Chaque regard lancé vers elle lui semblait une plongée nouvelle dans l'inconnu et l'immensité. La nuit, avec ses mille nuances d'obscur parsemées d'étoiles, le fascinait et le rassurait. Au loin, les montagnes formaient une crête menaçante, muraille entre le mythe et le vrai monde. Et entre les deux, le plus parfait des silences, lourd, solennel, enivrant. Le jour couché, les lumières des temples s'allumaient une à une, telles des feux follets au coeur des ténèbres.

Deathmask aimait ces instants de solitude. Totalement allongé sur l'une des marches de marbre à l'extérieur de son temple, sous les colonnes, les bras repliés sous sa nuque, il lui semblait que sa contemplation lui permettait de ne faire qu'un avec la nuit. Son obscurité l'enveloppait et il se sentait appartenir à quelque chose de plus grand, de plus noble que lui, d'immuable et d'éternel.

Dissimulé par la nuit, Deathmask se souvint d'autres montagnes et d'autres ciels, parmi les plus purs qu'il eut jamais vus. Et d'un fantôme du passé, plus distinct que les autres, qui vint hanter sa mémoire.

Huit ans plus tôt…

Au début, ce fut étrange. Comme un fourmillement, qui commença par irriguer le bout de ses doigts, animer ses phalanges pourtant détruites. Puis ses bras, ses épaules, son torse, ses cuisses et jusqu'à ses orteils. Son coeur surtout, cet horrible organe sanguinolent, aux mouvements terrifiants, qui semblait être le premier à se ranimer, à battre à nouveau furieusement dans sa poitrine. Et soudain, une pensée le traversa. Ce qui était étrange, c'est qu'il ressentait tout cela, et en était conscient, alors qu'il était mort.

Alors que ses poumons s'emplissaient d'air et semblaient se déplier, comme des ailes de chauve-souris endormies sous la poussière, il se redressa soudainement. Les yeux écarquillés, il reconnut, en dépit des destructions qui l'avaient à moitié rasé, les colonnes, les dalles de son temple, glaciales contre son corps nu. Elles lui rappelaient la mort. Des éclairs fugaces, or, puis rouge, puis bleu, un froid inhumain, et surtout un silence, un silence tel qu'il n'en avait jamais entendu. La mort l'avait saisi une dernière fois, mais cette fois-là, il allait enfin trouver la paix.

Alors, que faisait-il ici ?

Deathmask eut soudain peur. Etait-ce là le tour d'un dieu farceur, suffisamment cruel pour le priver de sa libération ? Mais non, il était bien mort, et après la mort, peut-être y avait-il encore quelque chose.

Puis, un à un, il les sentit. Mû, d'abord, et puis les deux jumeaux, et puis les deux frères grecs. La puissance écarlate de Milo, la noblesse de Shura, la douceur ambiguë d'Aphrodite. Tous étaient de nouveau là, tous à l'unisson de leurs coeurs et de leur sang brûlant. Alors, alors seulement, il comprit. Il sentit l'étonnement et la méfiance de quelques-uns, mais surtout la joie pathétique des autres.

Lorsqu'il tenta de se lever, il tomba à genoux. Prenant appui sur ses deux mains, la tête pendant entre ses bras, il sentit alors une vibration émaner de l'obscurité du temple. Elle était là, elle aussi. Bien sûr. Relevant lentement la tête, il contempla son armure, dressée sereinement dans toute sa majesté entre deux colonnes, curieuse et attentive.

De rage, alors que les larmes commençaient à brûler ses yeux, il frappa le dallage de son poing fermé, si fort qu'il le fit voler en éclats.

Tout allait donc devoir recommencer. S'entraîner, courber l'échine, choisir des disciples, discerner les potentiels, rejeter sans pitié les faibles, les trop humains, les entraîner, leur apprendre à tuer, à verser le sang, encore, et encore… vivre et mourir de nouveau, à jamais seul. Nul dieu ne pouvait lui infliger de châtiment plus cruel. Et c'était elle qui l'avait décidé. Il le savait.


Dehors, la vie avait déjà retrouvé son rythme ordinaire. Tout ça en quelques mois seulement, comme s'il ne s'était rien passé. Comme si nulle trace n'avait été conservée, comme si toutes les plaies s'étaient refermées, sans la moindre cicatrice. Pire qu'invisibles, simplement inexistantes.

Par la minuscule fenêtre de sa chambre, Deathmask les regardait, tous. Déambuler, vaquer à leurs petites affaires, leurs missions dérisoires, leur entraînement inutile, si heureux de respirer de nouveau l'air du Sanctuaire et d'obéir. Il lui semblait que lui seul trouvait cet air impur.

Dégoûté, il referma le volet de la fenêtre en le claquant avec violence. Par les fissures du bois vieillissant, un mince rayon de soleil illuminait les poussières suspendues, et parait sa chambre de ce clair-obscur doré, propre aux après-midi, qui invitait à la paresse ou à l'amour. Lui n'avait depuis le début de sa nouvelle existence qu'une seule envie : disparaître emmuré dans le recoin le plus obscur de son temple.

Il s'enroula machinalement dans les draps rêches de son lit, les yeux fixés au plafond. Tendit la main, saisit les cigarettes et la boîte d'allumettes qui ne les quittait jamais, et ne rabattit son bras pour les reposer à terre qu'en exhalant lentement la fumée par ses lèvres entrouvertes. Oui, la vie avait retrouvé son rythme ordinaire : hypnotisé par la lenteur de ses propres gestes, la circulation du tabac de ses poumons à ses narines, les volutes de fumée qui s'étiraient comme de minces fantômes, il finit par fermer les yeux et presque atteindre les rivages si lointains de la tranquillité.

Death ?

Cette voix dans sa tête… Il rouvrit les yeux, où l'exaspération s'allumait lentement.

Je peux entrer ?

Pour une fois, faire le mort, éteindre la cigarette, comme le cosmos… trop tard, trop tard…

Je sais bien que tu es là.

Deathmask grimaça en se passant les mains sur les yeux, rejeta la fin de sa cigarette au sol. Il soupira, et lorsqu'il ouvrit les yeux, Shura se tenait appuyé contre l'encadrure de la porte.

Il avait conservé sa pâleur. Son visage semblait plus hâve, mais non moins beau. Peut-être plus encore. Malgré lui, Deathmask sentit son coeur tressaillir légèrement.

« Qu'est-ce que tu veux encore ?

- Prendre de tes nouvelles. Ça te choque ?

- Tu perds ton temps, rentre chez toi, grommela Deathmask.

- Pas cette fois. »

Deathmask haussa un sourcil. « T'as un truc spécial à me dire?

- Pourquoi tu ne sors pas ? Cela fait des semaines que tu restes enfermé. Depuis… qu'on est revenus.

- Pff. Toujours cette même rengaine. C'est mon problème. En quoi ça te regarde?

- Death, arrête, tu sais très bien…. »

Ce bras, d'une puissance inimaginable, cette rapidité, comment avait-il pu l'oublier… Deathmask tenait son avant-bras appuyé sur la gorge de Shura, son visage à quelques centimètres du sien, si près que son odeur de fumée le suffoqua. Dans ses pupilles, la colère, qui montait si vite en lui. Et cette voix, terrifiante tant elle pouvait descendre loin dans des profondeurs vibrantes.

« Shura, je te dis ça parce que tu es mon seul véritable ami avec Aphrodite, alors écoute bien, je ne le redirai pas. Je n'ai pas de comptes à rendre. A qui que ce soit. Je n'ai pas à m'expliquer sur ce que je fais, ou ce que je ne fais pas. Si tu viens ici, tiens ta langue… à la rigueur, sers t'en pour autre chose que pour me rabâcher le même discours qui m'ennuie. »

Ce mince sourire et ces yeux noirs, sûrs d'eux, si tranquilles, si confiants en leur pouvoir, qu'il s'y perdait. Deathmask le haïssait pour cela. Il en oublia que la main effilée de Shura appuyait de plus en plus fermement sur sa carotide.

« Retire ton bras Deathmask. »

Après quelques secondes d'hésitation, Deathmask desserra totalement son étreinte d'un geste agacé, et tourna le dos à Shura pour se rallonger sur son lit. Du Cancer, le chevalier du Capricorne ne distingua bientôt plus dans la pénombre que deux yeux bleus scrutateurs et méfiants.

Le temps sembla s'étirer à l'infini. Il considéra progressivement l'état de la chambre lorsque ses yeux se furent habitués à l'obscurité. La dégradation physique de Deathmask, plus maigre encore que la dernière fois qu'il était venu le voir.

« Arrête.

- Tu vas m'empêcher de te regarder aussi ?

- J'entends tes pensées comme si j'y étais.

- Alors tu sais aussi pourquoi je m'inquiète de te voir t'éloigner de nous à ce point.

- Oh oui, je le sais. Tu n'as jamais eu besoin de me le dire. Cela fait trois semaines que tu rôdes autour de chez moi, indécis, ne sachant pas comment m'annoncer la nouvelle. Tu as oublié ce que j'ai été pendant 13 ans ? Je sais toujours tout. Tout ce qui se passe. Je les regarde, tous ces imbéciles, monter et descendre les marches du Sanctuaire, et je sais parfaitement ce qui est en train de se passer. Il se passe ce qui s'est toujours passé ici depuis la nuit des temps. Il se passe que le cycle infernal va reprendre et va continuer, et que toi, comme tous les autres, tu vas y prendre part, de ta propre volonté en plus. »

Shura soupira, et baissa la tête. « Death, je n'ai connu que ça, et toi aussi. Que veux-tu que nous fassions d'autre ?

- J'y réfléchis, c'est pour ça…

- Ça te fait du bien, à ce que je vois…

- … c'est pour ça, poursuivit Deathmask, imperturbable, que je reste chez moi, et que je ne veux voir personne. Surtout pas qui tu sais.

- Nous avons été convoqués. On ne peut pas se dérober à un tel ordre. »

Deathmask éclata de rire, et fit un geste de mépris vers Shura. Vexé, le Capricorne fronça les sourcils, et considéra le chevalier avec un mélange de tristesse et de colère froide.

« J'ai vu ce que je voulais voir. Je peux partir rassuré.

- Ah. Et qu'est-ce qui te rassure au juste?

- Ton humour noir, ta rudesse, ta solitude… Trois morts, trois résurrections, et tu n'as pas changé. Les Dieux eux-mêmes ne pourraient pas demeurer aussi immuables. Tu n'as pas changé… » Le seul qu'on ne doit pas changer, ajouta t-il en lui-même.

Malgré lui, un sourire mauvais se dessina sur les lèvres de Deathmask.

