Le lendemain, à l'heure de son zénith, le soleil blanchissait tellement les pierres des temples qu'elles en devenaient aveuglantes. Les chevaliers s'affairaient dans les différentes arènes, les gardes montaient des vivres dans les multiples greniers, sous le regard scrupuleux et inquisiteur des intendants. Deux d'entre eux pourchassaient un jeune apprenti qui s'était octroyé quelques douceurs qui ne lui étaient pas destinées. Dans la grande Arène, Milo entraînait inlassablement Amphiaraös en dépit de sa mâchoire bandée, le renvoyait au tapis, le pressait de se relever, encore et toujours, tandis que Camus, peu intéressé par cet entraînement, lisait sur les marches en marbre, parfaitement immobile, époussetant seulement ses pages lorsqu'une chute violente du jeune disciple du Scorpion lui ramenait de la poussière.
Dans le brouhaha incessant du Sanctuaire, au milieu des allées et venues, Deathmask passa relativement inaperçu tandis qu'il montait les escaliers de marbre. Chacun de ses pas paraissait plus lourd que le précédent. Son regard perdu dans le vide traduisait une profonde réflexion intérieure, et une ride de contrariété barrait son front.
Il se dirigeait vers une surprenante construction de granit ocre, directement creusée dans la roche et surplombée par l'esplanade et le temple du Grand Pope. On pouvait donc y accéder de l'intérieur ou, une fois parvenu en haut de l'escalier qui dépassait la grande Arène, par une discrète porte en ogive fermée par une grille. C'était, en vérité, l'entrée des geôles du Sanctuaire.
Devant cette entrée, un garde somnolent, prenant le soleil la bouche ouverte, s'affaissait lentement sur lui-même et une légère poussée de la main aurait suffit pour le faire tomber de son tabouret.
Une gêne le tira soudain de sa torpeur. Les rayons du soleil ne le réchauffaient plus, il avait disparu derrière un nuage sans doute. Il ouvrit péniblement un oeil en mâchonnant, et distingua progressivement une ombre gigantesque qui se tenait dans l'axe du soleil, les bras croisés. Se frottant les yeux, puis les abritant de la lumière avec le dos de sa main, il finit par reconnaître le chevalier du Cancer. Sans lui laisser le temps de s'éveiller tout à fait, Deathmask fit chanceler le tabouret d'un coup de pied brusque, et le garde se retrouva face contre terre avant de comprendre ce qui lui arrivait. Il tremblait de tous ses membres et regarda le chevalier d'un air ahuri : « Seigneur Deathmask, je suis dé…
- Contente-toi de m'ouvrir. Dépêche-toi. »
Dans un fracas de mouvements désordonnés et de clés tintinnabulantes, le paresseux geôlier se releva, couvert de poussière. Dans sa précipitation, tout à l'angoisse de sentir l'exaspération grandissante du chevalier, il lui fallu plusieurs minutes avant d'identifier la bonne clé et de le mener à travers un long couloir qui s'assombrissait à mesure qu'ils avançaient. Parvenus à la geôle voulue, Deathmask congédia le garde d'un simple regard, et celui-ci ne demanda pas son reste.
Les cachots du Sanctuaire méritaient bien leur réputation. Souterrains, humides, remplis de vieille paille sale, il n'y manquait que les traditionnels squelettes oubliés, mais certainement pas les rats. L'un d'eux reniflait le visage de Panorea, qui gisait au sol, roulée en boule et profondément endormie. Elle n'avait pas réussi à trouver le sommeil, et ce ne fut qu'à l'aube, après plusieurs heures d'angoisse, brisée par l'épuisement, qu'elle avait fini par s'écrouler. Ses rêves étaient peuplés de pâles lumières vertes, d'une voix de stentor qui résonnait dans la montagne. Et plus profondément encore, d'un soleil brûlant qui incendiait les pierres immaculés d'anciens palais, de sombres couloirs et d'un taureau aux yeux incandescents… et encore plus loin, d'une femme abandonnée, endormie sur une grève, et d'un jeune homme aux yeux violets qui se penchait sur elle avec tendresse. Peut-être, si elle attendait suffisamment, allait-il la réveiller…
Le bruit violent de la grille ébranlée la réveilla en sursaut. Deathmask s'accroupit devant sa geôle avec un sourire narquois.
