L'enfant descendit les marches aussi lentement que sa mission le lui permettait. Jamais Seigneur Mû n'aurait pu lui donner pire châtiment. Qui, parmi les chevaliers du Sanctuaire, avait assez de courage en son coeur pour se rendre dans ce temple maudit ? L'enfant tremblait à mesure que ses pas le rapprochaient de sa terreur, et aurait donné sa vie et les suivantes pour rebrousser chemin.

Mille légendes couraient encore sur celui qui l'habitait. Mille légendes nourries d'horreur, de sang et d'une folie que l'enfant ne comprenait pas, de ces terribles souvenirs qui sont la mémoire du Sanctuaire, de ces pierres qui ont vu et entendu et ne peuvent pas dire. Crépuscules sanglants, complots entre les colonnes des temples, un meurtre sauvage et ces chevaliers-assassins qui savent et qui approuvent, et lui avant tous les autres. Puis d'autres morts, des morts par dizaines, fantômes errants sans fin au bord du gouffre et dans ce temple qui les retenait prisonniers. L'enfant ne connaissait pas l'histoire véritable de ce chevalier au nom inconnu, mais il craignait les légendes, et plus encore d'en rencontrer une vivante. Car il ne l'avait encore jamais vu que de très loin, et cela lui suffisait.

Il descendit les dernières marches et se trouva enfin sur le seuil du temple. Le marbre s'illuminait sous l'éclat du soleil, et l'enfant ne ressentit rien de l'oppressante atmosphère qui avait fait si longtemps l'identité du lieu terrible. Entre lui et la sortie lumineuse à l'autre bout du temple, l'obscurité s'épaississait, chacun de ses pas était accompli avec une précaution angoissée. Trop jeune encore pour ressentir un cosmos, trop jeune pour ne pas être assourdi par le tambourinement de son coeur dans ses tympans, l'enfant avançait en glissant sur les dalles. Le temple semblait vide, et il pria tous les Dieux pour réussir à rejoindre la sortie sans croiser une seule âme, pour avoir l'excuse de dire qu'il n'avait pas trouvé le chevalier en sa demeure.

Son coeur soudain se serra davantage, et un malaise hideux lui étreignit la gorge. Un bruit léger avait émergé à l'arrière d'une colonne, comme une caresse sur une surface lisse. Tétanisé, l'enfant regarda du côté d'où émanait le son. Lorsque ses yeux furent habitués, il distingua une forme arachnéenne aux éclats d'or, d'une taille monstrueuse, au long torse surplombant quatre paires de pattes aux pointes affûtées et mortelles. Deux rubis, semblables à des caillots de sang, ornaient le torse et la tête de la bête, elle-même hérissée de mandibules dorées qui en faisaient une couronne terrifiante. Mais l'enfant sentit véritablement tout courage le quitter à la vue des deux gigantesques pinces tendues vers le ciel, cerclées de flammes, prêtes à déchiqueter impitoyablement tout ennemi. Et ce monstre sorti d'un cauchemar irradiait une lumière terne, affadie, pour ainsi dire éteinte. L'or ne brillait pas sous l'épaisse couche de poussière qui la maintenait prisonnière. La chair des dieux était devenue vulgaire métal sous les assauts du temps et de l'indifférence.

Dans l'ombre, l'enfant perçut pourtant une main qui traînait pour en flatter les pointes, qui s'attardait sur les pierres écarlates dont elle éprouvait les contours taillés. Le sillage tracé par l'effleurement des doigts rendait progressivement vie à la bête, faisant apparaître l'éclat de l'or.

L'enfant suffoqua, inspira doucement pour gagner un peu d'air. La main s'immobilisa, et disparut de la bête dans la demi-pénombre. L'enfant la suivit du regard, et prit enfin conscience de l'être aux sens aigus à qui elle appartenait. Sans même avoir croisé son regard, l'enfant sentit émaner de lui une hostilité, un cosmos teinté d'une noirceur incompréhensible. Pire que celui des chevaliers d'argent à l'âme corrompue et vile, plus effrayant encore que celui, inhumain, des chevaliers d'or aux yeux fermés ou enfermés en eux-mêmes.

« Que fais-tu ici? »

La voix rugueuse et fascinante résonna à travers tout le temple. Incapable de prononcer un son, l'enfant ne répondit pas. L'homme alors sortit de la pénombre, et l'enfant contempla le visage le plus étrange qu'il eut jamais vu. Les traits si réguliers renforçaient l'expression de dureté qui s'y exprimait, un regard bleu cobalt le transperçait sous une tignasse échevelée d'un gris sombre. La peau mate portait les premiers coups de griffe du temps et lui rappela à la fois l'écorce des arbres et la douceur de la terre fraîche. L'homme paraissait jeune encore, mais semblait porter le poids de mille existences. Toujours muet, l'enfant le regarda se redresser et le dominer de toute sa hauteur, torse nu, son regard d'aigle abaissé sur lui, nettoyant ses mains sales dans un chiffon poussiéreux. Sa musculature confirma à l'enfant l'impression de puissance, de mystère et de sérénité malveillante dont son visage lui avait donné un aperçu.