« Oh si Shura, j'ai changé. Avant, j'obéissais. Comme un bon petit soldat. Aujourd'hui, j'en ai plus que jamais rien à foutre. Va donc choisir ta future victime, ah… pardon. Ton futur disciple. Moi, je refuse. Je serai seul sur ce coup-là, je le sais. Qu'importe. J'ai toujours été seul. »

La porte de sa chambre s'ouvrit avec fracas, et Shura en franchit le seuil. Deathmask sentit vibrer son aura de déception. Avant de la refermer violemment derrière lui, le Capricorne se retourna et lui lança :

- Ta mémoire sélective aussi n'a pas changé… Surtout, ne te rappelle pas entre qui tu te tenais, le jour du Mur des Lamentations. Ne te rappelle pas quelles mains tu serrais si fort, au point de nous en briser les phalanges ! »

La porte claqua, laissant Deathmask à nouveau dans le silence et la pénombre. Il se rallongea complètement, se tourna sur le côté et ramena les draps sur sa tête. Son regard avait la fixité que seule donne la haine.

Sois maudite, Athéna. Maudite pour l'éternité.


« Il ne viendra pas. »

La voix blanche, rendue tremblante par la colère, de Shura résonna entre les colonnes de la grande salle où tous les chevaliers d'or se faisaient face. Trônant à quelques marches d'eux, Shion, Grand Pope également ressuscité par la grâce divine, ferma les yeux et sur son visage, qu'il refusait désormais de cacher derrière un masque, pouvait se lire une peine incommensurable.

« Faut-il s'en étonner ? tonna Aiolia. Qu'attendre d'un pareil traître et assassin?

- Assez Aiolia, répondit sèchement Shura. L'insulter ne changera rien.

- Je ne fais que dire tout haut ce que tous ici pensent tous bas.

- Dans ce cas, je te remercie de ne pas parler en mon nom. Deathmask va mal. Très mal. Je crois qu'il ne supporte pas d'être revenu à la vie. Qui es-tu pour savoir ce qu'il ressent ? Quelle culpabilité il porte? Mieux que quiconque, tu devrais pourtant savoir ce que cela fait, d'avoir été un paria pendant des années.

- Je ne l'avais pas mérité ou choisi, contrairement à lui !

- Alors va régler tes comptes directement avec lui, Aiolia, lui lança Milo d'un air méprisant. Je trouve bien facile de cracher de loin. Qu'attends-tu pour mettre une dérouillée à Deathmask, ou mieux, le jeter hors du Sanctuaire ? Il te fait peur ou quoi ?

- Comment oses-tu ! » Le Lion se jeta sur Milo avant que quiconque ait pu réagir. Les deux Gémeaux, rapidement rejoints par Aioros, tentèrent de les séparer. Le brouhaha s'amplifia à mesure que chacun y allait de son commentaire. Se tenant à bonne distance de ses condisciples, Shaka n'était, lui, qu'un masque livide et insondable. Il croisa le regard de Shura, qui lui parut plus désespéré que jamais.

La main de Shion fracassa l'accoudoir de son trône, en dispersant les éclats de bois doré à travers toute la pièce. Une aura brûlante commença à s'y propager. Tétanisés, les deux chevaliers fautifs se retournèrent vers le Grand Pope, les autres baissèrent piteusement la tête. Lorsque Shion ouvrit de nouveau les yeux, la déception qu'ils lurent dans son regard les frappa d'une honte épouvantable. Pendant de longues minutes, il les dévisagea un à un, incapable de parler. La tristesse et la rage tendaient ses traits. Ils auraient pourtant préféré que ce pesant silence persiste, tant la voix à peine audible, sinistre et impitoyable, les tailla en pièces :

« Toujours rongés par l'amertume… l'envie… le mépris. La haine. J'ignore encore ce qui a pu se passer pour que vous parveniez à vous unir et à détruire ce Mur. Mais je vous le dis : plus jamais vous ne reproduirez un tel miracle. Vous n'êtes même pas capables de vous supporter dans ce lieu sacré qui est votre maison à tous. J'ai honte. Honte pour vous. Honte de vous. »

Humiliés, les chevaliers d'or n'avaient en cet instant plus la moindre grandeur. Ils se regardèrent et leurs yeux devinrent des miroirs où chacun pouvait lire sa propre nullité et sa défaite. Ils ressemblaient à ces humains ordinaires, de ceux qui se montrent inaptes à demeurer à la hauteur de leurs responsabilités, de ceux qui se chamaillent tels des chiens errants pour un bout d'os, de ceux qui dansent encore quand la catastrophe menace. Les vrais traîtres, c'était eux, incapables d'oublier leurs égos, leurs intérêts, pour servir une cause qui les dépassait. Rien de grand chez eux. Certainement pas des dieux, encore moins des héros. Juste des hommes.

Un léger bruit d'étoffe les tira de leur torpeur. Derrière le trône de Shion, les pans d'une tenture écarlate s'écartèrent, et une jeune fille en sortit. Une très jeune fille, aux joues encore rondes, mais dont les yeux et le visage grave contenaient l'expérience de multiples vies et une sagesse d'au-delà des âges. Lorsqu'elle marchait, ses cheveux de bronze ondulaient et leur éclat rehaussait son teint pâle. Elle se tenait modestement les mains derrière le dos, l'air songeur. Mais lorsqu'elle redressa la tête, tous tombèrent à genoux en une seule et même vague tremblante d'émotion et de dévotion. En passant à côté de Shion, qui s'était levé péniblement pour la saluer, elle posa délicatement sa main sur son épaule, l'invitant à se rasseoir.

Elle les regarda les uns après les autres. Et dans ses yeux pers, immenses, chacun trouva une étrange paix mêlée d'amour qui lui étreignit le coeur. Plus que sur aucun autre chevalier, elle s'attarda longuement sur Shura, qui se redressa fièrement. Un dialogue silencieux semblait s'être engagé entre la déesse et le chevalier, dont les yeux s'embuaient. Lorsqu'ils les ferma, des larmes silencieuses coulèrent sur ses joues.

Elle descendit alors lentement, dans la même attitude méditative, les quelques marches qui la séparaient d'eux. Tous s'écartèrent sur son passage, et la suivirent du regard tandis qu'elle quittait le temple. Et nul n'osa lui demander où elle allait.


Arrivée au pied des marches du temple détruit, elle sentit le courage lui manquer. Le lieu la dominait de toute sa splendeur ancestrale, et de tout son passé terrible. Elle se souvint du premier véritable combat de Shiryu, de l'effort qu'elle avait dû fournir pour le sauver du monde des morts. Malgré elle, elle frissonna. Mais c'était une autre appréhension qui la retenait. Parmi tous ses chevaliers, Deathmask était le seul qu'elle n'avait encore jamais rencontré. Parmi tous ses chevaliers, il restait aussi le plus inquiétant. Pourtant, elle sentait confusément qu'il était, comme les autres, l'un de ses enfants. Et quelle mère se détournerait de son enfant qui souffre ?

Résolument, elle gravit les marches du temple et s'avança jusqu'à sa croisée. Le lieu était calme et semblait vide de toute présence. Les murs étaient lisses, mais l'atmosphère demeurait lugubre et empreinte d'une profonde tristesse. Elle inspira profondément, puis ferma les yeux, laissant son cosmos irradier légèrement.

Du fond de sa chambre, Deathmask sentit l'appel. Et n'y crut pas. Il bondit néanmoins hors de son lit et aurait voulu fuir à toutes jambes à travers la montagne. Mais un mélange de fascination et de crainte, qu'il n'avait jamais ressenti, vint l'étreindre. Dépité, il comprit enfin ce que Shura clamait depuis toujours : personne au monde, à part elle, n'était capable d'émouvoir un chevalier de cette façon. Son coeur et sa gorge se serrèrent, au point de le faire suffoquer.

Comme hypnotisé, il ouvrit finalement sa porte sur cette gamine de treize ans, qu'il contemplait véritablement pour la première fois de sa vie et qui le frappa par sa fragilité. C'était donc cela, Athéna ? A mesure qu'il s'approchait, elle lui paraissait de plus en plus petite, et lui d'une taille démesurée. Il lut un vague étonnement sur son visage. Etait-elle impressionnée ? Avait-elle peur ? Ils se dévisagèrent longuement, mutuellement intrigués l'un par l'autre. Il devait vraiment faire peur. De son regard sévère et cruel, peut-être espérait-il la décourager. Mais il ressentait aussi un attrait presque irrésistible, contre lequel il mit toute sa force, serrant les poings et les dents. Il ne voulait pas céder, car il ne voulait pas croire. Son aura devint horrible, malfaisante. Et elle continuait de le fixer de ses grands yeux, terribles par leur ancienneté et leur innocence, par leur bonté et leur sévérité. La fascination et la crainte l'emportèrent et firent refluer, impuissante, toute la noirceur qu'il avait pu invoquer. Baissant les yeux, il ploya lentement les genoux et avant qu'ils aient touché terre, il avait détourné son visage incliné pour qu'elle ne voit pas ses lèvres trembler de colère et de honte.

Il n'était qu'à quelques centimètres d'elle, pourtant elle n'osa pas faire le moindre geste vers lui. Elle aurait aimé le rassurer, mais elle n'avait que treize ans et il lui faisait si peur. Son coeur à elle aussi se serra, devant cette haine qui l'avait toujours déchiré et qu'elle ne parvenait pas à comprendre. Elle tendit enfin une main tremblante et la posa délicatement sur sa tête. Le contact, auquel il ne s'attendait pas, le fit sursauter. Il se releva brutalement et s'écarta, comme brûlé. Déçue d'abord, elle se résigna et le laissa reprendre sa liberté. Le silence entre eux se fit pesant, plein d'incompréhension, de reproches tus. Pour le rompre, Deathmask usa de ses armes préférées, la brutalité et le sarcasme.

- « Vous êtes venue me gronder? susurra t-il avec une humilité feinte.

Aucune émotion, bonne ou mauvaise, ne vint contracter le fin visage, qui acceptait simplement l'immédiateté de l'échange comme on accepte un duel.

- Et te gronder de quoi ?

- De ne pas avoir répondu présent à votre petite réunion d'anciens combattants. Celle où vous deviez nous expliquer pourquoi il est nécessaire d'assurer la succession.

- C'est important, soupira-t-elle. Pour redonner du sens à vos existences.

- Vous avouez donc qu'elles n'en ont plus. Est-ce donc la seule raison pour laquelle vous avez voulu nous ramener à la vie ?

Elle éluda la question : « Sais-tu que tu as été le premier ?

- A quoi ?

