Fond musical : « les feuilles mortes » de Kosma (dans l'interprétation de François Le Roux), « burning bush » de Hans Zimmer dans Le prince d'Egypte
Joseph était environ à la moitié de sa troisième année en prison quand, un jour qu'il vaquait un peu mélancoliquement à ses occupations, Paneb vint le chercher.
- Il y a une jolie fille qui demande à te voir, dit le geôlier, goguenard.
Un peu surpris, Joseph se rendit dans la pièce qui servait de parloir. Il aimait beaucoup Nani, mais il ne l'aurait pas qualifiée de « jolie fille ». Du reste, elle se rendait rarement plus d'une fois par an en ville. Peut-être une des jeunes servantes était de passage, et s'était vue chargée d'un message pour lui ? Il reconnut le parfum de la jeune femme avant même de la voir.
C'était Asenath.
Très droite, elle le fixait avec ce qui sembla à Joseph un regard dégoûté qui l'emplit de désespoir. Il baissa immédiatement les yeux, et se prépara à ce qu'elle voulait lui dire. Il ignorait la raison de sa venue, mais le mépris dans son regard était plus qu'il n'en pouvait supporter. Les yeux fixés sur ses pieds nus, il prit soudain conscience de son apparence repoussante. Il était sale, il sentait mauvais, il avait les cheveux et la barbe longs et emmêlés, son pagne était déchiré et raide de crasse, et il arborait par-dessus le marché un hématome sous l'œil gauche, courtoisie de son nouveau camarade de cellule qui l'avait choisi comme cible la veille pour passer sa mauvaise humeur. Il n'y avait rien là que de très ordinaire, mais il eut soudain honte de sa misère, honte de paraître ainsi devant elle. Il n'était plus l'homme qu'elle avait prétendu aimer autrefois. Il n'était même pas certain d'avoir été vraiment cet homme un jour. Sans doute était-ce pour le mieux, s'obligea-t-il à penser alors qu'une nouvelle vague de désespoir le submergeait. Il n'avait jamais été digne d'elle.
- Joseph ? appela-t-elle d'une voix douce et angoissée.
- Maitresse, la salua-t-il tristement, incapable de relever les yeux.
- Oh, mon chéri ! s'écria-t-elle en lui tendant les mains.
Indécis, il releva les yeux. Elle avait vieilli depuis cette unique et chaste nuit qu'ils avaient passée ensemble, une éternité plus tôt. Vêtue et coiffée très simplement, elle semblait nerveuse, triste et fatiguée. Elle était encore plus belle que dans ses souvenirs. Tendrement, elle leva une main vers l'ecchymose.
- Mon pauvre amour, que t'a-t-on fait ? demanda-t-elle comme Nani avant elle. Qu'a-t-on fait de toi ?
Il ne parvint pas à répondre, trop subjugué par les émotions qui se bousculaient dans sa poitrine. Elle n'attendait cependant pas de réponse, et sans se soucier de se salir, elle se jeta dans ses bras. Il ne put résister au besoin de la serrer contre lui, comme un homme qui se noie s'accroche à la planche de son salut. Il n'en avait pas le droit, il le savait, il ne l'avait jamais eu, mais autant lui demander de renoncer à respirer. Il se soucierait plus tard des conséquences. Il y avait près de trois ans qu'ils s'étaient quittés, et elle lui manquait, plus qu'il n'avait jamais cru possible, plus qu'il ne s'était rendu compte. Il inspira profondément le parfum de la jeune femme, luttant contre l'émotion.
- Pourquoi es-tu venue, petite maitresse ? demanda-t-il enfin. Ce n'est pas un lieu pour une jeune femme.
- Je ne risque rien, assura-t-elle avec impatience. Bekh m'attend devant la porte, et Paneb sait que Nani aurait sa peau s'il m'arrivait quelque chose. Je devais venir te voir. Je sais bien, moi, que tu es innocent.
