eu à peu près la même idée qu'elle pour gérer l'appétit du monstre pour la magie toute fraîche.
« Vite ! On va l'attirer dans l'autre sens ! » s'écria la Moldue en entraînant Eurydice.
Elles coururent en direction de la bête, criant pour attirer son attention, mais celle-ci restait focalisée sur le chien. Handicapé par sa taille gigantesque et son poids qui l'empêchait de se mouvoir avec rapidité, le monstre était pour l'instant incapable de saisir cette proie si tentante. Sirius ne parvenait pourtant pas à le distancer, et il ne tarderait pas à se fatiguer…
Des étoiles se mirent à danser devant les yeux d'Alifair qui dut se plier en deux pour reprendre son souffle ; son cœur battait à mille à l'heure, si fort qu'il semblait au bord de l'explosion. Son organisme, encore peu habitué à l'atmosphère de cet autre monde, supportait mal les efforts violents. À côté d'elle, Eurydice épongeait sa blessure qui s'était remise à saigner ; la jeune femme serrait les dents sous l'effet de la douleur. Elle jeta un bref coup d'œil à Alifair et hocha la tête pour lui signifier qu'elle était prête à reprendre la course. Respirant profondément, la Moldue se redressa.
« Sirius, arrêtez la métamorphose ! » cria-t-elle au sorcier.
Elle agitait en tout sens sa main cicatrisée, espérant qu'ainsi le fumet magique se diffuserait mieux jusqu'à la bête. Comprenant leur intention, Sirius reprit forme humaine. Pendant deux secondes, le monstre se figea, surpris sans doute par ce brusque dégagement de magie. Puis il se rua de nouveau sur Sirius.
Eurydice poussa un cri aigu auquel l'aberration n'accorda aucune attention. Toute magie résiduelle devait s'être évaporée de leurs blessures, devina Alifair, catastrophée, alors que Sirius, fraîchement métamorphosé, en était encore couvert. Le sorcier était moins agile que sous sa forme de chien, et il s'épuisait rapidement. Horrifiée, la Moldue sautillait d'un pied sur l'autre sans savoir quoi faire quand, dans un courant d'air qui fit voler derrière elle ses longs cheveux gris, Eurydice fonça droit sur le lagopède.
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Lari avait mis ses mains devant ses yeux pour les protéger de la lumière, mais rien ne pouvait faire obstacle à la chaleur. Elle avait l'impression de se trouver dans un four. Sa robe était imprégnée de sueur. Tout autour d'elle, la pierre vibrait comme la peau d'un tambour. Entre ses doigts, les silhouettes de ses compagnons n'étaient plus que des ombres s'agitant sur un fond multicolore à l'éclat éblouissant ; même les boules de feu de Stoya avaient disparu, noyées dans la lumière.
Soudain, sans le moindre signe avant-coureur, tout s'éteignit. Dans la chapelle plongée dans le noir, des exclamations de surprise se firent entendre. Lari, elle, ne dit mot, le cœur serré à la pensée qu'ils avaient échoué. Ils étaient si près du but, pourtant ! Qu'avait-il pu se passer ?
« Restez tous où vous êtes ! enjoignit la voix de Stoya. Personne ne bouge avant que nous soyons certains que…
– Regardez ! » l'interrompit brusquement Roman.
Lari ouvrit grand les yeux, s'efforçant de percer l'obscurité pour découvrir ce qui avait attiré l'attention du chasseur. En vain.
« Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Rogue d'un ton impatient.
– Par la barbe de Merlin…, soupira lentement Kingsley. Là-haut ! »
Lari leva les yeux. Son hoquet de stupeur fut parfaitement audible dans le silence de la chapelle.
Dans le noir, très loin au-dessus du chœur, un point lumineux était apparu. Un point qui s'élargissait rapidement en prenant une couleur rouge-orangé pareille à un soleil couchant.