- A t'éveiller. » Il releva un sourcil dubitatif, et ne lui répondit que par un grognement de mépris et un haussement d'épaules.

« On m'aurait donné le choix, je ne serai pas revenu. Cette fois encore, je n'ai rien choisi. Alors ? Pourquoi avoir prié pour notre résurrection ? »

Elle baissa les yeux, presque intimidée. Et l'aveu fut terrible : « J'ai besoin de vous. La justice a besoin de vous. Et je vous aime tous. »

Ce rire… Un ricanement glacial. Il s'approcha d'elle et inclina son visage suffisamment près pour être à la hauteur du sien et la regarder droit dans les yeux. Jamais elle n'avait eu affaire à un tel homme, si proche de l'abîme, qui crachait son mépris avec le calme le plus absolu et une voix d'une profondeur effroyable.

« Si vous n'étiez pas Athéna… Savez-vous ce qui vous attendrait ? Vous avez besoin de nous ? De vos esclaves ? Pour continuer à jouer avec des vies d'humains et distraire votre éternité d'immortel ? Cela dure depuis toujours, depuis Zeus et sa balance, pesant les destins, décidant au gré de son humeur qui doit vivre et qui doit mourir ! »

Sa voix tremblait tant qu'elle parvint à peine à murmurer : « J'ai besoin de vous… pour continuer à protéger les hommes.

- Vous n'avez jamais rien protégé. Avez-vous vu l'état du monde? Qui croit encore en vous ?

- Peu importe que les hommes croient. Je suis là pour eux, et cela suffit.

- Moi, je n'ai jamais rien demandé. Pas même d'être là, jamais.

- Tu es donc si malheureux que cela, chevalier ? »

Il s'écarta d'elle, dodelinant de la tête : « Ne m'appelez pas ainsi.

- C'est pourtant ce que tu es.

- Vous savez très bien ce que je suis ! », rugit-il en se retournant. « J'ai été espion et assassin ici pendant 13 ans. Pendant toute la durée de votre existence terrestre. Vous qui savez tout, qui sentez tout, même quand vous n'étiez qu'un nourrisson, le savez parfaitement! Pas une fois, je ne vous ai entendue. Vous qui avez sauvé Kanon qui ne vous demandait rien… On me reproche d'avoir tué sans remords, mais ne lui doit-on pas un déluge ? Je suis curieux, comment choisissez-vous ceux que vous estimez dignes d'être sauvés ?

- Kanon a racheté sa faute en subissant les coups de Milo, et…

- … et moi, je suis mort deux fois pour vous. Une fois pour jouer mon rôle dans une mission absurde, et une dernière fois pour abattre un mur indicible et sauver l'humanité de la nuit éternelle. Songez-y. »

Eloquente, implacable dans sa vérité nue, sa réponse la laissa sans voix.

« Et aujourd'hui, pourquoi nous sauver, nous… et pourquoi pas Seiya ? » Il croisa son regard et celui-ci était devenu terrible, presque effrayant. Il jubilait, car il savait qu'il lui faisait du mal en prononçant ce nom tant aimé, le seul qu'elle n'avait pas pu ramener d'entre les morts et qu'elle ne pourrait plus jamais prononcer de son vivant. Il en rit intérieurement et parvint à maîtriser sa peur pour la provoquer davantage :

« Et les autres petits Bronzes, pourquoi sont-ils donc partis ?

- Je les ai laissés libres de choisir.

- Oh, je sais. On l'a su. Je voulais juste vous l'entendre dire. Et le plus honnête de tous a été Andromède, qui en a eu assez d'être un assassin au service de la justice et qui l'a dit. Tous ces enfants, arrachés à leur famille, marqués du sceau du destin et de l'arbitraire, voués à tuer ou à être tué… Marche ou crève, deviens chevalier ou repars les pieds devant. Le Sanctuaire est un lieu atroce. Vous l'avez reconquis au prix du sacrifice de vos chevaliers. Vous sentez encore plus mauvais que moi qui ne sens que le sang. »

Il contempla l'effet de ses paroles, et ne sut quoi en penser. Elle pleurait, en serrant les dents, la tête basse. Une enfant, rien que ça, s'étonna t-il. Mais quand elle redressa la tête, un horrible malaise l'étreignit. Il lut tant de déception dans ses yeux qu'il regretta immédiatement ses reproches.

Avant même qu'il ait eu le temps de réagir, elle le saisit par le poignet avec une force insoupçonnée, à laquelle il fut incapable de résister, et lui imposa de s'agenouiller. Elle se mit à sa hauteur, lui saisit le visage de ses deux mains et planta son regard profondément dans le sien. D'abord effaré, il comprit rapidement ce qu'elle voulait faire, et ne résista plus.

Elle ferma alors les yeux, et vit.

Son enfance pauvre, déjà marquée par le destin et la mort, malgré tout heureuse. Libre. Son arrivée au Sanctuaire, son entraînement, terrible, avec son maître. Les coups et les insultes. Sa première fois devant les morts et à quel point il en fut changé à jamais. Son premier meurtre pour obtenir son armure, cette vengeance personnelle contre son maître. Puis un second, puis tous les autres. Le plus difficile, c'est le premier. Après, ça devient la routine. L'innommable succession des cadavres, des gueules figées, des membres raidis, l'ascension d'une puissance incommensurable et la jouissance d'en être le seul maître. Elle vit les crimes de Saga et lui qui fermait les yeux et obéissait, à la fois parce que son métier était désormais d'obéir, mais aussi parce qu'il prenait goût au mal. Elle vit l'inexorable modelage d'un tout petit enfant, si beau et si vif, en esprit mauvais et indifférent, calculateur et opportuniste, avec pour seuls compagnons quelques chevaliers aussi détruits que lui, et elle se demanda alors, pour la première fois, s'il n'avait pas un tout petit peu raison. Lorsqu'elle rouvrit ses yeux embués de larmes, le regard sinistre de Deathmask acheva de lui briser le coeur. Elle desserra alors son étreinte autour de son visage, et spontanément inclina son front contre le sien. Ses larmes coulèrent presque sur lui, et il se sentit trop fatigué pour lutter plus longtemps. Ils demeurèrent longuement ainsi…

Si vous saviez comme je vous hais…

… jusqu'à ce qu'un chuchotement finisse par l'atteindre :

« J'aurais dû t'aimer plus tôt, chevalier. Pardonne-moi de ne pas avoir su te sauver. Mais tu l'as dit toi-même : je n'étais qu'une enfant. »

Elle glissa ses mains le long de son visage, dans ses cheveux, et étrangement il accepta la caresse, les yeux fermés. Elle lui demanda : « Comment se fait-il que tu sois le seul à ne pas avoir de nom ? »

Son regard comme son sourire la transpercèrent : « Vous n'avez donc toujours pas compris à quoi je sers ? Mais je suis votre monstre, Athéna… » Refusant l'évidence, elle voulut le faire taire, couvrir sa bouche, mais froidement il lui saisit la main et la serra à lui en briser les doigts. Sa voix enfla, la tétanisa : « Toute société a toujours eu besoin d'un bourreau. Ici, c'est le rôle des Cancers depuis la nuit des temps. On exécute les sales besognes, le visage caché, désincarné, dépossédé de soi. Quel besoin d'un nom ? Je ne suis qu'un miroir. Je renvoie le reflet de l'humanité que vous avez juré de protéger, et pour laquelle vous avez tant besoin de nous. Vaine, cruelle, vile… Je suis là uniquement pour rappeler aux autres ce qu'ils sont vraiment et qu'ils doivent dissimuler à tout prix. Vous allez apprendre à nous connaître… Nous sommes bien moins beaux que nous en avons l'air. »

Il se remit péniblement debout et, desserrant l'étreinte sur sa main, l'aida à se relever. Pour la première fois, il lui sourit franchement :

« Tous les chevaliers du Cancer sont maudits. L'armure demande qu'ils aient une connexion particulière avec la mort. Mais je vais vous faire un aveu : si c'était à refaire, j'agirai de la même façon. Parfois, j'ai tué par nécessité. Parfois, pour m'éviter des ennuis. D'autres fois encore, par pur plaisir, oui… J'ai tué parce que c'était dans mon intérêt d'être un tueur. Mais je ne suis pas sûr de vouloir détruire un enfant de la sorte. Alors je préfère sortir du jeu. C'est la première fois que je vous rencontre, et je vais vous désobéir. Je ne peux pas faire ce que vous exigez. Je ne peux plus. »

Elle voulut répondre, mais il l'arrêta d'un geste : « Athéna, si vous m'aimez tant que ça… Laissez-moi le privilège de mes rares accomplissements. »

Toute réaction de sa part devint inutile. Il lâcha sa main, s'inclina légèrement, et s'enfuit dans les ténèbres du temple.


La nuit est tombée. Ou bien est-ce le jour qui ne s'est jamais levé ? Jusqu'à présent, je ne sortais pas de mon temple. Depuis qu'elle est venue me voir, je ne sors même plus de ma chambre.

Elle a fouillé mes souvenirs comme on ausculte un cadavre, avec circonspection, sans doute avec un peu de dégoût. Pourtant, elle a eu l'air sincèrement triste de contempler ma vie, plus encore de découvrir qui je suis. Elle pleurait…Eh oui petite fille, tu découvres à quel point les hommes sont laids. Nous, nous trichons avec nos beaux yeux et nos beaux cheveux, nos corps d'airain et notre force inhumaine. Tu découvres comment le Sanctuaire croit transformer de vulgaires humains en super-héros. Et tu te rends compte que l'opération ne prend pas toujours bien. Les créatures produites s'avèrent parfois un peu tarées. Pas assez, néanmoins, pour ne pas être conscientes de leurs propres tares.

Si je quittais la vie aujourd'hui je n'en concevrai aucun regret, juste un profond soulagement d'être enfin débarrassé d'un élément perturbateur dans ma quête de tranquillité. J'accueillerais la mort comme je l'ai toujours fait, avec indifférence.

Dehors, la nuit était d'un noir d'encre, sans vent, le ciel pesant. Il déambulait dans l'obscurité totale, et n'avait jamais autant bu que ce soir-là. Aphrodite a toujours été trop complaisant avec lui. Trop heureux de nourrir ses mauvais penchants. Voire de faire du zèle, lui dégoter de petites surprises, toujours dangereuses, toujours malsaines, toujours tentantes. Avant, il partageait avec lui. Mais pas ce soir. Ni aucun soir précédent.