- Toujours pas debout, bellezza? Tu es bien chiffonnée dis-moi… Aurais-tu mal dormi ?
Panorea grimaça avec dégoût, en se grattant la tête. « Bellezza ». Il ne la nommait ainsi que pour se moquer d'elle. Elle détestait ce surnom.
- Quelle heure est-il ?
- L'heure de te lever, bien dépassée. Dans ma grande mansuétude, je t'ai laissé largement le temps de faire la grasse matinée. Cette petite nuit d'isolement t'a t-elle été profitable ?
Elle ne répondit rien, entreprit simplement de se mettre debout et de réajuster sa tunique. Elle se dirigea vers l'entrée de la cellule, mais Deathmask se redressa et s'appuya nonchalamment sur les barreaux, sans manifester l'intention de lui ouvrir. Elle sursauta et s'arrêta à quelques centimètres de son visage. Ses yeux se levèrent vers lui, et ils se fixèrent sans aucune expression. Son maître semblait chercher quelque chose en elle. Mais son visage se fondit dans une parfaite et indifférente immobilité, un masque qu'il ne put déchiffrer. Elle vit une tension gagner son bras droit, devina que son poing se serrait de désarroi. Elle soupira profondément, l'air ennuyé, cligna des yeux. Sans la quitter du regard, Deathmask finit par faire tourner la clé rageusement dans la serrure et ouvrit la porte.
- Allez, sors. On a du chemin à faire et des choses à se dire, toi et moi.
Elle franchit le seuil de la cellule, une jambe après l'autre, avec une lenteur calculée qui exaspéra Deathmask.
- Du chemin vers où ?
- Pas loin, juste au-dessus de nos têtes.
Glacée, Panorea s'arrêta.
- Grand Mouton ?
- Oui, Grand Mouton, sourit son maître. Ça fait longtemps qu'il ne t'a pas vue. Allez.
Deathmask la poussa gentiment dans le dos pour l'encourager, car il sentait bien que la perspective d'affronter le regard du Grand Pope l'apeurait. Soucieux de conserver une relative discrétion à sa démarche, Deathmask évita le chemin par l'extérieur. Il fit signe à Panorea de le suivre à travers le sombre couloir, jusqu'à une porte dérobée qui menait vraisemblablement de la prison à l'intérieur du temple. Derrière celle-ci se trouvait un minuscule escalier en colimaçon, si étroit que Panorea dut se serrer contre la paroi du mur pour éviter de tomber dans le vide. Parvenus à son sommet, son maître ouvrit une dernière porte, puis souleva une lourde tenture rouge qu'il retint le temps de laisser passer sa disciple, avant de la rabattre derrière elle. Panorea leva la tête et reconnut les portes dorées derrière lesquelles se trouvait les appartements de Shion. Elle s'immobilisa dans une rigidité de statue, dépourvue de la moindre envie de faire un pas de plus.
Sans un regard, Deathmask vint à côté d'elle, et alluma une cigarette.
- Avant d'entrer, ce que tu n'as pas du tout envie de faire, je le sais… écoute-moi.
Panorea se tourna vers lui, méfiante. Il ne la regarda toujours pas, se contentant de fumer tranquillement.
- Grand Mouton a beau être le Grand Pope, c'est un être bon. Sans doute le meilleur d'entre nous ici. Il a vu tellement d'époques, de gens… de disciples… Il n'est pas là pour te juger. Juste là pour t'entendre. Et tu as quand même pas mal de choses à lui raconter. Moi, je ne suis pas étonné de la situation. Mais je crois que lui demeure encore dans le déni. Ça lui a toujours coûté cher.
- De quoi vous parlez ?
Deathmask expira sa fumée avec lenteur, et cette fois lui jeta un rapide coup d'oeil en coin.
- Tu crois vraiment qu'on ne sait rien ? A titre personnel, je m'en fiche. Complètement. Je faisais pareil à votre âge, Astarius, Kikieon et toi. Non, le problème, c'est que tout le monde croit encore que les règles sont suivies, qu'elles sont justes et cohérentes. Ça fait bien longtemps que je sais que ce n'est pas vrai. Elles ne sont ni justes, ni cohérentes, et donc elles ne sont pas suivies. »
Panorea se souvint des paroles de Kiki, incrédule face à la scène qu'ils avaient surprise, mais décida de se taire.