« Crickey aperçoit des nuages, annonça la voix aiguë de l'elfe, aussi paisible que si elle leur donnait l'heure. Seul un petit surplus d'énergie magique devrait être nécessaire pour agrandir le trou à présent. Est-ce que Mr Farkas pourrait se remettre à chanter ? »
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Eurydice se jeta devant Sirius, son corps mince constituant un fragile bouclier entre le sorcier et son assaillant gigantesque. Déconcertées, les langues serpentines sinuèrent, tentant de contourner l'obstacle : si le monstre sentait la magie, il sentait aussi qu'elle n'émanait pas de la petite créature dressée devant lui. Il entreprit de tourner autour d'Eurydice mais Alifair prit le relais, surgissant à son tour entre Sirius et la bête.
« Qu'est-ce que vous faites ? s'écria le sorcier, effaré. Ne restez pas là ! Allez vous mettre à l'abri ! »
L'une comme l'autre l'ignorèrent ; elles continuaient à faire écran entre lui et les langues tentaculaires qui pointaient du gouffre hérissé de crocs baveux, dansant avec le monstre une curieuse ronde dont Sirius formait le centre. Alifair s'aperçut que la chose paraissait guidée principalement par les perceptions de son triple appendice : s'ils pouvaient la blesser à cet endroit, peut-être s'en trouverait-elle aveuglée ? Ni une ni deux, dès qu'elle en eut l'occasion, elle flanqua une bonne gifle à l'une des ventouses.
Un coup fulgurant la cueillit à l'abdomen et l'envoya valser à plusieurs mètres. Elle atterrit sur le dos dans une gerbe d'éclaboussures violettes, toute trace d'oxygène brusquement éjectée de ses poumons. Le rugissement furieux du lagopède déchira l'air, faisant trembler jusqu'aux nuages : manifestement, la bestiole n'aimait pas qu'on la brutalise. Alifair se redressa péniblement sur les coudes, et c'est alors qu'elle fut témoin de la chose la plus extraordinaire qu'elle ait vue de sa vie : dans le ciel sale, une main était apparue, une main irradiant une lumière diaprée, surréelle, une main tendue vers la terre.
« Putain de bordel à queue de nom de Dieu ! » jura-t-elle entre ses dents, les yeux exorbités.
Elle se releva d'un bond.
« Sirius ! se mit-elle à beugler en se ruant vers ses compagnons avec des gesticulations dignes d'un agent d'aéroport frappé de démence. SIRIUS ! »
Pas le temps de se perdre en conjectures : cette main tendue, il fallait la saisir, et vite ! Suivant ses gestes, Sirius comprit aussitôt et ne prit pas plus qu'elle le temps de réfléchir ; il plongea la main dans ses haillons, en tira sa baguette et la pointa sur Eurydice.
« Levioso maxima ! »
Avant de comprendre ce qui lui arrivait, la jeune femme se retrouva projetée à plusieurs mètres d'altitude. Tout en courant pour se maintenir hors de portée du lagopède, Sirius garda sa baguette pointée sur Eurydice pour la rapprocher de la main.
« Attrapez-la ! lui hurla Alifair à s'en déchirer la gorge. Dépêchez-vous ! »
Elle n'était pas sûre qu'Eurydice pouvait l'entendre. Ce fut peut-être par pur réflexe que la jeune femme saisit la main et disparut avec elle dans la lumière.
Sirius poussa un cri de victoire, qui s'étrangla lorsqu'il prit conscience que plus rien ne se dressait désormais entre lui et le monstre.
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Le chant de Roman Farkas illuminait à nouveau la chapelle d'une douce clarté aux nuances envoûtantes. Kingsley se dévissait le cou pour voir ce que faisait Crickey : l'elfe avait bravement passé le bras dans le trou qu'elle était parvenue à ouvrir on ne savait comment et semblait tirer sur quelque chose.
« Je la tiens ! » s'écria-t-elle d'un air surexcité.
Abandonnant leur poste, Lari, Rogue et Stoyanka Branimirova se précipitèrent vers l'estrade. Avant que Kingsley ait trouvé le moyen de se hisser jusqu'à l'elfe pour lui prêter main-forte, celle-ci avait extrait du trou une silhouette qui tomba sur lui tête la première. Lari l'aida à se dégager et examina rapidement la nouvelle venue.
« Ce n'est pas Miss Blake », annonça-t-elle en écartant les longs cheveux gris qui barraient le visage de l'inconnue.