Il s'est contenté de faire le dealer. Petite ordure. A qui je manquerai ? Shura ? Peut-être. Sans doute. Je crois que je l'ai aimé. Même pas sûr. Tout le monde me fuit, depuis presque vingt ans. Je ne provoque pas l'amour, je ne sais pas ce que c'est. Je m'en fous. Demain… demain au plus tard… Peut-être avant…

Il passa par hasard devant un miroir, qui avait miraculeusement survécu aux dégradations du temple. Il s'y mira et ne se reconnut pas. Ces joues creuses, ces cernes noires… Seul son regard avait conservé sa folie. Sans réfléchir, il frappa le miroir du poing, et ramassa un des éclats brisés pour s'ouvrir les veines.

Il ne se sentit pas partir, ni s'affaler sur le sol de marbre. Il plongeait, dans le néant, comme ce plongeur qu'il avait vu durant son entraînement en Sicile, sur le mur d'un tombeau de Paestum. Plongeon dans la mort, plongeon dans la vie. Il plongea comme il avait plongé par deux fois dans le puits des âmes, mais il ne ressentit cette fois aucune angoisse. Juste l'impression de dormir, si profondément, si paisiblement. Il eut soudain l'étrange impression de remonter à la surface, comme si le néant était un lac au lit profond. Il remonta et émergea, comme libéré, d'une eau bleu marine, qui reflétait le ciel le plus pur et le plus haut, plus haut qu'au Sanctuaire. Il était passé dans un lieu inconnu, encerclé de montagnes célestes, rougeoyantes sous le soleil du matin. Un cirque de lacs, cascadant les uns dans les autres, avec au bord du plus grand lac, un temple creusé dans la roche. Non, pas un temple, un sanctuaire, s'entendit-il dire. Il était minuscule. Une vague - les lacs ont-ils des vagues ? - le rejeta sur la rive. La lumière, plus blanche qu'en Grèce, chauffait ses muscles et brûlait sa peau. En dépit de l'éblouissement, il distingua au loin, au pied des montagnes colossales qui s'élançaient vers le ciel étincelant, un être qui lui sembla être tour à tour une fillette, puis un jeune garçon, sans qu'il parvienne à fixer l'image au gré des transformations subtiles qui s'opéraient sous ses yeux. L'enfant en tout cas s'aperçut de sa présence, et lui sourit. Mais ce qui attira surtout son regard fut l'aigle à l'envergure immense qui s'appuyait fermement sur son petit poing. Poussant un hululement aigu, l'enfant lança l'aigle vers le ciel. Comme un vent qui déferle, il le vit assaillir, toutes serres et bec en avant, une chouette égarée en plein jour, qui n'émit qu'un faible chuintement avant de s'effondrer sur les pierres rouges. L'enfant le regarda alors droit dans les yeux, et entama une danse étrange, frénétique, changea de forme et de taille, sa peau devint bleue, ses cheveux poussèrent jusqu'à ses épaules et il crut y voir danser des serpents. Il eut soudain peur, terriblement peur, une peur telle qu'il n'en avait jamais connue, cosmique, de ces terreurs sacrées qui ne se manifestent qu'en présence des dieux. Il ne connaissait pas ce dieu-là et il sentait confusément que derrière son sourire éclatant se cachait une volonté destructrice contre laquelle nul ne pouvait rien. C'était un dieu du matin du monde qui dansait devant lui, un dieu sauvage et séducteur, immuable, éternel, glacial comme la mort, effrayant comme les montagnes qui les entouraient.

Instinctivement, il s'écroula sur le sol et se prosterna, les mains sur la tête, consumé par la terreur. Un vague parfum de jasmin vint chatouiller ses narines. Lorsqu'il redressa la tête, il ne distingua que deux pieds d'une inconcevable finesse, et ce fut de nouveau l'enfant qui se trouva devant lui et lui sourit. Il lui indiqua la direction du soleil levant, et s'évanouit dans l'air. Le vent murmura un seul mot à ses oreilles, un mot qu'il ne comprit pas. Kafiristan… Kafiristan… Et il sombra à nouveau dans les ténèbres.

Ce fut le soleil grec qui le réveilla, plusieurs heures, un nombre incalculable d'heures plus tard. Il ne sut jamais comment il parvint à se réveiller. Mais lorsqu'il se sentit toujours vivant, il saisit de quoi bander ses poignets, puis se précipita maladroitement hors de la pièce, pataugeant dans son propre sang, se cognant dans son lit, la porte de sa chambre, trébuchant au milieu des gravats qui gisaient encore dans son temple, pour atteindre la seule partie toujours érigée, ouverte sur la vallée immense du Sanctuaire qu'il contempla, haletant, adossé à une colonne. Et la splendeur du jour raviva soudainement dans ses veines l'envie de vivre, saine et terrible. Plus encore, l'étrange rêve qu'il avait fait résonnait toujours en lui et le réanimait. Et comme venu de l'Orient lointain, le vent de Grèce lui rapporta aux oreilles le nom inconnu qu'il y avait entendu.


Deathmask ne mit pas longtemps pour se rétablir dans le plus grand secret, cachant son cosmos aux sens de tous, même de Shura. Une nuit, dès qu'il se sentit en état de quitter sa Maison, il gravit discrètement les escaliers du Sanctuaire et se rendit au onzième temple, faiblement éclairé. Sans se préoccuper de la présence ou de l'absence de son propriétaire, il monta directement à l'étage supérieur et se rendit sans hésitation dans une pièce qui tenait lieu de bibliothèque. L'importante quantité de poussière étouffait l'atmosphère, mais les innombrables volumes qu'elle contenait lui donnait l'espoir de trouver la réponse à ses questions.

Trop occupé à fouiller les lieux sans la moindre précaution, il n'entendit pas le pas aérien qui se dirigeait vers lui. Il sentit cependant un froid mortel lui paralyser les jambes et les bras. Deathmask se retourna avant d'être totalement incapable de bouger, et se retrouva nez à nez avec Camus, lunettes sur le nez, aussi étonné d'avoir de la visite que de recevoir un tel visiteur du soir.

« Camus… lâche-moi, veux-tu ?

- Tu entres chez moi sans prévenir, tu fouilles ma bibliothèque, et je devrais t'accueillir en souriant peut-être ? »

Et Deathmask fut étonné de voir un sourire illuminer les traits d'ordinaire impassibles du chevalier du Verseau. Il aurait juré que celui-ci était content de sa présence, bien que son froid s'intensifia.

« Que viens-tu faire chez moi ? Shura habite plus bas, tu sais.

- Si je suis ici, c'est que j'ai une bonne raison. J'ai besoin d'une carte. »

Le froid reflua légèrement, et Camus arqua un sourcil perplexe. « Tu t'es mis à la géographie ?

- Oui, si tu veux. Tu as des cartes, oui ou non ?

- Oui », répondit laconiquement le chevalier du Verseau, à la grande fureur de Deathmask qui entreprit de se dégager du froid. Mais Camus resserra son étreinte glaciale, et tourna lentement autour du Cancer qui serrait les dents mais peinait de plus en plus à résister. Les deux chevaliers se fixèrent intensément. Deathmask étant devenu incapable de parler, Camus s'adressa à lui en pensée :

Pourquoi n'utilises-tu pas ton cosmos ?

Je ne veux pas qu'on sache que je suis sorti de chez moi et qu'on remarque ma présence.

Moi je l'ai remarquée.

Toi tu ne diras rien, je le sais. Tu n'as jamais poursuivi que tes seuls intérêts.

Et pourquoi une carte ? Tu veux déserter ?

Non. Je dois aller quelque part. Et il faut que je sache où c'est. S'il le faut, j'en parlerai à Grand Mouton.

De quoi il s'agit ?

De… mon disciple.

Cette fois totalement étonné par la réponse, Camus cessa immédiatement toute pression. L'atmosphère redevint normale, mais Deathmask grelotta et gratifia le Verseau d'un regard haineux.

« Je croyais que tu refusais catégoriquement d'entraîner un enfant. Qu'est-ce qui t'a fait changé d'avis ?

- Un rêve. » Cette fois, Camus dut faire appel à toute sa force de caractère et à son légendaire calme pour ne pas rire.

« Tu te moques de moi ?

- Je n'ai jamais été plus sérieux. » Le Verseau sonda son regard, et la clarté des pupilles de Deathmask lui confirma qu'il ne mentait pas. Dans ses souvenirs, il distingua nettement un homme qui, si détestable qu'il fut, étrangement n'avait jamais menti et s'était toujours enorgueilli de sa redoutable honnêteté. Vraisemblablement, la mort n'avait pas eu raison de ce trait de caractère.

« Je suppose que tu ne me le raconteras pas.

- Tout juste. Je ne te dirai que ce qui m'arrange. J'ai retenu un mot dans ce rêve, et je pense que c'est un lieu. « Kafiristan ». Ça te dit quelque chose ? »

Camus ne réagit pas au nom, mais il sembla réfléchir. De sa démarche légère et souple, il contourna élégamment Deathmask et s'approcha d'un meuble à tiroirs anciens. Il ouvrit un tiroir en particulier, en tira une carte continentale qui sembla immense au chevalier du Cancer, et l'étala sur une table devant lui. Le chevalier du Verseau appuya ses deux bras sur la table, surplombant la carte.

« L'Asie. Le nom que tu m'indiques est un pays totalement oublié, que d'ailleurs on ne nomme plus ainsi depuis un siècle. Aujourd'hui, il s'appelle Nouristan, « pays de lumière ».

- Où se trouve t-il ? »

Camus planta un index sans hésitation sur un immense massif de montagnes. « Au coeur de l'Hindu Kush. Le pays est totalement inaccessible en hiver. Il est entouré de glaciers éternels, c'est tout ce que je peux t'en dire. Je n'y suis jamais allé.

- Un lieu oublié des dieux et des hommes » murmura Deathmask. Il s'approcha de la carte, et tenta de distinguer les frontières, les pays, au milieu du fouillis de noms et d'indications. Il en reconnut cependant deux.

« C'est entre la Chine et l'Inde ?

- Pas exactement. Mais ce n'en est pas très loin en effet, du moins pour nous.

- Shaka pourrait m'aider ?

- Non. Shaka est né dans la vallée du Gange, beaucoup plus au sud. Il ne connaît rien de l'Hindu Kush. En revanche… il y en a un parmi nous qui connaît mieux ces montagnes, et qui habite dans les parages. » Camus releva timidement le nez, croisa le regard de Deathmask qui avait déjà compris.

« Non… pas lui.

- Il t'aidera Deathmask. J'en suis sûr.

- Je ne peux pas lui demander son aide. Certainement pas. Plutôt…

- Crever ? Remarque, on fait ça bien… Mais ça serait un peu dommage de mourir pour si peu, tu ne crois pas ?