Il sentit un poids immense se lever de son cœur.
- Je suis tellement désolée, s'écria-t-elle. Je n'aurais jamais dû partir. Si seulement j'étais restée, je t'aurais protégé ! Je n'aurais pas laissé ma tante t'approcher ! Je ne l'aurais pas laissée te perdre.
- Ce n'est pas ta faute, maitresse, la rassura-t-il en la berçant sur son cœur. Il ne sert à rien de pleurer sur ce qui aurait pu être et n'a pas été, et tu n'es pas responsable de ce qui m'est arrivé.
Elle rompit l'étreinte, et l'air inquiète, comme si elle redoutait la réponse, elle reprit :
- Joseph, pourquoi m'appelles-tu maitresse ? Est-ce que je ne suis plus ta colombe ?
- Je n'aurais jamais dû t'appeler ainsi, confessa-t-il la voix lourde de regrets. Il n'est pas convenable que je t'appelle autrement que maitresse, et je n'aurais jamais dû t'embrasser.
- Et pourquoi pas ? Nous avions des projets, toi et moi, n'est-ce pas ? As-tu déjà oublié les jours heureux où nous étions amis ?
- Non, bien sûr que je n'ai pas oublié. Comment veux-tu que je t'oublie ? répondit-il tendrement. Mais c'était vain, petite maitresse. Nous aurions dû le savoir, toi et moi. Un esclave et une femme noble, c'est impossible ! C'était un rêve qui s'estompe au réveil, des pas que la mer efface sur le sable.
- C'était bien plus qu'un rêve et tu le sais très bien ! rétorqua-t-elle. Tu m'aimais, et je t'aimais, et nous aurions dû pouvoir être ensemble. Regarde-moi dans les yeux et ose me dire que tu ne croyais pas à notre histoire ! Ose me dire que tous nos serments n'étaient que du vent !
- C'était un rêve, petite maîtresse ! insista-t-il. Le plus beau des rêves, mais un rêve tout de même. Et il n'est pas bon de se perdre dans les rêves en oubliant de vivre.
Elle le fixa un instant, défiante
- Oublie-moi, Asenath, implora-t-il, défait. Cela vaudra mieux pour nous deux.
- Je ne peux pas, souffla-t-elle. Je t'aime, Joseph, je t'ai toujours aimé, et je t'aimerai toujours. Je ne peux pas t'oublier.
- Arrête, s'il te plait, la coupa-t-il brutalement, le cœur brisé.
- Mais c'est vrai, Joseph ! protesta-t-elle. Je t'aime !
- Tu ne comprends pas ! C'est trop douloureux ! Tant que tu es là, je pourrais presque le croire, je pourrais presqu'avoir l'espoir que…
Il n'acheva pas sa phrase.
- Mais dans moins d'une heure, tu seras déjà repartie. Tu iras retrouver ta vie, mais moi, je resterai ici dans les ténèbres, et la vérité se refermera sur moi comme un piège encore plus terrible, et me rappellera que je suis seul, et que je ne suis rien. Il vaudrait peut-être même mieux que tu partes tout de suite, et que tu ne reviennes pas, acheva-t-il avec l'impression de s'arracher le cœur. Ce sera moins douloureux comme ça.
- Je ne peux pas faire ça, Joseph, répondit-elle platement. Ne me demande pas ça. Ne me demande pas de partir, ne me demande pas de t'abandonner, et ne me demande surtout pas de t'oublier ! Pas maintenant, quand tu as le plus besoin de moi !
- Il le faut pourtant, insista-t-il. Pars, oublies-moi et sois heureuse ! Ne gâches pas ta vie à m'attendre ! Tu mérites d'être heureuse, tu mérites un mari dont tu seras fière, qu'on mette le monde à tes pieds. Tu mérites bien mieux que perdre ton temps pour moi ! Moi, je ne suis rien. Je ne vaux rien, conclut-il, les yeux baissés.
