Panorea courut longtemps, sans sentir le soleil écrasant qui la mettait en sueur. Elle remonta les escaliers de marbre du Sanctuaire sans prêter attention à qui que ce soit, sans s'étonner des regards inquiets qu'elle croisait. Elle ne regardait que droit devant elle.
Peu après la huitième Maison, elle quitta les escaliers et prit sans hésitation un chemin oublié, dissimulé par le maquis, qui serpentait entre deux flancs de montagne. Elle ne se retourna même pas pour s'assurer de ne pas être suivie, courut toujours, monta inexorablement, jusqu'à se retrouver enfin au pied de l'un des plus hauts sommets du Sanctuaire. De là-haut, la côte s'effondrait dans la mer, et celle-ci, insondable et immense, se fondait dans le ciel en ondulant jusqu'à l'infini.
Panorea s'assit lentement en tailleur face à elle, au milieu des fourmis et des herbes sèches, et inspira profondément en fermant les yeux.
Avant de suivre son maître, la mer n'avait été pour elle que le son d'une rumeur, le murmure d'une légende. Son pays était si loin de la mer. Elle ne l'avait jamais vue, doutait même de son existence. Lorsqu'elle arriva au Sanctuaire, la première chose qui s'imprima à jamais dans sa mémoire fut le bercement doux et lancinant des vagues, comme le son émouvant d'un souvenir perdu. A mesure que sa force et ses capacités grandissaient, elle avait exploré davantage l'île, à la recherche du lieu le plus isolé, le plus fermé aux humains et ouvert sur les éléments, afin de la contempler seule, sans distraction pour rompre sa méditation. Elle le trouva dans ces hauteurs difficiles à atteindre, oubliées et ombragées de rochers et d'oliviers sauvages. Tranquille, immuable, parcourue de navires et reprenant sa forme après leur passage comme si nul ne l'avait traversée, aussi vierge et immaculée qu'au premier jour du monde, la mer l'écoutait, et la consolait.
Pourtant ce jour-là, ni le son ni le parfum de la mer ne parvinrent à lui faire oublier la douleur lancinante de son front, l'entaille sur ses côtes, ni à desserrer l'étau autour de sa poitrine. Elle resta ainsi une heure durant. Lorsque Panorea rouvrit les yeux, la profondeur du bleu marin lui rappela les pupilles de son maître. Elle regarda ses mains, et fermant les poings si fort que ses phalanges devinrent blanches, elle se remit énergiquement debout. Se tournant vers le soleil, elle huma l'air en inspirant profondément, ferma les yeux et se concentra. Puis, très lentement, son bras droit, son index, se dressèrent comme un défi vers le ciel, et elle intensifia son cosmos. Elle sentait bien ses talons s'enfoncer plus profondément dans le sol, son corps entier s'immobiliser et son esprit tout entier dédié à l'appel. Cependant, rien ne se passa. Fronçant les sourcils, elle força son aura, la faisant enfler jusqu'à devenir brûlante, jusqu'à ce que ses jambes commencèrent à trembler. Mais la sensation désirée demeurait un mystère insaisissable, et le ciel immuablement bleu. Poussant un cri de rage, elle propulsa toute l'énergie déployée contre un rocher dont les milliers de débris se répandirent autour d'elle et à ses pieds. Elle leur donna un coup de pied et se mit à pleurer le plus silencieusement, le plus discrètement possible, comme si elle avait peur que quelqu'un d'autre, à part la mer, ne l'entende. Epuisée par ses combats, par l'effort qu'elle avait fourni en affrontant son maître sans faillir, enfin par tous ses échecs, elle se coucha sur le côté et s'endormit.
Un vent léger et frais la réveilla aux premières lueurs du crépuscule. Elle grimaça en se redressant. Sa plaie au côté la lançait, et d'après l'état de sa tunique, elle s'était rouverte et avait saigné. Se tenant sur les coudes, elle regarda une dernière fois la mer aux lueurs violettes, qui se montrait plus agitée, avant de se remettre debout et de redescendre vers le baraquement des apprentis.
Sur le chemin, l'air tout d'un coup grésilla, entre deux rochers, un pétillement doré apparut, et Kikieon se retrouva face à Panorea. Il paraissait épuisé et inquiet.
« Enfin ! Je t'ai cherchée toute la journée. J'aurais dû penser plus tôt à ta cachette… »
Panorea ne répondit rien, n'exprima rien sur son visage. Décontenancé, Kiki la fixa tandis que le vent soulevait doucement ses cheveux sombres.
« Ca va? »
Elle haussa les épaules, et voulut se remettre en route, mais le jeune Bélier lui barra le chemin et chercha son regard.
« Panorea… Parle-moi.
- J'ai rien à dire, souffla t-elle.