- J'ai ma fierté. »

Camus haussa les épaules, rangea sa carte. « A ta guise. En tout cas, tu as ton information. Fais-en ce que tu veux. »

Deathmask hocha la tête. « Merci. Merci pour ton aide. »

Camus sourit : « C'est bien la première fois que je t'entends remercier quelqu'un.

- C'est que tu ne me connais pas », rétorqua le Cancer. Avant de le laisser partir, le Verseau osa tout de même une question : « Death… qu'est-ce qui te fait penser que ce rêve va te mener à un disciple ? »

- Mon sixième sens… qu'on oublie un peu trop souvent. Surtout nous. » Il ne lui dit évidemment pas que le rêve qu'il avait eu lui semblait contenir autre chose, d'étranges présages, la mise à mort de la chouette étant, à son sens, le plus intriguant.

Le lendemain, lorsque Shura entra dans le quatrième temple, il ne sentit aucune présence. L'armure du Cancer avait disparu. Deathmask était parti dans le plus grand secret, sans donner l'alarme, sans demander la moindre permission. Lorsqu'on lui demanda s'il l'avait vu partir, Camus sembla aussi étonné que les autres.


La vue de cette tour maudite augmenta sa rage de s'être senti obligé d'y venir. Deathmask contemplait la haute demeure à étages de Mû, et son envie s'accrut à mesure que son regard s'élevait. Mû, l'enfant prodige, le préféré, avec les privilèges propres à sa race, propres à sa relation avec Grand Mouton, libre de partir s'isoler quand bon lui semblait, adolescent suffisamment courageux pour préférer l'exil au déshonneur. Il soupira et, d'un pas déterminé, parcourut les derniers mètres qui le séparaient du promontoire de la tour de Jamir.

Au-dessus de la porte dépourvue de battants, une tenture blanche comme celles des yourtes arborait deux chameaux de Bactriane brodés, assis sur des volutes d'inspiration mongole et entourant la roue du Dharma. Deathmask resta en bas des marches, attendit. Il ferma les yeux, et inspira profondément. Son aura se mit à résonner imperceptiblement autour de lui.

Il entendit des pas légers, presque aériens, sortir de l'obscurité. La lumière du matin révéla le clair visage de Mû, vêtu d'un épais manteau rouge croisé et noué à la taille, qui lui descendait jusqu'aux chevilles. Ses mains portaient les traces de soins apportés aux armures. En dépit de ses efforts pour rester maître de lui-même, Deathmask crut reconnaître sur ses traits les marques d'une profonde stupéfaction et, dans une certaine mesure, d'une légère contrariété. Le chevalier du Bélier s'écarta cependant en silence, et Deathmask entra sans un mot.

Comme tous leurs condisciples, Mû était habitué à vivre dans le dénuement. La seule richesse de sa demeure résidait dans les nombreux tapis qu'il avait semés dans toutes les pièces et formaient un sol réconfortant. Leurs éclats colorés, vibrant des quelques pierreries et métaux tressés aux fils de laine, conféraient au lieu une étrange tranquillité, chaleureuse et sereine. Le reflet exact de l'âme du Bélier, se dit Deathmask. Tout décidément traduisait sa sainte perfection. Il songea à l'allure qu'avait eu sa propre maison au Sanctuaire durant treize ans, et cette réflexion l'irrita encore davantage contre le chevalier du Bélier.

Arrivés dans une petite pièce uniquement garnie de tapis et de coussins, Mû s'assit à même le sol, en croisant ses jambes. Il invita silencieusement Deathmask à faire de même. Face à face, uniquement séparés par une longue table basse, les deux chevaliers se contemplèrent de longues minutes sans prononcer un mot. Leur gêne réciproque avec la personnalité de l'autre était si perceptible que Deathmask se mit à rire.

« C'est drôle de se retrouver ainsi. On pourrait presque croire que je viens me venger.

- Tu étais dans ton rôle, moi dans le mien, répondit tranquillement Mû. Nous n'avons aucun compte à régler. Que cherches-tu, Deathmask ?

- Mon futur disciple.

- A Jamir ? Pourquoi ? Ceux venus au Sanctuaire ne te conviennent pas ?

- Je ne me suis même pas posé la question.

- Que cherches-tu vraiment ? »

Deathmask éluda la question. Il doutait encore. « Mû, combien de temps cela va t-il durer? Combien de temps encore ?

- Quoi donc ?

- Dresser des enfants à tuer.

- C'est comme ça que tu vois les choses?

- Shura. Aphrodite. Milo. Moi. Regarde les choses en face. »

Le Bélier prit un moment pour réfléchir. Il s'adossa lentement à l'un des murs, comme alourdi par le poids du passé.

« Tant qu'il y aura des dieux sur la terre et des hommes à protéger.

- On ne protège rien. Il n'y a jamais eu autant de guerre, autant de meurtre. Je hais les dieux, et Athéna plus que tous les autres. »

Mû se redressa vivement : « Comment oses-tu ? Elle t'a redonné la vie.

- Je n'ai rien demandé.

- Alors pars du Sanctuaire. Ou donnes-toi la mort. Qu'attends-tu ? »

Deathmask sourit. « Oui… je pourrais… j'aurais pu faire ça. Mais mon intuition en a décidé autrement. »

Mû tenta de lire son regard. Hormis une étrange détermination qu'il ne lui avait jamais vue, Deathmask resta insondable.

« Mû, crois-moi, je ne suis venu ici que parce que je n'avais pas le choix. Au Sanctuaire, j'ai fait un rêve étrange. Je n'ai entendu, retenu qu'un seul mot, un nom semble-t-il. « Kafiristan ». Camus me l'a montré sur une carte, et il se trouve que c'est une région pas si éloignée de la tienne. Mais c'est tout ce que j'ai pu apprendre. Connais-tu ce lieu ?

Mû tressaillit, et conserva longtemps le silence avant de répondre. « Il y a bien longtemps que je n'ai pas entendu ce nom... c'est une région de l'Hindu Kush. Très secrète, longtemps oubliée », murmura t-il enfin en regardant par une fenêtre grillagée de bois restée ouverte, les sommets diaphanes de Jamir.

Deathmask s'impatienta. « Dis-moi tout ce que tu sais, Mû. Si je suis venu te voir, c'est que tu es le seul parmi nous à savoir décrypter de tels mystères. Même Camus n'en savait pas grand chose. Toi seul peut me dire où chercher.

- Pourquoi n'es-tu pas allé voir mon maître ? »

Deathmask hésita. Oui, pourquoi n'était-il pas allé interroger Shion? Pourquoi, à la place, avait-il fait tout ce chemin pour voir l'un des chevaliers qu'il craignait et détestait sans doute le plus ?

Parce que je n'ai plus confiance en personne, hormis mon pire ennemi.

« Je ne suis pas ton ennemi, Deathmask. » La voix de Mû s'était doucement abaissée, et les deux chevaliers se dévisagèrent à nouveau longuement.

Le Bélier n'avait jamais véritablement regardé celui dont nul ne connaissait le nom. Jamais pris quelques minutes pour déceler, au-delà de cet inflexible visage de marbre, la terrible fragilité qu'il cachait sans doute. Jamais il n'avait pris le temps de le connaître, ni de le comprendre. Il s'en voulut. Peut-être qu'un simple mot aurait pu changer le cours des choses. Deathmask comprit à son regard son élan de compassion, et n'en voulut pas. Il se détourna rageusement, laissant Mû à ses inutiles regrets. Le Bélier soupira douloureusement.

« Va au Kafiristan. Là-bas, tu trouveras peut-être ce que tu cherches.

- Vraiment ?

- En persan, Kafiristan signifie « la terre des païens ». Ou des « infidèles »… Tout dépend du point de vue.

Deathmask sourit largement. Il y avait bien quelque d'étrange et de différent qui émanait de cette terre-là.

Mû sembla soudainement pris par une contemplation connue de lui seul. « Le peuple qui l'habite se meurt, murmura t-il. Les montagnes ne suffisent plus à le protéger et à lui conserver ses coutumes. Avant, elles leur offraient un refuge. Aujourd'hui, elles le murent dans l'indifférence et l'oubli.

- Ce pays… Tu y as déjà été.

- En effet. Il y a très longtemps.

- Qu'ont-ils de si spécial, là-bas ?

- Ils boivent du vin. Adorent des idoles en bois et invoquent les esprits, pour ceux qui osent encore résister à l'islam. Mais même les convertis ne voilent pas leurs femmes. Ils savent très bien se battre. Si bien que nul ne les a jamais conquis pendant près de deux millénaires. Et surtout… ils parlent grec, au coeur même de l'Asie. »

Le Bélier et le Cancer se regardèrent et il y eut entre eux une compréhension immédiate.

- Tu m'acceptes pour la nuit ? J'ai pas mal de questions.

- Me laisses-tu vraiment le choix? » répondit Mû dans un sourire.


En quittant Jamir, Deathmask ne savait pas encore quel chemin prendre. Mû ne lui avait donné aucune indication précise à cet égard. De multiples routes étaient possibles pour franchir la colossale barrière de l'Hindu Kush, « la montagne qui tue les Indiens » et pénétrer dans un pays si reculé qu'il était resté quasiment inconnu durant des siècles. D'après Mû, la réputation de son peuple le précédait : un peuple guerrier qui avait résisté à Tamerlan et à l'empereur Babur, encore païen à l'époque moderne, aux origines si mystérieuses qu'on le disait descendre des guerriers d'Alexandre le Grand, volontaires pour peupler ses Alexandrie du bout du monde. D'autres, y compris au sein du tout petit peuple du Kafiristan, évoquaient même un dieu grec qui s'était aventuré jusqu'en Inde… ou au contraire, avait quitté l'Inde pour venir apporter son culte en Grèce, on ne savait plus très bien. Nul en tout cas ne pouvait savoir quel accueil il recevrait, tant ce peuple était imprévisible. Mû l'avait mis en garde :

« Je sais bien que tu te débrouilleras seul. Mais si tu dois demander ton chemin, ne mentionne pas le Kafiristan. Cite des villes plus lointaines. Ce nom flanque la frousse à tous les habitants de la région, de l'Hindu Kush aux confins de l'Himalaya. » Deathmask hocha la tête, et s'apprêta à sortir lorsque le Bélier le retint :

« Je sais aussi quelles sont tes habitudes. Je suis certain que tu ne seras pas obligé d'en arriver là. S'il te plaît, Deathmask… Essaie de ne pas salir ta quête avec du sang. »

Deathmask regarda Mû froidement, haussa les épaules et partit sans le saluer.