- Tu vas m'écouter attentivement, Joseph, fils de Jacob, siffla Asenath, soudain furieuse. Tu n'es pas rien. Je t'interdis de dire que tu n'es rien. Ce n'est pas « rien » qui a mené le domaine à sa prospérité actuelle. Ce n'est pas « rien » qui a sauvé tout le monde pendant la Grande Crue ! Ce n'est pas « rien » qui m'a appris tout ce que je sais !
- Mais c'est pourtant vrai, Asenath, la coupa-t-il. Je ne vaux rien. Et si je mourrais, cela ne changerait rien. Personne ne s'en soucierait.
- Personne ne s'en soucierait ? répéta-t-elle avec un rire sans joie. Est-ce que tu t'entends parler ? Mon oncle et ma tante ne s'en soucieraient peut-être pas, quoique je ne suis même pas certaine pour lui. Mais est-ce que tu crois vraiment que Nani, Bekh et tous les autres n'en auraient rien à faire ? Est-ce que tu crois vraiment que moi, je ne m'en soucierais pas ? Mon oncle s'est très mal comporté envers toi, mais il ne t'a pas ôté ta valeur, il n'a pas effacé ce que tu as accompli ! Si tu mourais, le domaine entier porterait ton deuil. Et moi…
Elle s'interrompit, la gorge nouée par un sanglot.
- Moi, je ne peux même pas imaginer un monde où tu n'existerais plus. Tu comptes plus que tout au monde pour moi, alors ne me dis plus jamais que tu ne vaux rien.
- Mais Asenath, répondit-il timidement, ça ne change rien. Ma vie ne vaut objectivement pas grand-chose, et toi, tu mérites un mari, des enfants.
- Joseph, répliqua-t-elle, agacée, tu as été le premier à me dire que moi seule pouvait décider de ma propre vie, et que je ne devais me marier qu'avec un homme qui me rendrait vraiment heureuse. Tu n'avais pas l'air misérable quand je te disais que personne ne me rendrait aussi heureuse que toi. Qu'est-ce qui a changé ?
- J'étais égoïste, confessa le jeune homme, honteux. A l'époque, je disais cela parce que je ne voulais pas que tu épouses un autre que moi, même si je n'aurais jamais pu être autre chose que ton amant. Mais je n'ai pas le droit de te priver d'être heureuse.
Elle poussa un profond soupir.
- Joseph, est-ce que tu m'as manipulée pour m'empêcher de tomber amoureuse d'un autre ?
- Non, répondit-il sans comprendre où elle voulait en venir.
- Est-ce que tu as versé un filtre d'amour dans mon vin ?
- Non, bien sûr que non ! s'exclama-t-il, outré.
- Est-ce que tu m'as jeté un sort pour que je tombe amoureuse de toi ?
- Mais non ! s'alarma-t-il.
- Bien. Donc tu ne m'as pas forcée à t'aimer. C'était le choix de mon cœur. Donc tu ne me prives de rien si je décrète que tu es le seul que pourra me rendre heureuse, et que je décide de t'attendre, martela-t-elle.
- Mais enfin, je ne peux pas te voler ta vie ainsi, protesta-t-il encore. Tu ne vas pas rater ta vie pour moi !
La rage soudaine de la jeune fille le surprit.
- Ne t'avise plus jamais de me dire sous quelles conditions je réussis ou je gâche ma vie, asséna-t-elle en lui martelant la poitrine d'un doigt menaçant. Tu as beau jeu de me dire ce qui ferait la valeur de ma vie quand tu es si perdu que tu ne sais même plus la valeur de la tienne ! Que nous puissions nous marier ou non un jour, que j'épouse un noble, un esclave ou personne, cela ne change rien à la valeur de ma vie. Ce sont mes actes et mes choix, ce que je donne et ce que je dis, qui donnent de la valeur à ma vie. Et que tu sois esclave ou noble, libre ou prison, ce n'est pas ça qui ajoute ou retire de la valeur à la tienne ! Ne viens pas me dire le contraire, c'est toi-même qui me l'as enseigné !