« Et à part ça, il faut qu'on discute de tes progrès soudains. »
Deathmask la gratifia d'un sourire qui se voulait bienveillant, mais derrière lequel elle crut sentir une vague mélancolie et surtout l'inquiétude, deux sentiments bien rares chez lui.
Sans respect pour le lieu, il conserva sa cigarette aux lèvres et poussa les battants de la porte sans frapper. Ils entrèrent ainsi dans la vaste salle de travail de Shion, baignée par la lumière du matin qui irradiait la pièce depuis la terrasse. Derrière les rayons qui l'aveuglaient, Panorea distingua progressivement un homme qui lui sembla démesurément grand, vêtu d'une lourde toge noire aux broderies d'or, qui leur tournait le dos et s'appuyait sur la balustrade. Le Grand Pope contemplait la vie ordinaire du Sanctuaire, son petit train-train ennuyeux et reposant dont il demeurait le garant depuis plus de deux siècles.
Il reconnut Deathmask à son pas lourd qui martelait le dallage, mais ce sont les glissements légers et silencieux de Panorea qui suscitèrent son intérêt. Il se retourna plus vivement qu'elle ne l'aurait soupçonné, preuve qu'une étonnante vigueur demeurait encore cachée dans ce corps vieillissant et si ancien. Elle eut un mouvement de recul. La longue chevelure, qui dans son souvenir étincelait d'un blond éclatant, lui apparaissait désormais pâle et cendrée. Les yeux jadis d'un vert si tendre, si pétillants de vie, du Grand Pope arboraient une couleur délavée par l'âge, opaque et verdâtre comme un marais à l'automne, au point qu'elle se demanda s'il n'était pas devenu aveugle. Mais à travers son sourire, elle ressentit la même chaleur que lors de leur première rencontre. A son arrivée au Sanctuaire, alors si intimidée par la majesté des lieux et des gens qui les habitaient, elle se souvint d'avoir jeté un coup d'oeil à son maître, qui le lui avait rendu silencieusement et où elle avait trouvé toute la confiance nécessaire pour trotter à pas menus vers le « Grand Mouton », et s'incliner maladroitement devant lui. Shion alors avait instantanément compris la puissance du lien qui existait déjà entre l'homme et l'enfant, entre le maître et sa disciple, et n'en avait été que plus étonné et heureux.
« Panorea. Approche… » dit-il d'une voix basse.
Elle avança de quelques pas mesurés, la tête basse. L'ombre de Shion semblait la recouvrir entièrement. Une longue main osseuse, d'une blancheur surnaturelle, émergea d'une des larges manches de sa toge et s'étendit vers elle.
« J'avais le souvenir d'une enfant plus téméraire… Ton maître n'est pas connu pour tolérer les poltrons! »
Elle rit et croisa le regard du vieux Bélier. Son sourire bienveillant l'apaisa instantanément. Deathmask marcha vers la terrasse et s'adossa à la balustrade en croisant les bras sur son torse, restant soigneusement à l'ombre du dais.
« Raconte-moi ce qui s'est passé hier soir dans la nécropole. »
Panorea perdit tout sourire et fronça les sourcils. A travers son cosmos, Shion sentit l'accélération de son coeur.
« Tu t'es encore battue avec tes condisciples. Mais cette fois, tu as fait preuve d'une grande violence. Pourquoi ? »
La question était simple et directe. Si facile. Panorea peinait à déglutir, tant sa gorge s'asséchait rapidement. Elle passa sa langue sur ses lèvres, et lorgna vers son maître. Derrière les volutes d'une nouvelle cigarette, elle le vit plisser les yeux. Elle inspira profondément et se grandit. Elle parla lentement, pesant chacun de ses mots et employant tous ses efforts à choisir de belles tournures de phrases.
« Grand Pope, je ne veux dénoncer personne. Si je me suis retrouvée dans la nécropole, ce fut par erreur. Le hasard a guidé mes pas sous les étoiles. J'y ai retrouvé trois condisciples…
- Nomme-les », somma Deathmask.
Il l'observait avec intensité. Elle se tut un instant, mais parvint à soutenir son regard.
« Je ne peux pas.
- Panorea ! » gronda son maître.
Shion lui fit un signe apaisant de la main.
