Huit ans plus tard, au Sanctuaire

Deathmask sourit devant le kaléidoscope de ces souvenirs, et de cette amitié étrange pour cette enfant du bout du monde dont personne ne voulait, qui n'intéressait personne, promise au destin le plus trivial et le plus abject. Il se rappela d'autres enfants, et d'autres rencontres. La première fois qu'il vit Shura, avec ses yeux noirs en amande, trempés d'innocence et d'incompréhension de se retrouver au milieu d'une arène, obligé de se battre, et le tremblement qui l'avait saisi lorsqu'en lui tendant la main pour l'aider à se relever, ce regard acéré et franc s'était planté dans le sien. La première fois qu'il vit Aphrodite, arrivé au Sanctuaire un an ou deux après eux, déjà sûr de lui et inaccessible, et cette impression d'avoir rencontré un frère qui partageait ses pires sentiments et brisait la solitude.

Deathmask regarda ses mains, ferma les poings. Ses phalanges avaient de plus en plus de mal à se déplier sans le faire souffrir. Son corps était dur. Son âme aussi. Mais son coeur ? Shura, Aphrodite… Panorea, enfin. L'enfant dont le sourire éclatant amollissait son coeur malgré lui, qui illuminait son regard usé à chaque fois qu'il le posait sur elle. Il ne lui avait pas promis le bonheur, mais une existence. Pour l'atteindre, il savait ce qu'il fallait donner en sueurs et en larmes, en sang et en discipline. En huit années, Deathmask s'était appliqué à être sévère sans être injuste, à être respectueux sans être outrageusement affectueux. Et en dépit de tout cela, l'enfant lui avait immédiatement voué une admiration et une affection sans limites, dont il ne comprit jamais vraiment l'origine. Fidèle à ses instincts, non à sa logique, le Cancer accepta l'absence d'explications rationnelles. Depuis le premier jour, sa compréhension de Panorea passait par l'observation et le ressenti. Or, les évènements du matin même lui imposaient une nouvelle énigme. Les dons naturels de sa disciple, encore contrebalancés par des limites évidentes, sa violence, sa sensibilité à la haine d'Astarius. Le geste de pardon qu'elle avait eu dans son temple… Et soudain, Deathmask se rendit compte qu'il n'avait rien vu passer de ces huit dernières années. Les jambes de l'enfant s'étaient allongées, son corps s'était endurci, la rondeur du visage cédait petit à petit la place à des traits ascétiques qui se fermaient plus aisément. Il décida qu'il n'aimait pas cela, mais il frissonna malgré lui en y repensant.

L'enfant n'est plus, mon vieux. Ses regards que tu n'arrives plus à lire valent mieux que tes poils gris pour te le faire comprendre.

Il se redressa et s'assit en tailleur face aux escaliers. De l'horizon, son regard s'abaissa, passa d'un temple à un autre, suivant les faibles lumières qui s'allumaient ou s'éteignaient. Le Sanctuaire… En aval, il avait une vue imprenable sur la vallée silencieuse et le baraquement des apprentis. Et les mêmes passions tristes qui se manifestaient aisément sous l'effet d'une contrariété l'assaillirent. Comme une traînée de fumée, le doute s'insinua de nouveau dans ses veines. A quoi servaient-ils, depuis des années, enfermés en autarcie, comme disparus de la surface de la Terre, grandioses et inutiles ? A quoi bon l'avoir tirée de l'esclavage pour la maintenir dans la servitude?

Définitivement contrarié, il fouilla sa poche et porta une cigarette à ses lèvres. Il gratta une allumette, mais un courant d'air la lui souffla avant qu'il puisse en tirer les premières bouffées. Deathmask suspendit alors ses gestes et son regard. Il inspira profondément, et reconnut immédiatement le parfum qui flottait dans l'air.

« Tu sors bien tard », marmonna t-il entre ses dents et sa cigarette.

Il entendit un bruit d'allumette qui craque, et une main d'une invraisemblable finesse lui ralluma sa cigarette éteinte. La flamme éclaira alors un mince sourire, à la fois moqueur et affectueux, qui surgit de l'obscurité comme un diable espiègle lorsque Deathmask leva les yeux pour le contempler.

L'étrange beauté d'Aphrodite le saisissait toujours autant. Sa peau nacrée semblait tant irradier sa propre lumière que Deathmask pouvait admirer le visage du chevalier des Poissons dans une pénombre presque totale. Le mince félin qu'il était, sec et nerveux, dont les yeux brillants trahissaient volontairement les désirs, distillait dans ses moindres pas, ses plus infimes gestes, son irrésistible pouvoir d'attraction. Quand Aphrodite s'assit derrière lui et l'enlaça amoureusement, il avait déjà compris.

« Pas ce soir.

- Pourquoi ? Tu as un autre rendez-vous? » En dépit de la voix étrangement grave et mélodieuse, et de ces mains qui savaient être si convaincantes, Deathmask se leva sans délicatesse, descendant quelques marches, et les belles mains restèrent suspendues dans le vide.