- Tu as mal, je le sais. Ta blessure déjà… tu l'as soignée ce matin?
- Non. J'ai refusé qu'on s'en occupe. »
Kiki dodelina de la tête d'un air désapprobateur. Un rapide coup d'oeil sur le côté droit de Panorea lui confirma que la plaie devait être laide. Il tendit lentement les doigts vers elle, mais elle les écarta d'un revers de la main. Cela ne l'arrêta pas. Sans la regarder, il murmura simplement : « S'il te plaît. Laisse-moi t'aider. »
Elle soupira avec agacement, mais se résigna. Kiki lui fit signe de s'asseoir sur un rocher, et il se mit à genoux face à son flanc. Très délicatement, il attrapa un bord de la tunique, et la releva avec précaution en la roulant, prenant garde ne pas effleurer sa peau. L'estafilade s'était agrandie, la peau avait rougi et enflé sur les pourtours de la plaie. Le jeune homme chauffa sa main droite, la plaça au-dessus de la plaie et ferma les yeux. Panorea sentit très vite une agréable chaleur émaner de cette longue main diaphane, et le sang qui battait à cet endroit-là s'apaisa. La plaie se referma un peu, et Kiki, satisfait du résultat, déroula la tunique et posa une main ferme à l'endroit de la plaie. Il sembla à Panorea qu'il s'y attardait plus que nécessaire, mais au moment où elle voulut faire un mouvement, Kiki se releva prestement, sans la regarder.
« Tu ne devrais plus rien sentir à présent. J'ai apaisé les chairs, la cicatrisation va faire son travail.
- Je ne te savais pas guérisseur… » murmura Panorea.
Kiki sourit : « Maître Mû m'apprend discrètement… Pourquoi crois-tu qu'il m'a empêché de t'aider ce matin? »
Elle se figea, comme frappée d'une révélation soudaine. De tout temps, Mû l'avait appréciée. Il l'avait accueillie avec joie le jour de son arrivée au Sanctuaire, même s'il regardait son maître avec étonnement. Quelque chose avait donc changé ce matin-là. Et soudainement, elle avait compris l'origine de ce changement.
« J'ai déçu tout le monde, réalisa Panorea avec gravité. Maître Shura, ton maître… le mien… » Les larmes commençaient à briller. Elle s'essuya rapidement les yeux, mais Kiki, défait par sa tristesse, lui prit la main.
- Arrête ! Pourquoi tu dis ça ?
- C'est évident. Ton maître t'a interdit de m'approcher parce qu'il voulait me punir.
- Mû ? Te punir ! Ecoute, je ne sais pas au juste pourquoi il a fait ça », admit Kiki. « Je pense… Il sait qu'on s'aime beaucoup, je pense qu'il ne voulait pas qu'on me voit t'aider le premier et qu'on se fasse des idées, c'est tout.
- Mais tu n'as donc pas compris pourquoi il était si en colère ? s'écria t-elle en retirant violemment sa main. Quand Maître Shura lui a demandé de refuser d'accorder la victoire à Astarius, ton maître n'a rien répondu. Il réfléchissait… Astarius leur a tourné le dos, considérant qu'il avait gagné. En me jetant sur lui, moi aussi j'ai rejeté sa décision, quelle qu'elle soit. J'ai… j'ai tout foutu en l'air ! De toute façon, dans les deux cas, j'ai perdu !
- Astarius a été abject, j'aurais réagi comme toi !
- Oh non Kiki, pas toi, répondit Panorea avec amertume. Parce que toi, tu es comme Maître Mû, tu sais te contrôler, et tu es fort. Pas comme moi. Moi… je me mets en colère, je ne réfléchis pas… Je pleure. Je suis faible. Mon maître lui-même me l'a dit ! »
Elle avait beau serrer les dents, elle ne parvenait plus à maîtriser le tremblement qui agitait ses lèvres, et fut incapable de faire refluer les larmes qui coulèrent tout à fait avec l'impétuosité des fontaines. Kiki ne put se retenir de la prendre dans ses bras. Il la laissa pleurer longtemps, le nez dans ses cheveux de feu. Si doux, remarqua t-elle. Comment fait-il ?
Il murmura à son oreille : « Tu sais, j'ai mes pulsions, comme nous tous. Maître Mû m'apprend à les maîtriser, c'est tout. Mais t'inquiète pas… j'en ai aussi. »
Elle s'écarta et le regarda intensément en reniflant. Comprenant qu'elle pouvait mal interpréter ses paroles, Kiki ouvrit ses bras et s'éloigna précipitamment de quelques pas. Les deux adolescents se considérèrent avec gêne. Panorea fit mine de replacer sa tunique correctement, passa une main rageuse sous son nez pour l'essuyer, et regarda le ciel : « La nuit est tombée. Il faut que je rentre. On ne prend pas le même chemin. »
Elle le regarda d'un air interloqué tandis qu'il lui tendait la main.