« Crois-tu que je serais le Grand Pope si je n'étais pas capable de sentir le moindre mouvement dans ce Sanctuaire, ou les auras de mes chevaliers et apprentis ? Je vais te dire les noms. Astarius. Sarpédon. Askhara. Sans oublier mon diable de Kikieon. Te voilà donc apaisée, tu n'as trahi personne.
Deathmask expira nerveusement sa fumée de cigarette.
« Pourquoi vous êtes-vous battu? poursuivit Shion. Est-ce en raison de quelque chose que tu as vu, et que tu n'aurais pas du voir ? »
Panorea nia silencieusement. Deathmask frappa le dallage du pied :
« Quel besoin as-tu de protéger ces imbéciles ? Parle ! Le Pope te l'ordonne.
- Je n'ordonne rien Deathmask, contredit Shion. Si Panorea hésite à me raconter ce qui s'est passé, c'est sans doute qu'elle a vu des choses suffisamment graves ou interdites pour avoir peur que ce récit ne franchisse ses lèvres.
- Je n'ai pas peur, répliqua Panorea avec fierté. Deux garçons, une fille, seuls la nuit, là où personne ne va… Vous avez vraiment besoin de moi pour comprendre ? »
Les deux hommes la contemplèrent avec gravité, sans la moindre expression sur leurs visages. Elle comprit instantanément qu'elle leur avait manqué de respect et eut honte, malgré la colère de subir une convocation injuste.
« Effectivement, on n'a pas besoin des détails, lâcha son maître avec dédain. Raconte-nous plutôt pourquoi ça a tourné au vinaigre… »
Sous le poids du regard anormalement sévère de Shion, Deathmask se tut à l'instant même. Haussant un sourcil, Panorea découvrit soudain son maître sous un tout autre jour, qu'elle n'avait jamais perçu ni même soupçonné. Elle se promit de conserver cette révélation en mémoire.
Se tournant à nouveau vers la jeune fille et perdant patience, le Grand Pope reprit calmement, d'une voix presque faible et nullement menaçante :
« Panorea, je dois comprendre ce qui s'est passé. Je pourrais parfaitement interroger Kikieon. Mais ce n'est pas lui qui s'est battu hier soir, c'est toi. Il est donc normal que tu m'expliques. Tu ne sortiras pas d'ici tant que tu n'auras pas parlé. »
Jamais, en huit années au Sanctuaire, Panorea n'avait ressenti une telle oppression en la présence du Pontife. Dans les yeux éclaircis de Shion, elle crut distinguer une immensité, qui était sans doute le reflet de son propre cosmos, mais aussi une force de persuasion et une autorité que son maître lui-même n'avait jamais manifestées à son égard. Elle comprit soudain ce que signifiait ses deux siècles d'existence. Incapable de résister, elle abandonna tout mensonge et tout évitement.
« Astarius a triché lors de notre combat. J'ai voulu me venger. Seigneur Shion… Je sais que je n'aurais pas dû. »
Shion lança un regard lourd de sous-entendus vers Deathmask, qui se détourna pour s'accouder vers le vide.
« La vengeance, donc… constata t-il. Effectivement, c'est une très mauvaise raison d'utiliser ses dons, Panorea. Que tu as nombreux. Preuve en fut de ton invocation involontaire durant cette bagarre…
- Je n'ai pas… »
Il leva la main, les yeux mi-clos.
« Je sais. Tu as déjà essayé maintes fois, sans réussir. As-tu compris comment tu as fait cette fois ? »
Elle baissa les yeux et fit non de la tête.
« C'est pourtant simple, surtout pour toi qui as toujours pu voir les morts. Ton cosmos est entré en résonance avec leurs âmes. Comme ton maître sait les utiliser pour ouvrir le passage vers l'autre monde, toi tu as touché du doigt la puissance qu'ils peuvent conférer aux chevaliers du Cancer. Et ne me dis pas que tu ne souhaitais pas que cela arrive, car je ne te croirai pas. Ton maître t'entraîne dans ce but depuis le premier jour. Egaler, voire dépasser, son maître, c'est le rêve de tout disciple. Tu poursuis ce chemin avec beaucoup de volonté, et tu ne supportes pas l'échec. Ai-je tort ? »
Panorea leva les yeux vers son maître. Hormis la fumée d'une énième cigarette et une tête peut-être un peu plus basse, son attitude demeurait toujours aussi distante et hiératique.