Le chevalier des Poissons se contenta de hausser les épaules fièrement, et croisa les bras sur sa poitrine. « Si tu n'es pas d'humeur joyeuse, dis-moi au moins ce qui ne va pas. »

Deathmask se retourna, moqueur : « A vrai dire, je ne te dois pas grand chose, donc rien ne m'y oblige.

- Toujours aimable... Non, effectivement, rien ne t'y oblige. Sauf peut-être l'amitié. Et puis le fait que tu sais très bien que je serai de bon conseil. »

Deathmask plissa les yeux et tira sur sa cigarette en souriant. Il remonta les marches et dépassa Aphrodite qui ne le suivit pas du regard. Ce dernier sentit néanmoins le Cancer hésiter, puis se raviser, et s'asseoir à côté de lui. Pendant quelques minutes, Deathmask ne dit pas un seul mot, se contentant de fumer lentement, le regard de nouveau perdu dans le vide.

« Elle a battu Ténéa. Et Amphiaraös, lâcha t-il soudain. Non, elle les a écrasés. Astarius lui a donné du mal et a triché, mais son cosmos brûlait… Aphrodite, il brûlait si fort… C'était beau rien qu'à sentir de loin. Mais là où il était le plus beau… c'est quand la haine l'a décuplé. » Sa main se crispa sur sa cigarette. « La colère, la haine… et la douleur de la déception. Parce que je n'étais pas là pour la voir se battre. »

Aphrodite ne répondit rien et se contenta d'hocher la tête. Tout en vérifiant les plis de sa tunique, il osa nonchalamment une question : « Tu n'as pas l'air heureux. Pourtant, tu l'éduques depuis huit ans précisément dans ce but. »

Le Cancer se retrancha un long moment dans le silence, le regard absent. Puis murmura : « Quand je l'ai trouvée, c'était l'enfant sauvage, elle n'avait peur de rien ni de personne. Ni du vide, ni de la mort, ni de moi. Moi, un homme, et un étranger. Elle me commandait comme si j'étais un esclave, un imbécile, un soldat de troisième ordre… C'était l'incarnation pure de la volonté, une force brute, totalement, immédiatement… connectée au monde ». Il frappa le sol du pied pour mimer cette connexion. « Je ne lui ai pas appris à être bêtement violente, mais à savoir exploiter intelligemment sa force. Quelque chose ne va pas. Quelque chose a changé. »

- Vraiment ? Moi, je l'ai trouvée bien connectée au contraire, lorsqu'Astarius a triché ! Pour ma part, j'aurais réagi comme elle.

- Non. Toi, petite saloperie, c'est comme Astarius que tu aurais agi, parce que pour toi seul gagner compte, et tous les moyens sont bons pour ça. Moi, j'aurais réagi comme elle. Et fait bien pire. Je l'aurais décapité sur place, de rage de m'être fait avoir. »

En temps ordinaire, Aphrodite aurait ri. Il le savait. Pourtant, il ne riait pas. « Ne fais pas l'étonné. Je n'ai pas tant changé que ça. Et toi non plus. » Aphrodite soupira.

Sa cigarette s'était éteinte. Il s'efforça de la rallumer, mais sa main tremblait. Les yeux d'Aphrodite s'élargirent et se firent plus brillants, comme face à une découverte inattendue. Le Cancer gronda : « Arrête de me scruter. »

Aphrodite entreprit alors d'enlacer doucement son bras, mais Deathmask s'échappa encore sèchement de l'étreinte en se levant : « Arrête.

- Personne n'a donc le droit de te toucher ce soir ? »

Deathmask prit son temps pour rallumer sa cigarette sur laquelle il tira profondément. Il inspira la fumée et la relâcha par les narines, sans un regard pour Aphrodite.

« Personne. »

Il lui tournait le dos et regardait droit devant lui, se réfugiait dans les montagnes, les falaises, les remparts du Sanctuaire, cherchant à se fondre dans la nuit.

« Death, pourquoi ne pas avoir assisté aux combats aujourd'hui? »

Le Cancer se retourna, sincèrement surpris.

« Tant d'années ensemble… et tu ne me connais toujours pas ?

- Si tu étais si simple… Je ne te poserai pas la question. » Deathmask haussa les épaules et reprit sa contemplation.

« Tu ne trouves pas ça ridicule, toi, cette ambiance de spectacle de fin d'année avec tous les papas qui viennent applaudir leurs enfants ? Vérifier que leur ego ne souffrira pas d'échec ? Franchement… C'est pas mon rôle. Elle n'avait pas besoin de moi. Je suis là pour l'endurcir.

- Méfie-toi tout de même de ne pas l'endurcir à l'excès, asséna Aphrodite avec le plus grand sérieux. L'excès, ça te connaît… » Deathmask lui jeta un rapide regard en coin.

« Et l'autre raison ? », poursuivit le chevalier des Poissons.

« De quoi tu parles ?