« Tu acceptes quand même que je te raccompagne ? », offrit-il.
Il n'y avait aucune soumission dans son regard, aucun pitoyable désir de plaire. Seules une franchise et une fermeté désarmantes, auxquelles Panorea ne put résister, et elle accepta sa main.
Ils laissèrent leurs pas les guider sans s'être concertés sur le chemin à prendre. Le Sanctuaire offrait une telle variété de lieux secrets et reculés qu'ils firent confiance à leur mémoire, à leurs errances passées, et aux étoiles. Pas un mot ne franchit leurs lèvres, et ce silence laissait à Kikieon tout le loisir d'observer Panorea, qui le devançait parfois sur le chemin, et de contempler sa chevelure qui se balançait sur un rythme langoureux. L'envie de lui poser une terrible question le démangea.
« Panorea? » Elle grogna en guise de réponse, sans se retourner.
« Ce qu'a dit Astarius ce matin… à propos de ton maître… »
Si rapide qu'il fut, Kikieon n'anticipa pas une seule seconde le doigt vengeur qui le menaçait et sur lequel il louchait, pas plus que les deux yeux aux lueurs meurtrières qui le considéraient froidement.
« Kikieon… arrête. Immédiatement. »
Elle repartit rapidement en tête, et Kiki l'observa avec un mélange de peine et de lucidité. Ses actes, jusqu'à sa façon d'être, traduisaient l'évidence. Il était déjà trop tard. Il soupira, et la rattrapa.
Soudain, il sentit son pied heurter quelque chose au sol. Baissant le regard, Kikieon constata qu'il avait marché sur une pierre plus saillante que les autres.« Panorea… on n'a pas fait attention… nous nous sommes trop éloignés du chemin. » Elle s'arrêta et regarda autour d'elle en fronçant les sourcils. Autour d'eux, des dizaines de générations de chevaliers morts au service d'Athéna reposaient au coeur des flancs d'une colline recouverte de maquis et d'une terre chaude, avec pour seule compagnie celle du vent, des lézards et des scorpions, et les montagnes élancées de l'île Sacrée pour murailles. Les deux disciples étaient arrivés à la nécropole du Sanctuaire.
L'exclamation de Kikieon ne fit aucunement dévier Panorea de son chemin : « Et alors ? Depuis quand tu as peur des morts? »
Kiki se renfrogna : « Je n'ai pas peur. J'ai du respect. »
Panorea haussa les épaules : « Ils sont morts, ils s'en fichent qu'on leur marche… dessus. »
Mal à l'aise, elle regarda Kikieon. Tous deux se souvinrent des légendes qui couraient sur son maître. Des milliers de visages qui avaient parsemé son temple à une époque, des pas d'un certain chevalier Pégase qui avait réalisé avec horreur qu'il marchait sur des bouches hurlantes ou grimaçantes de douleur…
Une lueur lointaine et rougeoyante ramena Kikieon au temps présent. Il s'immobilisa, et se concentra en inspirant lentement. Une odeur de fumée, et par moments, des gémissements, dont il distinguait mal l'origine. Panorea l'observait en silence, aussi concentrée, dans l'attente de son avis. Il désigna la lueur d'un mouvement de tête, et il lui fit un signe pour lui demander si elle voulait s'approcher. Elle hésita. Poussé par la curiosité, Kikieon s'engagea sur le chemin, et Panorea le suivit avec un mauvais pressentiment au coeur.
A mesure qu'ils avançaient vers la lueur, ils entendirent plus distinctement des voix. Une voix cristalline et mauvaise, deux autres plus rauques. Ils s'agenouillèrent derrière une pierre tombale dressée entre deux rochers, qui constitua un bon point d'observation tout en les dissimulant.
Un grand feu éclairait nerveusement deux adolescents, l'un immense, aux muscles pleins, au sourire carnassier et aux longs cheveux noirs, l'autre mince et sec, aux cheveux en bataille, qui tenaient étroitement enlacée contre eux la belle Mandchoue que Panorea avait tant agacée le matin même en quittant le baraquement des apprentis pour l'arène. Sa gorge se serra. Les yeux fermés, dans l'état du plus parfait abandon, elle reconnut Ashkara, l'apprentie de Shaka, qui se délectait des baisers langoureux prodigués par les deux éphèbes avec une passion sincère et de plus en plus intense. Très vite, la tunique de la jeune fille tomba au sol, la dénudant à moitié. Elle se retourna et saisit dans ses bras le plus grand des deux garçons pour l'embrasser à pleine bouche, pendant que son camarade entreprenait de défaire son propre pantalon d'entraînement.
