24H fleuris.
[14h30]
Le bureau était glacial, une pièce impeccable, comme tout ce qu'il avait bâti dans les pays de l'Est ces dernières années. Le parquet, les murs aux lignes nettes et immaculées, chaque meuble avait été soigneusement choisi pour sa fonctionnalité, son efficacité, mais aussi pour l'image qu'il renvoyait. Sasuke se tenait derrière son bureau, le regard fixe dans le vide, son esprit vagabondant entre les murs de la cage dorée qu'il s'était lui-même forgée.
Il en devenait fou.
Fou!
Tout ceci à cause d'une «minuscule» petite erreur —qu'il refusait d'ailleurs d'admettre. Il savait que son orgueil le consumait plus encore que sa culpabilité. Mais pourquoi ne comprenait-elle pas que ses choix étaient justes? Pourquoi fuir un avenir radieux avec lui ? Pourquoi se vexer d'aussi peu lorsqu'on a déjà fait tout ce qu'elle a fait dans son «second» métier ? Pourquoi? Pourquoi?
Il ravala durement sa salive. A chaque instant, une incompréhension sourde envahissait son esprit, brisant un peu plus les restes de son contrôle. Les pensées noires s'infiltraient comme des ombres dans une pièce obscure, et lui, il les repoussait, avec l'arrogance de celui qui n'a que très rarement douté dans sa vie.
Un bruit léger, presque imperceptible, coupa sa torpeur. La secrétaire entra. Elle était blonde, jeune… «belle», pour plusieurs. Lui ne pensait qu'à l'autre.
Sakura.
Elle n'avait rien de Sakura. Ce n'était pas une observation. C'était plus insidieux que cela. C'était la certitude qu'elle n'arriverait jamais à être ce qu'elle, et les autres femmes, devraient être. La réalité le rattrapa alors. Non, cette femme ne pouvait plus être comme Sakura. Comment pourrait-elle être ce qu'il avait détruit, diminué, blessé? Elle n'était et ne resterait qu'une ombre dans ce bureau trop carré, trop propre.
Il avait eu tord.
— Monsieur Uchiha, la réunion commence dans quelques minutes.
La voix était polie, dénuée de chaleur, juste comme il lui avait demandée, le premier jour. Sasuke se leva, ses mouvements aussi précis que mécanique, enfilant sa veste Armani©, ajustant sa cravate en soie Charvet©, comme une seconde peau. Dans le couloir, les murmures étaient désormais familiers. Les employés l'évitaient, se taisaient lorsqu'il passait. Il savait ce qu'ils pensaient de lui; mais eux ne savaient rien. Rien de la souffrance qui l'animait à chaque cuillère portée à sa bouche lors de ses repas, à chaque souvenirs fugaces de la soirée où tout avait basculé. La récente incrémentation de sa tyrannie n'en était que le résultat le plus déplaisant.
Il savait que les rumeurs les plus folles circulaient sur la cause du départ de Sakura Haruno. Tantôt, on sous-entendait qu'elle aurait été enceinte d'un gros client de leur milieu, tantôt, qu'elle aurait rejoins la concurrence de Uchiha Corp© en Chine contre un chèque insolent. Ils étaient si loin de se douter de la vérité qu'aucune annonce n'avait été faite à ce sujet malgré les nombreux regards curieux des premiers jours.
De toutes les manières, Sasuke n'en avait que faire. Que valait sa réputation, aujourd'hui? Il avait tout perdu. Trois mois déjà, qu'il n'avait plus rien. Qu'il n'était plus rien. Car Sakura avait représenté un tout.
[06h04]
Le vent frais du matin fouetta son visage alors qu'il faisait son entrée dans le domaine boisé. Le Rikūgien était un lieu solennel où la perfection semblait se mouvoir dans chaque geste, où les arbres tricentenaires racontaient une histoire impériale, et où l'air sentait la terre mouillée des jours de pluie et l'herbe fraîchement coupée. Un endroit où le calme semblait régner, mais où lui, Sasuke Uchiha, n'était qu'un homme, et un homme qui avait besoin de se décharger.
Et puis, merde.