- Mais Asenath, nous ne pourrons jamais être ensemble ! Je ne sortirai jamais d'ici ! Tu dois m'oublier ! Tu ne vas pas m'attendre ta vie entière ! Il faut que tu vives !
- Mais tu m'écoutes ou pas ? Qu'est-ce que tu crois ? rétorqua-t-elle. Que ma vie est en suspens ? Que je passe mes journées à contempler le paysage en pleurant toutes les larmes de mon corps, en attendant que quelqu'un daigne te sortir de là ? Ce que tu peux être égocentrique parfois ! Ce n'est parce que je t'aime que je n'existe pas en dehors de toi ! Le monde continue en dehors de ces murs ! J'ai un domaine à diriger, et l'avenir de deux cents personnes sous ma responsabilité !
Elle refusait de comprendre ! Il décida de changer d'angle.
- Mais il te faudra bien un héritier, un jour.
Elle le regarda comme s'il était particulièrement stupide, et à cet instant précis, peut-être l'était-il.
- C'est vrai, mais si nous ne pouvons pas nous unir, je suis certaine que l'un ou l'autre de mes frères et sœurs finira par engendrer un rejeton suffisamment intelligent et fiable pour que je lui confie mon héritage le moment venu ! répliqua-t-elle sur le ton de l'évidence. Je te l'ai dit il y a des années, si je ne peux pas t'avoir, je n'aurai personne. Et si je ne peux pas t'avoir dans cette vie, je t'aurai dans la suivante. Je refuse de passer l'éternité avec quiconque d'autre que toi.
- Mais même ça c'est sans espoir, contra-t-il doucement. Nous n'adorons pas les mêmes dieux, comment pourrions-nous nous y retrouver ?
- Les dieux ! souffla Asenath, excédée. Mais si les dieux d'Egypte étaient si puissants, ils ne laisseraient pas détruire leurs statues dans leurs temples.
Joseph la fixa, interdit.
- Asenath, qu'est-ce que tu as fait ? la pressa-t-il, anxieux.
- Moi, rien du tout, répondit-elle très simplement. Mais j'étais chez mon père, et j'attendais désespérément de tes nouvelles, et elles ne venaient pas, et je croyais que tu m'avais oubliée. Je me sentais perdue, confuse, face à un choix dont j'ignorais les termes. Mais je sentais que je devais choisir. Alors une nuit, j'étais seule dans le temple, j'ai demandé un signe. La terre s'est mise à trembler sous mes pieds. Je crois que je me suis évanouie, et quand je me suis réveillée, rien n'avait bougé, mais la statue du dieu était brisée, et un grand vent soufflait dans le temple. Je te le jure, j'ai entendu une voix qui m'appelait par mon nom dans ce vent, et il a bien fallu que je réponde. Alors tu vois, Joseph, si je dois renoncer les dieux d'Egypte et me tourner vers ton Dieu, le choix est déjà fait. Même si tu me repousses, c'est déjà fait.
- Je ne peux pas te demander cela, protesta-t-il faiblement.
- Joseph, tu ne m'écoutes pas, dit-elle d'une voix soudain très douce. Ce n'est pas toi qui exiges ce choix de moi, c'est Lui. Cela fait des années que je suis engagée sur ce chemin, bien avant que j'en sois consciente, quand tu me parlais de Lui, et que je sentais une Présence qui marchait à nos côtés. Il m'a appelée par mon nom, répéta-t-elle. Je ne pouvais plus l'ignorer : je devais choisir entre Lui et les dieux d'Egypte, entre ce Dieu invisible et présent et les statues immobiles du temple. Pourquoi penses-tu que je suis retournée vivre chez mon oncle ? Pourquoi crois-tu que j'y suis restée quand j'ai su ce qu'il t'avait fait ? C'est mon père qui m'a trouvée, il a étouffé l'affaire, et ne m'a pas formellement reniée, parce que cela mettrait à mal sa réputation à lui, mais c'est tout comme : à ses yeux, je suis une hérétique, et il ne veut plus me voir.