Panorea lança un rapide coup d'oeil à Kikieon, et ne le reconnut pas. Ecarlate jusqu'aux oreilles, le jeune homme luttait pour ne pas trembler. Elle ne sut si c'était de colère, ou d'envie. Elle le vit s'accroupir très lentement derrière les rochers, et s'y adosser pour reprendre ses esprits. Elle lui parla en pensée :
T'as un malaise ?
On n'a pas le droit… A quoi pensent-ils donc ?!
Kiki… arrête de jouer au naïf. Tu sais très bien ce qui se passe tous les soirs, partout, y compris dans les temples !
Des rumeurs… Je n'y ai jamais cru. On a tous jurés.
Pff. Ne sois pas si stupide ! Ce n'est pas toi qui me parlais de pulsions ?
Je ne parlais pas de ça ! Pour la première fois depuis qu'il l'avait retrouvée ce soir-là, elle sentit une réelle hostilité dans son regard, et une vraie peine. Qu'elle ait pu le croire capable d'actes qu'il jugeait si vils, si laids, l'avait profondément blessé. Elle voulut parler, mais les gémissements de plus en plus vifs et réguliers détournèrent son attention. Kikieon s'affaissa encore plus derrière son rocher, mettant les mains sur ses oreilles.
Panorea je t'en supplie, partons ! Pourquoi on reste là ?
Il voulut se relever, mais une main de fer le força à se rasseoir. Panorea conservait l'oeil fixé sur la scène, et maintenait fermement sa pression sur l'épaule du jeune homme.
Quand j'ai une opportunité de me venger, je ne vais certainement pas m'en priver. Tu n'as pas reconnu l'un des deux qui la bécotent ?
Kikieon se retourna vivement et jeta un coup d'oeil par les minces interstices créés par les rochers. La honte d'assister à cette scène l'avait empêché d'observer plus attentivement ses participants. L'obscurité n'arrangeait rien. Mais derrière Askhara, il finit par distinguer nettement les traits veules et si hautains d'Astarius, qui lui attrapait la gorge et couvrait sa nuque de baisers. De loin et dans la nuit, ils lui semblaient pareils à des morsures. Dégoûté, il retourna se tapir au sol. Cette fois, Panorea sut qu'il tremblait de colère. La voix rocailleuse du disciple de Shura leur parvint par bribes :
« De plus en plus belle… Ash, tu me donnerais presque envie de… » Il rit en passant une main invasive entre les courbes de ses fesses. Ashkara le repoussa violemment, ce qui loin de l'arrêter, semblait l'exciter davantage. Il lui attrapa le bras et le retourna dans son dos, murmurant à son oreille : « Voir le sang me donne des envies singulières… Et j'ai fait couler du sang ce matin. Tu la détestes, tu devrais être contente. »
Ashkara se mit à rire, un rire flûté et envoûtant qui agaça Astarius : « Pourquoi ris-tu ? J'ai battu cette garce !
- Parfois, je me demande si tu n'es pas amoureux, Astarius… Une telle haine, c'est proche de l'amour… »
Le colosse musclé qui l'embrassait à en meurtrir sa peau éclata d'un rire joyeux, et Panorea reconnut enfin Sarpédon, le disciple du chevalier des Gémeaux. Astarius lui arracha brutalement Ashkara, la retournant et l'emprisonnant dans ses bras. D'un coup de pied, il la fit trébucher et une fois au sol, s'allongea de tout son poids sur elle. Surprise, Askhara poussa un cri vif lorsqu'il entra en elle : « Tu fais moins la maline maintenant. Redis-moi donc de qui je suis amoureux ? »
Ashkara, aux anges, rit de plus belle : « Tu crois qu'elle rêve de son maître ainsi? La pauvre, elle n'a que ça pour se consoler… ah ! »
La hargne d'Astarius lui coupa le souffle, tandis que Sarpédon se joignait à eux. Ni Ashkara ni les deux jeunes hommes, perdus dans leur plaisir, ne sentaient gronder l'orage derrière les rochers. Kiki, le regard fixe, employait toute son énergie à ne pas s'enfuir à toutes jambes et à faire taire son cosmos. Si elle s'était un peu plus tapie en devinant qu'on parlait d'elle, Panorea, blême, n'en serrait pas moins les poings. Mais ce qui stupéfia Kiki lorsqu'il osa tourner sa tête vers elle fut qu'elle ne perdait aucune seconde du spectacle. Son regard s'attarda longtemps sur le corps ciselé de Sarpédon, sur sa tête renversée en arrière et sur l'extase qui métamorphosait ses traits, sur les gestes d'Askhara et ceux d'Astarius, et ses veines bouillaient, de colère ou d'envie, elle ne le savait plus non plus.