C'était devenu une habitude, une fuite de plus. Vêtu d'un polo noir en laine mérinos signé Tom Ford ©, un pantalon gris sur-mesure de Zegna ©, et des chaussures Prada © parfaitement cirées, Sasuke aligna sa balle sur le tee. Il s'arrêta au-dessus, le club bien en main, et ferma les yeux un instant. Le bruit lointain des vagues du lac, le frémissement du vent dans les arbres, le ciel d'un gris perle. Tout semblait immobile. Une tranquillité presque irréelle.
Et puis il frappa.
Le premier coup. Le bruit métallique du club frappant la balle résonna dans le matin. La balle s'éleva dans les airs, légère et parfaite. Sasuke la suivit du regard, une concentration froide dans ses prunelles. C'était une perfection qu'il recherchait, une perfection qu'il n'arrivait plus à atteindre ailleurs. L'armada d'employés du club, qui accompagnait son parcours exclusif, applaudirent, les yeux grands ouverts. Et pourtant, ce n'était pas suffisant. Pas assez pour apaiser son agitation. Cette rage intérieure qui remontait sournoisement à la surface.
Un autre coup.
Puis encore un autre.
Les balles volaient, atterrissaient à des distances improbables, entraient dans les trous, l'une après l'autre. À chaque putt réussi, un petit écho d'accomplissement dans la tribune de fortune, mais pas de satisfaction véritable. Rien qui ne vienne effacer le manque qui le dévorait. La perfection de son jeu n'apportait aucune rédemption.
Le rouge aux joues, les narines frémissantes, excédé par ses propres désillusions, Sasuke frappa une dernière fois plus fort. La violence du geste surprit même l'air, un bruit plus sec, plus brutal. Il n'y avait pas eu de fluidité, ni de contrôle. C'était juste une explosion de frustration, un ultime éclat de colère qui lui fit ensuite jeter le club contre le sol avec une force destructrice. La terre se souleva sous ses pieds, éclatant dans un bruit sourd.
Les cadis qui l'accompagnaient s'immobilisèrent instantanément, une étrange forme de respect mêlée de crainte dans leurs yeux. Le silence s'étira, lourd et oppressant, comme si le temps lui-même hésitait à reprendre son cours.
Sasuke resta figé, haletant, les yeux comme fous. Il observait le sol, maintenant marbré des marques de son emportement. Il inspira profondément pour se ressaisir et chasser cette rage qui n'avait de cesse de le tourmenter. Mais aucun souffle ne semblait pouvoir le soulager. Il sortit son téléphone, sans un regard pour ceux qui l'entouraient. Il composa un numéro, chaque touche résonnant aux oreilles des employés comme une sentence.
La sonnerie résonna une première fois, puis une deuxième. Une voix décrocha.
— Oui ?
Le silence pesa encore un instant, une tension palpable dans l'air. Puis Sasuke parla, d'une voix sèche, aussi tranchante qu'un couperet.
— Je veux la voir. Maintenant.
Il raccrocha. Ses mot retentirent comme un coup de fouet, une promesse d'un futur renaissant, mais aussi l'aveu d'une défaite qui pourrait se révéler opportune.
[13h30]
Les petites alcôves du bistrot italien étoilé était niché en plein cœur de Tokyo. Intimes et parfaitement agencées, elles étaient baignées par une lumière douce filtrée par de grandes fenêtres à rideaux en velours rouges. L'air était parfumé de pâtes fraîches et d'arômes méditerranéens qui se mêlaient avec la brise chaude du printemps tokyoïte.
«Euh… elle ne veut pas te voir, Sasuke», lui avait dit Naruto, au téléphone, deux minutes plus tôt, sa sincérité frappant Sasuke de plein fouet.
Le marbre lustré du sol ainsi que les chandeliers au design épuré diffusaient une lueur délicate, qui se posait sur les tables nappées de lin blanc, comme une caresse discrète sur les verres de cristal et les assiettes en porcelaine fine. Le doux murmure des conversations s'échappait des coins feutrés de la salle. Autour de lui, les hommes d'affaires et d'heureux multimillionnaires, en chemises impeccablement taillés échangeaient des sourires polis tout en savourant des plats raffinés à la truffe, sauce au beurre. Des montres en diamant et en platine, des boutons de manchettes en nacre, des ceintures en cuir aux couleurs discrètes.
«Crois-moi, même moi, je suis choqué par la brutalité de son refus.» Il n'y avait pas de jugement dans sa voix, seulement de la peine pour lui.