Il décida de s'inspirer du dieu venu en Grèce depuis l'Orient plutôt que du conquérant qui n'y revint jamais, et se dirigea résolument vers l'ouest depuis Jamir. Il fit en sens inverse la route d'Alexandre, dont chacun même parmi les illettrés connaissait encore le nom et les exploits. Lorsqu'il hésitait sur son chemin, les villageois et les bergers qu'il accostait lui désignaient, comme s'ils l'avaient vu l'emprunter la veille, la route qui avait été celle d'Iskander, avec la certitude extrême de ne pas se tromper.

Sur cette route, Deathmask se sentit étrangement poussé par la nécessité de rester humain et n'usa pas de ses pouvoirs. Il portait un tchapane blanc comme du sable clair, et un turban de même couleur dont les pans cachaient son visage, bien que ce ne fut pas la coutume dans les montagnes d'Asie. Seuls ses yeux étaient visibles.

Il longea le corridor du Wakhan sans s'aventurer sur ses hauteurs, sans croiser ses chameaux de Bactriane et les yaks aux longs poils.

Insensible au froid des cimes célestes, indifférent au gris hostile des roches glaciaires, il traversa la montagne tueuse dans un silence absolu, uniquement rompu par les hurlements du vent et des rires moqueurs issus de ses souvenirs. La nuit, certains hauts plateaux lui rappelaient le puits des âmes.

Parvenu au Chitral, au coeur de ces provinces dites tribales, il traversa une verdoyante vallée irriguée de mille cours d'eau, couverte de forêts sombres, ouverte sur des neiges éternelles et sur le seul passage vers le Kafiristan, inaccessible autrement qu'à pied. Et les premières maisons de bois et de torchis que Mû lui avait décrites, plantées sur des pilotis et bordant les fleuves déchaînés au point d'en frémir, lui confirmèrent qu'il était sur le bon chemin, tout comme les plants de vigne soigneusement entretenus qu'il aperçut au loin, tout comme l'étrange maison commune de trois étages, aux colonnes ioniennes sur lesquelles grimpait un lierre splendide, frappée d'une plaque écrite en grec. Devant la maison, des enfants vêtus d'épais manteaux de laine noir et rouge, assis en tailleur ou traînant leurs genoux dans la terre humide, jouaient aux osselets. Il ne pensait pas que quelque part au monde, on jouait encore à ce jeu-là. Au bruit de ses pas, pourtant discrets, les enfants redressèrent tous la tête en même temps et le défièrent du regard. Une masse indistincte de cheveux noirs, blonds, roux même, des yeux bleus, des yeux verts, si perçants et si intenses, sans l'ombre d'une peur, qu'il en fut ébloui. Les enfants se relevèrent et prirent la poudre d'escampette avant qu'il ait eu le temps de leur adresser la parole. Ils lui ouvrirent le passage à travers le village. Chaque habitant qu'il croisa le contempla avec un mélange de stupeur et de curiosité. Il remarqua rapidement que toutes les femmes n'étaient pas voilées. Celles qui laissaient paraître leurs cheveux et leur visage lui adressaient un franc sourire, avant de rejoindre leurs compagnes plus timides en riant aux éclats. Leurs cheveux étaient savamment tressés en une coiffure extrêmement compliquée qui marquait sans doute leur statut, et où se mêlaient perles de couleur, petits coquillages et rubans de laine rouge. Aucune ne se détourna à son passage, mais aucune ne perçut en retour son sourire satisfait, dissimulé sous son turban. Les plus fines constatèrent avec fierté que ses yeux riaient. Les hommes en revanche le considéraient avec une franche hostilité, dans laquelle il flairait néanmoins la crainte et cette forme d'incompréhension déférente que l'on sent chez les croyants.

Il ne lui fallut que peu de temps avant de se heurter à un homme moins prudent que les autres. L'homme, en passant, le frôla délibérément d'un peu près et le cogna à l'épaule. Deathmask s'arrêta à sa hauteur, et le dévisagea. L'homme affichait à travers son sourire édenté un air de provocation stupide et bornée. Quoi qu'il parvint à comprendre dans le regard du Cancer, il perdit rapidement son sourire, recula et s'enfuit prestement dans une ruelle boueuse. Deathmask donna un coup d'oeil circulaire à ceux qui furent témoins de la scène. Hormis les clapotis des enfants dans les flaques d'eau et les vagissements des nourrissons, aucun bruit ne se fit entendre.

Pourtant, l'intrépidité stupide de l'homme édenté avait donné des idées à quelques-uns, peut-être une vingtaine d'hommes, qui se massèrent tranquillement autour de lui, les bras croisés. Certains s'étaient équipés de faux ou de massues grossières. Deathmask considéra calmement ses adversaires, et n'eut aucun mal à anticiper d'une bonne minute l'attaque qui finit par venir dans son dos. Saisissant l'homme à la gorge, il le souleva du sol et le jeta quelques mètres plus loin, comme il l'eut fait d'un vieux sac. Il repoussa aussi aisément les inconscients que sa démonstration n'avait pas convaincus, et qui quelques minutes plus tard purent s'estimer heureux de ne s'en tirer qu'avec quelques fractures. La colère du chevalier grandissait à mesure qu'on l'attaquait quand l'image du Bélier, presque suppliant, s'imposa à lui, et le fit hésiter. Agacé, il se résigna pourtant à ne pas servir son envie habituelle, totalement primitive, de faire couler le sang. Il eut la plus grande peine à faire taire son cosmos, qui ne demandait déjà qu'à exploser, et à maîtriser son armure qui tremblait dans sa boîte.

L'agitation commençait à prendre de l'ampleur, quand une voix grave et forte parvint à la couvrir et à imposer le silence. Deathmask vit alors venir à lui cinq hommes de haute stature, certains portant fusils et cartouches en bandoulière, vêtus de vieux treillis usés, d'autres revêtus de tchapanes d'un blanc immaculé et d'un pakul de même couleur. Chez ses cinq hommes, des traits fins, des cicatrices au visage, et toujours ces regards farouches et pénétrants.

A leur passage, tous s'écartèrent en s'inclinant respectueusement. Deathmask ne fit aucun mouvement lorsqu'ils l'encerclèrent, pas davantage lorsqu'ils lui parlèrent dans une langue qui ressemblait à du vieux perse, et qu'il ne comprit pas.

« Que viens-tu faire ici, ferangi ? » Le chevalier se retourna vers un jeune homme pâle, d'une blondeur éclatante, un de ceux vêtus de blanc. Hors le dernier mot, il s'était adressé à lui dans un grec parfait.

Deathmask les dévisagea les uns après les autres. Aucun ne tressaillit sous le poids de son regard. Ses yeux se plissèrent sous l'effet du sourire qu'ils ne distinguèrent pas, et ils froncèrent les sourcils.

« Conduisez-moi à votre chef. Et si vous tenez à la vie… ne me posez aucune question. »

Et Deathmask alluma tout de même, le plus légèrement possible, son cosmos comme une menace latente qui distilla sa malfaisance à travers l'atmosphère. Et instinctivement, comme les animaux qui flairent l'approche d'une tempête ou d'un tremblement de terre, tous reculèrent à l'exception des cinq notables - car il ne doutait plus qu'il s'agissait là des principaux membres du conseil qui régissait la vie de chaque village dans ces vallées perdues, et dont Mû lui avait parlé.

Les cinq hommes prirent conseil les uns des autres sans échanger un mot, et enfin lui firent signe de les suivre.

Sur son chemin, Deathmask prit le temps d'observer plus attentivement les gens et les lieux. Sur un coteau en bordure du village, il remarqua une petite figure toute voilée d'une vieille laine rougeâtre, qui bêchait péniblement un maigre carré de terre et ne semblait nullement préoccupée du tumulte ambiant. Lorsque les petits enfants qui lui servaient d'escorte arrivèrent à la hauteur de la petite fille, ils ramassèrent des pierres et firent un écart uniquement pour les lui lancer avec force cris et piaillements ridicules. Elle se protégea le visage du bras en vociférant des insultes, et poursuivit tranquillement sa tâche une fois les enfants partis, sans un pleur. Cette résilience attira la curiosité du chevalier. Il s'arrêta, et fixa l'enfant. Ignorait-elle qu'on la regardait, ou refusait-elle de céder à l'humiliation d'y répondre, elle poursuivit son pénible travail comme si de rien n'était. Mais derrière cette apparente résignation, Deathmask sentit pulser dans l'air une vibration étonnamment vive et lumineuse de colère inassouvie. Il fut le seul à la percevoir et cette sensation, plus encore que les oeillades des femmes, le réjouit au plus haut point.


Au bout du village se dressait une maison qu'il estimait comme étant la plus ancienne du lieu. Bâtie sur pilotis, c'était un curieuse composition de bois et de pierre, qui donnait davantage dans l'horizontalité que la verticalité, aux longs murs et au toit très plat. L'étage unique possédait une loggia enclavée, soutenue par des colonnes en bois sans ornements. Le lierre la recouvrait si bien qu'on ne distinguait presque plus la porte. A quelques mètres du seuil, les cinq notables qui lui avaient ouvert le chemin s'écartèrent de part et d'autre et Deathmask sentit le poids du défi à leurs regards farouches. Il s'avança et dut se baisser pour pénétrer dans la maison.

Face à lui, tisonnant un feu mourant, un vieil homme se tenait assis. Il portait d'épaisses lunettes à monture noire, rondes comme des soucoupes, par-dessus un bandeau qui cachait son oeil borgne. Il n'accorda pas un regard au chevalier, qui embrassa la pièce principale d'un coup d'oeil circulaire. Quelques méchants tapis, et de curieuses idoles de bois qui entouraient l'âtre, et plus curieux encore, un vieux transistor encore en état de marche, probablement la seule richesse de tout le village.

Ce n'est que lorsque la porte se referma que le vieux chef daigna réaliser la présence de l'étranger. Il se leva et le salua aimablement, avant de l'inviter à s'asseoir.

« Excuse l'accueil qui te fut réservé, ferangi. Nous avons si peu l'habitude des visites… et les dernières se sont mal terminées pour nous. »

Longuement, il lui raconta alors l'émir Abdour Rhamane, et la chute de leurs idoles cent ans plus tôt.

« Nos aèdes sont partis sur les routes de l'Hindu Kush avec notre passé et nos dieux. Avec leurs souvenirs de berceuse au coin du feu, d'un très ancien passé, celui du foyer des descendants d'Iskander. Certains sont devenus célèbres dans toutes les montagnes d'Asie centrale. L'un d'entre eux s'appelait « l'Aïeul de tout le monde ». Ou encore Guardi Guedj. Et sans doute d'autres noms encore, propres aux contrées qu'il a traversées. Quiconque entendait sa voix une fois ne l'oubliait plus jamais. L'émir disait qu'il n'y a qu'un seul dieu. Mais Guardi Guedj disait que lorsqu'on a beaucoup voyagé à travers les terres et le temps, c'est difficile à croire. »

Deathmask hocha la tête en souriant légèrement. Le vieux chef lui servit un thé brûlant dans un samovar cuivré.