Elle sentit la main de Kiki prendre la sienne et la serrer très fort. Ses doigts étaient humides. Lorsqu'elle se retourna, elle vit des larmes couler de ses yeux fermés le long de ses joues.
Panorea… Viens, partons. Je t'en prie.
Pourquoi tu pleures ?!
J'ai mal… mal pour toi. Mal d'entendre, de voir… toute cette laideur.
Arrête Kiki, tu me donnes encore plus envie de me battre…
Soudain, contre toute attente, le silence tomba sur la nécropole. Panorea n'entendit plus que les crépitements du feu, et trois respirations haletantes, presque apaisées. Un froissement d'étoffe, et une voix grave qui rompit les ténèbres silencieuses : « Je vous laisse. Mon maître va se demander où je suis.
- Comme s'il ne s'en doutait pas ! » ricana Astarius. Sarpédon ne répondit rien. Panorea entendit le bruit de ses pas sur la terre meuble, s'accroupit davantage derrière les rochers et Kikieon la serra contre lui, les yeux toujours fermés.
Elle espérait que Sarpédon reparte du côté qui leur était opposé. Mais il choisit précisément le chemin qui longeait leur cachette. Arrivé à la hauteur des rochers, déjà dissimulé à la vue d'Astarius et d'Ashkara, le jeune Gémeau s'immobilisa quelques instants, et inspira l'air profondément, durant de longues minutes qui parurent des heures à Kiki dont le coeur battait à tout rompre. Rouvrant un oeil, il croisa le regard en coulisse de Sarpédon et crut défaillir, contrairement à Panorea qui le soutint avec fermeté. Elle fut surprise de voir ce regard s'adoucir, et un léger sourire, un peu moqueur, soulever le coin de sa bouche ourlée. Il reprit sa route sans un mot.
Panorea sourit. Sarpédon… Tu me connais bien. Merci de n'avoir rien dit, de ne pas m'avoir volé ma vengeance.
Elle secoua Kiki, qui peinait encore à se calmer. Il avait les traits tirés et semblait dans un tel état de mal-être que Panorea eut pitié de lui. Pars Kiki, je me débrouille seule.
Jamais. Il rouvrit les yeux et la regarda. Elle sentit son coeur se serrer, sans savoir pourquoi.
Elle passa la tête par-dessus la pierre tombale, et vit que les deux disciples s'étaient rhabillés. Askhara se tenait assise devant le feu, méditative, tandis qu'Astarius, nonchalamment allongé sur le côté, commençait à s'endormir.
C'est alors que Panorea fit darder légèrement son cosmos, comme pour signaler sa présence. Elle vit la Mandchoue s'immobiliser, humer l'air ambiant, l'air inquiet. Panorea éteignit immédiatement son cosmos. Pensant avoir rêvé, la jeune fille reprit sa méditation. Panorea reprit son manège. Sursautant, Askhara se concentra. Elle ne sentit personne, mais son coeur frappait sa poitrine avec une rapidité douloureuse, et un malaise l'étreignit. Une joie mauvaise amusait grandement Panorea devant cette anxiété croissante.
A la troisième manifestation discrète de ce cosmos qu'elle n'avait pas le temps d'identifier, Ashkara s'exclama vivement : « Il y a quelqu'un ici! »
Astarius sursauta, et fâché d'avoir été tiré de son sommeil : « Toujours pas calmée ? Viens donc dormir, tu dis n'importe quoi.
- Je te dis qu'il y a quelqu'un.
- Je ne sens personne. »
Mais soudain, il sentit. Doucement, une main s'était glissée sur sa carotide, et s'y appuyait fermement. Rien qu'à l'odeur, le jeune Capricorne reconnut Panorea, et sa gorge s'assécha malgré lui. Il échangea un regard trouble avec Ashkara, qui savait comme lui ce qu'ils risquaient si leurs aventures nocturnes venaient à être plus largement connues. Il tenta de se redresser, mais la pression se fit plus forte.
« N'y pense même pas, lui dit Panorea à voix basse.
- Sinon quoi ? Tu vas m'égorger en plein cimetière ?
- Pourquoi pas ? Je gagnerai du temps pour t'enterrer.
- Tu l'as donc si mal pris, d'avoir perdu ce matin ?
- Je n'ai pas perdu.
- Allons… Comment va ton flanc ? Il ne te lance pas trop j'espère ? Ça fait mal, la défaite… »
Il sourit lorsque les ongles de Panorea s'enfoncèrent dans la chair de son cou, laissant perler quelques gouttes de sang. Ashkara pâlit. Il lui fit un clin d'oeil :
« Et ton martyr, il est où ? Dis-lui donc de sortir de sa cachette. »
Panorea ne vacilla pas, pas plus que Kikieon ne se montra.