- Je suis désolé, offrit Joseph, stupéfait de son récit mais sincèrement peiné pour elle.
- C'était ce que je devais faire, affirma-t-elle. Je ne comprends pas tout, à commencer par pourquoi Il t'a laissé être jeté dans ce trou, mais tu m'as toujours dit que Ses chemins sont impénétrables, et je sais que quand je l'invoque, je suis comme… consolée.
Elle se tenait très droite, et fixait un point sur le sol, comme si elle ne savait pas bien comment exprimer sa pensée. Lui-même, stupéfait, la fixait comme s'il la voyait pour la première fois.
- Je sais que ce n'est pas une route facile, et je sais que je ne pourrai pas y marcher seule longtemps, je n'en aurai pas la force. Est-ce que tu veux bien y marcher avec moi ? Est-ce que tu veux bien me parler de Lui ? Est-ce que tu veux bien me laisser te parler de Lui ?
Il n'y avait qu'une seule réponse possible à cette question.
- Oui. Bien sûr.
- Alors tu vois, il faudra bien que je revienne, reprit-elle avec un sourire un peu triste.
- Oui, il faudra bien que tu reviennes, acquiesça-t-il, comme en transe.
Elle lui adressa un sourire radieux, puis timidement, elle lui demanda de lui apprendre à prier. Quand Paneb vint quelques minutes plus tard signaler la fin de l'entretien, elle embrassa furtivement la joue du jeune homme avant de se sauver, glissant une pièce dans la main du geôlier. Joseph la regarda partir avec appréhension, attendant la douleur qui ne manquerait pas d'arriver, mais à sa grande surprise, ce fut moins difficile qu'il n'avait craint. Le nom du monde ne manquerait pas de se rappeler à lui plus tard, songea-t-il, défaitiste.
Peut-être qu'en définitive, le nom du monde n'est pas toujours souffrance. Ce n'est que deux jours après cette première visite d'Asenath qu'il se rendit compte de l'énormité de ce qu'elle lui avait dit. Il avait été incapable de le comprendre sur le moment, trop englué qu'il était dans son désespoir, mais c'était pourtant la meilleure nouvelle depuis presque trois ans ! Elle le savait innocent. Mieux, elle l'aimait toujours, et c'était lui qu'elle voulait, même misérable. Et pour l'amour de lui, elle se tournait vers le Seigneur ! Non, pas pour l'amour de lui, d'ailleurs, mais pour elle-même, parce que le Seigneur l'avait appelée, ce qui était encore mieux, et ils avaient prié ensemble. Quand enfin il accepta cette vérité, il passa le restant de sa journée dans une brume bienheureuse. Elle avait raison, comme toujours : qu'importe une vie d'épreuves, s'ils pouvaient s'unir dans la prière, s'ils pouvaient passer ensuite l'éternité ensemble auprès de Dieu ! Il vivait dans les ténèbres depuis si longtemps qu'il en avait oublié que le jour reviendrait, et savoir qu'elle l'aimait toujours, c'était voir un feu qui brûlait, haut, clair et rassurant, dans la nuit noire.