« Toujours pas retrouvé ta langue ? Parle enfant, qui t'envoie ? »

Aussi immobile qu'un oiseau devant un serpent, l'enfant parvint néanmoins à déglutir et à articuler faiblement : « Seigneur… Seigneur Mû m'envoie… Le combat… de ton élève, grand Maître…. »

La voix l'interrompit, cinglante.

- « Je n'ai rien de grand, abrège. »

Déjà persuadé d'avoir trop agacé le chevalier, l'enfant se mura de nouveau dans le mutisme à l'idée de la colère qu'il risquait de déclencher avec le récit qu'il devait livrer. Le colosse jeta calmement son chiffon, contourna son armure, se pencha à la hauteur du visage de l'enfant avec une lenteur à faire frémir, et son regard le glaça.

« J'attends », dit-il.

L'enfant aurait voulu se cacher dans le trou le plus infime du mur le plus lointain. Fuir ce temple étouffant à toutes jambes, retrouver la lumière et l'air pur. Le lieu saint était immaculé, pourtant une aura terrible y vivait encore, l'aura portée par ce chevalier d'épouvante. Il serra ses paupières de toutes ses forces pour ne plus le voir, pour se protéger du regard dardé sur lui. Du haut de ses dix ans, il estima qu'en finir le plus rapidement possible était encore la meilleure solution. Alors, comme une digue qui saute et laisse passer le cours déchaîné d'un fleuve, l'enfant les yeux toujours clos se lança dans un long monologue aussi épique que décousu, où il fut question de vitesse incroyable, prestance inégalée, nonchalance pour le premier combat, ruse et fascination pour le second, déloyauté pour le troisième, de sang versé et d'une injuste blessure au flanc; d'une jeune fille qui refusait les insultes plus encore que d'avoir été jouée et le manifesta par une violence qui surprit même les chevaliers les plus blasés. Le scrutant toujours, le chevalier ne dit pas un mot durant tout ce récit. Une fois fini, il s'éloigna de l'enfant. De longues minutes s'écoulèrent dans le silence, et l'enfant osa enfin rouvrir les yeux. Lui tournant le dos, le chevalier se dirigeait vers la sortie opposée de son temple, et resta fermement au bord des marches, à la lisière du soleil et des ténèbres, comme en suspension sur un fil, le regard tourné vers l'horloge du Zodiaque.

« Où est Panorea ? »

La voix s'était étrangement adoucie en prononçant ce nom, ce qui redonna quelque courage à l'enfant. Il déglutit péniblement avant de répondre : « Seigneur Mû a ordonné que ses blessures soient soignées, elle doit être à l'infirmerie aux côtés des autres disciples. »

Le chevalier hocha la tête, croisa les bras sur son torse et reprit sa contemplation. Mais soudain, un bruit éclatant de pas résonna sur le dallage, et lorsque l'enfant et le chevalier se retournèrent, ils virent Panorea s'avancer vers le coeur du temple. Maculée de poussière collée par la sueur et de sang séché, refusant de trahir la moindre faiblesse même si son front tuméfié enflait à vue d'oeil, elle s'efforçait de conserver le plus strict maintien, et fixa son regard dans celui de son maître. Le soleil dans le dos, elle semblait une ombre se mouvant d'un pas ferme et chaloupé, auréolée de lumière, plus mince encore et plus grande que la veille. Quelque chose avait changé en elle. Son maître s'en aperçut, mais n'en montra rien.

Arrivée à la hauteur de l'enfant, elle posa délicatement une main sur ses boucles blondes et lui indiqua la sortie.

« Retourne auprès de Maître Mû. Dis-lui que je suis auprès du chevalier du Cancer. »

L'enfant s'inclina instinctivement et partit ventre à terre, laissant Panorea et son maître face à face, telles deux statues qui se contemplaient avec défi.

Il ne disait rien. Avec elle, nul besoin d'en dire beaucoup. Leur langage secret passait par leurs yeux, et il se contentait, de son regard bleu, de trouver le sien, pour qu'elle comprenne ses pensées. Mais aujourd'hui, c'était elle qui avait un regard oblique et lourd de reproches. Il n'eut aucune envie de rompre le silence. Ses lèvres se fendirent seulement en un mince sourire. Il attendait. Elle soupira : « Je suppose que vous savez déjà tout. »

Sa voix résonna entre les colonnes du temple, et l'écho renvoya à ses oreilles, plus fort qu'elle ne l'aurait voulu, l'éclat de sa déception et de sa colère envers lui.