« Qu'est-ce qui t'a fâchée ce matin, hein ? Ce que je t'ai fait? Ou ce que je t'ai dit ? » En tournant son visage vers elle, il vit avec satisfaction une lueur de doute s'installer dans ses pupilles. Mais Panorea se reprit aussitôt et augmenta sa pression :
« Tu as triché, en bon vicelard que tu es. Je m'en fous, de tes questions. Tu n'as pas gagné.
- Crois-tu ? Pourquoi venir me menacer alors, si tout est si clair ? »
Le doute cette fois s'installa durablement, Astarius le vit et en profita. Il lui murmura lentement :
« Tu l'aimes… pas vrai ?
- Je ne vois pas de quoi tu parles.
- Tu démens. J'ai donc bien deviné. Mais je ne dirai rien… si tu ne dis rien de ce que tu as vu ce soir », proposa t-il en se retournant vers Askhara, qui ouvrit de grands yeux étonnés.
Stupéfaite, Panorea retira instinctivement sa main et Astarius en profita pour se libérer de l'étreinte. Il fit rapidement le tour du feu et se plaça à côté de la Mandchoue, face à elle. Il l'invita à s'asseoir. Fronçant les sourcils, elle refusa et resta debout. Bien qu'il fut assis, elle eut l'impression qu'Astarius la dominait encore.
« Un point partout. Bien joué. On ne prend jamais assez de précautions… Pourtant, j'aurais jamais cru que quelqu'un viendrait se promener ici la nuit. J'aurais dû me douter que seuls les Cancers pouvaient avoir ce genre d'envie. Alors ? Qu'en penses-tu ?
- Tu oses négocier avec moi ?
- Pourquoi pas ? Tout s'achète dans la vie », dit-il avec nonchalance, tout en tisonnant le feu.
Panorea étudia froidement le jeune Capricorne, cette étrange énigme du même âge qu'elle. Cynique, froid, calculateur, aussi rusé et retors qu'un sale renard politique, déjà totalement dépourvu d'illusions sur la nature humaine et la façon de la manipuler. Et elle comprit qu'il possédait quelque chose qu'elle n'avait absolument pas. Il savait, et elle, ne savait rien. Et son origine totalement mystérieuse, le fait que ce savoir semblait lui être totalement inné, étaient probablement les premières raisons de sa haine envers lui.
- Et si je refuse ?
- Ce que tu y gagnes tient en trois mots : pas grand chose.
- C'est déjà mieux que rien, qui est ce que je gagne si j'acceptes.
- Tu tiens donc tant que ça à ce que l'on sache que tu es amoureuse de ton maître? »
Elle haussa les épaules : « C'est un mensonge. Qui te croira ?
- Oh, j'en connais que ça intéresserait, surtout après ce qui s'est passé ce matin, et que tout le monde a entendu… Pas vrai Kikieon ? lança t-il à l'attention du jeune Bélier. Que dirait Mû de tout ça ? »
Un tremblement léger fit vaciller l'air l'espace d'un instant. Panorea sentait que Kiki peinait de plus en plus à se maîtriser. Elle aussi. Elle considéra un moment Astarius, puis les montagnes autour d'eux. Le vent lui caressa légèrement le visage, et comme s'il lui donnait un ordre, la réveilla. Elle contourna le feu, et vint s'asseoir en face de ses deux condisciples. A travers les flammes, son visage parut au Capricorne aussi inflexible et impénétrable qu'un masque de démon souriant.
« Mais de toute façon, tu ne diras rien. »
Intrigué, Astarius haussa un sourcil. Mais Ashkara, qui s'était tue durant tout l'échange, fut plus prompte que lui et attaqua : « Ah bon ? Et comment comptes-tu t'y prendre?
- Qui t'a sonnée, toi ? cingla Panorea. Va te coucher… c'est ta meilleure position de combat, d'après ce que j'ai vu. »
Astarius pouffa et se mordit les lèvres pour ne pas rire tout à fait. Humiliée, Askhara se raidit mais soutint le regard de Panorea. La tension appesantit l'air, au point que Kiki émergea enfin de sa cachette pour évaluer la situation. Les deux filles se fixaient sans ciller, l'Afghane sûre d'elle, la Mandchoue cherchant une faille. Jamais elle n'était parvenue à l'emporter sur Panorea en combat singulier, et cet échec l'enrageait. Elle n'avait pas prévu de se battre ce soir-là, mais une envie meurtrière et animale l'avait saisie au cours de l'échange, amplifiée par le rire détestable du Capricorne.