Il médita longuement sur tout ce qu'elle lui avait dit. Il lui semblait que s'il n'avait pas été déjà si épris, il serait retombé amoureux d'elle. Peut-être était-ce le cas, d'ailleurs. Elle avait tant changé depuis leur dernière rencontre. La jeune fille un peu naïve était devenue une femme affirmée, une femme solide. Le genre de femme qui est bien plus précieuse que les rubis. Il se sentait soudain plus alerte, plus vif, plus joyeux que depuis des années, comme si son âme s'était enfin éveillée d'un long sommeil. Elle avait raison : il s'était montré égocentrique en se morfondant si longtemps sur son propre sort. Ses conditions n'étaient pas vraiment enviables, mais il était en vie. Il était relativement estimé là il demeurait, et contrairement à de nombreux détenus, non seulement il avait une occupation qui l'intéressait, mais il recevait en plus des visites. La nourriture n'était pas très bonne, mais il ne souffrait pas de la faim, et le geôlier l'autorisait à garder les quelques douceurs que ses visiteuses lui apportaient. Il n'était pas libre d'aller où il voulait, mais il n'avait jamais choisi où il allait : chez son père, il suivait le mouvement, et chez Putiphar, il ne pouvait pas quitter le domaine sans autorisation. Certes, son périmètre était désormais plus restreint, mais il n'était pas entravé, et il avait un toit au-dessus de sa tête. Et surtout, il avait toujours le cœur de sa bien-aimée. Le monde continuait de vivre, lui avait-elle dit, et même exclu de la société, il appartenait toujours à la Création.
Putiphar, Zuleika et avant eux, ses frères, avaient essayé de le réduire à néant. A cause d'eux, il était méprisé, abandonné des hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, on le comptait pour rien. Mais rien ne pouvait effacer ce qu'il avait été, ni ce qu'il avait fait. Ce n'était pas ce qu'on croyait de lui, mais ce qu'il faisait qui définissait qui il était, fut-ce dans le secret de la prière ! Était-il devenu égyptien au point de croire que parce qu'il était oublié des puissants, il n'existait plus ? Il avait laissé une marque dans le monde, une marque indélébile, et cette marque était la preuve qu'il n'était pas rien. Les circonstances de sa vie changeaient, pour le meilleur et pour le pire, mais cela ne changeait rien à qui il était. Même esclave, emprisonné, et oublié, il demeurait un homme, un fils de son père, un serviteur du Seigneur. Il avait de la valeur aux yeux d'Asenath et des habitants du domaine, mais surtout il avait du prix aux yeux du Seigneur. Sans doute pas plus qu'un autre, mais certainement pas moins. Il était Joseph, fils de Jacob, et il n'était pas rien, parce que personne n'est rien.
La gratitude l'emplit soudain. Pour la première fois en bien longtemps, il rendit grâce de tout son cœur, et pour la première fois, il remarqua la brise tiède, légère et incongrue qui se faufilait par la minuscule fenêtre, et l'enveloppait comme une main amie quand la nuit, le désespoir l'engloutissait. La certitude qui s'imposa soudain à son esprit était si vraie, si vivante et si forte qu'il faillit en tomber de sa couchette. Il n'avait jamais été oublié. Il n'avait jamais été abandonné. Dieu avait promis de toujours marcher à ses côtés, et dans l'épreuve, Il ne l'avait pas abandonné, Il l'avait porté. Sans l'aide du Seigneur, comment aurait-il seulement survécu ? Et la promesse résonna en son cœur, aussi claire que l'éclat d'une trompette : il verrait la Lumière, la connaissance le comblerait. Il avait du prix aux yeux de son Seigneur, et cette certitude était le plus grand des trésors. Il n'avait plus rien depuis longtemps, mais Dieu était son berger. De quoi pouvait-il manquer ?
Encore un chapitre avec Asenath qui a été écrit, et réécrit, et réécrit encore. A la base, il devait y avoir de grands serments, des pleurs et des sanglots, et une séparation déchirante. Mais Asenath est un peu trop terre-à-terre pour cautionner ce genre de drama, et Joseph avait vraiment besoin qu'elle le secoue un peu.
Le thème d'Asenath et la statue de l'idole brisée vient du roman Joseph et Asenath, qui daterait d'entre 200 avant et 200 après JC (dans lequel Asenath est quand même une sale gosse pourrie gâtée et impulsive). Je me suis aussi laissée influencer par toute la tradition apocryphe chrétienne.