- Tu le sais très bien. Tu n'aurais pas fait exprès d'être absent pour la tester, par hasard ? Pour évaluer sa capacité à maîtriser ses émotions… notamment vis-à-vis de toi? Ne serait-ce qu'un petit peu ? »

Cette fois, Deathmask considéra longuement Aphrodite. Fauve terriblement perspicace et calculateur… Tout le monde s'était toujours mépris sur lui. Sa meilleure arme était bien sa beauté, le camouflage parfait pour ne pas susciter la méfiance, et plus facilement abattre son ennemi. Ce n'était pas un hasard s'il faisait, lui aussi, parti des Douze. Il continua à fumer tranquillement, mais le Poisson devina à son regard aminci qu'il avait vu juste.

« Je ne l'ai pas éduquée pour qu'elle devienne une gamine stupide et mièvre, répondit enfin Deathmask. J'ai toujours été dur, sans doute davantage que les autres maîtres, à la fois pour éviter tout attachement inutile, et parce que c'est ma nature. J'avais effectivement quelques soupçons depuis un certain temps. Plus le temps passe, plus elle cherche de l'attention. Mon attention. » Il murmura, comme pour lui-même : « Si tu veux tout savoir… le test a été concluant. Elle est même venue me faire des reproches. Ce n'est pas le caractère qu'un chevalier, encore moins du Cancer, doit avoir.

- Voyons. Qu'est-ce qui t'inquiète vraiment au juste ? Qu'elle ait perdu le combat, son calme… ou qu'elle fasse tout ça pour tes beaux yeux ? »

Tel un taureau furieux, Deathmask expira rageusement la fumée de sa cigarette par les narines et menaça Aphrodite du doigt, martelant ses mots : « Si elle a perdu le combat, c'est parce qu'elle s'est laissée dominer par ses émotions puériles ! Parce qu'elle était déçue de ne pas me voir, et parce qu'Astarius a planté le couteau dans la plaie. Cela te semble une bonne façon de combattre, ça ? Etre si facilement déstabilisée par la première insulte venue d'un crétin ? Par mon absence ? Pitié, ne me dis pas ça, ça voudrait dire que j'ai vraiment tout foiré dans ma vie ! »

Aphrodite dodelina de la tête en riant : « Dis donc… tu oublies bien vite la complexité des émotions humaines. Elle s'est mise en colère parce qu'Astarius l'a soi-disant percée à jour, très bien… Mais je crois qu'elle était tout aussi vexée d'avoir perdu après deux beaux combats. Alors à ton avis… quelle est la véritable raison ? Etait-ce d'avoir perdu, qu'on se moque d'elle, qu'on lui envoie son attachement pour toi à la figure ? Et qui sait… Serait-ce l'insulte à ton égard qui a lâché le fauve ? » Deathmask haussa les sourcils. « N'est-ce pas, « fou du Sanctuaire »? Ah, tu peux être sûr que ce n'est pas de Shura qu'il tient ça ! »

Le Cancer éclata de rire. Mais Aphrodite le considéra si intensément, avec un doux sourire en coin, qu'il arrêta de fumer et soutint son regard. Le chevalier des Poissons semblait regarder au-delà de lui, ou bien profondément en lui.

« Death, quand je regarde Panorea, c'est toi que je vois au même âge. Aussi orgueilleuse. Et te souviens-tu de ce qui te faisait prendre ton pied, par-dessus tout, quand tu te battais? »

Tuer? Non… Avoir le pouvoir de tuer. Me sentir invincible. Sentir le regard d'envie et de désir mêlés d'Aphrodite et de Shura sur moi. Tout ça, dans cet ordre. Le plus important pour la fin.

« Je me souviens… de tout. »

Sa main tremblait encore, et le chevalier du Cancer fronça les sourcils. La conversation prenait une tournure qui lui déplaisait fortement. Il finit sa cigarette, et remonta chez lui sans un mot, sans un regard pour son complice. Laissé seul, le chevalier des Poissons s'apprêtait à s'en aller à son tour. Il entendit alors en esprit la voix lasse de Deathmask :

« Dite… Il y a huit ans, j'ai fortement hésité à me tuer. Un rêve, une vision, appelle ça comme tu veux… un truc, sorti de nulle part, m'a retenu. Crois-moi ou non, j'ai vraiment senti le destin se manifester ce jour-là. Je n'ai pas choisi Panorea, je l'ai rencontrée. Elle… Il me semble… Nous nous connaissions avant de nous connaître. Mais parfois, je me demande si j'ai bien fait de suivre ce rêve… si j'ai eu raison d'ouvrir la boîte de Pandore. Le problème, c'est qu'on se ressemble déjà beaucoup trop. »

Les sourcils froncés, Aphrodite se retourna et grimpa vivement les quelques marches qui le séparait de l'entrée du temple. Mais il ne sentit plus rien, hormis le vent descendu des montagnes qui, ce soir-là, lui sembla glacial. Deathmask avait déjà disparu.