Son éclat de rire cristallin résonna dans la nuit. Surprise, Panorea plissa les yeux avec méfiance. Pendant quelques instants, elle ne distingua plus aucun bruit. Puis le vent sembla se lever, et les flammes du feu lui parurent plus hautes. Les yeux d'Ashkara, déjà si noirs, s'obscurcirent progressivement, sans quitter les siens. Elle inspira, et souffla délicatement au coeur du feu, en une lente expiration sinueuse et hypnotisante. Les flammes, fines et élancées comme des corps de femmes, se mirent alors à danser. Instinctivement, Panorea lui renvoya d'une seule main la flamme incandescente et d'une rapidité reptilienne qu'Ashkara avait suscitée et dirigée contre elle. La disciple de Shaka se leva avec fracas pour éviter que le feu ne lui brûle le visage. C'est alors qu'une pression terrible, innommable, sembla lui saisir la gorge, et l'étouffer de plus en plus. Effaré, Astarius se leva précipitamment et arma son bras pour frapper Panorea. Mais avant même d'avoir pu la frôler, il fut projeté dix mètres plus loin, chose qui lui sembla totalement inconcevable et qu'il ne s'expliqua absolument pas. A moitié assommé, il regarda Panorea sans la reconnaître, et pour la première fois, il ressentit la terreur.
Kikieon se précipita d'un bond aux côtés de Panorea, parfaitement immobile, dont le regard rougeoyait à travers les flammes à mesure qu'elle exerçait sa pression mentale.
« Panorea, arrête ! Tu vas la tuer ! » lui cria-t-il. Mais elle ne l'entendait plus, ne voyait plus qu'une chose, Ashkara se débattant sous les coups de son esprit.
Qu'est-ce que tu fous bon sang ?!
J'en peux plus Kiki… J'en peux plus de leur haine! Il faut que je me défende!
Si tu m'y obliges, je vais devoir te défendre contre toi-même ! Kiki commença à écarter les bras, et Panorea comprit immédiatement ses intentions. Elle coupa court à son intrusion, et il rejoignit Astarius en roulant brutalement dans les herbes sèches. Le Capricorne voulut se serrer instinctivement contre lui, mais Kikieon, galvanisé par l'ambiance et sans doute soulagé de pouvoir enfin déverser sa colère, le repoussa d'un violent coup de poing dans la mâchoire.
Malgré la douleur, Ashkara parvint néanmoins à fixer Panorea, et toute sa haine passait dans ses pupilles. Elle se concentra au maximum.
Shaka est mon maître… ce n'est pas cette fille d'esclave qui va me tuer !
Quelques minutes après, Panorea atterrissait elle aussi contre une pierre tombale. Ashkara lui avait envoyée une décharge mentale si forte et soudaine qu'elle avait dû lâcher son étreinte. Un peu secouée, elle essuya le sang qui coulait sur son front et l'aveuglait, et Ashkara lui apparaissait dans un brouillard rouge, triomphante. Rageusement, elle se releva d'un bond, et la vitesse avec laquelle elle lui administra un coup de poing dans le ventre stupéfia la Mandchoue qui se plia en deux. Panorea lui attrapa les cheveux, lui redressa la tête et rapprocha son visage du sien. Elle était d'autant plus terrifiante qu'elle souriait à travers le rideau de sang qui la recouvrait :
« J'ai toujours su que tu me haïssais, toi aussi… Et regarde-toi, avec tes tours de magie… Tu ne tiens même pas sur tes jambes! Ça sert à ça, d'apprendre à se battre ! A se défendre et à se venger ! La guerre, la haine… Ça sert à faire couler le sang! » lui hurla t-elle.
Ashkara tremblait entre ses mains. Panorea se sentait investie d'un pouvoir immense, qu'elle n'avait jamais ressenti, venu de nulle part. Un plaisir indicible à l'idée de l'éventrer sur place, de la faire souffrir, courait follement dans ses veines, faisait tambouriner son coeur au point de lui faire mal. Autour d'elle, une aura écarlate, que Kikieon n'avait jamais perçue, pulsait avec une brillance dorée de plus en plus intense, effrayante, comme de l'or maculé de sang. Il la vit lever sa main, très lentement. Ashkara crut sa dernière heure arrivée et ferma les yeux en psalmodiant quelque chose que nul ne comprit.
Au moment où son coup allait s'abattre sur elle, Panorea aperçut une lueur derrière son adversaire. Puis une seconde, puis une autre. De singuliers feux follets verdâtres, qui s'allumaient et semblaient monter de la terre et des tombes en gémissant. Tenant toujours la Mandchoue par les cheveux, elle fixa ces lumières qui dansaient vers le ciel… et comprit. Kikieon la vit sourire, presque rire, et blêmir à la fois. Elle rejeta Ashkara très loin d'elle, et celle-ci, encore suffisamment vaillante, décampa sans prendre la peine d'emporter Astarius avec elle. Panorea écarta les bras et fut saisie d'un rire hystérique, avant de tomber à genoux. Kiki se précipita à ses côtés et la prit dans ses bras :
« Kiki… J'ai enfin réussi…
- Mais pourquoi… Pourquoi as-tu appelé les morts ?! » cria t-il de plus en plus affolé face aux ombres qui se multipliaient. Mais Panorea ne l'entendait pas. Les yeux écarquillés, elle lui désigna les feux follets d'un main tremblante :
« Regarde, ils dansent… Ils se réveillent tous… Ils hululent ! Les feux deviennent des ombres… je ne sais pas comment… comment les en empêcher… les maîtriser ! »
Le regard fixe, Panorea semblait à la fois fascinée et en proie à une panique de plus en plus paralysante, tandis que Kikieon devenait livide. Soudain, il vit passer un éclair, puis un bras se tendre vers le ciel.