« Je sais. »

La voix profonde, à la fois dure et chaude, remua ses entrailles, avant de s'éteindre à nouveau dans la profondeur du silence. Panorea s'attendait à une crise de remontrances, à une sévérité jamais vue, une punition, des louanges… n'importe quoi, mais pas un tel vide qui la jugeait encore plus que le regard sec et froid de Mû, que la honte de Shura ou la colère de Milo.

« Est-ce là tout ce que vous me dites?

- J'ai peu à dire. Mais ce peu te sera utile. Trois apprentis ont été nécessaires pour te maîtriser, sans quoi tu aurais tué cet imbécile d'Astarius. Si tu avais pu, l'aurais-tu fait? »

Elle haussa les épaules : « Fallait-il donc le tuer devant maître Shura?

- C'est ça qui t'aurait arrêtée ? Faire de la peine au bouquetin ?

- Non… mais je n'avais pas l'intention de le tuer… Juste…

- Juste quoi, précisément ? »

Panorea n'y avait même pas réfléchi. « Je ne sais pas. Je voulais qu'il se taise.

- Et que disait-il de si dérangeant ? »

Il savait. Panorea détourna le regard, refusa d'en dire davantage. Il savait déjà. Elle éluda sa question : « Pourquoi n'étiez-vous pas présent ? Seul entre tous, vous n'étiez pas là. » Devant son silence, elle insista plus fort, tandis que les larmes lui montaient aux yeux : « Pourquoi ?! »

Deathmask tendit calmement l'index vers elle, désignant ses larmes : « Exactement pour ça. J'étais absent pour que tu ne sois pas faible. Et tu l'as été quand même. »

Panorea blêmit lorsqu'il prononça le mot, et le sang reflua de son coeur. « Comment, faible…? »

Deathmask laissa retomber son bras avec lassitude, dodelina de la tête, se mit à rire. Un rire sourd et terrible, le rire de la moquerie et de la méchanceté. Lorsqu'il leva les yeux vers elle, ces yeux qui lui paraissaient injectés de sang et de cruauté, elle regrettait déjà de l'avoir accusé. Dans leur langage secret, ils signifiaient clairement qu'il était temps de se taire, d'obéir, et de partir. Mais il était déjà trop tard. La sentence allait tomber.

« Pour quoi t'es-tu battue aujourd'hui ? Pour montrer tes progrès ? Pour écraser tes adversaires ? Pour prouver que tu étais digne de porter une armure ? Ou simplement pour m'éblouir? »

Panorea ne sentait plus ses jambes. Muette, elle le regarda fixement, les lèvres amincies par le dépit et l'humiliation, tandis qu'il raccourcissait la distance qui les séparait d'un pas résolu, implacable, qui sonnait à ses oreilles comme un glas.

« Quel besoin avais-je de venir ? J'étais là, Panorea. L'enfant n'avait rien à m'apprendre que je ne sache déjà. J'ai senti la puissance de ton cosmos, à chaque instant. Pour cela, je suis fier de toi. Mais tu as eu envie de tuer Astarius pour une raison futile, et inadmissible à mes yeux. Bats-toi pour toi, bats-toi pour qui tu veux, ce que tu veux, mais ne te bats pas pour obtenir un regard. A te voir pleurer et oser me demander des comptes, j'en déduis que j'ai vraiment bien fait de ne pas venir. Pour ne pas assister à cette honte. »

Sans prendre le temps de contempler l'effet de ses mots sur sa disciple, le chevalier la dépassa et se dirigea vers l'aile privée qu'il s'était réservée, au coeur de l'obscurité du temple. Alors qu'il s'apprêtait à en franchir le seuil, il sentit contre son dos un poids, presque imperceptible. Il n'eut pas besoin de se retourner pour comprendre. Panorea l'avait rejoint, et avait incliné avec légèreté son front contre lui pour lui demander pardon, dans une parodie d'embrassade qu'elle avait conservée de son enfance. Un geste qui rassemblait tout à la fois la communion, le salut, le respect et l'amour, qui n'appartenait qu'à elle, primitif, étrange, adorable, et qu'il n'avait jamais eu le courage de lui faire oublier. Plus qu'elle ne l'entendit, elle sentit sa poitrine se soulever, et s'abaisser dans un profond soupir.

Je suis dur envers toi, je le sais, lui dit-il en pensée. Mais crois-moi, je te rends service. Un jour, tu me remercieras.

L'étreinte lui sembla durer une éternité. Pourtant, lorsqu'il se retourna, Panorea avait déjà fui le temple, aussi discrètement qu'une ombre. Lentement, Deathmask ouvrit la lourde porte en bois massif qui menait à son royaume de solitude. Il s'adossa à elle en la refermant, les yeux perdus dans le vide.

Bientôt tu n'auras plus besoin de moi, Panorea. Ni de moi, ni de personne. Tu es libre. Tu l'as toujours été. Mais tu ne t'en souviens plus.