Sasuke se trouvait face à un mur qu'il n'avait jamais vu venir. Sakura, celle qu'il pensait pouvoir retrouver après un fougueux mea culpa, refusait ne serait-ce que de le voir. Et ça, c'était plus qu'un coup bas. C'était une gifle de réalité.
Il reconnu, dans un coin discret de la salle, plusieurs figures influentes de l'élite économique et politique de la capitale. Un ministre du gouvernement, sans doute à l'affût des dernières manœuvres législatives, un ancien CEO d'une multinationale technologique, dont les spéculations financières sur les marchés asiatiques étaient récemment l'objet de nombreux potin, une jeune héritière d'une famille ancienne de la haute société nippone, connue pour ses escapades controversées. Ces noms, ces visages, ces scandales étaient une toile de fond familière pour Sasuke. L'étrangeté de sa situation n'en ressortait que de manière plus incongrue.
"Le Combat de Jacob et de l'Ange" de Rembrandt était accrochée au mur du bistrot. L'original, évidemment. Sasuke sirotait son verre de Barolo, son regard perdu dans les nuances profondes de la toile. Jacob, au centre de cette lutte, paraissait épuisé mais déterminé, une tension palpable dans chaque mouvement figé par le pinceau. Le halo lumineux autour de lui n'offrait aucune réponse, seulement une intensification de sa souffrance et de sa résilience. L'ange, bien que puissant, ne semblait pas avoir l'ultime maîtrise sur son adversaire. L'image de Jacob luttant avec l'ange l'englobait tout entier, le poussant à une introspection plus sombre.
Et puis, merde!
Il se leva si brusquement que la chaise racla le sol, attirant des regards curieux. Il sortit un billet, puis un autre, puis encore d'autres, les jetant négligemment sur la table. Le montant était si grotesquement excessif, si obscène, qu'il aurait pu couvrir un repas gastronomique pour une dizaine de convives. Le serveur lui étant attribué pour le dîner, pâle, hésita entre le choc et l'envie de s'évanouir de joie. Sasuke, lui, ne remarqua rien. Il termina son verre d'une traite et sortit à vive allure du restaurant.
[14h20]
Il était sortit du restaurant et, sous le capot de sa Bugatti ©, avait foncé à toute allure vers Kōenji, un quartier modeste connu pour ses résidences destinées à la classe moyenne. Il monta les neuf étages d'un immeuble exigu, l'escalier résonnant sous ses pas précipités. À bout de souffle mais déterminé, il sonna à l'appartement 906. En 10 secondes, son regard plongea dans celui de Sakura, et le monde sembla s'arrêter.
Il sentit un bruit sourd résonner dans ses oreilles, un écho lointain. Sa poitrine se serra dans un tourbillon d'émotions contradictoires : la joie pure de la revoir, le tourment d'un rejet anticipé, le soulagement que sa conscience l'ait mené ici, et une peur latente qu'elle referme la porte aussitôt. Malgré ce tumulte intérieur, le visage de Sasuke resta impassible, un masque de marbre que seul un observateur attentif pourrait lire.
— Vous avez l'air hagard. Pourtant, ce moment était inévitable, non?
Un observateur attentif… ou juste Sakura Haruno. Elle était faite pour lui. Non. Il était fait pour elle, pour la séduire, la chérir, l'aimer, l'adorer, lui offrir le monde, lui dédier sa vie. Elle ouvrit davantage la porte et, sans un mot, se détourna pour disparaître à l'intérieur. Sasuke resta un instant immobile, les doigts légèrement crispés sur le chambranle.
La porte claqua derrière lui, quelques secondes plus tard, et un silence oppressant s'installa. Sakura avança de quelques pas, s'arrêta à 50 cm de lui, yeux dans les yeux, et murmura d'une voix douce:
— Vous n'avez aucune idée de ce que vous alliez déclencher, n'est-ce pas?
Sasuke déglutit.
[14h30]
Non.
Non, il n'en avait aucune idée.
à suivre...
Note de l'auteur: ça fait… très, très, longtemps… Désolé, entre l'obtention de mon diplôme et le début de la vie adulte, disons que j'en avais gros sur la planche!:-/ Merci pour vos commentaires, vos partages et votre amour pour cette série (il reste 2 ou 3 chapitres encore). J'essayerai de finir pour Juin, promis:)
La bise!
Yarney