« Rentrez tous ! Retournez dormir ! » Et il reconnut la voix puissante qui résonna comme un glas dans la montagne.
Suivant son ordre, les ombres s'évanouirent et les feux follets s'éteignirent lentement, comme à contre-coeur. Le silence retomba et le feu s'éteignit. En suivant la fumée des dernières braises, le regard de Kikieon remonta lentement jusqu'à croiser les seules choses qui perçaient désormais l'obscurité, les deux yeux brillants de Deathmask amincis par la colère. Panorea tomba des bras du jeune Bélier et rampa à l'écart, tremblante de la tête aux pieds.
« Kikieon… Astarius… » murmura t-il en les identifiant l'un après l'autre. Il considéra le jeune Capricorne avec mépris. Astarius avait eu si peur qu'il avait vomi.
« Rentrez chez vous. Je m'occupe de ma chère élève. »
Aucun des deux garçons n'osa bouger.
« Faut-il que j'invoque moi aussi les morts pour que vous décampiez ? Foutez le camp immédiatement, imbéciles ! »
Ils partirent si vite qu'un nuage de poussière se leva dans leur sillage. Deathmask haussa les épaules avec agacement, puis chercha Panorea. Assise à l'écart, elle avait ramené ses genoux contre elle et se balançait doucement d'avant en arrière, le visage crispé. Son maître s'accroupit lentement devant elle.
« Bon. Eh bien bravo », souffla t-il. Elle lui jeta un rapide coup d'oeil apeuré.
« Ben quoi ? Tu as enfin réussi à appeler les morts. »
Le mouvement de balancier s'arrêta instantanément. Les yeux de Panorea s'illuminèrent d'une lueur d'incrédulité, assorti d'un léger sourire en coin qui fut bref. La peur reprit rapidement le dessus : « J'ai pas fait exprès. Je ne comprends pas ce qui s'est passé. »
- Mais si… » Deathmask baissa la tête, comme écrasé par un poids trop lourd à porter. Il plaça sa main sur la cheville de Panorea, et à ce contact elle cessa de trembler. Il lui dit très doucement : « Tu n'en es pas consciente, mais c'est ta rage et ta colère qui les ont réveillés. Ah non… arrête… »
Les larmes qui commençaient à monter coulèrent alors sans retenue et en silence sur les joues de Panorea. Deathmask retira sa main et se releva rageusement :
« Tu ne peux pas rentrer au baraquement. Encore moins dormir chez moi. Arrête de pleurnicher et suis-moi. J'ai un endroit tout trouvé pour que tu médites sur cette journée qui n'en finit pas ! »
Deathmask emporta Panorea pour l'enfermer en lieu sûr, par souci de sa sécurité, mais peut-être plus encore de celle des autres. Ce qu'il ne comprit pas, c'est qu'il était déjà trop tard.
Nul ne se souvenait que l'Ile Sacrée avait jadis abrité d'autres lieux de culte, dédiés à d'autres dieux qu'Athéna, ses frères en majesté. A quelques kilomètres à peine vol d'oiseau de la nécropole du Sanctuaire, au-delà des remparts montagneux qui protégeaient le domaine d'Athéna, gisaient abandonnés dans l'oubli le plus total les ruines d'anciens temples, enfouis sous les sables du temps, pâles reflets d'une gloire passée. Majestueuses décrépitudes qui laissaient encore transparaître une atmosphère inquiétante, ambiguë, beautés inhumaines que nul n'avait contemplées depuis des siècles, endormies dans l'attente du réveil, de la joie et de la vengeance sanglante.
Et comme le grain de sable, infime, qui vient perturber le rouage, il suffit cette nuit-là d'une force un tout petit peu plus puissante que les autres, ou plus sincère, plus épurée dans sa violence, pour faire vaciller un vieux talisman scellant une urne et une âme. Une âme maline, capable de se faire discrète, habituée aux métamorphoses, qui dès que le parchemin tomba en poussière s'échappa sans bruit et sans éclat, et sans que personne, pas même le Grand Pope, pas même Athéna, ne s'en aperçoive.