Le Grand Pope se leva soudainement : « Ton maître sait qu'elle sera la suite de ton entraînement. Je lui laisse le soin de t'expliquer cela. Va, à présent. »
Panorea salua le Pope et son maître très bas, et recula jusqu'à la porte sans tourner le dos au vieux Bélier. Parvenue au seuil de la pièce, elle s'apprêtait à sortir lorsqu'elle entendit en pensée la voix de son maître.
Retrouve-moi sur la plage à l'heure habituelle.
Elle se retourna vers lui. Il n'avait toujours pas bougé et fumait tranquillement. Elle soupira et tourna la poignée de la porte. Mais la voix calme de Shion la cloua sur place :
« Avant toute chose, Panorea, tu te rendras chez Shaka. Le Chevalier de la Vierge m'a fait savoir qu'il aimerait analyser d'un peu plus près celle qui a infligé une telle correction à son élève. »
La porte claqua si fort que les murs tremblèrent. Deathmask, livide, se tourna vers le Pope qui l'avait rejoint à l'ombre du dais, les mains derrière le dos.
« Vous auriez pu me prévenir…
- Pourquoi faire ? Pour que tu empêches cette punition ? Panorea est en mesure d'affronter Shaka toute seule.
- Tiens donc. Vous la croyez donc si forte?
- Je le crois. Et si tu ne le croyais pas toi-même, elle ne serait pas ici aujourd'hui. »
Deathmask haussa les épaules, et se retourna pour expirer sa fumée vers le vide.
« J'ai souhaité voir Panorea, mais je sens que c'est toi, surtout, qui voulais que j'entende son récit. Pour quelle raison ? demanda Shion.
- Parce que vous devez savoir ce qui se passe dans ce Sanctuaire pourrissant, répliqua Deathmask. Les montagnes résonnent de drôles de bruits, une fois la nuit tombée…
- Tu crois qu'on arrive à mon âge sans connaître la nature humaine ? Tout de la nature humaine ? Ou qu'on puisse diriger un tel lieu sans savoir ce qui s'y trame dans les moindres détails ? »
Alors qu'il s'apprêtait à porter sa cigarette à ses lèvres, Deathmask suspendit son geste. Il sourit et regarda l'horizon, mais avec une certaine amertume.
« Evidemment... Comment pouvait-il en être autrement ? »
Shion baissa les yeux, regarda ses mains si frêles et parcheminées.
« J'ai plus de deux cent ans, Deathmask… murmura t-il. Il est normal que tu ne comprennes pas ce que cela représente.
- Je croyais qu'il y avait des règles. Je les ai enseignées à ma disciple, et je lui ai ordonné de les suivre. Mais peut-être ai-je eu tort, cingla Deathmask.
- Tu t'es toujours accommodé des règles, pourquoi ce réflexe d'obéissance? Je ne te connaîtrais pas, je pourrais même dire de « pudeur ».
- Vous vous trompez, j'ai toujours obéi. Souvenez-vous. Non, je crois… que je voulais vous démontrer quelque chose. Quelque chose qui en dit beaucoup sur le Sanctuaire. C'est un lieu vicié, pétri de règles inhumaines. Tout le monde fait semblant de les suivre, en réalité personne ne les croit justes. Ce n'est pas un problème pour vous ?
- Te souviens-tu de ta première décision concernant Panorea lorsque vous êtes arrivés ici ? »
Le chevalier eut un rire silencieux. Oui, il se souvenait parfaitement. Lorsque Shaina lui avait tendu un masque de fer pour en recouvrir le visage d'enfant de Panorea, pour le cacher peut-être à jamais aux yeux de tous et en premier lieu aux siens, il l'avait saisi et rageusement fracassé à ses pieds, avant de briser celui de la femme chevalier en deux morceaux d'un geste implacable et d'une rapidité reptilienne. Il se souvint du sang qui perla sur son front, de ses yeux tétanisés.
« Dès l'enfance, j'ai haï cette règle stupide. J'ai menacé de quitter le Sanctuaire avec Panorea si on m'obligeait à la rabaisser de la sorte.
- De ce jour, rappela Shion, plus aucune femme du Sanctuaire n'eut à porter de masque. Grâce à toi. »
Deathmask haussa les épaules.
« Je n'aime pas les masques. J'en ai trop vu pendant 13 ans. N'allez pas me prendre pour un révolutionnaire. Je n'ai pas changé.