Kingsley échangea avec Rogue un regard incrédule tandis qu'au-dessus d'eux, Crickey poussait une exclamation consternée. Un rugissement épouvantable retentit alors, qui fit vaciller l'elfe au bout de son écharpe. Glacés d'horreur, ils écoutèrent ses échos terrifiants résonner sur la paroi circulaire puis mourir peu à peu, emportant avec eux le chant de Roman.
« Qu'est-ce que c'était ? souffla Lari une fois le silence revenu.
– Cela vient de l'autre côté, répondit l'elfe qui grimpait à l'écharpe comme à une corde pour essayer de regarder à l'intérieur du trou. Crickey ne parvient pas à voir, mais… »
Elle fut interrompue par un deuxième rugissement, plus terrible encore que le précédent, auquel succédèrent des cris, par contraste bien plus ténus. Des cris humains.
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L'apparition de cette main divine avait frappé le lagopède de stupeur. Toutes langues tirées, il essayait de se grandir pour atteindre la zone lumineuse céleste dans laquelle Eurydice avait disparu, mais ses nombreuses ailes battaient en vain, incapables de soulever ce corps trop lourd pour elles. Frustrée, l'abomination poussa un long rugissement de dépit. Puis elle se souvint de l'humain qui sentait si bon la magie et se trouvait juste à ses pieds.
Profitant de la distraction momentanée du monstre, Sirius avait commencé à prendre le large ; hélas pour lui, il ne fut pas assez rapide. La chose rugit avec ce qu'Alifair identifia comme une nuance de triomphe avant de lui sauter dessus. Sirius roula au sol en hurlant de douleur. La masse de la bête ne l'avait qu'effleuré pourtant, lui froissant sans doute quelques muscles au passage. Il se mit à ramper frénétiquement dans la boue tandis que le lagopède abaissait vers lui sa gueule caverneuse, dardant ses langues-tentacules avec la lenteur sadique du tueur qui aime renifler les effluves de peur chez ses proies agonisantes… Comme Eurydice un peu plus tôt, Alifair fonça de toute la vitesse de ses jambes mais elle partait de trop loin, elle était trop épuisée et manquait d'oxygène, ce qui ne l'empêchait pas de hurler elle aussi, pour distraire la bête ou se donner courage, elle ne savait pas… Elle vit l'une des griffes dorées de la masse absurde penchée sur Sirius s'élever haut dans les airs, briller à la lumière de l'éternel coucher de soleil, et s'abattre en sifflant…
« Expulso ! »
Un jet de lumière rouge frappa de plein fouet ce qui tenait lieu de tête au lagopède, sans toutefois lui causer nul dommage apparent ; tout juste l'affreux assemblage de carapaces écailleuses et de membranes poilues qui recouvrait son corps se mit-il à scintiller. La gueule de la bête pivota vers l'origine du sortilège. En suivant son regard, Alifair découvrit une haute silhouette sombre qui semblait tombée du ciel et se dirigeait vers eux, baguette brandie.
« Non, ne faites… », s'écria-t-elle.
Trop tard : un nouveau jet de lumière jaillit de la baguette, que le lagopède avala d'un trait. Le scintillement de son corps s'accrut et il se désintéressa complètement de Sirius pour foncer tête baissée vers la silhouette. Le nouveau venu ne parut pas comprendre que ses sortilèges ne faisaient qu'exciter l'appétit du monstre ; il tenta d'autres maléfices qui restèrent sans effet. Alifair, qui courait à présent vers lui sans la moindre idée de ce qu'elle devait faire, remarqua fugitivement l'éclat d'un anneau d'or qui pendait à son oreille droite. Puis le lagopède fut sur lui. Le sorcier leva un bras pour se protéger et l'une des langues s'enroula autour, plaquant sa ventouse sur la main qui tenait la baguette.
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La chapelle résonnait à présent de cris épouvantables. À part celle de la femme échevelée qui gisait sur l'estrade, toutes les têtes étaient tournées vers le trou ouvert sur l'autre monde ; même Romi avait interrompu son chant pour les rejoindre en rallumant les chandelles d'un coup de baguette. Parmi le concert de hurlements aigus et de beuglements inhumains, Stoya crut discerner le nom de Kingsley et ce qui ressemblait à des aboiements.
« À mon tour ! ordonna-t-elle à Crickey.