« Que cherches-tu ici, ferangi ?

- Je viens de Grèce. Je me suis laissé dire que ton peuple demeurait un peuple de guerriers. Et qu'il parlait aussi le grec. Je cherche un enfant différent des autres.

- Pourquoi faire ? » La voix s'était durcie en posant sa question.

« Non. Je sais à quoi tu penses. Je ne suis pas ce genre d'hommes, rassure-toi.

- Je sens une noirceur en toi, étranger. Mais aussi une étonnante lumière. L'éclat de l'or. » Deathmask sursauta malgré lui, et sentit à nouveau l'étrange acuité de ce peuple dont les sens n'étaient ni affadis, ni abâtardis par la civilisation moderne.

« Cet enfant que tu cherches, tu en feras un guerrier ?

- Oui.

- Tu as besoin d'un garçon alors ?

- Ou d'une fille, ça n'a aucune importance. Ce qui importe, c'est ce qui se trouve en lui, en elle. L'ampleur de sa force et de ses dons.

Le visage du vieux devint sévère : « Les femmes ne font pas de bonnes guerrières. Nous ne leur apprenons jamais à se battre. Chacun son rôle. » Mais le rire sourd de Deathmask, tranquille et agacé, le glaça lorsque celui-ci se pencha vers lui avec une hostilité palpable et lui dit :

« Parce que tu m'accordes l'hospitalité, je ne ferai rien contre toi. Mais ne te mets pas en travers de mon chemin, vieillard. D'où je viens, les règles sont différentes. Si tu ne veux pas m'aider, peu importe, je chercherai tout seul. Et je trouverai. Et tu ne pourras pas m'empêcher de partir avec l'enfant que j'aurai trouvé, quel qu'il soit. »

La honte brûlante ralluma le regard terni du vieux chef, qui le toisait de son oeil unique. Deathmask y reconnut le mépris et la méfiance qu'il avait décelés dans chaque enfant, chaque femme dont il avait croisé le regard depuis qu'il était entré au Kafiristan. Mais la flamme que ses mots avaient brièvement rallumée lui sembla rapidement moins vive.

« Tu viens du pays de nos ancêtres, murmura le vieux avec gravité. C'est uniquement pour cette raison que je n'appelle pas mes gens et que je ne te fais pas tuer sur le champ. »

Ces gens sont stupéfiants. La peur n'a pas la moindre place en eux. Ils la maîtrisent de naissance, constata Deathmask en lui-même.

Le chef continua : « Ici, mon peuple a été celui de Dionysos en route pour l'Inde. C'est lui qui nous a enseigné le vin, le chant, la danse, l'amour. Nos idoles sont de bois, les vignes poussent, les montagnes nous ont protégés pendant des siècles.

- Et qu'espérez-vous maintenant ?

- De ne pas disparaître. Mais tous ne sont plus aussi attachés à notre histoire. Les jeunes oublient. » Le vieux chef aspira bruyamment son thé, et conserva un silence pensif pendant plusieurs minutes. Deathmask considéra plus attentivement ce visage de bois, aux milles rides, où le large front, les arcades sourcilières et le nez droit formaient un ensemble harmonieux, où se mêlaient la grâce des vieux Bouddhas et la sévérité des anciens guerriers achéens. Il n'avait jamais vu de tels visages, totalement hors du temps. Des visages de mythes, du fond des âges. Sa fascination ne le détermina que davantage à atteindre son but.

« J'ai croisé une gamine en arrivant, dit-il. Elle n'a pas fait attention à moi, elle bêchait son lopin de terre, et ne devait pas avoir plus de huit ans. Les autres enfants lui ont jeté des pierres en passant.

- Oui… parce qu'elle n'est pas comme eux.

- Qu'a t-elle de si différent ?

- Elle dit qu'elle peut parler avec les morts. Ils pensent qu'elle est maudite », expliqua le vieux comme s'il s'agissait de la chose la plus normale du monde. Le visage de Deathmask s'illumina d'un sourire de loup qui l'effraya plus encore que ses menaces.

« Ses parents ? »

Le vieux fit non de la tête, et haussa les épaules avec indifférence : « Peut-être est-elle celle que tu cherches.

- Qu'en sais-tu ? »

Il sourit : « Nous subissons notre joug péniblement, pour éviter la mort. Mais nous vivons à notre façon. Nous sommes libres, nous nous battons pour cela et on nous craint pour cela. Les montagnes nous préservent encore de l'anéantissement. Nous sommes un peuple farouche et fier. Elle est cela, et plus encore.

- Pourtant, les autres la détestent, souligna Deathmask. Et toi, tu en penses quoi ? Tu ne l'as pas bannie visiblement, mais tu la laisses se faire martyriser. » Il se tut quelques secondes, avant d'ajouter : « Tu me parles de vin, de danse et d'amour, mais ce que je vois, moi, c'est que les femmes, ici comme ailleurs, valent encore moins que vos bêtes. »

Le vieux se raidit. L'envie lui vint, non pas d'appeler, mais de tirer lui-même sa lame et de tenter sa chance face au ferangi. Eût-il été plus jeune, il l'eût certainement fait… et aurait sans doute perdu la vie. La vieillesse lui avait volé sa force, mais lui avait donné la sagesse en échange. Le troc était honnête. Il soupira : « C'est ma nièce dont tu parles, ferangi. On ne rejette pas sa famille. Mais je ne peux pas ignorer la loi du groupe. A cause de son « don », je ne peux pas la marier, car personne ne voudra d'elle. Et je ne peux pas la chasser non plus, car elle est de mon sang. Et ce n'est pas sa faute si elle voit les esprits. Elle pourrait être chaman… mais elle n'a pas été appelée. Ce n'est sans doute pas son destin. »

Il se leva soudainement, avec plus d'aisance que ne laissait présumer son corps ravagé par le temps. Deathmask réalisa soudain que, dans sa jeunesse, cet homme avait dû être un grand guerrier, aux mains rugueuses et violentes, aux épaules solides et larges, le genre d'hommes qui parlent peu et se définissent surtout par leurs actes. Il lui rappela soudainement quelqu'un qu'il avait laissé derrière lui, en Grèce, quelqu'un qui l'aimait et à qui il n'avait même pas dit où il allait.

« Passe la nuit ici. Tu es sans doute fatigué par ton long voyage. Demain, tu iras la voir. Elle garde les troupeaux dans la montagne. Ainsi, les autres la laissent tranquille et elle se rend utile. »

Ces derniers mots, en apparence anodins, firent tomber sur Deathmask une tristesse indicible. Il repensa à la triste petite figure emmitouflée dans sa vieille laine rouge, et les jours succédant aux jours, les années aux années, il se figura sa vie de misère, depuis le début jusqu'à la fin, et lui qui connaissait si peu l'empathie ressentit une sorte de révolte au fond de lui-même.

Contrarié, il se leva et salua froidement le vieux chef. Tandis qu'il s'apprêtait à sortir, la voix usée l'arrêta :

« Ferangi, nous donnons deux noms à nos enfants. L'un persan, l'autre grec. C'est une coutume dont l'origine se perd dans le fond des âges. Peut-être est-ce un hommage à Iskander, lorsqu'il unit l'Orient et l'Occident par la force de la conquête et de l'amour. Cette enfant se nomme Firouzeh dans notre langue. « La turquoise ».

- Et en grec ?

- Panorea. »

La très belle. Deathmask attendit d'être à l'étage pour laisser totalement paraître sa mauvaise humeur. Pourquoi tout dans ce pays semblait emprunt d'une ineffable magie ?


Quelques heures s'étaient écoulées, et la nuit était tombée. C'était le début du printemps, mais l'air demeurait encore glacial au coeur de l'Hindu Kush. Deathmask, qui s'en accommoda aisément, fumait sur la terrasse à l'étage de la petite maison de bois, ouverte sur la montagne et la nuit. Lui qui connaissait par coeur le sublime ciel de Grèce pensa n'avoir jamais vu autant d'étoiles. C'était une de ces nuits où l'on croit entendre les battements de coeur de l'univers.

Soudain, du coeur de la maison, juste en-dessous, monta une musique, des mains qui battaient le rythme et le son sautillant, joyeux, gonflé d'espoir, de la mandoline et du tablā. Puis une voix, puis un choeur, qui chantait, reprenait, vocalisait des paroles mystiques. Il n'en comprenait aucune, mais il savait qu'elles parlaient de l'indicible et le chant lui transperça le coeur. Il retira lentement sa cigarette des lèvres et fixa, fasciné, le point de jonction entre les crêtes immenses et le ciel qui lui semblait scintiller davantage. Le chant de dévotion répétait, répétait inlassablement. La voix était d'une ferveur implacable, virevoltait, s'élançait comme une unique note claire, un fleuve déferlant aussi pur qu'au matin du monde. Le choeur la suivait, et son coeur qui battait aussi vite que le rythme des tambours entrevit alors la beauté déchirante et absolue de toute chose. Il se vit au coeur des montagnes, tournant sur lui-même le regard tourné vers l'éternité céleste. Lorsqu'il ferma les yeux, il crut sentir le glissement d'une étoffe aussi délicate et légère qu'une plume qui l'enserrait et caressait son visage. L'apogée fut atteinte dans une lenteur si douce qu'elle devint insupportable. Lorsqu'enfin tout s'arrêta, que l'union fut rompue, il se sentit vide et comme amputé, plus triste que jamais.

Il ne parvint pas à fermer l'oeil de la nuit. A ses yeux cernés, à son agitation fébrile, le vieux chef le sentit lorsqu'il descendit précipitamment les escaliers de bois au petit matin. Deathmask lui saisit la main, plus fort qu'il n'en avait l'intention : « Dis-moi quelle était cette musique que j'ai entendue cette nuit ! »

Le vieux comprit, et sourit : « Tu as été ému par le chant du Shahen-Shah-e-qawwali, au point d'en perdre le sommeil. Tu as été touché par la grâce, ferangi !