- Tu as commencé à changer à la seconde même où tu as posé ton regard sur cette enfant. Toi qui ne riais plus… Ou si peu, si mal. Depuis qu'elle est ici, je t'ai vu rire, comme lorsque tu étais un tout jeune enfant. C'était d'autant plus précieux que c'était rare. Mais cela avait au moins le mérite d'être là désormais, quand c'était totalement inexistant avant elle. Ta première décision a été de briser un tabou et une règle immémoriale, et en plus d'être écouté.
- Oui, d'ailleurs j'ai toujours été surpris de cette mansuétude à mon égard. Vous teniez donc tellement à ce que je reste ?
- Oui.
- C'est aussi simple que cela ? Vous tenez à moi ? Moi !
- Oui, comme à chacun d'entre vous. Je sais que tu as du mal à me croire, mais c'est pourtant la vérité. Je suis capable d'entendre, et de voir. Et lorsqu'on me démontre l'iniquité d'une règle, j'accepte volontiers le changement. Mais Deathmask… Quelques interdits sont nécessaires. La nature humaine est ce qu'elle est, mais nous vivons hors du monde, en autarcie. Imagine ce que donnerait l'absence totale de règles… Le désordre. Le chaos. Est-ce cela que tu veux ? »
Toujours penché sur la balustrade, faussement concentré sur les combats de l'Arène, Deathmask n'écoutait déjà plus. Il demeurait enfermé dans la contemplation de ses souvenirs, de ses fameux rires sincères à la vue de Panorea enfant, qui lui paraissaient déjà si lointains. Il n'osa pas regarder Grand Mouton, qui lisait déjà bien assez dans les âmes.
Les yeux mi-clos, les mains jointes sur les lèvres, celui-ci demanda :
« C'est toi qui a interrompu cette bagarre ?
- La peur s'en est chargée pour moi ! corrigea Deathmask. Dès que les morts ont commencé à danser autour d'elle, Panorea s'est écroulée, terrifiée et incapable de les contrôler. C'est pourtant son cosmos qui les a réveillés, mais elle l'a fait inconsciemment. Moi, je n'ai fait que les renvoyer dans leur royaume.
- Elle a invoqué les morts… N'était-ce pas ce que tu attendais depuis des années? interrogea le Grand Pope.
La contrariété enveloppa le visage de Deathmask, qui observait toujours plus fixement le combat entre Milo et Amphiaraös.
« J'ai d'emblée refusé d'être un maître, et peut-être aurais-je dû m'y tenir. Mon signe est trop lourd à porter et à transmettre. Vous le savez comme moi. Panorea… Je l'ai éduquée, entraînée, peut-être sans réaliser que je jouais à l'apprenti-sorcier. Sans doute espérais-je inconsciemment, bêtement, qu'elle ne grandisse jamais. Mais cette gamine immature a touché du doigt le Septième Sens et est désormais capable d'invoquer les morts. Elle a cette chose horrible en elle, qui l'a déterminée dès sa naissance et l'a mise sur ma route. Elle a la violence dans le sang. Comme moi. Comme tous les autres avant nous. »
Le visage de Shion était impénétrable. Deathmask cette fois se retourna vers lui et lui fit face.
« Vous l'avez sentie vous aussi, n'est-ce pas ? L'aura écarlate de la colère… L'aura de la haine. La pure et primitive envie de tuer, sans réfléchir. C'est ça qui lui a permis d'invoquer les morts et a renforcé son pouvoir avant qu'elle ne s'aperçoive de leur présence. Quand elle a dégagé cette force psychique la nuit dernière, durant quelques secondes elle était presque invincible. Depuis mon temple, je l'ai sentie. Je n'y croyais pas. Et elle n'en est même pas consciente. »
Shion soupira douloureusement.
« Tous les chevaliers du Cancer sont-ils donc voués à être animés par la seule vengeance ?
- Allons… tempéra Deathmask. Manigoldo voulait se venger de la mort. C'était un autre niveau qu'Astarius tout de même…
- Et toi, de qui veux-tu te venger, Deathmask ? »
Il s'était toujours attendu à tout. Jamais pris en défaut, jamais surpris, toujours déçu d'ailleurs, d'avoir raison et de deviner juste. Mais cette question-là, lâchée presque avec indifférence, il ne l'avait pas anticipée. Il l'avait même bêtement suscitée. Sans s'en apercevoir, il s'était laissé mener jusqu'à elle par le Grand Mouton, comme un boeuf qu'on mène par un anneau dans le nez. Il s'exaspéra de sa propre bêtise, et ses traits crispés n'échappèrent pas au Pope.