– Non, attends ! Tu… »
Mais l'elfe avait déjà claqué des doigts ; comme le Ministre quelques instants plus tôt, Stoya s'éleva dans les airs jusqu'à la hauteur du trou, dédaignant les protestations de John.
« Crickey devrait vous accompagner, Madame, lui glissa l'elfe toujours attachée à son écharpe.
– Et qui refermerait ce passage ? répliqua la Vélane d'un ton cassant. Avec les horreurs qui se cachent là-dedans, nous ne pouvons pas nous permettre de le laisser ouvert. »
Sans plus tergiverser, elle tendit les mains pour se hisser à travers le trou, l'elfe la poussant par derrière. Stoya bascula tête la première et tomba vers un sol violâtre et spongieux. Elle eut à peine le temps de faire jaillir de ses paumes deux petites boules de feu pour se rétablir et freiner sa chute.
« Lâche-le, saloperie ! Lâche-le ! »
À quelques mètres, une énorme masse indéterminée et scintillante se dressait sous le ciel crépusculaire ; à ses pieds, de petites silhouettes semblaient se débattre. En s'approchant, Stoya reconnut le Ministre, dont l'un des bras était pris dans une sorte de grosse trompe jaune sale sortie de la masse scintillante, ici écailleuse, là duveteuse, ailleurs semée de petites ailes d'insecte qui battaient à toute allure. À côté de Shacklebolt, frappant la masse à coups de pieds et de poings et beuglant tout ce qu'elle connaissait d'insultes, il y avait une personne qu'elle identifia sans peine malgré la couche de crasse qui la recouvrait. Et autour d'eux, aboyant, grondant et montrant les dents, bondissait un grand chien noir.
Les efforts de la Moldue restaient parfaitement stériles ; en revanche, le chien parut obtenir un certain succès. Deux autres trompes, chacune terminée par une ventouse humide, suivaient ses mouvements, cherchant à le saisir. Le chien s'approchait juste assez pour maintenir leur attention, comme s'il avait voulu les inciter à le suivre, et peut-être éloigner du Ministre l'immense créature informe dont elles étaient issues.
Stoya ne s'embarrassa pas de subtilités : elle bombarda la masse d'un déluge de boules de feu. L'enveloppe extérieure de la créature s'enflamma, mais cela ne lui causa pas le moindre mal ; au contraire, elle parut enfler, comme si l'énergie magique augmentait son volume. Bien campée sur ses jambes, son visage effilé en bec d'oiseau pointé vers la chose, la Vélane la regarda se tourner vers elle, délaissant sa proie, et faire un pas en avant. Elle la bombarda à nouveau, toujours sans autre effet que de la faire grossir un peu plus. Du coin de l'œil, Stoya vit la Moldue tirer par les épaules le Ministre qui s'était effondré dans l'espoir de l'éloigner de la créature, et le chien qui tout-à-coup se transforma en homme.
Aussitôt, la triple trompe-langue serpentine pivota vers lui ; Stoya balança une boule de feu pour lui rappeler sa présence, ce qui reporta sur elle l'attention de la chose. La main de Crickey surgit alors en plein ciel, petite elfe courageuse prête à tirer ses amis de ce piège s'ils parvenaient à s'élever jusqu'à elle. L'Animagus pointait maintenant une baguette sur Shacklebolt.
« Accrochez-vous à lui ! » ordonna-t-il à Alifair Blake.
Celle-ci jeta un regard hésitant en direction de la créature. Stoya lança une énième boule de feu pour la distraire. Celle de trop. La masse formidable et flamboyante fut secouée d'un éternuement titanesque qui les projeta tous à terre, à part le Ministre qui s'y trouvait déjà. Stoya essuya d'une main la boue qui avait giclé dans ses yeux en se félicitant d'avoir enlevé ses lunettes. Quand elle reporta son regard sur la chose, elle ne comprit pas tout de suite ce qu'elle voyait. Puis elle espéra que ce n'était qu'un effet de son astigmatisme.
Car il y avait maintenant deux créatures.
Niark niark niark !
*J'ai pas pu résister :) Quiconque trouve la réf sans tricher aura droit à mon estime :)
Et je vous laisse sur ce dernier cliffhanger de 2024 ;)
Très belles fêtes à tous !