- Que disaient ces paroles? »

Le chef soupira et prit soin de s'asseoir lentement. « Je ne peux t'en dire que ce que mon père m'en a dit, comme le père de mon père, et son père encore avant lui, qui nous ont transmis ces chants. Ils ne sont pourtant pas de notre religion, celle de nos aïeux. Mais tous les hommes sont sensibles à la musique. Celle-là est sacrée, parce qu'elle touche à la terre, au ciel, au plus profond de nous-même. »

Fermant la paupière de son oeil unique, il prit un moment pour réfléchir. Immobile, son visage avait plus que jamais l'aspect du bois flotté, si ridé par le passage de l'eau du temps. Seules ses lèvres s'entrouvrirent pour traduire dans un souffle :

Sur le toit, elle ôte son voile, lentement, lentement

C'est le soir et j'observe silencieusement, silencieusement

Son regard baissé et ses belles invitations

Peut-être m'envoient-ils un message tranquillement, tranquillement

Ne montre pas ta nervosité sans cesse

Quelqu'un ici est en train de mourir mais silencieusement, silencieusement

A des moments son enjouement, à d'autres son sourire,

Ces gestes prometteurs vont me détruire tranquillement, tranquillement

Mes souvenirs résistent, O Aalam

Peut-être quelqu'un m'appelle-t-il, silencieusement, silencieusement

Le silence le plus complet et le plus médusé accueillit ces paroles.

« C'est un chant d'amour ?! s'exclama Deathmask.

- Tu sembles étonné. N'es-tu pas capable d'aimer?

Aimer. Non, je n'y songeais plus.

- Un chant d'amour… Pour une femme ?

- J'ai dit elle, mais en vérité le poète soufi s'amuse. On ne sait jamais vraiment s'il parle d'une femme, ou de Dieu, ou de son maître… Dieu, ou une femme, ou même un homme… Tant que la recherche principale est l'amour, n'est-ce pas mieux de tout confondre ? »

Et Deathmask, perplexe, médita longuement sur cette réponse.


Le crépuscule s'annonçait, de feu et d'obscur. Il l'observait depuis des heures, caché derrière un large rocher. Elle gardait ses chèvres et ses moutons au milieu d'un champ de rochers qui dominait le vide et un lac couleur de son propre nom, entre lesquels poussait une herbe verte, d'un vert comme il n'en existait nulle part. Sous certains rochers, les loups et les panthères des neiges avaient traîné des brebis pour s'en repaître. Les cadavres pourrissaient.

C'est le soir et j'observe silencieusement, silencieusement

Elle s'approcha pour tenter d'identifier l'un d'eux, et hormis son nez aquilin, un peu bosselé, qui se fronça légèrement, elle ne s'offusqua pas de l'odeur. Elle n'exprima aucune peur, aucun dégoût, aucune répulsion devant la mort.

Peut-être m'envoient-ils un message tranquillement, tranquillement

Un bruit attira son attention, et instinctivement il se tapit au ras du sol, patienta quelques secondes. Lorsqu'il se redressa, elle avait disparu.

« Qui es-tu ? » lui demanda une petite voix ferme, dans la langue inconnue qui ressemblait à du persan.

Il se retourna brusquement. Il ne l'avait pas entendue. Elle répéta sa question avec une pointe d'agacement. Comme il ne lui répondait pas, elle frappa le sol de son bâton, l'air mécontent.

Deathmask aima cet esprit de décision. Il fit une tentative dans la seule langue étrangère qu'il maîtrisait : « Je viens de Grèce. Est-ce que tu me comprends ? »

Elle fit signe que oui de la tête, encore qu'avec une petite moue boudeuse qui signifiait que cela l'ennuyait prodigieusement de devoir s'adapter à cet étranger en parlant grec.

- « Tu regardes depuis t'à l'heure. Pourquoi ?

- Tu t'en étais donc aperçue ?

- Tu respires fort. Tu sens fort aussi. »

Ecarquillant les yeux, Deathmask ne put étouffer un hoquet surpris. Mais aucun sourire ne vint dérider le petit visage.

« Alors ? Pourquoi ? Tu m'fais attendre ! »

Il la dévisagea attentivement. Pour se protéger des premiers rayons du soleil, brûlant en haute montagne, elle avait enduit sa face de boue séchée. Son regard aigue-marine, mêlant mépris et curiosité, n'en ressortait que davantage. En guenilles, les cheveux sales, elle avait la noblesse hautaine des guerriers des montagnes et du haut de ses huit ans, le commandait sans hésitation.

Quelqu'un ici est en train de mourir mais silencieusement, silencieusement

« A qui parlais-tu tout à l'heure? » demanda t-il.

Surprise, elle répondit : « Les âmes des morts demeurent un an là où ils sont morts. Tu sais pas, toi? »

- Eh non, je sais pas… chaque pays a ses règles avec les morts on dirait », dit-il avec un léger sourire. Il ajouta : « On m'a dit que tu avais un don. Un don particulier. »

Elle haussa les épaules. « Pas de don.

- Tu es sûre ? Tu as pu sentir ma présence, alors que la plupart des humains n'y parviennent pas, si je me fais discret. »

Elle le regarda avec un air soupçonneux : « Theòs ?

- Non.

- Dīv ? » dit-elle dans sa propre langue, et cette fois plus inquiète. Deathmask ne comprit pas le mot persan. Elle corrigea très vite : « Daìmonas ?

- Certains l'ont dit. Mais je ne suis qu'un homme.

- T'es quoi alors ? »

Deathmask n'avait pas envie de répondre. Que lui dire ? Qu'il était un chevalier, membre d'une espèce de confrérie secrète servant une déesse grecque réincarnée tous les deux siècles ? Et qu'elle devait le suivre pour apprendre à se battre, voire à tuer, pour protéger cette déesse-là, elle-même censée protéger le genre humain? L'idée de lui dire crûment, innocemment, la vérité, lui parut absurde.

Le vent se leva, porta à son nez les effluves du lac turquoise en contrebas de la falaise vertigineuse. Un dernier rayon de soleil, perçant les nuages, éclaira la roche qui devint écarlate. Il accueillit l'expression du vent avec une profonde inspiration, le regard vers les cimes colossales des montagnes environnantes.

Qui suis-je ?

Un être surhumain capable de porter des coups à la vitesse de la lumière. De frapper à distance. D'user de télékinésie. D'ouvrir la porte des Enfers. D'arracher les âmes des corps.

Deathmask pointa du doigt un immense rocher taillé comme une pyramide, sous lequel stagnaient des chèvres réduites à l'état de charognes. L'enfant suivit la direction du doigt, puis son regard revint à lui, interloqué. Deathmask sourit. L'atmosphère changea, se chargea d'or, et un éclat lumineux jaillit de son doigt pour atteindre le coeur du rocher, qui se fragmenta avant d'être réduit en poussière en une fraction de seconde. Les os des chèvres volèrent à travers le pré parsemé de roches.

Lentement, le regard de la petite fille passa du rocher à l'homme, de l'homme au rocher, tenta de comprendre. Il attendit sa réaction, et prévoyait qu'elle aurait peur et s'enfuirait. Elle n'en fit rien. Alors Deathmask tendit l'index très haut, sa main tournée vers le ciel, et le jour sembla s'enfoncer totalement dans la nuit. Ses yeux s'obscurcirent, et petit à petit, de petites flammes bleutées apparurent autour de ses pieds, de ses jambes, tournoyèrent autour de lui en gémissant. Comme des âmes mortes.

Durant tout ce temps, l'enfant avait enfin posé son regard sur lui et ne s'en détachait plus. Il n'y lut qu'une admiration ébahie teintée de stupeur. Pas l'ombre d'une terreur, pas l'ombre d'un tremblement, ni même d'une incompréhension. La petite fille était simplement aux prises avec la magie du spectacle, et distinguait clairement les âmes des morts.

Ces gestes prometteurs vont me détruire tranquillement, tranquillement

Deathmask abaissa soudainement le bras, le ciel retrouva les teintes violettes du crépuscule et les âmes leur lieu de repos. D'un air moqueur, il la salua en s'inclinant légèrement, fit demi-tour et s'engagea sur le chemin qui serpentait entre les rochers. Il entendit derrière lui des petits pas trottinants qui tentaient de rattraper ses grandes enjambées, et une voix haletante qui lui demandait : « Dīv! Dīv! J'peux faire de la magie comme toi un jour ? »

Peut-être quelqu'un m'appelle-t-il, silencieusement, silencieusement

Il rit, et lui demanda : « Pourquoi Dīv ? Tu crois vraiment que je suis un démon ? »

Arrivée à sa hauteur, elle lui prit la main, et le regarda simplement de ses immenses yeux de la couleur du lac. Elle serra ses petits doigts très fort sur ses phalanges. Et il se surprit à aimer ce contact. Il s'arrêta, et s'agenouilla doucement face à elle, en la prenant par les épaules. Elle ne l'avait pas quitté des yeux un seul instant.

« Tu n'es pas heureuse ici, pas vrai ? »

Honteuse, elle garda le silence et baissa la tête. Il lui releva le menton.

« Regarde-moi. Je ne peux pas te promettre que tu seras heureuse si tu viens avec moi. Mais je te promets que tu vivras. Plus vite, plus intensément que la plupart des imbéciles ignares qui foulent cette terre, parce que tu as un don. Et je t'apprendrai tout ce que je sais pour l'exploiter. Alors… »

L'espace d'un instant, il hésita. Mais dans son regard, il vit s'allumer une vive lueur, et un demi-sourire plein d'espoir se dessiner sur sa bouche d'enfant. Il crut sentir sous ses mains le tambourinement du petit coeur qui galopait d'impatience et de crainte.

« … veux-tu combattre avec moi ces dieux qui piétinent les vies humaines? »

Pour toute réponse, le petit front pur s'inclina doucement contre le sien, les yeux translucides où il pouvait lire le courage, la volonté, et peut-être déjà l'amour, fixant intensément ses prunelles bleues.

Le chant du Shahen-shah résonnait tant en lui que la tête lui tourna. Lorsqu'il se releva, il renversa la tête en arrière et inspira profondément, la bouche entrouverte, s'emplissant de l'air pur des montagnes de l'Hindu Kush et de l'immensité céleste. Ce n'était plus une étoffe légère qu'il sentait autour de son cou, mais les rets du destin.


Lexique :

*Ferangi : « occidental » en dari

*Qawwalî : genre musical pratiqué depuis le XIVème siècle en Inde et au Pakistan, qui met en musique des ghazal, des poèmes célébrant l'amour ou le vin, et des chants de dévotion soufis et vise l'atteinte de l'extase par son caractère répétitif et collectif. Le chant entendu par Deathmask est un ghazal typique chanté en hindi, Woh Hata Rahe Hain Pardah.

*Shahen-shah : « Roi des Rois » en persan. Tapez « Shahen-Shah-e-qawwali » sur Google, et vous saurez qui c'est.

* Dīv : « démon » en persan.

* Daìmonas : « démon » en grec.

*Theòs : « dieu » en grec.