« Ne réponds pas. Après tout, peu importe. Tu as toujours été un gamin colérique, admit Shion. Je ne veux pas présager le pire en ce qui te concerne, contrairement à ce que pensent certains de tes pairs depuis toujours. Parce que j'ai une dette envers toi.
- Quelle dette ? »
Le Grand Pope regarda son chevalier droit dans les yeux, et passa la main dans ses cheveux avec tendresse, comme un père l'aurait fait avec son fils :
« Je me souviens d'un garnement qu'on m'a amené un jour, qui mordait et tapait les gardes qui le tenaient péniblement. Derrière sa colère d'enfant, dans ses yeux bleus si grands qu'ils lui mangeaient le visage, j'avais cru sentir une bonne et franche nature, et un potentiel incroyable. Tu étais un bon garçon… Du moins, lorsque tu es arrivé ici. L'erreur a été de te confier à celui qui fut ton maître. Son influence sur toi a été désastreuse, et je m'en voudrais toute ma vie. »
Deathmask se souvint d'une autre main caressant ses cheveux, huit ans plus tôt, une main légère comme un papillon qui, elle aussi, demandait pardon. Il se mordit la lèvre.
« Je persiste à espérer que l'éducation de ta disciple te conserve sur le droit chemin, continua Shion. Je persiste à croire qu'elle te fait du bien et te guérit. »
Me guérit-elle vraiment ? M'aide t-elle à pardonner ? Je ne saurais même pas dire.
« Je dois continuer à faire tourner la roue… Je ne sais pas si tourner en rond permet d'avancer.
- Qu'est-ce qui t'inquiète, chevalier ? »
Deathmask grommela, et croisa les bras sur sa poitrine. Son regard se perdit vers l'horizon.
« Le destin de Panorea… sera t-il d'être un assassin comme moi ? »
Avec une grande douceur, Shion lui sourit.
« Le Cancer n'est pas qu'un bourreau… Quand on donne la mort, ne peut-on pas le faire parfois par compassion, justement ? C'est quelque chose que Shaka pourrait t'expliquer. »
A la mention de ce nom, le visage de Deathmask se tordit en une grimace de dégoût.
« Pas besoin de lui. Je sais… que donner la mort, c'est parfois une bénédiction pour celui qui souffre et la reçoit comme une délivrance.
- Ne crois-tu pas que c'est aussi ton rôle ? Ton maître n'a exalté en toi que ce qu'il y avait de mauvais pour te rendre puissant, mais n'est-ce pas plus complexe ? Manigoldo en son temps n'était pas un monstre...
- Peut-on cesser d'évoquer sans arrêt Manigoldo le Grand ? » grommela Deathmask.
Shion eut une expression navrée en croisant son regard. Machinalement, le chevalier fouilla dans l'une de ses poches, et décidément sans respect pour la majesté des lieux, s'apprêta à allumer une énième cigarette. Le Grand Pope la jeta à terre d'un violent revers de main.
« Arrête de te cacher derrière ce paravent ridicule ! Et écoute ! »
Stupéfait, Deathmask regarda Shion. Et il lui sembla alors qu'il le voyait réellement pour la première fois depuis qu'il était entré dans son temple. Le « Grand Mouton » de ses souvenirs d'enfance était toujours là, toujours ces yeux verts translucides, toujours cette sérénité qui habitait son visage, cette empathie qui modulait sa voix. Mais il le vit marcher lentement jusqu'à la balustrade, s'y appuyer lourdement comme pour se soulager de son propre poids, et se redresser de toute sa hauteur, au point de paraître infiniment plus grand que lui. Et soudain, il réalisa qu'il n'avait jamais prêté attention à la fatigue de celui qui les guidait tous depuis tant d'années, au prix de mille sacrifices, ni aux atteintes du temps sur son corps et son visage. Il réalisa surtout qu'il avait oublié qui il était, d'où il venait, et tout ce qu'il avait vu depuis le début de sa vie. Cet homme, soudain si vieux, était infiniment plus sage et puissant qu'il ne le serait jamais.
« Oui, Manigoldo a marqué ton armure et ton signe. Et il m'a marqué, moi. J'ai eu tout le temps de l'observer. Il était sûr de lui, impitoyable quand il le fallait, terriblement puissant, mais aussi… drôle… et attachant. Parce que son maître était un homme d'une dignité sans pareille, il en avait fait un chevalier droit et conscient de sa mission. En lui, sa puissance obscure pouvait devenir une force bénéfique. Pourquoi ne pourrais-tu pas accomplir la même chose avec Panorea ? Tu sais, toi, ce que c'est de mourir et tu connais la valeur de la vie. Alors je te le dis chevalier, tu ne feras pas d'elle une simple meurtrière sanguinaire. Elle est capable de beaucoup plus, et toi aussi. »
Oh oui, je sais qu'elle est capable de beaucoup plus… Moi seul sait dans quelles profondeurs elle sera capable de descendre… parce que je les ai sondées moi-même à trois reprises, et que j'ai retrouvé cette noirceur en elle. Pourquoi crois-tu qu'elle est ici, Grand Mouton… Comment se fait-il que tu ne sentes rien venir ?
Deathmask s'en voulut de sa mauvaise pensée, et ressentit une vague de tristesse et de compassion envers Shion. Grand Mouton avait toujours cru en lui. Que son coeur se serra à le voir si bon, encore si plein d'espoir envers l'humanité après deux siècles passés à combattre ses pires penchants, était-ce là une preuve d'amour de sa part ? Malgré un léger sourire, son visage conservait une sorte de crispation, et son regard devint vague. Il haussa les sourcils d'un air dubitatif et regarda ses pieds, tout en s'adossant à une colonne.
« Vous êtes vraiment trop bon avec moi, Grand Mouton. Invariablement optimiste. Et si je ne savais pas comment m'y prendre ? Si j'avais usé toutes mes bonnes idées ? Hein ? Dites.
- Tu sais parfaitement ce que tu dois faire. Je n'ai rien à t'apprendre sur ce point. Sors Panorea du Sanctuaire. Il est temps qu'elle se confronte au monde qu'elle est censée défendre un jour. »
Deathmask regarda fixement Shion.
« Vous savez qu'il n'y a qu'un seul endroit où je puisse l'emmener désormais.
- Je le sais.
- Vous savez également ce que ce lieu fait à ceux qui s'y rendent.
- Je le sais aussi. Et tu le savais pertinemment le jour où tu lui as proposé de te suivre. »
Oui… j'ai fait un choix ce jour-là. J'ai signé mon arrêt de mort. Alors, pourquoi ça ne me fait pas plus plaisir que ça ?
Chaque mot clouait un peu plus Deathmask à sa colonne. Inconsciemment, il avait sans doute espéré un salut de la part du « Père », une fuite, une sortie, tout pour éviter l'inéluctable. Constater qu'il était encore si naïf à son âge lui fit serrer les dents au point d'en avoir mal. Shion s'en aperçut, mais ne dit rien.
« Je te remercie de m'avoir tenu au courant de l'évolution de ta disciple, chevalier. La dernière phase de son apprentissage a déjà commencé. La plus difficile, et la plus décisive. Il n'y a néanmoins aucun échappatoire, ni pour elle, ni pour toi.
- Comme moi, vous avez parfaitement connaissance de l'issue de ce voyage. Si Panorea est digne de porter mon armure… Le Sanctuaire ne nous reverra pas vivants tous les deux. »
Deathmask sentit un poids étrange dans ses paroles prononcées, comme une sentence, ou une malédiction. Il soupira, et s'inclina devant le Pope pour prendre congé. Alors qu'il s'apprêtait à quitter la terrasse, la voix étonnamment douce de Shion arrêta ses pas.
« Rien n'est jamais gravé dans le marbre… La malédiction que tu évoques ne s'est pas systématiquement réalisée.
- Pardonnez-moi Grand Pope, mais… mon expérience me fait difficilement croire aux miracles.
- Alors tu es bien ingrat… ou aveugle. »
La colère ou la déception perçaient sous ces deux mots lâchés comme des gifles. Deathmask aurait voulu lire le visage de Shion pour savoir à quel point il l'avait involontairement blessé. Il ne le put pas. Telle une ombre silencieuse, le Grand Mouton était déjà rentré dans les ténèbres de son palais, à l'abri de la lumière trop vive.
